« Plus vite, plus haut, plus fort » : les Jeux olympiques sont-ils un culte de la performance ?

Les Jeux olympiques nous donnent à voir des athlètes qui s’acharnent à gagner quelques secondes ou quelques centimètres. Ne faut-il pas être singulièrement aliéné·e pour faire tant d’efforts pour si peu ? Contre cette critique du sport, Mathieu Watrelot propose ici une réflexion philosophique sur les possibilités d’expériences qu’offre la performance sportive.

A chaque olympiade, le paradoxe du sport est manifeste à nouveau. La devise historique des Jeux olympiques modernes — « Plus vite, plus haut, plus fort » — entre en effet en contradiction avec leur credo, inspiré d’un sermon de l’archevêque de Pennsylvanie Ethelbert Talbot : « L’important, c’est de participer. » Comment concilier deux injonctions si opposées, l’une conseillant de s’exercer seulement, l’autre incitant à se dépasser soi-même et les autres ? L’important est-il de participer ou de gagner ? Est-ce l’activité ou son butUne émission de Cinq colonnes à la une, « Le Paradoxe olympique » (1967), a été consacrée à ce problème. Lors d’un entraînement de l’équipe féminine de ski alpin, Annie Famose, championne olympique, y expose ce qu’elle voit comme une contradiction. L’extrait est accessible sur le site de l’Ina : https://mediaclip.ina.fr/fr/i21302774-le-paradoxe-olympique-citius-altius-fortius.html ?

L’universalisme du Comité International Olympique lui fait privilégier la participation au succès. Si l’on en croit leur charteCf. Charte olympique, octobre 2023, éditée par le Comité International Olympique, p. 8. https://stillmed.olympics.com/media/Document%20Library/OlympicOrg/General/FR-Olympic-Charter.pdf, les Jeux olympiques et paralympiques auraient moins pour objectif d’établir des hiérarchies que d’exalter à une vie exemplaire dans le cadre d’une compétition pacifique. L’aspiration à la victoire ne doit pas remettre en cause la concorde entre des participants encouragés à donner le meilleur d’eux-mêmes tant physiquement que moralement. La devise des Jeux a d’ailleurs été modifiée en 2021 pour en atténuer l’individualisme possiblement destructeur d’une bonne entente : « Plus vite, plus haut, plus fort — ensemblehttps://olympics.com/cio/la-devise-olympique.. » Le sport serait donc humaniste dans tous les sens du terme, promoteur de l’humanité en l’être humain et tout autour du globeCette conception optimiste fait écho à certains travaux en sciences humaines et sociales. Pour le philosophe platonicien Paul Weiss, par exemple, le sport est une poursuite de l’excellence corporelle. Cf. Paul Weiss, Sport : A Philisophical Inquiry, Southern Illinois University Press, 1969. Pour Norbert Elias et Eric Dunning, de même, le sport est un vecteur important du processus de civilisation qui depuis le XVIème siècle a discipliné les individus, œuvrant de ce fait à leur intégration sociale. Cf. Norbert Elias, Eric Dunning, Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Oxford, Blackwell, 1986.. L’humanisme olympique, pourtant, s’est teinté de nostalgie, sinon dans la pratique du moins dans la théorie. Dans S’accomplir ou se dépasser ?Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser ? Essai sur le sport contemporain, Gallimard, nrf, 2004., Isabelle Queval, par exemple, retrace l’imprégnation de la pratique sportive moderne par l’idéologie du dépassement de soi, notamment en ce qui concerne le sport de haut niveau, et elle dénonce la perte de l’idéal de l’accomplissement par la juste mesure. Les Jeux olympiques antiques auraient tenu la promesse humaniste du sport parce que le respect des mesures naturelles y primait. Les Jeux modernes inquiètent, parce qu’ils soumettent désormais les individus à l’exigence d’une performance toujours accrue, au-delà de tout équilibre naturel. Assisté·es par les sciences et les techniques, les athlètes se feraient désormais violence en repoussant indéfiniment les limites de leurs corps au détriment de l’expression de leur essence humaine. La modernité aurait gâché la fête.

Contrairement à l’humanisme olympique, la théorie critique du sport n’a jamais nourri l’espoir que le sport de compétition puisse être bénéfique pour l’humanité. Pour ce courant sociologique d’inspiration marxisteDepuis les années 1970, Jean-Marie Brohm est l’auteur le plus prolixe de la théorie critique du sport. Elle compte aussi, entre autres, les publications de Marc Perelman, Patrick Vassort, Ronan David, Nicolas Oblin, ainsi que celles de Jules Boykoff. Voir notamment l’anthologie L’opium sportif : la critique radicale du Sport. De l’extrême gauche à Quel Corps, éd. par Jean-Pierre Escriva et Henri Vaugrand, Paris, L’Harmattan, 1996., le sport a toujours été un instrument de soumission. Comme l’explique Jean-Marie Brohm, les Jeux olympiques, dans l’Antiquité, étaient le loisir réservé aux élites d’une société esclavagiste : la démonstration d’une excellence n’y était que le moyen de justifier la supériorité de la classe dominante et la paix olympique tout au plus un moment de récréation dans un monde qui vivait par et pour la guerreCf. J.-M. Brohm, Le mythe olympique, 1981, II. Les Jeux olympiques de la Grèce antique.. Les Jeux olympiques modernes, quant à eux, rompraient bel et bien avec l’idéal d’une juste mesure et c’est parce qu’ils serviraient l’idéologie du mode de production capitaliste — qui inclut aussi le capitalisme d’État soviétique. Ils mettraient en scène non plus la victoire naturelle du meilleur homme libre mais les performances chiffrées d’athlètes de toutes conditions sociales qui battent des records de vitesse, de hauteur, etc., tout comme les prolétaires doivent battre des records de production. Leur détermination à fournir le maximum d’efforts pour faire toujours mieux est censée inspirer les travailleuses et les travailleurs à accepter la contrainte d’augmenter indéfiniment la plus-value. En vouant un culte aux dieux et déesses du sport, c’est le capital qu’ils adoreraient« Bien plus, le sportif lui-même est métamorphosé en chose, en porteur de choses. On parle ainsi d’un athlète qui « vaut » 10 secondes au 100 mètres plat, ce qui le situe aussitôt dans la hiérarchie des valeurs, laquelle trouve sa traduction financière directe avec les valeurs sur le marché des transferts. […] Les jeux olympiques modernes, en faisant valser les millions, sont l’expression monétaire immédiate de ce processus de réification des hommes en choses. […] La réification capitaliste culmine dans la quantophrénie olympique ! » (ibid., p. 313). Le sport ne serait donc bénéfique que pour la bourgeoisie, seule détentrice véritable des prétendus droits de l’homme. Et dans un monde où l’industrie et le commerce passent avant tout le reste, la trêve olympique ne serait plus qu’un moyen pour les États de faire taire leurs conflits sociaux internes et de faire valoir leur prestige national à l’étrangerCf. J.-M. Brohm, J.-M. Damian, C. Marin, L’opium olympique, 1972, p. 141-143..

L’alternative entre un humanisme naïf et un anticapitalisme cynique ne nous paraît pourtant guère satisfaisante. Pour nous, le paradoxe du sport n’est pas une contradiction qui obligerait à choisir entre l’un et l’autre. Dans cet article, nous voulons ébaucher une autre conception de la pratique sportive — inspirée de Simondon et de Deleuze et Guattari — et qui lui soit plus charitable. Certes, le sport n’est pas humaniste. L’important n’est pas de participer mais bel et bien de gagner et il semble idéaliste de vouloir un sport qui ne place pas les athlètes dans des états d’extrême tension. On s’accordera même pour dire que le dépassement sportif de soi fait perdre à l’être humain ses formes humaines. Le sport, pourtant, n’est pas non plus capitaliste. Gagner est important, mais ce n’est sans doute pas le plus important — et il ne semble pas non plus réaliste d’affirmer que les athlètes cherchent à faire toujours mieux pour la seule raison que le mode de production capitaliste prône une productivité toujours plus grande. On soutiendra même que si l’être humain s’aliène dans le sport, cette aliénation n’est pas nécessairement péjorative. S’ils sont à déplorer, les rapports troubles des Jeux olympiques avec le capitalisme et le nationalisme qui en découle ne doivent donc pas nous faire conclure à la légère. C’est peut-être aussi et surtout parce qu’il suscite un enthousiasme pour autre chose que la patrie et l’argent que le sport de compétition intéresse à ce point les nations et les multinationales. Se faire les objets patriotiques et publicitaires des passions que le sport déchaîne leur est un moyen d’empêcher que leurs citoyen·nes et leurs salarié·és ne se détournent d’elles. Les liens du sport avec le capitalisme sont ceux d’une capture dont on peut espérer délivrer le sport. Il ne faut donc pas jeter le bébé avec « les eaux glacées du calcul égoïsteKarl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1848. » dans lesquelles il baigne.

C’est pourquoi nous proposerons une critique de la théorie critique du sport et, puisqu’il s’agira de remettre en cause certaines fausses évidences, notre réflexion devra procéder pas à pas. Nous ne pourrons pas faire l’économie d’une définition conceptuelle de ce qu’est le sport et nous le déterminerons d’abord comme jeu, pour le différencier du travail. Nous montrerons ainsi que le sport n’inculque pas tant l’ordre du travail qu’il ne le défait. Nous pourrons ensuite mettre au jour ce qui nous semble être la motivation réelle, non-idéologique, de celles et ceux qui pratiquent un sport. Parce qu’il s’agit d’être au plus près de leur pratique, nous réfléchirons à partir du cas concret d’une discipline sportive — le saut en hauteur — en nous fondant sur les témoignages de deux de ses athlètes. On se proposera en conséquence et en conclusion d’apporter des éléments de compréhension de ce qui fait l’intérêt premier du spectacle sportif, en espérant que les Jeux olympiques puissent nous apparaître alors comme autre chose que le culte de la performance célébré ou dénoncé à leur occasion.

Le Colisée de la Xème olympiade, Los Angeles, 1932.
La citation est extraite d’un discours de Coubertin : « L’important dans la vie ce n’est point le triomphe, mais le combat, ce n’est pas d’avoir vaincu, mais de s’être bien battu. »

Les Jeux olympiques sont-ils des jeux ?

L’argumentaire développé par la théorie critique du sport nous semble fondé sur la thèse selon laquelle le sport n’est pas un jeu, défendue notamment dans un écrit commun de R. David et N. OblinRonan David, Nicolas Oblin, Jouer le monde. Critique de l’assimilation du sport au jeu, Le bord de l’eau, Altérité critique, 2017. Cette thèse est aussi celle de Philippe Descola — en ce qui concerne du moins le sport occidental — dans Le sport est-il un jeu ?, Insep, Robert Laffont, Homo Ludens, 2022.. La différence essentielle entre sport et jeu résiderait en ceci que le jeu aurait sa fin en lui-même, contrairement au sport :

[L]a finalité de l’acte sportif se trouve en dehors de l’acte lui-même, dans la performance abstraite puis dans le classement auquel il aboutit. Inversement, le jeu libre n’aboutit à rien d’abstrait, en ce sens il est «gratuit» quand le sport de compétition ne l’est jamais, contrairement aux idées reçues et colportéesR. David, N. Oblin, Jouer le monde, op. cité, p. 24..

Le jeu « libre » — ou la simple activité physique — n’est pas une activité finalisée. On y fait ce qu’on veut, au moment où l’on veut, comme l’on veut, sans se laisser contraindre aucunement par le but ou le rôle que l’on se donne temporairementIl semble que, pour Oblin et David, la plus grande vertu du « jeu libre » soit la possibilité d’y modifier et donc d’y renverser les rôles (comme lorsque celui qui était « loup » devient la proie de celui qu’il vient d’attraper) : cela sape les hiérarchies. Mais c’est donner à penser tous les jeux sur le modèle des jeux de rôles, voire du théâtre. Or, nous voulons montrer que l’intérêt du sport vient justement de ce qu’il est non-représentatif : il ne fait pas incarner au corps d’autres que soi mais le fait devenir autre.. Il est pratiqué pour lui-même dans une improvisation constante et sans souci pour un objectif final quelconque : « La valeur du jeu ne réside pas dans un chiffre, dans une abstraction, mais dans l’expérience même du « jouer ».Ibid., p. 69. » Des enfants qui jouent librement réinventerait donc leur jeu à chaque instant et cette instantanéité du geste serait perdue dès qu’une finalité lui serait assignée. Le sport serait un tel « dispositif », selon le terme d’Agamben, qui assigne au jeu une finalité et au geste une fonction — et qui les dénature par là même. Même si cette référence n’est pas explicite dans le texte de David et Oblin, il nous semble que leur opposition du sport et du jeu libre reproduit l’opposition qu’Aristote dressait entre les activités « nécessaires et désirables en vue d’autres choses », comme le travail, et celles « désirables en elles-mêmes », « qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice », tels le jeu ou la connaissanceÉthique à Nicomaque, Vrin, trad. Triclot, 1176b, p. 540-544.. Le travail, en effet, est une activité utile, dont le produit assure une subsistance au travailleur et enrichit éventuellement son employeur. Parce que les athlètes accordent tant d’importance à la victoire, le sport ne serait pas non plus à lui-même sa propre fin et relèverait de la même catégorie que celle de travail. C’est bien ce que David et Oblin entendent mettre en évidence en ce qui concerne les modalités de l’effort corporel dans le sport :

Il n’est qu’à comparer une activité de baignade en bord de mer à la pratique de la natation dans les bassins pour comprendre que les corps ne se déploient pas avec le même degré de liberté. Ainsi, au bord de la mer, les enfants pourront sauter, plonger dans les vagues, courir, nager, respirer comme ils le souhaitent, alors que la natation organisera la baignade dans un univers normalisé et balisé, obligera l’enfant à positionner précisément ses doigts, ses bras, ses mains, sa tête de manière à pouvoir in fine améliorer sa performance. Le corps sera soumis par ailleurs à des cadences, des fréquences, une intensité de mouvement qui n’est pas une manifestation du corps subjectif et vivant mais qui est imposée par une logique externe. Ici, l’activité sportive n’est pas manifestation du corps subjectif, du corps sentant et vivant, elle transforme le corps en un corps-objet, un corps soumis aux multiples appareillages, aux multiples dressages et à la logique fonctionnelle et rentable que les joueurs ignorent. La logique sportive est bien celle d’une réification du corps qui va précisément empêcher les individus de « faire l’expérience de » pour « les soumettre à ». Lorsque le corps se trouve engagé dans un processus de réification, il se trouve ainsi empêché de jouer, autrement dit empêché d’opérer des décalages, empêché de se jouer de soi-même pour s’inventer autre et ne se trouve alors être que le produit de l’institution et placé dans une situation d’hétéronomie quasi totaleR. David, N. Oblin, Jouer le monde, op. cité, p. 70-71..

Le sport réduirait expressément l’activité spontanée et épanouissante du jeu à celle, contrainte, de la production d’une performance, soumettant pour cette raison les corps des individus à une discipline les rendant dociles et corvéables. C’est pourquoi J.-M. Brohm définit le sport comme « la science expérimentale du rendement humainJ.-M. Brohm, J.-M. Damian, C. Marin, L’opium olympique, op. cité, p. 140. « Durant leurs « loisirs sportifs » les travailleurs pratiquent l’activité physique en rapport avec le monde du travail sur un mode de pensée préparant et justifiant le type de rapports au corps qu’impose le travail industriel. Le but de cette compétition est la recherche du record, comme manifestation du rendement maximum. Cela impose un travail intensif d’entraînement n’ayant d’équivalent, en ce qui concerne la préparation olympique, que les cadences les plus infernales du travail à la chaîne. Le champion devient un producteur de performances et de records, son travail ne lui appartient plus ; il est entièrement déterminé par son entraîneur, véritable contremaître, dont le seul but est d’augmenter la productivité des champions. » (p. 139) » maximal. Les athlètes seraient des aliéné·es comme les autres. « Le sportif, loin d’être un individu intégral, est au contraire un individu morcelé, un simple opérateur d’un geste stéréotypé et mécanisé à outrance, tout comme l’ouvrier à la chaîne. Le sportif est lui-même une machine-outil, un moteur humainIbid., p. 145.. »

Du point de vue de la théorie critique du sport, les Jeux olympiques ne sont aucunement des jeux. Seule une tromperie idéologique peut appeler « jeu » ce qui a toutes les caractéristiques du travail en régime capitaliste. On peut cependant douter que les athlètes et leurs spectateurs et spectatrices aient été illusionné·es au point de confondre deux catégories si différentes. C’est à raison que le sport est considéré comme un jeu. La définition extrêmement restrictive que R. David et N. Oblin donnent du « jeu libre » a en effet pour défaut d’exclure l’immense majorité des activités que l’on nomme « jeu ». Selon leur définition, les jeux de cartes ne seraient pas des jeux, parce qu’on cherche activement à y gagner, le plus souvent au détriment des autres. Les jeux vidéos non plus ne seraient pas des jeux. Le Monopoly, qui incite à la recherche effrénée d’une plus-value, ne serait surtout pas un jeu — mais même pas dans la version géorgiste originelle d’Elizabeth Maggie. Les joueuses de foot ne joueraient pas au foot, pas plus que les joueurs de tennis. Pour mieux rendre compte de ces appellations pourtant communes, il faut élucider ce que le sport a de ludique.

Le sport comme fin en soi.

Opposer le jeu au travail est un point de départ valable. Mais cette distinction conceptuelle doit se faire avec nuance. Une opposition n’est pas nécessairement une contradiction sur tous les points. Viser un but et s’efforcer de l’atteindre, est-ce déjà ne plus jouer ? Est-ce déjà travailler ? La distinction qu’Aristote opère entre activité laborieuse, donc technique, et activité ludique, donc autotélique, mérite d’être explicitée. Le jeu, certes, est une activité autotélique, qui est à elle-même sa propre fin et qui est inutile pour cette raison. Mais on peut encore faire la distinction entre deux sortes d’activités autotéliques, les unes immédiates et les autres médiates. Les activités autotéliques immédiates sont à elles-mêmes leur propre fin sans tendre pour cela vers aucun autre but. Elles s’atteignent elles-mêmes aussitôt qu’elles sont pratiquées et leurs résultats ne comptent pas. C’est le cas des « jeux libres » que valorisent Oblin et David. Sitôt qu’ils commencent à courir sur la plage ou à sauter dans les vagues les enfants jouent et jouent pour jouer. Les activités autotéliques médiates sont elles aussi leur propre fin mais au moyen d’un but à atteindre. Comme nous venons de le voir, dans la plupart des jeux, le but du jeu est différent de l’activité de jeu elle-même et doit être visé en tant que tel. On explique ainsi généralement un jeu en présentant d’abord son but et un joueur qui s’est laissé « prendre au jeu » fournira des efforts physiques et intellectuels intenses pour en atteindre le but. En cela, il en va comme dans le travail, mais à la différence que le but du jeu, lui, satisfait rarement les besoins élémentaires des joueurs. On s’enrichit au Monopoly sans remplir d’autant son compte en banque. Les « mauvais perdants » sont justement ceux qui l’oublient. Le but du jeu, même différent de l’activité de jeu, n’a pas d’importance vitale. On peut mourir dans un jeu vidéo et pourtant recommencer aussitôt une partie. Le jeu est une action finalisée « allégée du poids de ses conséquencesCf. Stéphane Chauvier, Qu’est-ce qu’un jeu ?, Vrin, 2007. ». C’est en cela que le jeu médiat, comme celui immédiat, est l’expérience d’une liberté.

C’est donc tout le paradoxe du jeu médiat d’inciter le joueur à accorder de l’importance à un but qui n’en a pas par ailleurs. Est-ce à dire que le but du jeu ne sert à rien ? Certainement pas. Le but du jeu n’est certes que le but partiel d’une activité autotélique. Il n’est pas une fin en soi. Il est cependant le moyen de l’activité de jeu et sa condition nécessaire. Il sert à jouer et à jouer à un certain jeu plutôt qu’à un autre. L’activité, en effet, ne serait pas la même si l’on n’en visait pas le but. Dans l’eau, c’est seulement si l’on cherche à rejoindre un certain point et à une certaine vitesse que l’on cesse de barboter et que l’on se met à nager. Le jeu est à lui-même sa propre fin, non pas en dépit de son but mais grâce à lui. Cela est vrai pour le jeu en général — à l’exception du jeu « libre » — et aussi pour le sport en particulier. S’adonner au sport, c’est jouer pour gagner, mais c’est avant tout s’efforcer de gagner afin de pouvoir jouer. Le sport est bel et bien une espèce du genre « jeu ». Laquelle, plus précisément ? Compléter la définition du sport demanderait sans doute de plus amples développements. Contentons-nous ici d’y ajouter les éléments qui seront pertinents pour notre propos. Nous dirons que ce qui distingue le sport des jeux qui ne sont pas des sports, c’est le corps. Un sport est un jeu médiatisé — une activité qui est sa propre fin mais qui ne s’atteint elle-même que par le biais d’un but partiel ; mais c’est un jeu pour lequel le principal moyen d’atteindre son but, c’est le corps. Dans le sport, la façon dont on meut son corps est en effet de la première importance pour atteindre le but visé : le sport est un jeu (médiat) avec le corpsCertes, cette définition est encore mal ajustée à l’ensemble de ses objets, puisqu’elle n’exclut pas le jeu des comédien·nes, qu’on hésiterait pourtant à qualifier de sportif, et parce qu’elle semble exclure un sport comme les échecs. Peut-être faudrait-il encore ajouter, pour exclure le théâtre et le cinéma, que le but du sport n’est pas de se faire passer pour autre, c’est-à-dire de faire de son corps un signe ; et, pour inclure le jeu d’échecs, d’une part que le cerveau aussi, après tout, est un organe du corps, et d’autre part que le joueur a à sa disposition un corps d’armée. On l’a dit, cela mériterait d’être développé..

Dans la plupart des jeux et par définition dans le sport aussi le but n’a donc pas d’importance en soi mais seulement relativement à l’activité de jeu. Il nous semble que c’est parce qu’elle néglige cela que la théorie critique du sport refuse l’assimilation du sport au jeu. Certes, les athlètes font montre d’une très ferme détermination à réussir ; mais considérer le but qu’ils ou elles se donnent comme une finalité en soi revient à l’hypostasier, donc à lui faire perdre le sens qu’il a en pratique et à méconnaître la façon dont il configure cette pratique. On pourrait cependant objecter, et l’objection serait sérieuse, que, pour les personnes qui essaient d’en vivre, leur jeu est bel et bien un travail. Est-ce qu’une championne d’échecs, un joueur professionnel de tennis, une gameuse ou une footballeuse professionnelles qui se payent grâce à leurs bons résultats n’ont pas fait de leurs sports leurs métiers, au risque de s’y aliéner ? À la nécessité du revenu s’ajoute par ailleurs l’importance du prestige qu’apporte la victoire, un prestige parfois national, comme lors des Jeux olympiques. C’est une raison de plus de faire du sport non d’abord pour l’acte mais pour son résultatÀ cela peuvent s’ajouter d’autres raisons encore de faire du sport : être en bonne santé, perdre du poids, se préparer à d’autres activités physiques, etc.. Les sportives et les sportifs seraient-ils donc stakhanovistes ?

On peut répondre à cette objection d’une première façon. Que le gain de l’activité ludique ou plus particulièrement sportive satisfasse un besoin vital n’implique pas nécessairement que cette activité ait les mêmes modalités que l’activité de travail. À nouveau, la différence est celle d’une inversion des priorités. Il est certes possible que l’utilité du but fasse perdre à l’activité son caractère ludique, mais il est possible aussi que le but du jeu ait une certaine utilité sans que cette utilité soit la fin dernière du jeu. Si par exemple des joueurs et joueuses amatrices de poker mettent en jeu une somme minime d’argent réel, cela ne signifie pas pour autant qu’elles jouent désormais avant tout pour ce gain monétaire. Même ainsi, elles jouent avant tout pour jouer. Le gain les incite non pas à jouer mais à jouer pour gagner et donc à « bien jouer ». La somme d’argent réel n’est encore qu’un moyen du jeu. En fait, l’« enjeu » d’une partie sert seulement à donner au joueur l’envie et la volonté de gagner. Grâce à lui le but du jeu remplit sa fonction de moyen. L’utilité du gain ludique ou sportif peut donc n’être qu’une manière d’assurer la médiateté de l’activité autotélique et cela peut valoir aussi pour des gains plus importants. Que le jeu soit professionnel n’empêche pas a priori qu’il soit un jeu. Même s’il ne s’agit plus de gagner une somme minime mais de quoi payer ses factures, on peut imaginer que le jeu soit toujours plus important que son but, que la finalité reste subordonnée à l’acte. Après tout, on peut jouer sa vie, pour le meilleur ou pour le pire, comme ce personnage de Dostoïevski qui découvre le casino et en vient à se comporter en toute situation comme s’il jouait à la rouletteDans Le Joueur, le jeune Alexeï Ivanovich est précepteur au service d’un général russe dont il aime désespérément la belle-fille. Il accepte de jouer à la roulette les économies de celle-ci, qui espère en tirer un gain suffisant pour pouvoir rembourser ses dettes, mais il se prend au jeu et cette passion du jeu gagne bientôt le reste de sa vie ; il ne se soucie alors plus guère des conséquences de ses actions.. En somme, si le but est appréhendé subjectivement comme moyen de l’activité, alors celle-ci est un jeu ; si le but est appréhendé subjectivement comme fin en soi, celle-ci est un travail. Certes, la différence peut être ténue. La distinction de droit est difficile à retrouver en fait, parce qu’un athlète pratique le plus souvent son sport pour de multiples raisons. Comment savoir si l’athlète joue ou travaille ? Que le but du sport soit appréhendé comme une fin en soi ou comme le moyen de l’activité elle-même, cela paraît trop subjectif pour fournir un critère de distinction capable de discriminer empiriquement le sport du travail. Cette différence dans les finalités, pourtant, en commande d’autres dans la pratique, plus à même, sans doute, de fournir un critère objectif de distinctionPrécisons cependant qu’il ne s’agit pas d’opposer deux catégories d’activités nécessairement différentes mais d’appréhender toute activité comme pouvant s’exercer selon les modalités opposées du sport et du travail. C’est pourquoi une même activité peut apparaître tantôt comme un sport et tantôt comme un travail. Le bûcheronnage, par exemple, est un travail ou un sport selon la façon dont on le pratique..

Le sport comme tentative de surperformance.

Dans le travail, le but prime sur l’acte ; dans le jeu, l’acte prime sur le but. Que le jeu et le travail aient ainsi des finalités essentiellement différentes doit amener à diversifier le concept de performance. Le travail et le sport partagent une exigence apparemment similaire de performance mais le terme de « performance » est ambigu. Ce n’est pas la même performance qui est exigée d’une travailleuse ou d’une sportive. L’utilité du travail nécessite que celui-ci échoue peu. L’échec y représente une dépense d’énergie vaine et possiblement dommageable. C’est une perte nette de valeur. C’est pourquoi une personne qui travaille doit accomplir sa tâche le plus fréquemment et donc le plus sûrement possible. On pourrait dire que le travail exige la réussite mais non l’exploit. Parce qu’il doit être rentable, il n’exige qu’une performance moyenne. Certes, en régime capitaliste, le ou la salarié·e est contraint·e de produire pour la personne qui l’emploie une plus-value absolue ou relative toujours plus importante. C’est cependant une raison de plus pour exclure l’échec. Un·e employé·e qui ne remplit pas rapidement les objectifs de la direction sera licencié·e, sans quoi le rythme implacable du procès de production serait ralenti. C’est ainsi qu’au début emblématique des Temps modernes, Charlot force l’arrêt de toute une chaîne de montage parce qu’il a été poussé à une productivité trop élevée.

Au contraire, le jeu donne le droit à l’erreur. L’inutilité du jeu, en effet, fait que l’échec n’y est pas nécessairement une perte de valeur. Même si on n’en atteint pas le but, il suffit de le viser pour qu’il remplisse sa fonction : parce qu’on a tout fait pour gagner, on peut avoir bien joué et perdu malgré tout. Même ainsi, on a profité du jeu. Contrairement à l’activité de travail, jouer, c’est donc pouvoir échouer souvent à atteindre un but, sans y perdre nécessairement pour autant son confort ni sa joie. En fait, dans le jeu et plus particulièrement dans le sport, l’échec est une conséquence nécessaire. Les athlètes devront toujours faire mieux quitte à échouer pour cela très fréquemment. Cela vaut pour le sport amateur mais aussi pour le sport professionnel. Les athlètes passent leur temps à échouer. « [E]n sport, on s’entraîne 90% du temps et on produit (le match, la course…) 10% du temps. Au mieux dans l’entreprise, on s’entraîne 10% du temps (formation) et on produit 90% du temps. Il y a donc stress et stress.Cf. « Le travail, ça n’est pas du sport ! », par Marc-Henry Soulet, pour la Revue d’information sociale, le 8 août 2010. https://www.reiso.org/articles/themes/travail/486-le-travail-ca-n-est-pas-du-sport. » On peut cependant ajouter que l’échec n’est pas réservé à l’entraînement puisque la compétition elle-même octroie de multiples essais (les trois tentatives de l’athlète de saut en hauteur, les points, les jeux et les sets du tennis, les suites d’actions lors des matchs de football ou de rugby, etc.). Si le sport n’est pas une activité vaine puisqu’on y atteint parfois ses objectifs, ce n’est donc pas une activité avantageuse du point de vue des efforts qu’il demande et des résultats qu’il permet d’en retirer. On pourrait dire que le sport privilégie l’exploit sur la simple réussiteOn peut ainsi proposer une interprétation inhabituelle du processus de rationalisation qui affecte simultanément le monde du travail et celui du sport au moins depuis le XIXe siècle. Historiens et sociologues du sport ont décrit les multiples façons dont la pratique sportive s’est organisée à cette époque : les règles sont formalisées, deviennent de plus en plus complexes et s’universalisent ; des institutions spécialisées veillent à les faire respecter ; des temps et des espaces désacralisés sont réservés au sport ; l’égalité tend à être établie entre les adversaires ; la préparation et l’entraînement des athlètes sont aménagés strictement ; leurs rôles se spécialisent ; l’activité sportive est quantifiée, notamment les records. Les Jeux olympiques modernes sont une conséquence de ce processus. Cf. Jacques Ulmann, De la gymnastique aux sports modernes : Histoire de l’éducation physique, 1965 ; Allen Guttman, From Ritual to Record, 1978 ; Thierry Therret, Histoire du sport, 2007 ; Sébastien Darbon, Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, 2014. La « sportivisation » (Therret) du sport incite bien sûr à considérer que le sport moderne apparaît avec la Révolution industrielle et se modèle sur le travail en régime capitaliste. Pourtant, deux processus similaires peuvent avoir des sens très différents selon les domaines où ils s’effectuent. On peut ainsi se demander si cette rationalisation du sport, plutôt que de le rendre aussi productif que le travail, n’eut pas pour effet d’augmenter sa difficulté et donc d’y rendre l’échec encore plus fréquent. Comparer par exemple abstraitement la performance de différents athlètes, c’est les obliger à devoir s’affronter systématiquement à égal ou à meilleur que soi. La compétition systématique, ou encore l’établissement de records, ne sont que des moyens de rendre la réussite plus difficile. Contrairement à la rationalisation du travail, la rationalisation du sport y privilégie un exploit incertain au détriment d’une réussite assurée.. Il ne consiste pas en la production d’une performance moyenne mais en la production d’une surperformance. Il donne ainsi l’occasion de tenter l’impossible. Peut-être le sport est-il né d’un défi lancé à l’ordre du travail, par des aristocrates que leur oisiveté ennuyait, par des écoliers mal disciplinés ou par des ouvrières pas encore fatiguées et sûres de pouvoir faire mieux. Il faudrait alors le considérer, en suivant Bataille, comme une forme particulière de « dépense improductiveGeorges Bataille, « La notion de dépense », dans La Critique sociale, n° 7, 1933. ». Quoiqu’il en soit, le paradoxe du sport se redouble : il exigeait des efforts pour atteindre un but inutile, son but est si inutile qu’il peut exiger des efforts extrêmes.

Le sport comme mise en variation.

L’utilité seulement relative du sport et la rareté de sa réussite sont donc deux raisons de le distinguer du travail et de répondre à l’objection soulevée par le cas du sport professionnel. S’y ajoute une troisième raison, corrélative des deux premières. Parce que le travail et le sport sont des activités finalisées, ils exigent tous deux que l’action ait de l’efficacité, une efficacité qui s’avère fréquente dans le cas du travail, rare dans le cas du sport. En cela, ce sont des activités techniques, qui supposent d’adopter une certaine manière de faire, la plus apte à produire le résultat escomptéNous avons dit que le sport est un jeu qui se spécifie par l’usage du corps : le sport relève donc des techniques du corps. Cf. Marcel Mauss, « Les Techniques du corps », dans Journal de Psychologie, XXXII, n° 3-4, 1936. Le travail, quant à lui, ne relève pas toujours ni entièrement des techniques du corps.. Mais travail et sport ne sont pas des activités techniques identiques.

Comme le travail vise un objectif qui vaut par lui-même et qu’il exclut l’échec et donc la possibilité d’essais nombreux, il laisse peu ou pas de liberté pour expérimenter d’autres manières de faire. Il faut se contenter d’y adopter une méthode éprouvée garantissant un certain résultat de façon continue. La technique y est appliquée plutôt qu’élaborée. Le processus de travail est en conséquence une répétition du même et c’est pourquoi l’aliénation s’y manifeste par l’usure et l’ennui. L’automaticité des décisions et des gestes est encore favorisée par la division technique du travail. En régime capitaliste, en effet, la recherche d’une augmentation de la plus-value aboutit à segmenter le procès de production en ses éléments les plus simplesCf. Adam Smith, De la richesse des nations, I, 1776 ; Karl Marx, Le Capital, I, IV, XIV, 4, 1867.. Chaque ouvrière et chaque ouvrier n’effectue plus alors qu’une seule tâche de l’ensemble. C’est cet ouvrier spécialisé dans l’organisation fordiste du travail que parodie le Charlot des Temps modernes. Son activité se trouve réduite à un simple geste qu’il doit répéter à l’infini sans transition — une rotation des poignets n’impliquant que quelques parties de son corps. Alors, non seulement son geste est devenu automatique, mais il se trouve aussi détaché des autres mouvements de son corps. Le travail sépare les uns des autres les gestes du corps et ôte à la pensée tout souci réflexif de combinaison de ces gestes entre euxCf. Georges Friedmann, Le travail en miettes. Spécialisation et loisirs, Éditions de l’Université de Bruxelles, ULBLire Fondamentaux, 1956 [1964]. I. L’éclatement des tâches industrielles, p. 50 : « Dans une usine horlogère très rationalisée (Suisse, 1949), le travail «en parties brisées» est, me dit le psychotechnicien, particulièrement fatigant parce qu’il ne peut pas donner satisfaction. Les tâches auxquelles beaucoup de ces ouvriers et ouvrières sont rivés se trouvent être nettement inférieures, selon lui, à celles qu’ils auraient été capables d’effectuer si on leur avait donné les moyens : c’est là, ajoute-t-il, une des causes majeures de leur vieillissement prématuré. ». En employant le vocabulaire de Gilbert Simondon, dont nous préciserons les thèses par la suite, on peut dire que le travail tend à faire diverger les parties du corps et à produire un corps abstraitSelon G. Simondon, un objet technique est abstrait quand ses parties divergent les unes des autres, c’est-à-dire remplissent leurs fonctions indépendamment, du fait d’une absence de causalité réciproque. Cf. Du mode d’existence des objets techniques, 1958, I, 1, I.. Pour cette raison, le travail est une activité technique mais pas une activité technicienne.

Au contraire du travail, le jeu invite à une exploration du possible. Une activité autotélique immédiate est ouverte à un changement du tout au tout. Si l’on bouge « pour bouger », peu importe les mouvements que l’on fait et on peut aussi bien à chaque fois en faire d’autres. L’enfant cessera de courir au bord de la mer dès qu’il sera fatigué et y plongera ou bien ramassera des coquillages. Le jeu « libre », ni technique ni technicien, ne se répète guère. Il en va autrement des activités autotéliques médiates dont le sport fait partie. Elles sont elles aussi favorables au changement, mais différemment. Puisqu’il s’agit d’y atteindre un but partiel, l’activité tend à continuer ou à reprendre jusqu’à ce que celui-ci soit atteint, et d’ailleurs même si la fatigue commence à se faire sentir. C’est le but du jeu qui en est généralement le terme. Pour l’atteindre et jusqu’à ce qu’il soit atteint, la manière de faire la plus efficace tend à être répétée — les autres sont exclues. Il s’agit donc bel et bien d’une répétition, comme pour le travail. Cependant, contrairement au travail, l’inutilité seulement relative du but du jeu et le droit à l’erreur multiple de la joueuse — plus encore de la sportive — incitent à modifier à chaque fois minimalement la manière de faire la plus efficace pour essayer de la rendre plus efficace encore, quitte à échouer plus qu’avant. C’est ainsi que la petite différence fait la différence. Le jeu, médiatisé, ouvre la répétition à la variation. Au jeu de cache-cache, par exemple, l’enfant qui doit trouver l’autre le cherchera successivement dans les meilleures cachettes possibles. Le sport incite plus particulièrement à une variation similaire dans les usages du corps. Les athlètes varient patiemment leurs postures et leurs gestes à la recherche de façons d’atteindre enfin leurs objectifs. Cette mise en variation, selon Bergson, distingue les êtres humains des autres animaux : l’être humain est un « animal sportifCf. « Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive. », 1901, dans Mélanges, p. 486 : « La faculté que possède l’animal de contracter des habitudes motrices est limitée. Mais le cerveau de l’homme lui confère le pouvoir d’apprendre un nombre indéfini de « sports ». C’est avant tout un organe de sport, et, de ce point de vue, on pourrait définir l’homme comme « un animal sportif ». » » justement parce qu’il aurait cette spécificité de n’être pas rivé à des comportements instinctuels : il peut se libérer de l’automatisme corporel parce que son cerveau lui permet « de monter des mécanismes qui feront échec à d’autres mécanismes », et de contracter sans cesse de nouvelles habitudes. Or, la variabilité qui distingue le geste sportif du mouvement instinctif le distingue aussi du mouvement laborieux, dont la nécessité de rendement exclut toute hésitation. Elle induit un rapport à la technique différent de celui qui est commun à l’instinct et au travail. La recherche sportive d’une variation enfin efficace est proprement technicienne. Elle peut en effet n’être pas guidée par les causes extrinsèques des exigences pratiques et des influences économiques qui abaissent le degré de technicité du procès de production et de son produit en faisant tendre l’un et l’autre à l’automaticité et donc à l’abstractionSimondon définit la technicité comme « le degré de concrétisation d’un objet technique » (Du mode d’existence, op. cité, p. 89) et montre que les contraintes économiques, différentes des exigences proprement techniques, tendent à freiner la concrétisation des objets techniques (p. 30-31).. En sport, il s’agit pour l’athlète d’atteindre un certain but mais dont la difficulté est telle qu’elle oblige à continuellement essayer d’améliorer la technique utilisée, de même qu’un·e technicien·ne se consacre à améliorer le fonctionnement d’une machine.

A quoi jouent les athlètes ?

Contrairement au travail productif, le sport est autotélique, audacieux et évolutif. Cette distinction conceptuelle ne nous permet cependant pas encore de réfuter la thèse selon laquelle les Jeux olympiques ne seraient qu’un culte de la performance. Car même si le sport ne se déploie pas selon les mêmes modalités que le travail productif, ce pourrait cependant être pour la raison idéologique avancée par les auteurs de la théorie critique que les athlètes et leurs spectateurs et spectatrices se passionnent pour lui : la recherche d’une performance toujours accrue, symbole de la plus-value capitaliste. Il nous faut encore montrer que l’activité sportive, dont nous avons expliqué la spécificité, ouvre la possibilité d’une expérience tout aussi spécifique. Quelle est donc l’intérêt de la surperformance sportive si ce n’est celui, fantasmatique, d’un investissement rémunérateur ?

Le sport comme convergence du corps.

Le sport consiste en une mise en variation des usages du corps. Ce vers quoi cette variation tend peut nous renseigner sur les raisons qui poussent les athlètes à pratiquer un sport pour lui-même : il s’agit du but véritable de l’activité sportive. Puisque le sport est une activité technicienne, sa pratique évolue — à la fois individuellement et historiquement — selon la genèse propre aux objets techniques. En quoi consiste-t-elle ? Simondon explique qu’un objet technique, au moment de son invention, est abstrait. Il évolue au fur et à mesure des améliorations apportées par les technicien·nes afin de résoudre les tensions qui existent entre ses pièces. « L’être technique évolue par convergence et par adaptation à soi ; il s’unifie intérieurement selon un principe de résonance interneIbid., p. 20.. ». La convergence est définie comme le fait, pour les parties d’un tout, de tendre vers un but commun en améliorant leurs combinaisons. Un objet technique converge à mesure que s’accroît la causalité réciproque entre ses pièces et leurs fonctions respectivesSimondon donne comme exemple de convergence les améliorations apportées aux moteurs thermiques des motocyclettes. Les culasses des moteurs risquaient de se fissurer et d’exploser sous la pression des gaz chauds qu’ils contenaient ; c’est pourquoi y fut ajouté un système de refroidissement à eau, bientôt remplacé par un système de refroidissement à air en formes d’ailettes. Celles-ci permettaient une plus grande convergence, puisque le refroidissement était alors obtenu non plus par un fonctionnement séparé (la circulation d’eau froide sur la culasse) mais par un effet solidaire du fonctionnement d’ensemble : le moteur meut le véhicule à travers l’air qui passe ainsi dans les ailettes et en dissipe la chaleur. La convergence s’accrut encore lorsque les ailettes se mirent à jouer en plus le rôle mécanique de nervures rigides s’opposant à une déformation de la culasse — ce qui permettait en retour de construire des culasses plus minces et donc favorisant les échanges d’énergie thermique. Cf. ibid. p. 21 à 27, et planche 1 et 2.. Il en va de même dans le sportJ.-M. Brohm nous semble négliger cet historicité de la technique sportive et donc un aspect important du sport, peut-être là encore parce qu’il y fait primer le but sur l’activité elle-même. Cf. Le mythe olympique, op. cité, p. 310 : « Il va de soi, malgré les formidables progrès techniques, que les gestes ont une forte parenté et que dans l’ensemble la course antique devait ressembler extérieurement à la course moderne. ». La pratique sportive est une recherche de meilleurs mouvements et il s’agit en fait de faire converger entre elles de mieux en mieux les diverses parties du corps impliquées dans l’effort — ainsi qu’avec les extensions techniques de toutes sortes que l’athlète s’adjoint (chaussures, perche ou raquette, balles et ballons, vélo, bateau ou voiture, manette, etc.). L’amélioration de la performance est une conséquence de la convergence obtenue et une conséquence secondaire. Le plus important, c’est que l’athlète se fait un corps concret. Elle y expérimente des combinaisons inusitées et, à force de répétition, se découvre des solidarités nouvelles. Alors que le travail brise le corps, le sport est donc peut-être le moyen d’en recoller des morceaux, certes non pas pour recomposer l’original. Il tend à limiter et à annuler la division de l’effort. Cela vaut même pour les sports en apparence les plus simples. Les épreuves d’athlétisme par exemple, telles que la course, le saut en longueur, le lancer de javelot ou de marteau, paraissent être des tâches parcellaires ; or elles aussi nécessitent de faire fonctionner ensemble un très grand nombre des parties du corps et c’est cette combinaison subtile qui rend l’exercice si délicat.

C’est d’ailleurs un tel sport individuel, emblématique des Jeux olympiques modernes, que nous voulons prendre comme cas d’étude, d’un double point de vue phylogénétique et ontogénétique : le saut en hauteur. Il nous semble regrettable en effet que les travaux de la théorie critique du sport ne traitent du sport qu’en général ou par évocations fugaces et ne mènent presque aucune analyse de techniques particulières. Ce manque d’intérêt pour les subtilités de la pratique sportive entretient l’idée d’un corps abstrait à la technique seulement divergenteCf. L’opium olympique, op. cité, p. 145 : « Le corps lui-même est taylorisé, on supprime tous les gestes inutiles, puisqu’il n’y a pas trente-six manières de sauter le plus haut possible… ». D’origine celte, l’épreuve du saut en hauteur fut une discipline olympique moderne dès 1896. On peut penser cependant qu’elle ne fut pas d’abord véritablement constituée comme telle. Les premiers athlètes sautaient en effet avec ou sans prise d’élan. Or, sauter en hauteur avec ou sans prise d’élan change l’essence de l’activité à laquelle on s’adonne, parce que le problème posé dans l’un et l’autre cas n’est pas le même. Sauter à pieds joints sans prise d’élan, c’est, avec les seules forces de son corps, produire un mouvement immédiatement vertical pour franchir une barre en hauteur. Sauter avec prise d’élan, c’est devoir, là encore avec les seules forces de son corps, convertir une énergie en une autre, convertir le maximum de l’énergie d’un mouvement horizontal en énergie d’un mouvement verticalCf. F. Aubert, T. Blancon, S. Levicq, Athlétisme, 2. Les sauts, collection De l’école aux associations, édition revue EPS, 2004. Il y a bel et bien problème parce qu’un compromis doit être réalisé entre vitesse horizontale et vitesse verticale : plus l’athlète court vite vers la barre, plus il pourra s’élever rapidement, mais plus il risquera de s’écraser sur sa jambe d’appui et d’être propulsé prématurément vers la barre. T. Blancon est intervenu dans l’émission Culture physique d’Arte pour expliquer le problème corporel que doit résoudre l’athlète du saut en hauteur (à partir de la quatrième minute) : https://www.arte.tv/fr/videos/100100-001-A/culture-physique/. Certes, le résultat est le même — franchir une barre située en hauteur sans la faire tomber — et le choix de la technique de saut n’aurait pas importance si dans le sport seul le but comptait. Mais la fin n’y justifie pas tous les moyens, et les règles clarifient le problème posé. Les athlètes de ce qui est aujourd’hui le saut en hauteur se virent interdire de prendre appel à pieds joints dès 1900. Le saut en hauteur sans élan, à pieds joints, fut une discipline autonome de 1900 à 1912. Sans doute, comme l’affirme T. BlanconIbid., cette dissociation des deux disciplines par les instances internationales eut-elle pour but d’empêcher que le saut en hauteur olympique soit l’occasion de numéros d’acrobatie similaires à ceux que proposaient les cirques. Si les Jeux faisaient valoir la spécificité de leur spectacle, c’était cependant plus fondamentalement, pour parler comme Simondon, parce qu’ils donnaient à voir séparément des schèmes de fonctionnement différents. Dans le saut en hauteur, le simple corps en mouvement de l’être humain doit être convertisseur d’une énergie horizontale en énergie verticale, et non seulement producteur. L’histoire du saut en hauteur est l’histoire de la lignée technique de ce schème de fonctionnement. Or, ce n’est pas avant tout l’histoire quantitative d’un progrès mais bel et bien celle d’une convergence. Les athlètes de saut en hauteur sautèrent d’abord « en ciseaux » : venant de côté, l’athlète lançait une jambe par-dessus la barre puis y ramenait la seconde dans un mouvement qui ressemblait à celui d’une paire de ciseaux.

Cette technique est sans doute la plus proche d’une posture familière, puisque l’athlète reste droit lors de la course et du saut et se dirige, s’élève et se réceptionne principalement grâce à ses jambes. Elle présente pourtant le grand désavantage d’obliger à élever très haut le centre de gravité de son corps au-dessus de la barre, ce qui limite la hauteur à laquelle il est possible de sauter. Ce défaut s’explique par une divergence importante entre différents mouvements. Le moment de l’appel, notamment, y prépare mal ceux de l’envol et du franchissement : les jambes élèvent l’athlète à la verticale mais ne le dirigent pas pour que son buste s’approche au plus près de la barre, ce qui abaisserait pourtant le centre de gravité du corps. L’énergie horizontale de l’élan n’est pas convertie en énergie verticale au mieux, parce que le haut du corps ne le reçoit pas le plus efficacement. C’est pourquoi le saut en ciseaux fut amélioré par le rouleau costal (ou « Western Roll »), une technique inventée par le Californien Georges Horine au début du xxème siècle, qui, elle, consiste à sauter en ciseaux mais de sorte à amener le côté de son corps parallèlement à la barre, puis à « rouler » sur le côté et à se laisser ensuite tomber.

Analyse du saut costal de G. Horine, The New York Times, le 30 janvier 1916.

Le rouleau costal fit converger une première fois le saut en ciseaux et mit ainsi en variation la posture verticale. Il fut encore amélioré par le rouleau ventral. Celui-ci consiste comme le saut costal à sauter horizontalement mais en présentant son ventre à la barre plutôt que le côté de son corps, et en le faisant « rouler » le long de celle-ci.

Le Soviétique Valeriy Brumel sautant en rouleau ventral aux Jeux olympiques de 1964.

Le rouleau ventral augmente encore la convergence des différentes parties du saut, parce que le centre de gravité du corps de l’athlète se trouve abaissé pour la première fois en-dessous de la barre. Le saut en ciseaux, le saut costal et le rouleau ventral restèrent cependant pratiqués simultanément jusqu’à ce que le rouleau ventral soit concurrencé par une technique qui a aujourd’hui remplacé toutes les autres : le rouleau dorsal.

Photographie d'un saut en rouleau dorsal de Bruce Quande.
Le Missoulian Sentinel, le 25 Juin 1963.

Le rouleau dorsal est l’invention simultanée de trois athlètes, qui ne se connaissaient pas. L’Américain Bruce Quande fut le premier à l’utiliser en compétition, comme en atteste une photographie de 1963. Richard « Dick » Fosbury le développe à partir de 1963. La Canadienne Déborah « Debbie » Brill concourt avec cette technique à partir de 1966. Si le parcours du premier nous est peu connu, la biographie de FosburyCf. Robert Welch, The Wizard of Foz : Dick Fosbury’s One-Man High-Jump Revolution, Blackstone Publishing 2018. Nous n’avons pu consulter ce livre que sous un format numérique et c’est pourquoi nous n’en référençons les citations qu’à partir du numéro des chapitres.et l’autobiographie de BrillCf. Deborah Brill, avec James Lawton, Jump, Harpercollins, 1987. peuvent nous aider à comprendre comment cette invention technique vit le jour. Celle-ci n’est en fait pas le résultat d’une pure et simple convergence des styles de saut antérieurs. Au début de leurs carrières, Brill et Fosbury s’efforcèrent tous deux de sauter avec la technique du saut costal ou du rouleau ventral, mais revinrent à celle des ciseaux, technique pourtant tombée en désuétude. Encore très jeune et sautant de façon trop spontanée, Debbie Brill se rangea en définitive à l’avis de ses coachsR. Welch, The Wizard of Foz, op. cité, chapitre 4 : « Mon premier style ressemblait plutôt au rouleau californien, mais au lieu de continuer comme cela j’ai arrêté. Pendant trois ans j’ai utilisé la technique des ciseaux et je pouvais voir qu’elle m’était bénéfique. ». Nous traduisons. (« The first style was rather like the Western Roll, but instead on going on my side I sat up. For three years I used the scissors style, and I could see how I was benefitting. »). Au lycée de Medford, en Oregon, Dick Fosbury était lui un sportif enthousiaste mais assez médiocre, trop peu athlétique pour maîtriser la technique du rouleau ventralLe saut avec rouleau ventral suppose pour être mené à bien l’action puissante des bras et des jambes. Mais le manque de puissance de Fosbury lui fit se poser avec d’autant plus d’acuité le problème spécifique du saut en hauteur : « J’étais un garçon tout à fait moyen en athlétisme, je savais que je n’étais ni rapide, ni puissant. Il fallait donc que je convertisse toute ma vitesse horizontale en vitesse verticale. Instinctivement, j’ai supprimé tout blocage à l’appel. » Nous traduisons. Cf. T. Blancon, « Un homme sur le dos », Revue AEFA, n° 139, 1995.. Il revint aux ciseaux pour obtenir les résultats suffisants pour qu’il reste dans l’équipe. Ses résultats comptaient si peu que son coach, sceptique, le laissa faire, mais Fosbury dût affronter les regards de désapprobationCf. R. Welch, op. cité, chapitre 4 : « Derrière lui, les sourires narquois de quelques athlètes mélangés à quelques applaudissements. Même sans le dire, leur conclusion concernant son style était évidente : dans un monde de Ford Thunderbirds et de Corvettes, un gosse de Medford avait débarqué avec un modèle T. » Nous traduisons. (« Behind him, a few smirks from other jumpers mixed with a few hand claps. Even if they didn’t say it, the inference was clear regarding his style: in a world of Ford Thunderbirds and Corvettes, some kid from Medford had shown up in a Model T. »). Abandonner le rouleau ventral pour les ciseaux, c’était bel et bien régresser techniquement, puisque les ciseaux font un corps plus abstrait que les rouleaux costal et ventral. Il faut noter que Brill et Fosbury sont tous deux contraints d’abandonner les techniques plus convergentes des rouleaux costal et ventral parce que leur pratique ne fait plus droit aux éléments caractéristiques du jeu — l’inutilité du but, la rareté d’une réussite exceptionnelle, la possibilité de variations. Brill intègre un club et finit par en appliquer la méthode scolaire ; Fosbury doit assurer une performance moyenne. Fosbury fut même contraint de revenir aux ciseaux parce qu’il risquait de ne plus avoir la possibilité de pratiquer son sport. De relativement contingente, la réussite devenait nécessaire. L’échec ne lui était donc plus permis. Il ne devait plus faire toujours mieux mais juste assez bien. Son sport devenait une activité utile, non plus ludique mais laborieuse, dont le but cessait d’être le moyen de l’activité elle-même. Brill cessa elle aussi d’expérimenter librement avec le rouleau californien. C’est bel et bien l’aspect temporairement laborieux de leur activité qui a d’abord fait diverger leurs techniques de saut. Cette divergence fut cependant moins une régression qu’une involution, le retour à une forme antérieure de développement qui permit de faire évoluer la technique de saut en hauteur dans une autre directionBrill et Fosbury ont d’abord divergé, tant de leurs concurrents que dans leur technique. C’est donc que le progrès technique ne procède pas par simple convergence, et peut-être la théorie simondonienne du progrès technique pèche-t-elle par enthousiasme téléologique. Simondon reconnaît cependant que l’organisation analytique de l’objet abstrait laisse la voie libre à « des possibles nouveaux » (Du mode d’existence, op. cité, p. 27). Le rouleau dorsal était virtuellement en germe dans la technique des ciseaux..

Une fois revenus aux ciseaux, Debbie Brill et Dick Fosbury apportèrent en effet des variations nouvelles à une technique de saut qui n’était pas optimale. Il la firent converger autrement. Afin de grignoter quelques centimètres, tous deux devaient s’efforcer de lever les fesses en passant au-dessus de la barre. Les deux commencèrent pour cette raison à pencher leurs épaules en arrière lorsqu’ils sautaient, ce qui relevait automatiquement leur bassin R. Welch, The Wizard of Foz, op. cité, chapitre 4 : « Lève tes fesses, imbécile. Qu’est-ce qu’il avait à perdre ? Il décida d’obtempérer, même s’il lui manquait encore un élément important de cette injonction : comment faire ? Il expira. Regarda la barre. Se balança doucement d’avant en arrière. Fonça vers sa cible. Sauta. Fit des ciseaux et, instinctivement, la réponse lui vint : penche-toi en arrière. Dans un éclair d’inspiration, c’est ce qu’il fit, et cela redressa ses hanches et donc ses fesses par-dessus la barre. Voilà comment. Lorsqu’il atterrit sur les copeaux de bois, la barre était toujours en place ; il avait un nouveau record personnel. Et une légère sensation qu’il tenait peut-être là quelque chose.… […] « Je cherchais seulement à relever mes hanches pour pouvoir sauter plus haut. Je n’avais jamais réfléchi à comment faire du saut en hauteur, je faisais tout ce que je pouvais pour pouvoir sauter plus haut. Et c’est ce qui a donné le rouleau dorsal. » » (« Raise your butt, stupid. What did he have to lose? He decided to comply, even if he was still missing a significant component of the edict: But how? He exhaled. Eyed the bar. Gently rocked back and forth. Burst toward his target. Jumped. Scissored and—instinctively, the answer came: Lean back. In the flash of inspiration, he did so, which forced up his hips, and therefore his butt, up and over the bar. That’s how. When he hit the wood chips the bar was still in place; he had a new personal best. And a slight sensation that he might be on to something here.… […] I was just trying to get my hips higher to that I could jump higher. I never ever thought about how to go about high jumping, I did it however I could jump high. And that’s what evolved, the backwards jump. »).. L’un comme l’autre sautaient donc sur le dos, mettant en variation non seulement la posture verticale mais encore la posture frontale. Mais abaisser ainsi son buste, c’était risquer de lui faire toucher la barre avant qu’il ne soit passé de l’autre côté et donc la faire souvent tomber. Que Fosbury et Brill aient persisté dans cette voie signifiait sans doute qu’ils n’utilisaient plus la technique des ciseaux par conformisme ou pour s’assurer un résultat juste suffisant. Leur pratique redevenait ludique. Il s’agissait pour eux de faire mieux sans s’en tenir à la méthode et en se laissant la possibilité d’un échec fréquentCela est manifeste dans leurs biographies. Cf. Ibid., chapitre 8 : « »Son nouveau style de saut, même après que les gens se moquent de lui et que les entraîneurs lui disent que ça ne marcherait pas, il s’y est tenu, parce qu’il ne pensait pas avoir quoique ce soit à perdre.», dit Kevin Miller, quelques années plus jeune que Fosbury à OSU et aussi rédacteur en chef du magasine des anciens élève de l’école, l’Oregon Stater. « Il avait déjà tout perdu. C’était comme s’il se disait : «Vous pensez que je vais souffrir de l’embarras ? Bon sang, j’ai perdu mon frère et mes parents. Je sais ce que c’est que de vraiment souffrir. Vous pensez que je vais m’inquiéter d’être différent ? Hé, je suis le seul enfant de l’école avec un frère mort et des parents divorcés.» Je ne dis pas que Dick s’est dit ces choses à lui-même, mais elles ont probablement eu lieu à un niveau plus profond. » » (« « With his new high-jump style, even after people laughed at him and coaches told him it wouldn’t work, he stuck with it because he didn’t feel he had anything to lose, » said Kevin Miller, a few years behind Fosbury at OSU and, eventually, editor of the school’s alumni magazine, the Oregon Stater. « He’d already lost it all. It was like: ‘You think embarrassment is going to hurt? Hell, I’ve lost my brother and parents. I know what real hurt is. You think I’m going to worry about being different? Hey, I’m the only kid in school with a dead brother and divorced parents.’ I’m not saying Dick said these things to himself, but they likely happened at a deeper level. ») L’indépendance d’esprit de D. Brill lui fait par ailleurs généralement juger vains les honneurs qu’elle reçoit pour ses performances ; cf. D. Brill, Jump, op. cité, chapitre I, et chapitre 2, p. 33-34 : « C’était quoi, une médaille ? Ce n’était qu’un morceau de métal. Ce qui était important, c’était tout ce qui m’avait permis de gagner, l’effort, la concentration. Tout cela, personne ne pouvait me le voler. C’est quelque chose que j’aurais toujours. J’essaie d’expliquer cette désinvolture quand les gens me demandent où sont passés tous mes trophées. Je leur réponds : « Je les ai donnés. Les premiers semblaient importants — ils ne le sont plus. » Je sais à quel point je suis forte. Je sais ce que j’ai réalisé. Cela ne sera jamais perdu. C’est pourquoi je les donne à des écoles et à des enfants. C’est là qu’ils sont importants, au début. Les trophées vraiment moches, en revanche, c’est tout un problème. Je les ai empilés dans un congélateur pendant un certain temps. Peut-être qu’un sculpteur abstrait pourrait être intéressé. » (« What was a medal ? It was just a piece of metal. What was important was what had gone into winning, the effort, the concentration. All that was something no one could steal. It was something I would always have. I try to explain this attitude when people ask me where all my trophies have gone. I say, «I gave them away. The first ones seemed important — they’re not any more.» I know how good I am. I know what I have done. That will never be lost. So I give them to schools and kids. That’s where they’re imporant, at the beginning. And with the really ugly trophies it’s quite a problem. I stacked them in a freezer for a while. Maybe some abstract sculptor might be interested. »).. C’était faire du sport à nouveau et pouvoir rechercher patiemment une convergence inédite. Comment relever le bassin sans faire tomber la barre avec ses épaules ? « J’ai mis deux ans pour trouver la solution à ce problème. », explique Fosbury. « Il me fallait tirer mon épaule gauche vers le haut et vers l’avant pendant l’impulsion. » Cf. T. Blancon, « Un homme sur le dos », Revue AEFA, n° 139, 1995. De cette façon, le buste se trouvait perpendiculaire à la barre lors du franchissement et pouvait commencer à redescendre aussitôt passé par-dessus sans plus risquer de la faire tomber. Et ainsi, parce que les épaules descendaient, le bassin était tiré vers le haut au moment de franchir la barre. Tirer une épaule vers le haut et vers l’avant n’était cependant pas la seule raison pour laquelle le corps de l’athlète se trouvait perpendiculaire à la barre lors du franchissement. Cela était dû aussi à la manière très particulière dont Fosbury le premier, puis Brill sur son exempleCf. D. Brill, Jump, op. cité, p. 42., avaient pris l’habitude de s’élancer. Au lieu de venir d’un côté, comme il est d’usage avec la technique de ciseaux, Fosbury prit son élan de moins en moins obliquement, peut-être d’abord par indiscipline« Le maître nous faisait sauter en ciseau avec un élan rectiligne et oblique par rapport au plan de la barre. En attendant notre tour nous ne respections pas la marque de départ qu’on nous avait fixée. Plus la séance avançait, de trépignements en bousculades, plus nous nous retrouvions décalés vers le centre de l’aire de saut. Nous sautions avec un élan en forme de J. Je me sentais bien sur cette trajectoire. Je l’ai toujours conservée. » Cf. T. Blancon, « Un homme sur le dos », op. cité.. Cela l’obligeait à effectuer un virage au dernier moment pour sauter parallèlement à la barre, produisant un mouvement angulaire faisant pivoter son corpsCf. Jesus Dapena, « The Evolution of High Jump Technique : Biomechanical Analysis », Indiana University, Bloomington, 2002 : « « La courbe était utile de deux manières : (a) elle permettait à l’athlète d’être en position basse à la fin de l’élan sans avoir à courir avec les genoux très fléchis ; (b) la courbe faisait s’incliner l’athlète loin de la barre au moment où le pied d’appel prenait appui, ce qui permettait de générer un moment angulaire pendant l’appel sans avoir à se pencher vers la barre à la fin de celui-ci. » Nous traduisons. (« The curve was useful in two ways: (a) It allowed the athlete to be in a low position at the end of the run-up without having to run with very bent knees; (b) the curve made the athlete lean away from the bar at the time that the takeoff foot was planted, and this permitted the generation of angular momentum during the takeoff without having to lean into the bar by the end of the takeoff. »)

Brill et Fosbury s’élançaient donc en « J », prenaient appui sur leur jambe extérieure, sautaient sur le dos et atterrissaient tête la première. Le « Brill Bend » et le « Fosbury Flop » étaient nés jumeaux. Bien qu’ils aient été motivés par une mauvaise maîtrise du rouleau ventral, ils donnèrent l’avantage au rouleau dorsal, pour trois raisons principales :

- le rouleau dorsal était plus facile d’apprentissage ;

- il fluidifiait la transition de la course au saut et permettait ainsi de convertir plus efficacement la vitesse horizontale en vitesse verticale, et donc de s’élancer avec plus de vitesse sans pour autant s’écraser sur sa jambe d’appui ;

- enfin, il permettait de garder le centre de gravité du corps plus bas encore sous la barre, grâce à la cambrure des pieds à la tête, et donc nécessitait moins de force pour la franchir à une même hauteurIbid. J. Dapena soutient cependant que le rouleau dorsal n’est pas nécessairement plus performant que le rouleau ventral, l’un et l’autre ayant des avantages différents. Selon lui, le rouleau dorsal correspondrait mieux à des athlètes plus souples et le rouleau ventral à des athlètes ayant plus de force. Il émet l’hypothèse que les deux techniques pourraient en venir à coexister..

Le rouleau dorsal devint mondialement célèbre lorsque Fosbury gagna avec lui la médaille d’or aux Jeux olympiques de 1968 (avec un saut à 2m24). Brill obtient avec lui la médaille d’or aux Jeux du Commonwealth de 1970, aux Jeux Panaméricains de 1971 et à la Coupe du Monde de 1979. Le rouleau dorsal ne tarda pas à s’imposer dans le saut en hauteur malgré la résistance de la plupart des coachs. C’est avec le rouleau dorsal que l’Ukrainienne Yaroslava Mahuchikh et le Cubain Javier Sotomayor obtinrent les actuels records du monde de saut en hauteur.

Photographie dédicacée par Richard Fosbury. Avec la courtoisie de Thierry Blancon.

Le sport comme montée en intensité.

Le rouleau dorsal présente un grand degré de convergence par rapport aux ciseaux et représente donc une avancée technique, parallèle à celle du rouleau ventral. En se faisant un corps concret, Quande, Brill et Fosbury développèrent leur propre lignée technique. Ils furent en cela comme techniciens d’eux-mêmes, construisant leur propre machine et veillant à trouver le réglage optimal des interactions entre leurs organes, de leurs positions respectives, de leurs puissances, de leurs directions, de leurs vitesses, de leurs rythmes, …. C’est ce qu’est toute athlète dès lors qu’elle pratique son sport d’abord pour lui-même — et même si elle n’en réinvente pas les techniques mais s’efforce seulement de maîtriser les plus convergentes : non pas l’agente passive d’une machine industrielle ou cette machine elle-même, comme le soutient la théorie critique du sportCf. L’opium olympique, op. cité, p. 145 : « Le sportif, loin d’être un individu intégral, est au contraire un individu morcelé, un simple opérateur d’un geste stéréotypé et mécanisé à outrance, tout comme l’ouvrier à la chaîne. Le sportif est lui-même une machine-outil, un moteur humain. » (145), mais la technicienne de sa propre machine. Dire cela pourrait cependant laisser penser que l’athlète a un rapport d’extériorité à son propre corps — ce qui reconduirait l’hylémorphisme que Simondon dénonceCf. G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Éditions Jérôme Millon, 2017, I, 1.. Ce malentendu ne serait cependant que la conséquence d’un préjugé sur l’activité technicienne, réduite à la combinaison de pièces partes extra partes au sein d’une machine abstraite. Parce que la technicité se caractérise avant tout par la convergence et la concrétude, Simondon insiste au contraire sur le fait qu’un·e technicien·ne n’est pas un être de pure raison mais quelqu’un qui développe un rapport intuitif aux machines, en en percevant et en en interprétant immédiatement les signes du fait de la grande familiarité établie avec elles. Un conducteur, par exemple, fait corps avec le moteur de sa voiture et le laisse démarrer progressivement ou reposer selon qu’il le sent chauffer trop ou trop peuDu mode d’existence, op. cité, p. 99 : « L’homme intervient ici comme être vivant ; il utilise son propre sens de l’auto-régulation pour opérer celle de la machine, sans même que cette nécessité soit consciemment formulée : un homme laisse «reposer» un moteur de voiture qui chauffe exagérément, le met en route progressivement à partir de l’état froid sans exiger un effort très énergique au début. Ces conduites, justifiées techniquement, ont leur corrélatif dans les régulations vitales, et se trouvent vécues plus que pensées par le conducteur. ». L’athlète, de même, est attentive aux signaux de son corps. Ses sensations sont ses premiers instruments de mesure.

Simondon comparait le technicien à un chef d’orchestreIbid., p. 12-13. qui harmonise entre eux les musiciens. Le sportif est comme le chef d’orchestre des parties de son corps. Il s’efforce de faire jouer à chacune sa partition dans une symphonie de gestes. Assurément, lorsque toutes jouent à l’unisson, le plaisir esthétique est tout particulier : l’athlète fait alors l’expérience d’une intensité. Ce concept nous paraît essentiel à la compréhension de l’activité sportive. L’intensité désigne toute mesure d’un tout qui ne s’obtient pas par la somme de ses parties mais directement dans sa différence d’avec zéroCf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Analytique transcendantale, Livre II, ch 2, section 3, folio essais, p. 209-214 : « J’appelle grandeur extensive celle dans laquelle la représentation des parties rend possible la représentations du tout (et par conséquent la précède nécessairement). […] [J]’appelle cette grandeur qui n’est appréhendée que comme unité et dans laquelle la pluralité ne peut être représentée que par son rapprochement de la négation = 0, une grandeur intensive. » Sur la notion de grandeur intensive, cf. Juliette Simont, Essai sur la quantité, la qualité et la relation chez Kant, Hegel, Deleuze. Les «fleurs noires» de la logique philosophique, V, L’Harmattan, 1997. Sur la notion d’intensité, plus généralement, cf. Tristant Garcia, La vie intense, Autrement, 2018.. La température est par exemple une grandeur intensive : pour obtenir la température d’un endroit, il suffit d’y placer un thermomètre n’importe où. Il serait erroné d’ajouter les unes aux autres les températures relevées par plusieurs thermomètres placés dans chacune des parties de cet endroit — comme si l’on voulait en mesurer la taille avec un mètre. Cela s’explique par le fait que l’énergie thermique mesurée se diffuse de proche en proche dans l’air. L’intensité est donc la mesure nécessairement globale du nombre et de la force des interactions qu’entretiennent entre elles les parties d’un certain corps. Plus la quantité d’énergie qui y circule est grande, plus l’intensité est élevée. Or, le sport est non une répétition mécanique mais une répétition intensiveSur cette distinction, cf. Gilles Deleuze, Différence et répétition, puf, Epiméthée, p. 9. parce que chaque nouvel essai vise à optimiser la circulation de l’énergie au sein du corps de l’athlète. Si ses efforts gagnent en intensité, c’est donc non pas d’abord parce qu’ils deviennent plus puissants ou plus rapides, mais parce qu’ils opèrent de mieux en mieux une synergie entre les différentes parties de son corps qui se communiquent l’une à autre leurs mouvements. L’intensification se fait par convergence. Bien sûr, le corps de l’athlète n’a pas l’homogénéité d’un gaz et l’athlète lui-même ne mesure pas l’intensité qui le traverse à la façon d’un instrument indépendant et objectif ; il en fait une expérience subjective. Ressentir cette montée en intensité obtenue du fait de la convergence patiemment opérée en son corps par les variations effectuées lors des multiples tentatives pour atteindre un objectif difficile, c’est cela la finalité ultime du sport. L’autotélisme médiat du sport s’explique ainsi : la performance n’est que le moyen, mais un moyen nécessaire, de l’intensité que l’activité sportive procure. Quande, Brill et Fosbury ne persistèrent pas à sauter en rouleau dorsal seulement par espoir de record, mais parce qu’ils faisaient l’expérience d’une intensité nouvelle. Debbie Brill, en particulier, insiste sur ce point :

Pour moi, le but n’était pas juste de sauter en hauteur pour gagner des médailles. Il s’agissait toujours de beaucoup plus. C’était la liberté qu’on y trouve, ce type de liberté de mouvement et d’expression. Il faut bouger avec fluidité, d’une seule pièce, et faire en sorte que toutes les parties fonctionnent ensemble. En combinant tout cela ensemble, c’est une sensation extraordinaire, la sensation la plus merveilleuse« For me, it wasn’t just high jumping to win medals,” she said. “It was always much more. It was the kind of freedom you get, a sense of freedom of movement and expression. You have to move smoothly, in one piece, and have all parts working together. So when you put it all together it’s an extraordinary feeling, the most wonderful feeling. » Cf. LONG, W., Celebrating Excellence : Canadian Women Athletes, Polestar, 1995..

Brill, comme les deux autres inventeurs du rouleau dorsal, se sentait en effet emportée et traversée de la tête au pied par une énergie continue. Son corps décollait en douceur à la fin de l’élan en « J » et la rotation l’entraînait sur le dos à la perpendiculaire de la barre, tête la première, puis la tête et les épaules en redescendant poussaient le bassin vers le haut, qui à son tour lorsqu’il redescendait élevait les cuisses, lesquelles propulsaient enfin les mollets vers le haut. Son corps était ainsi parcouru de la tête aux pieds par une onde, comme s’il se fluidifiait au point de devenir une vague dont la crête restait brièvement suspendue juste au-dessus de la barre.

Être parvenu à faire varier ses gestes habituels au point d’avoir établi entre ses organes des connexions originales et d’y faire circuler librement une énergie qui auparavant n’y passait pas, ou pas sans perte, c’est ce qui fait la joie intense de l’athlète, qui découvre alors un rapport tout nouveau à son propre corpsDans de rares cas, cette expérience s’apparente peut-être à celle que les psychologues du sport appellent « flow ». Cf. Pascale Demonstrond, Patrick Gaudreau, « Le concept de « flow » ou « état psychologique optimal » : état de la question appliquée au sport », dans Staps 2008/1 (n° 79), pages 9 à 21. Cf. aussi Elie During, « Les trois corps de l’animal sportif. Des Corps compétents (sportifs, artistes, burlesques). », dans Bernard Andrieu, Ethique du sport : morale sportive, performance, agressivité, 2019.. Il nous semble possible d’appeler corps sans organes un tel corps vécuCf. en particulier G. Deleuze et F. Guattar, Mille Plateaux, Les Éditions de Minuit, 1980, 6.. Une telle application au sport de cette notion de Deleuze et Guattari mérite cependant des explications — et d’autant plus que les deux auteurs de Mille Plateaux y recourent pour penser non la pratique sportive mais en premier lieu celle du masochiste. Le goût du sport est-il donc un masochisme ? La théorie critique du sport pourrait justifier un tel rapprochement en voyant dans les deux cas une soumission. Nous proposons de faire ce rapprochement pour une autre raison : comme les masochistes, les athlètes se font des corps sans organes. L’expression « corps sans organes » est paradoxale puisqu’elle ne désigne pas nécessairement l’expérience d’un corps absolument sans organes mais plutôt l’expérience d’un corps sans ses organes habituels. Selon Deleuze et Guattari, le masochisme est tout un programme, qui commence par l’interruption par un tiers du fonctionnement des organes du corps, par exemple au moyen de liens. Le corps sans organes masochiste est un corps désorganisé parce qu’il ne remplit plus les fonctions quotidiennes, pratiques et laborieuses, de l’organisme. Au lieu d’être canalisés et centralisés par les organes, les mouvements s’y font désormais de proche en proche : fouettée, la personne masochiste se sent traversée par des ondes de douleur provoquées par des forces extérieures. Le masochiste se fait immobiliser pour ressentir du mouvement en lui. Son corps, parcouru de mouvements en tous sens, lui procure en effet des sensations nouvelles qui font l’intérêt premier du masochisme, et cette thèse est proposée comme réfutation d’une explication selon laquelle le masochisme serait plaisir de la douleur pour elle-même ou bien moyen de soulager une culpabilité par la punition. De même, ce n’est tout au plus que secondairement que les athlètes appréhendent leur pratique sportive comme une rédemption. Ce qui importe, c’est que l’athlète s’efforce aussi de se départir de son corps quotidien et de faire l’expérience d’une intensité. Athlètes et masochistes ne se font cependant pas un corps sans organes de la même façon. Le corps sportif actif contraste avec le corps masochiste passif. L’athlète se fait un corps sans organes non pas en les interrompant mais en les poussant au-delà de leurs limites. Elle en varie toutes les modalités d’usage jusqu’à établir entre eux une convergence qui y fait circuler une énergie motrice le plus intensément possibleUn sport comme l’apnée constitue un cas très particulier mais cependant pas une exception, puisque l’athlète s’efforce d’utiliser une énergie minimale en la faisant circuler de la façon la plus économe possible — par exemple en évitant les pensées parasites — dans une zone restreinte d’un corps qui par ailleurs tend vers une absence d’organes (poumons réduits à la taille d’une orange, rythme cardiaque ralenti, vasoconstriction, narcose à l’azote, …). Chercher à aller au plus profond en apnée, c’est, semble-t-il, chercher à faire l’expérience de la moindre intensité.. La manière dont l’athlète fond ses organes les uns dans les autres — le corps sans organes qu’elle se fait — dépend bien sûr du sport qu’elle pratique et des gestes qu’elle y effectue. Les contractions que les coureuses et coureurs de fond produisent lors de leurs foulées avec les fibres « rouges » de leurs jambes et les sprinteuses et sprinteurs avec leurs fibres « blanches », les étirements que font les gymnastes lors de leurs roues et de leurs grands écarts, ou encore les torsions que les joueuses et joueurs de tennis font subir à leur corps lors de leurs servicesCf. le commentaire du service « dostoïevskien » de John McEnroe par Deleuze, dans l’entretien filmé L’abécédaire de Gilles Deleuze, de P.-A. Boutang et avec C. Parnet, 1989, « T comme tennis ».sont quelques exemples de ces mouvements intenses. L’énergie que les athlètes font passer dans leurs organes entraîne une transformation durable des structures moléculaire, ligamentaires, tendineuse, musculaires, etc., de leurs corps et c’est en cela que le sport ne donne pas au corps une forme humaine mais le déforme d’autant de façons qu’il y a de sports. À force de concentrer l’énergie de tout son corps dans certaines zones, l’athlète croît des organes insolites — comme les jambes fines des spécialistes de course de fond et les jambes larges des spécialistes du sprint. L’athlète n’a cependant jamais fini de se faire et de se refaire un corps sans organes. Un corps sans organes, en effet, n’est jamais absolu. Les structures du corps humain sont immuables dans une très large mesure, d’une part, et d’autre part les organes et les réflexes que la pratique sportive a faits converger tendent à diverger toujours à nouveau, sous l’effet de la vie quotidienne. Le risque, alors, est d’endommager son corps trop abstrait en y faisant passer une énergie motrice brutalement. Si le mouvement est continu, cependant, les athlètes se distinguent encore d’avec les masochistes pour cette raison que, non seulement ils et elles se font activement un corps sans organes au lieu d’en laisser le soin à un·e partenaire, mais aussi s’appliquent à libérer vers l’extérieur l’énergie accumulée. En cela, on pourrait dire que le masochiste se fait un corps sans organes clos, puisqu’il opère une convergence totale détruisant jusqu’à la moindre différence entre ses organes, mais qui n’a pour effet qu’un mouvement interne ; la sportive, elle, se fait un corps sans organes ouvert.

Le sport comme ouverture au monde.

Un objet technique ne converge pas qu’en lui-même. L’échange d’énergie et d’information qui définit son schème de fonctionnement ne s’établit en effet pas seulement entre ses différentes pièces mais aussi avec les nombreux éléments constitutifs d’un milieu naturel et technique. Pour Simondon, la machine à la plus haute technicité est une machine ouverte : elle recèle une marge d’indétermination qui la rend « sensible à une information extérieureIbid., p. 12.» et capable de s’y adapter à chaque fois. La prise en compte de cette information guide son réglage, donc les efforts pour faire converger ses différentes pièces. Cela vaut pour la technique sportive. Le corps sportif est une machine ouverte. Si l’athlète se modifie perpétuellement elle-même — si la présence de l’athlète à son corps est, selon une expression de Simondon, « une invention perpétuéeG. Simonon, Du mode d’existence, op. cité, p. 13.» — c’est parce qu’elle cherche à s’adapter à son milieu naturel, technique et humain. En convergeant en lui-même, le corps de l’athlète avec ses diverses extensions s’adapte à la piste de course ou au sentier, à la barre en hauteur, au filet, au but, au bassin ou à l’océan, etc. Dans certains cas, l’athlète fait encore converger son corps avec les corps d’autres êtres humains — ses coéquipiers et ses adversaires — et même avec les corps d’autres êtres vivants — cheval, buffle, chameau, … En saut en hauteur, le principal élément du milieu qui varie et sur lequel il s’agit de converger, c’est bien sûr la barre élevée un peu plus à chaque saut réussi et vers laquelle on se précipite : il faut toujours à nouveau en prendre en compte la hauteur et la distance par rapport à soiLe rouleau dorsal n’aurait cependant pas pu être pratiqué sans la modification de l’un des éléments constituant le milieu technique des athlètes de saut en hauteur. Jusqu’aux années 1960, les athlètes atterrissent en effet dans une fosse remplie de sable, de sciure ou de copeaux de bois. Sauter en ciseaux, en rouleaux costal ou ventral, c’était pouvoir se réceptionner sur les jambes et les bras. Sauter en rouleau dorsal, c’était devoir se réceptionner sur la tête, les épaules ou le dos, ce qui représentait alors un danger réel de blessure. Bruce Quande arrêta d’ailleurs l’athlétisme pour cette raison. « Quande arrêta de sauter après avoir vu un docteur qui lui dit qu’après des années à atterrir sur son épaule et son dos, il pourrait commencer à subir des dommages permanents. Quande y réfléchit sérieusement et s’éloigna de l’athlétisme. » (« Eventually, Quande stopped jumping after seeing a doctor who told him that after years of landing on his shoulder and back, he might start to get permanent damage. Quande gave it some serious thought and stepped away from the track. » Cf. l’article « The First Fosbury », par Micah Drew, pour Flathead Beacon, 21 juillet 2021). C’est grâce à l’invention, au début des années soixante, du « Port-a-Pit » de D. Gordon, un coussin composé du caoutchouc mousse, que le rouleau dorsal cesse d’être une technique autodestructrice. Cf. R. Welch, The Wizard of Foz, op. cité, chapitre 5. Brill avait pu développer sa technique chez elle parce que son père, marin, lui confectionna une fosse de réception avec des filets de pêche. Dans les deux cas, l’objet technique se rend lui-même possible en transformant son milieu. Pour Simondon, cet autoconditionnement de l’objet technique par la récurrence de sa causalité dans le milieu est « le véritable progrès technique ». Cf. Du mode d’existence, p. 65.. Notons à cet égard que le rouleau dorsal est une technique à la fois plus et moins convergente que le rouleau ventral : plus convergente parce que l’enroulement autour de la barre y est meilleur, mais moins convergente parce que la barre n’y est plus visible après l’appel et que l’échange d’information avec le milieu se trouve donc brusquement restreinte. Le saut de dos, en effet, ne permet pas de régler la position de son corps pendant l’envol ni la chute en fonction de son rapport à la barre ; le réglage se fait par anticipation. S’il procure la sensation d’être traversé par une force continue, il donne en contrepartie à vivre l’indétermination du positionnement de la barre lors de son franchissement. Peut-être est-ce un style plus introspectif. Quoiqu’il en soit, il s’avère que la technique sportive peut être pratiquée par goût du type d’intensité qu’elle procure :

La rotation dans la courbe d’élan [lors du saut en rouleau dorsal] permet la transition de la course au saut sans s’écraser. Mais le saut ventral reste supérieur en termes de sensations, explique Michel Portmann, biomécanicien du sport. C’est un autre rapport à la barre, un autre travail de visualisation, de prise d’information presque inconsciente au niveau de la cheville et du genou. Tout d’un coup, vous avez l’impression que votre corps décolle. Je n’ai jamais connu ces sensations avec le Fosbury, où vous sautez un peu à l’aveugleCf. FAVRE, Laurent, « Et Fosbury devint un nom commun. », Le Temps, article du 19 octobre 2018. https://www.letemps.ch/sport/fosbury-devint-un-nom-commun..

Parce qu’il renouvelle ainsi nos rapports à toutes sortes de choses, le sport a quelque chose de cosmique. C’est bel et bien ce que Deleuze donne à penser, notamment en ce qui concerne le sport de son époque. Dans un entretien d’octobre 1985 pour L’Autre Journal, il écrit ceci :

Les mouvements, au niveau des sports et des coutumes, changent. On a vécu longtemps sur une conception énergétique du mouvement : il y a un point d’appui, ou bien on est source d’un mouvement. Courir, lancer le poids, etc. : c’est effort, résistance, avec un point d’origine, un levier. Or aujourd’hui on voit que le mouvement se définit de moins en moins à partir de l’insertion d’un point de levier. Tous les nouveaux sports – surf, planche à voile, deltaplane… – sont du type : insertion sur une onde préexistante. Ce n’est plus une origine comme point de départ, c’est une manière de mise en orbite. Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air ascendante, « arriver entre » au lieu d’être origine d’un effort, c’est fondamentalGilles Deleuze, « Les intercesseurs », dans Pourparlers (1970-1990), Les Éditions de Minuit, 1990, p. 165-166..

À la différence des sports précédents, qui organisaient le monde à la mesure du mouvement humain, les « nouveaux sports » de la seconde moitié du XXe siècle lançaient l’être humain dans les mouvements du monde, le faisant participer à une écologie en acte. Un tel changement dans la pratique sportive était révélateur de la façon dont la pratique sportive se faisait l’écho elle aussi d’un nouveau rapport au monde, le même qui, dans les sciences humaines d’alors, tendait à effacer l’homme « comme à la limite de la mer un visage de sableCf. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Tel, 1966, p. 398.. » Il ne s’agissait cependant pas seulement d’une création de sports nouveaux ou de leur popularisation, comme l’écrit Deleuze, mais de la transformation des sports olympiques modernes : l’invention du rouleau dorsal est contemporaine elle aussi du bouleversement social, culturel et politique des années 1960. Certes, le saut en rouleau dorsal exige toujours de produire soi-même en courant l’énergie qui permettra de franchir la barre, mais cet anthropocentrisme dominateur s’est justement trouvé relativisé lorsque Quande, Brill et Fosbury mirent leurs corps en variation au point de lui faire recevoir sous forme d’onde la force produite. L’effort semblait si peu celui d’un athlète humain qu’un journaliste médusé crut y reconnaître un poisson qui bondit hors de l’eau et se laisse tomber à plat (« flop »)Cf. Patricia Jolly, « Dick Fosbury : un « flop » gagnant. », article du 13 août 2007, Le Monde : « Pressé par les journalistes locaux qui n’arrivent pas à mettre en mots son style, Dick le baptise «Fosbury flop». «Autant par goût pour l’allitération que par autodérision, explique-t-il. Et parce qu’un journaliste avait décrit mes sauts comme ceux d’un poisson bondissant hors de l’eau.» » Ce journaliste ne fut pas le seul pour qui Fosbury ressemblait à un être marin. Son camarade d’université, lui, en revanche, comprenait que Fosbury était non en dehors mais dans son élément : « Sweet, qui a observé Fosbury grandir, le connaissait mieux que personne : «Une fois, j’ai vu une émission spéciale de Jacques Cousteau sur les pieuvres», raconte-t-il. «Ils ont filmé la pieuvre à bord d’un navire, alors qu’elle glissait et suintait dans tous les sens. Puis ils l’ont filmée en train de glisser à travers un sabord et dans l’eau. Les caméras placées sous l’eau ont filmé cet animal incroyablement gracieux et d’une beauté stupéfiante. Dick était comme ça. Lorsqu’il flottait, il était la grâce, la beauté, l’efficacité, la force mêmes, mais surtout il était parfaitement fluide, comme si, bien sûr, c’était comme ça qu’il allait sauter. Comme les pieuvres, il avait atteint une homéostasie avec son environnement». » (« Sweet, who watched Fosbury morph from boy to man, saw Fosbury more clearly than most. “I saw a Jacques Cousteau special on octopi once,” he said. “They put a camera on it aboard a ship, slopping and oozing around. Then they filmed it sliding through a gunwale port and into the water. Cameras under water caught this amazingly graceful, stunningly beautiful animal. Dick was like that. Flopping he was grace, beauty, efficacy, strength, but mostly just smoothly perfect, like, of course, that was the way he was going to jump. Like the octopi, he’d reached a homeostasis with his environment. », cf. R. Welch, The Wizard of Foz, op. cité, chapitre 11. Nous traduisons.) La scène dont il est question est celle des dernières minutes du vingtième épisode de The Undersea World of Jacques Cousteau, 1972. Le commentaire dit ceci de la pieuvre : « C’est un maître de l’évasion, sans aucun os dans son corps. Hors de son élément, la pieuvre est un chaos de chair. De retour dans l’ordre de la mer, elle renaît à l’ordre, à la vie, à la grâce et à la beauté. » (« He is an escape artist, without a bone in his body. Out af his element, the octopus is a chaos of flesh. Back in the order of the sea, he himself is reborn to order, to life, grace and beauty. » Nous traduisons.) Une fois revenu dans l’océan, le corps sans organes de la pieuvre, phylogenétiquement sélectionné pour les ondes, est porté par les flots tout comme le corps sans organes que Fosbury s’est façonné pour lui-même est porté par la fluidité de son propre mouvement. https://www.youtube.com/watch?v=CGcl_R5kDBU. Chaque athlète se fait donc un corps sans organes et choisit de se laisser façonner par certaines forces du monde. C’est pourquoi, lors des quelques moments d’intensité qu’il lui est donné de vivre, l’athlète vit une passion qui l’emporte bien au-delà de sa personne humaine. Deborah Brill, nous semble-t-il, ne s’y était pas trompée :

La vérité, c’est que dans presque tout ce qu’on fait dans la vie on se retient ; dans l’action physique et dans la création artistique. Il est très rare de voir quelqu’un courir ou peindre à fond comme un fou. Je savais que dans le saut en hauteur, on ne pouvait jamais lâcher le contrôle. Mais maintenant je sentais aussi qu’il fallait ajouter un autre ingrédient. Il fallait un plus grand sens de la liberté, du lâcher-prise. Il fallait ressentir l’ancien désir de voler.

Pour moi, ce désir de voler est la sensation la plus merveilleuse qui soit. C’est une excitation physique qui vous emporte loin de toutes les choses quotidiennes qui s’accumulent dans votre tête ; toutes les petites pressions et irritations qui, si on les laisse faire, rendent la vie si compliquée. La liberté de voler est quelque chose que j’associe au fait de marcher dans la forêt ou dans un autre environnement naturel et de ressentir que la moindre importance que l’on pourrait avoir s’évapore dans quelque chose de beaucoup plus grand, de sorte que l’on devient simplement un autre élément de tout ce qui nous entoure : le ciel, les arbres, l’océan. À ces moments-là, je me sens légère, faisant partie de tout, complètement et merveilleusement insignifiante. Rien n’a d’importance. La seule autre occasion où je ressens quelque chose de semblable, c’est quand je suis amoureuse. Cela a la même texture, le même effet. ». Brill, Jump, op. cité, p. 132. Nous traduisons. (« The fact is that in almost everything in life something is held back ; in physical action and in the creation of art. It’s very rare that you see someone running, or painting, full out like a maniac. I knew that in high jumping, control could never be abandoned. But now I also felt there had to be another ingredient. There had to be a greater sense of freedom, of letting go. There had to be the old urge to fly. For me, that urge to fly is the most wonderful sensation. It is a physical excitement that carries away from all the day-to-day stuff that accumulates in your head ; all the little pressure and and irritation that, if you let them, make life seems so complicated. The freedom to fly is something I equate with walking in the forest or some other natural environnement and feeling that any significance you might have is departing into something much bigger, so that your just another element in everything around you : the sky, the trees, the ocean. At such times I feel light, part of everything, completely and wonderfully insignificant. Nothing matters. The only other time I feel quite like that is when I’m in love. It has the same texture, the same effect. »)

Conclusion. Pour des Jeux ovidiens.

Les Jeux olympiques et paralympiques sont-ils donc un culte de la performance ? Non, puisque le sport n’a pas les caractéristiques du travail, même quand il est professionnel : le sport est une fin en soi, une longue série de tentatives et une variation continue. Il est d’ailleurs parfois si éloigné du travail, du fait des variations qu’il apporte aux gestes pratiques et laborieux, que les mouvements pourtant intensifs des athlètes ne sont même plus le signe d’un effort : voyant Fosbury sauter sur le dos, un journaliste du Los Angeles Herald-Examiner le surnomma l’« athlète de saut en hauteur le plus paresseux du monde »Cf. R. Welch, Jump, op. cité, chapitre 11.. Les athlètes n’exercent pas non plus leur sport par seul amour du gain mais avant tout pour vivre ces quelques moments si précieux d’intensité corporelle vers lesquels le dépassement de soi les fait tendre.

Faut-il alors penser que les spectateurs et spectatrices se trompent sur ce que font et vivent les athlètes et ne s’enthousiasment que pour leurs performances abstraites ? Nous voulons pour terminer émettre une autre hypothèse, plus cohérente avec ce que nous avons montré. Il nous semble que les spectateurs et spectatrices ne regardent pas avant tout le sport pour savoir qui va le plus vite ou saute le plus haut. Certes, la liesse n’est jamais aussi grande que lorsque l’athlète ou l’équipe que l’on soutient l’emporte, mais si l’espoir de la victoire parait ainsi être un élément nécessaire au spectacle sportif, c’est peut-être surtout parce qu’il permet là encore de l’intensifier. De même que les athlètes cherchent à atteindre un but difficile dans le but de faire converger leur corps — et jouissent le plus souvent de la réussite en même temps que de l’expérience intense que la convergence corporelle leur procure ; de même, en les soutenant, les spectateurs et les spectatrices sont tout yeux pour leur performance et attendent de voir des problèmes posés et résolus par les corps en mouvements de leurs athlètes favori·es. La singularité des Jeux olympiques et paralympiques est d’ailleurs de donner à voir en même temps une multiplicité de sports, dont certains méconnus, et de sports pratiqués par une multiplicité de corps. Autant de corps différents, c’est d’abord autant de possibilités de convergences différentes. Il ne faut donc pas déplorer les « jeux olympiques pour handicapés, [l]es courses pour vieillards ou bambins, [l]es matchs de boxe ou de catch féminins, … »Cf. J.-M. Brohm, Le mythe olympique, op. cité, p. 138.et y dénoncer une violence s’exerçant sur des corps supposément plus faibles que d’autres. Le corps sportif n’est de toute façon jamais un corps parfait : parce que la surperformance sportive met le diable dans les détails, chaque athlète réinvente une synergie pour son propre corps et chaque corps se révèle différent en définitive. Les différences de sexe ou la diversité fonctionnelle ne font éventuellement qu’ajouter à la variation — et font parfois bifurquer d’autres lignées techniques. Autant de sports différents, c’est ensuite autant de techniques corporelles différentes et de corps transformés par leurs mouvements : des corps qui s’élancent, rebondissent et se figent, des corps qui se tordent dans tous les sens, pivotent sur eux-mêmes, se décalent, s’étirent, se replient, oscillent, des corps qui mélangent leurs bras et leur jambes, qui intègrent des bouts de bois, de plastique et de métal, qui s’hybrident avec les animaux et les machines, qui épousent les flots, les roches et les vents, …

Le sport est un spectacle de métamorphoses. Or, c’est un spectacle participatif. Car si les métamorphoses sportives provoquent autant d’émoi, c’est sans doute parce que percevoir, c’est toujours ressentir un peuCf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, II, 1, p. 290 : « En somme, mon corps n’est pas seulement un objet parmi tous les autres objets, un complexe de qualités sensibles parmi d’autres, il est un objet sensible à tous les autres, qui résonne pour tous les sons, vibre pour toutes les couleurs, et qui fournit aux mots leur signification primordiale par la manière dont il les accueille. Il ne s’agit pas ici de réduire la signification du mot «chaud» à des sensations de chaleur, selon les formules empiristes. Car la chaleur, que je sens en lisant le mot «chaud» n’est pas une chaleur effective. C’est seulement mon corps qui s’apprête à la chaleur et qui en dessine pour ainsi dire la forme. De la même manière, quand on nomme devant moi une partie de mon corps ou que je me la représente, j’éprouve au point correspondant une quasi-sensation de contact qui est seulement l’émergence de cette partie de mon corps dans le schéma corporel total. ». Certes, assis·e dans les tribunes ou devant des écrans, on ne fait pas soi-même tous les mouvements corporels que font les athlètes — et c’est pourtant comme si on les vivait ou revivait dans son propre corps. En regardant une épreuve de saut en hauteur, peut-être se sent-on par exemple parcouru de la tête aux pieds par un léger frisson et fait-on l’expérience d’un peu de l’intensité qui traverse si puissamment les athlètes. Quitte alors à se référer à l’Antiquité pour nommer les Jeux, et plutôt que de revendiquer leur filiation aux dieux de l’Olympe dont la flamme nous serait apportée par un Prométhée déchaîné, il nous faut désirer l’amitié d’Ovide et souhaiter des Jeux « ovidiens ». Car, en se laissant métamorphoser malgré nous par les dieux et les déesses des stades et des bassins, nous partageons un peu de leur félicité.

Contributeur·ices

Jim Schrub et Romain Vielfaure