Le tournant hantologique de l’anthropologie

A l’occasion de la publication simultanée de La voix des fantômes de Grégory Delaplace et de Spectres de Marx de Derrida, Frédéric Keck remarque que le « tournant ontologique » de l’anthropologie contemporaine s’est prolongé en un « tournant hantologique » qui peuple de revenants les sciences humaines de notre monde post-soviétique. Car comment vivre avec des êtres qui hantent les places qui ne sont plus les leurs ?

Un spectre hante l’anthropologie contemporaine : « le tournant ontologique ». Cette expression désigne l’injonction à prendre en compte la présence des acteurs qui étaient jusque-là écartés des formes du « symbolique », défini comme la capacité de l’espèce humaine à échanger des signesCf. Frédéric Keck, Ursula Regehr et Saskia Walentowitz, « Anthropologie : le tournant ontologique en action », Tsantsa, 20, 2015, p. 34-41.. Depuis une vingtaine d’années, ce « tournant » a été l’occasion pour les anthropologues de faire de grandes virées dans l’école buissonnière des forêts, où ils ont décrit des esprits, des divinités, des animaux, en leur donnant autant d’« agentivité » que les humains, c’est-à-dire de capacité d’agir dans des situations sociales. Il s’agissait de « repeupler les sciences sociales », en montrant que la notion de « peuple », sur laquelle les sciences sociales se sont construites depuis deux siècles, devait inclure les « non-humains »Cf. Sophie Houdart et Olivier Thiery (dir.), Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La découverte, 2011, p. 65-74., et en redéfinissant l’être du signe comme une entité variable que les humains partagent avec les non-humainsCf. Patrice Maniglier, La vie énigmatique des signes : Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, L. Scheer, 2006..

Un tel tournant a souvent été perçu comme un retour en arrièreCf. Jean-Pierre Digard, « Le tournant obscurantiste en anthropologie », L’Homme, 203-204, 2012, p. 555-578.. Prétendre analyser l’ontologie des Runa d’Amazonie, comme le fait Eduardo Kohn, n’est-ce pas revenir au romantisme de Martin Heidegger, dont l’anthropologie des formes symboliques de Pierre Bourdieu formulait une vigoureuse critiqueCf. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones sensibles, 2017 ; Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988. ? Oser cartographier des ontologies à partir des différentes façons qu’ont les sociétés humaines de penser la physicalité et l’intériorité, comme le fait Philippe Descola, est-ce un retour au culturalisme de Johann Gottfried von Herder, qui assigne à chaque société une culture en fonction de sa langueCf. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; Michael Carrithers, Matei Candea, Karen Sykes, Martin Holbraad, Soumya Venkatesan, “Ontology Is Just Another Word for Culture: Motion Tabled at the 2008 Meeting of the Group for Debates in Anthropological Theory, University of Manchester”, Critique of Anthropology, 30(2), 2010, p. 152-200.? Proposer de décrire l’ontologie des réseaux constitués par les technologies des sociétés humaines, comme l’a fait Bruno Latour, conduit-il à un relativisme qui, en connectant les relations les unes aux autres, empêche de les juger depuis une position de savoirCf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997 ; Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.?

Ces objections pouvaient sembler raisonnables pour une discipline qui se veut scientifique. Dire que l’anthropologie devait porter sur l’ontologie et non sur le symbolique, domaine dans lequel ce que Lévi-Strauss a qualifié de « technique de dépaysement » a conquis sa scientificité, peut apparaître comme un retour en arrièreCf. Frédéric Keck, Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, Pocket, 2005.. Auguste Comte, en fondant la sociologie et en la prolongeant en anthropologie pour décrire la singularité de chaque vie sociale, faisait de cette science la clé de l’accès au positivisme, qui devait selon lui mettre fin à l’âge métaphysiqueCf. Bruno Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006.. Le tournant ontologique, en prétendant dire pour chaque société ce que l’être est et comment le monde est peupléJe reprends ici la définition de l’ontologie donnée par Bruno Latour et Philippe Descola dans leur discussion avec leurs collègues américains publiée sous le titre « The ontological French turn » (Hau. Journal of Ethnographic Theory 4(1), 2014). Il faudrait la distinguer de la définition de l’ontologie comme intensification de l’être mobilisée par Eduardo Viveiros de Castro en reprenant les analyses de Gilles Deleuze dans Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF, 2009., fut perçu par de nombreux anthropologues positivistes comme « le fantôme à exorciser »Cf. Brian Wilson, Rationality, Oxford, Basic Blackwell, 1970, p. 11.. Le sociologue des religions Brian Wilson a appliqué ce terme au philosophe et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, qui fut le premier à prendre au sérieux des énoncés comme « Les humains sont des oiseaux », car il mettait selon lui en danger rien moins que la rationalité humaine et la capacité à faire sens de ce que dit autruiCf. Frédéric Keck, Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS Editions, 2008..

De telles objections au « tournant ontologique en anthropologie » manquent cependant la façon dont il s’est prolongé et ramifié en un « tournant hantologique » pour mieux saisir l’expérience humaine dans ses détours et ses bifurcations. Si l’anthropologie donne une présence aux non-humains, c’est la présence absente des esprits, des spectres et des fantômes, qui fait dérailler le projet totalisateur des sciences sociales, car elle ouvre la figure du peuple à ce qui le déborde. Or une telle présence spectrale était au cœur du « tournant ontologique en anthropologie » si on le prend depuis des figures moins médiatiques et masculines. À la fraternité entre Bruno Latour, Philippe Descola et Eduardo Kohn (fraternité réelle et quasi monastique, puisqu’on peut rattacher ces anthropologues aux convictions religieuses par ailleurs très différentes à la figure de saint François d’Assise communiquant avec les animaux), il faut ajouter la sororité entre Anne-Christine Taylor (qui étudie les pratiques funéraires des Achuar pendant que Philippe Descola étudie leurs pratiques de chasseCf. Anne-Christine Taylor, « Des fantômes stupéfiants. Langage et croyance dans la pensée achuar », L’Homme, 1993, tome 33 n°126-128, p. 429-447.), Vinciane Despret et Isabelle Stengers (qui analysent les sorcières et les fantômes encore actives dans notre modernité en dialogue permanent avec Bruno LatourCf. Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015 ; Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2008.) ou encore Donna Haraway et Anna Tsing (qui participent avec Eduardo Kohn à ce qui a été conçu aux États-Unis comme une « ethnographie multi-espèces » car elles décrivent les vivants qui résistent à la standardisation globaliséeCf. Donna Haraway, Quand les espèces se rencontrent, Paris, La Découverte, 2021 ; Anna Tsing, Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, Paris, La Découverte, 2020 ; Eben Kirksey et Stefan Helmreich, « The Emergence of Multispecies Ethnography », Cultural Anthropology 25 (4), 2010.). Alors que cette fraternité annonce la bonne nouvelle d’un nouveau peuple plus large pour les temps qui viennent, cette sororité montre qu’il est composé de spectres apparaissant dans les failles de la modernité pour les temps qui restent.

En publiant presque en même temps les livres de Grégory Delaplace, La voix des fantômes, et de Jacques Derrida, Spectres de Marx, les éditions du Seuil permettent aux lecteurs de prendre la mesure de ce que le « tournant hantologique » a fait à la pensée des sciences sociales. Si le livre de Grégory Delaplace prolonge les enquêtes qu’il mène depuis vingt ans en Mongolie et si celui de Jacques Derrida est réédité pour le vingtième anniversaire de sa mort, ils s’inscrivent en vérité dans une période plus longue : celle qui s’est ouverte avec la chute du mur de Berlin en 1989, l’écroulement soudain du bloc soviétique, l’effondrement de l’espérance communiste et la disparition du marxisme, que Jean-Paul Sartre décrivait dans la préface de la Critique de la raison dialectique en 1961 comme « l’horizon indépassable de notre temps. »Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1961, p. 58. Le livre de Jacques Derrida est en effet issu d’un colloque organisé en 1993 à l’Université de Californie intitulé « Wither Marxism ? » (Où va le marxisme ?) pour analyser les figures de l’esprit chez Marx, et celui de Grégory Delaplace se situe dans une Mongolie post-soviétique où les fantômes prolifèrent sur les ruines de la collectivisation.

Grégory Delaplace ouvre son livre sur la première phrase du livre de Jacques Derrida : « Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. »Grégory Delaplace, La voix des fantômes. Quand débordent les morts, Paris, Seuil, 2024, p. 9, citation de Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Seuil, 2024, p. 11.. Alors que Spectres de Marx abonde en formules qui sont devenues centrales dans la deuxième partie de son œuvre ouverte par ce livre crucial (« la justice comme indéconstructible », « le messianique sans messianisme »…), cette formule a été rarement commentée par les lecteurs et disciples du fondateur de « l’école de la déconstruction »Les éditions Galilée ont repris en 2005 cette expression pour la publication d’un livre posthume de Jacques Derrida : Apprendre à vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum.. Dans la postface qu’il a écrite pour la réédition de ce livre, et qui ouvre le dialogue qu’il eut avec Jacques Derrida au Collège International de philosophie en 1994, Etienne Balibar rappelle que Spectres de Marx arrivait au moment du débat sur « la fin de l’histoire » lancé par le livre à succès de Francis FukuyamaEtienne Balibar, « 30 ans après », in Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 275-279 ; Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992. « Apprendre à vivre enfin », dans ce contexte, c’est apprendre à vivre dans le temps de la fin de l’histoire, à condition de ne pas concevoir ce temps, à la manière de Kojève repris par Fukuyama, comme une réconciliation de l’humanité avec elle-même (et avec son animalité, ajoutait Kojève) mais comme un temps « out of joints », expression de Shakespeare dans Hamlet que l’on traduit ordinairement par « hors de ses gonds » mais que Derrida préfère traduire par « usé dans ses jointures », pour interpréter son usage par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communisteCf. Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 36-45.. Ainsi Spectres de Marx se présente-t-il comme une exégèse brillante de la figure du spectre dans l’œuvre de Marx en vue de dégager l’esprit de la critique marxiste des décombres d’une ontologie matérialiste et dialectique qui apparaissait alors usée.

Après avoir analysé l’être du signe à partir de la violence originaire qu’il a appelé « différance » et dont il a retracé les formes dans l’écritureCf. Jacques Derrida, De la grammatologie Paris, Minuit, 1967., Jacques Derrida a orienté son travail de réflexion éthique et politique sur le don et la dette. Le sous-titre de Spectres de Marx, qui fait suite à un commentaire de Marcel Mauss publié sous le titre Donner le tempsCf. Jacques Derrida, Donner le temps I. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991., est « L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale ». Ce sous-titre fait saisir à quel point la déconstruction est pour Derrida un geste à la fois philosophique et politique. Le terme « État de la dette » lui permet de diagnostiquer une certaine modalité d’organisation de l’État néo-libéral après la chute du mur de Berlin et la nécessité de penser une « nouvelle Internationale » en faisant le deuil des espérances de l’État soviétique. Derrida mentionne en passant son expérience comme prisonnier de cet État à Prague en 1982, et son impossibilité à penser qu’un tel État, que les « nouveaux philosophes » qualifiaient alors de « totalitaire », pourrait s’effondrerCf. Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 116.. Il montre ainsi que l’État néo-libéral et l’État totalitaire s’enracinent dans la même source : le besoin vital du sujet moderne de conjurer les spectres. Dans une lecture brillante des textes de Karl Marx sur Max Stirner, Derrida fait apparaître de façon visionnaire le thème qui deviendra central dans ses textes des années 1990 jusqu’à son diagnostic des conséquences de l’attaque du 11 septembre à Manhattan : la peur constitutive du sujet moderne à l’égard des autres qui sont en lui, suscitant des mécanismes d’auto-immunité et des technologies du virtuel pour contrôler ces autresCf. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2004..

D’une façon qui a peu été commentée par les lecteurs de Derrida mais qui apparaît nettement lorsqu’on le lit au regard d’une anthropologie de la Mongolie, le pouvoir moderne mobilise des techniques de chasse pour conjurer les spectresSur la chasse aux fantômes et aux virus en Inde et en Chine, cf. Emmanuel Grimaud, Metavertigo. Vertiges de l’humain augmenté par ses vies antérieures, Paris, La Découverte 2024 ; Frédéric Keck, Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Paris, Seuil, 2021.. La conjuration des puissances européennes mène, dit Marx dans le Manifeste du Parti Communiste, une « sainte chasse » au spectre communisteCf. ibid., p. 70-71 : « Toutes les puissances de la vieille Europe se sont alliées en une sainte chasse à couure contre ce spectre (verbündet zu einen heiliger Hetzjagd gegen dies Gespenst) ». . Mais Marx lui-même se fait chasseur de fantômes, puisque son but par le Manifeste est de rendre visible et réel ce fantôme que Max Stirner et les hégéliens de gauche n’ont fait qu’évoquer en idée. « L’acharnement d’un chasseur consiste à disposer d’un leurre animal, ici le corps vivant sans vie d’un fantôme, pour tromper sa proie. (…) Cercle spéculaire, on chasse pour chasser, on pourchasse, on se met à la poursuite de quelqu’un pour le faire fuir, on l’éloigne, on l’expulse pour le chercher encore et rester à sa poursuite. »Ibid., p. 217-218. En écrivant ces lignes en 1993, Derrida anticipe ici ses analyses de la chasse aux terroristes et à toutes les figures d’étranger après le 11 septembre 2001, ce que Grégoire Chamayou va appeler le « pouvoir cynégétique »Cf. Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, Paris, La fabrique, 2010. . C’est parce que le pouvoir construit une ontologie qui sépare le même et l’autre que la déconstruction apparaît comme une hantologie, attentive au travail de deuil par lequel une chasse sans finalité apparente invente une forme de justice. L’ontologie, dit Derrida, est une technique d’exorcisme des spectres dont il faut faire une déconstruction minutieuse pour « apprendre à vivre enfin » avec ses fantômes. C’est dans cette visée que devient éclairante une ethnographie des sociétés où l’État moderne n’a pas imposé son ontologie au même degré que dans la nôtre, et où les techniques de chasse font percevoir d’autres relations avec les fantômes que l’exclusion ou l’exorcisme.

Grégory Delaplace travaille depuis les années 2000 au nord-ouest de la Mongolie chez les Dörvöd, un peuple d’éleveurs et chasseurs nomades qui n’ont jamais connu le bouddhisme diffusé dans le reste de la Mongolie, et qui sont revenus, après l’effondrement de l’État soviétique, à des pratiques chamaniquesCf. Roberte Hamayon, La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d’ethnologie Université de Paris-X, 1990 ; Caroline Humphrey et Urgunge Onon, Shamans and Elders. . L’État soviétique a condamné les pratiques funéraires traditionnelles consistant à laisser un cadavre se décomposer dans la steppe après l’avoir disposé selon un ordonnancement rituel, et il a obligé les Mongols à enterrer leurs morts dans des cimetières selon des normes d’hygiène occidentales. Grégory Delaplace a observé comment les Dörvöd, malgré leurs discours sur la nécessité d’oublier les morts et de ne plus en parler, perçoivent la présence des morts dans leur environnement et manifestent cette présence par des photographies disposées dans les yourtes ou dans la steppe. Il est devenu attentif aux situations dans lesquelles les humains sont sensibles à la présence des fantômes, souvent par l’intermédiaire des animaux comme un cheval qui s’arrête ou un corbeau qui croasseGrégory Delaplace, L’invention des morts : sépultures, fantômes et photographie en Mongolie contemporaine, Patris, Centre d’études mongoles et sibériennes, 2009..

Cette attention ethnographique aux fantômes l’a conduit à mener un dialogue à l’Université de Cambridge avec l’anthropologue Heonik Kwon, qui a étudié la perception des fantômes de la guerre au VietnamCf. Heonik Kwon, Ghosts of War in Vietnam, Cambridge, Cambridge University. Press, 2008.. Heonik Kwon a observé qu’en parallèle des grands dispositifs rituels par lesquels l’État vietnamien célèbre les morts de la guerre d’indépendance nationale contre la France et les États-Unis, les citoyens inventent des micro-dispositifs qui leur permettent d’accueillir des morts français, américains, algériens… Pour comprendre ces dispositifs qui résistent à l’analyse des rituels enseignée par le fonctionnalisme britannique dans la suite des Formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim – le rituel comme mise en pratique de représentations collectives nécessaires à la permanence de la vie sociale - Heonik Kwon a réhabilité un membre oublié de l’école durkheimienne, Robert Hertz, mort sur le front aux premiers jours de la Première Guerre mondiale après avoir analysé le mécanisme des « doubles funérailles »Cf. Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », L’Année sociologique, 10, p. 48-137.. Dans un grand nombre de sociétés, et notamment chez les Dayak de Borné étudiés par Hertz, le cadavre est enterré pour ouvrir une phase de cérémonies rituelles, puis déterré et enterré une nouvelle fois, ce déplacement des morts étant nécessaire selon Hertz pour que la vie sociale puisse reprendre après le deuil. Au lieu de considérer ce moment de suspension du cadavre entre la vie et la mort comme une superstition primitive, Hertz se demande plutôt pourquoi la civilisation moderne l’a progressivement résorbé en voulant donner à chaque mort sa place.

En reprenant cette intuition de Hertz à laquelle Kwon a donné une première forme ethnographique, Delaplace fait un pas de plus : il se demande quelle agentivité est attribuée aux morts dans ces dispositifs rituels. Une telle interrogation s’inscrit dans « le tournant ontologique de l’anthropologie » en ce qu’elle élargit l’agentivité aux non-humains ; mais Delaplace se méfie de la notion d’ontologie, car celle-ci risque selon lui d’assigner les agents à des places, alors que l’hantologie – terme que Delaplace reprend à Derrida – est attentive au travail par lequel les morts débordent les places qui leur sont données par les vivants en se manifestant comme des fantômes. Delaplace appelle « hantement » ce mode d’agentivité des morts: « La relation tour à tour silencieuse et stridente (jamais communicationnelle d’emblée) qu’on entretient avec des morts qui ne sont pas encore, et ne deviendront peut-être jamais (car ils passent à côté des institutions qui auraient permis de les instaurer comme tels) des fantômes. La présence de choses, puisque leur existence en tant qu’êtres n’est même pas établie, dont la morbidité n’a pas de nom. (Note) Alors que la hantise est ce que produisent les fantômes culturellement reconnus comme tels (en vertu d’une certaine ontologie qui admet leur existence), le hantement désigne la présence et l’action des morts pour qui aucune place n’a été ménagéeGrégory Delaplace, La voix des fantômes, op. cit., p. 175. Il s’agit d’une discussion avec le livre de Gil Bartholeyns, Le hantement du monde. Zoonoses et pathocène, Paris, Dehors, 2021.. »

Le livre de Delaplace se présente ainsi non comme un inventaire des représentations culturelles des fantômes mais comme une enquête sur les situations où les morts débordent les places qui leur sont attribuées par les vivants. Les rituels d’endo-cannibalisme en Amazonie, les règles d’interaction avec les fantômes codifiées par les clercs après l’invention du purgatoire dans l’Europe médiévale, les dispositifs photographiques de capture des fantômes dans l’Angleterre du dix-neuvième siècle, les techniques de distribution de l’héritage au Ghana, les bureaucraties des morts dans la Chine impériale ou les techniques de gestion des fantômes dans la Chine post-maoïste sont analysés comme autant de cas de débordements singuliers, avec parfois des diagrammes de parenté comme celui que fait Grégory Delaplace pour une scène d’apparition qui eut lieu en Inde au début du vingtième siècleCf. Beth Conklin, Consuming grief. Compassionate cannibalism in an Amazonian society, University of Texas Press, Austin, 2001 ; Jean-Claude Schmitt, Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994 ; Grégory Delaplace, Les Intelligences particulières : Enquête dans les maisons hantées, Paris, Les vues de l’esprit, 2021 ; Jack Goody, Death, Property and the Ancestors a Study of the Mortuary Customs of the Lodagaa of West Africa, Stanford University Press, 1962 ; Vincent Goossaert, Bureaucratie et salut. Devenir un dieu en Chine, Genève, Labor et Fides, 2017 ; Erik Mueggler, The Age of Wild Ghosts: Memory, Violence, and Place in Southwest China, Berkeley, University of California Press, 2001 ; Look Back with Me: Memories of Dr. Shridhar Vyankatesh Ketkar, Calcutta, Writers Workshop, 1990.. Il s’agit à chaque fois de suivre comment les vivants apprennent à vivre avec les morts en nouant des relations avec les fantômes qui débordent des sépultures.

Grégory Delaplace conclut son livre par une phrase qui pourrait être écrite par Jacques Derrida : « Au commencement était le spectre » (ou plutôt « les spectres », aurait dit Derrida, car il y en a toujours plus d’un…) Delaplace critique ici la thèse, souvent reçue en anthropologie, selon laquelle l’humanité aurait commencé par le traitement funéraire des morts qui aurait ouvert l’espace du symbolique. En s’appuyant sur les travaux de l’archéologue Paul Pettitt, Delaplace souligne que les primates ont toujours été hantés par leurs morts mais que les humains se distinguent plutôt par les dispositifs pour « apprendre à vivre enfin » avec euxPaul Pettitt, The Palaeolithic origins of human burial, Londres, Routledge, 2010.. Le fantôme n’est pas un mauvais mort mais un mort qui n’a pas encore été éduqué, écrit Delaplace.

Une telle thèse est paradoxale : la fin de l’humanité – avoir des relations justes avec les vivants et les morts – serait ainsi présente dès le début, en sorte que le travail du deuil devient un point de départ pour être humainCf. Grégory Delaplace, La voix des fantômes, op. cit., p. 188. Il s’agit d’une critique judicieuse du livre de Thomas Laqueur, Le travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortuaires, Paris, Gallimard, 2018. En partant du tombeau de Marx à Londres, Laqueur adopte en effet une approche productiviste des morts que Derrida et Delaplace permettent de questionner.. Mais cette thèse prolonge l’hypothèse de Claude Lévi-Strauss dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss : l’humanité a commencé par un excès de signifiant et le reste de son histoire consiste à adjoindre des signifiés à ces signifiants qui débordentClaude Lévi- Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XLIX.. Pour le dire dans les termes de la sociologue Avery Gordon, qui a beaucoup influencé le débat anglophone en littérature et en histoire au cours des vingt dernières années : les fantômes sont des formes qui nous concernent et qui deviennent matérielles (ghosts are forms that matter), en sorte que les humains doivent bricoler avec ellesCf. Avery Gordon, Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, trad. fr. Matières spectrales : Sociologie des fantômes, Paris, B42, 2024.. L’anthropologie ne cesse peut-être de tirer les conséquences ontologiques – ou plutôt hantologiques – de l’intuition fondatrice de l’anthropologie structurale, qui résonne encore comme un appel à l’inventivité théorique pour les enquêtes ethnographiques.