Paul Virilio : l’état de guerre permanent

Alors que Le Seuil réunit 22 ouvrages de Paul Virilio dans un «livre-bunker», Philippe Petit nous invite à redécouvrir la pensée de cet auteur inclassable, autodidacte, urbaniste, essayiste, qui eut son heure de gloire dans les années 1990-2000, mais semble aujourd’hui un peu oublié, et surtout mal compris. Virilio anticipe un monde de «guerre pure», généralisée, où l’information s’ajoute au ciel, à la mer et au sol comme terrain d’affrontement, un monde dont le temps infini est rattrapé par l’espace de la Terre finie, où «l’écologie grise» des infrastructures importent plus que la faune et la flore… un monde qui ressemble beaucoup au nôtre!

À l’heure où les états européens se réarment, où le soldat-citoyen resurgit dans les Pays Baltes, où la dissuasion nucléaire redevient un horizon incontournable, face au danger russe, les réflexions de Virilio sur l’effacement progressif de la guerre de mouvement et l’assomption de la guerre de l’information peuvent encore nous interpeller. Il n’est donc pas inopportun de revenir sur le trajet et les écrits de cet autodidacte, hanté par le leurre entretenu par la stratégie de dissuasion, laquelle n’a pu empêcher ni la guerre en ex-Yougoslavie, ni les guerres hybrides, ni permis d’anticiper la guerre en Ukraine. On y est d’autant plus incité que Le Seuil publie un impressionnant livre-objet, intitulé La fin du monde est sans avenir, qui reprend en 990 pages la plupart des écrits de Virilio, en tout 22 essais, formidablement édités, avec un excellent appareil critique, une préface très informée signée Jean Richer, architecte-géographe, et un témoignage émouvant de Sophie Virilio, la fille de l’auteur. Livre qui, au vu de sa taille et de son appareillage, mérite l’appellation de livre « bunker » que lui attribue son éditrice, Maria VlachouPaul Virilio, La Fin du monde est un concept sans avenir, Oeuvres (1957-2010), Paris, Le Seuil, 2023. On trouvera sur le site du Seuil une présentation de l’ouvrage ainsi que la table des matières: https://www.seuil.com/ouvrage/la-fin-du-monde-est-un-concept-sans-avenir-paul-virilio/9782021483888..

Paul Virilio (1932-2018) fut tour à tour, peintre, maître verrier, architecte, essayiste. Il était surtout un urbaniste. « Je suis un homme de la forme-ville, un formaliste, parce que je suis avant tout un urbanistePaul Virilio, Cybermonde. La politique du pire, Textuel, 1996, p. 105. », disait-il. Virilio demeure de nos jours un guide précieux pour les architectes et celles et ceux qui travaillent à l’aménagement des territoires. Il est aujourd’hui un penseur déconsidéré, voire ignoré, par la plupart des philosophes ou chercheurs en sciences humaines. Son œuvre, qui couvre une trentaine d’années et comprend une quarantaine de livres, est pourtant riche d’enseignements pour notre présent. 

War baby, fils d’immigré clandestin, Virilio n’avait pas quinze ans qu’une pluie de bombes alliées tombaient sur Nantes où sa famille s’était réfugiée. La destruction du décor urbain fut son banc d’essai, la fragilité de la ville son souci originel. L’Insécurité du territoire (1976) commence par le récit de ce raid aérien sur Nantes. Il signe pour le jeune Virilio, contraint de se réfugier dans un abri, « l’avènement du ciel dans l’histoire, la hauteur, usuelle désormais, le dessus, présent et omniprésent à partir de l’an 1940L’Insécurité du territoire, Stock, 1976. ». Cette césure, fruit d’un traumatisme réel, il en fera sa raison de vivre. Elle forgera chez lui l’idée que la technique, notamment celle que promeut le complexe militaro-industriel, a partie liée avec la catastrophe et que sa puissance, sa vitesse d’intervention, vont de pair avec son pouvoir de destruction. Que la brutale disparition d’un décor urbain, puisse devenir un « fait acceptable », il ne l’a jamais accepté. 

Ceci explique que, durant la guerre du Golfe (1990-1991), durant la guerre en ex-Yougoslavie (1991-2001), au Kosovo (1998), en Irak (2003), sans oublier le 11 septembre 2001, il fut un guetteur, un précurseur. Il a surtout compris, après la chute du mur de Berlin, que le destin des sociétés occidentales et celui des sociétés post-communistes, avaient partie liée. Qu’une dissuasion totale transcendant la souveraineté des nations, serait une entreprise de longue haleine. Il a compris que la guerre froide n’était pas une simple parenthèse. Que nous serons pour longtemps des dissuadés en suspens. Et qu’il serait de plus en plus difficile aux coalitions qui iront au combat de se mettre d’accord à la fois sur le choix des armes et sur les buts de guerre. L’échec de l’OTAN au Kosovo en apporta la preuve avec l’emploi par l’armée américaine d’armes létales censées atteindre l’objectif de zéro mort du côté américain. Est-ce pour cette raison que Virilio a cessé d’écrire en 2010 ? Nul ne le sait. Mais, une chose est certaine, puisque son idée fixe était la guerre, ainsi que le complexe militaro-industriel - à l’origine aussi de l’informatique et de la plupart des objets techniques qui nous entourent -, il aurait bondi, devant ce qu’on a pu lire à la Une d’un magazine honorable consacré à la philosophie : « La guerre, alors qu’on n’y pensait plusPhilo Mag, mars 2022. ». 

Jeune garçon, il arpentait les chantiers navals et notait sur un cahier d’écolier ses souvenirs de guerre. À la Libération, il voulut recoller les morceaux de son enfance perturbée. Il entra à l’école des Métiers d’art, rue de Thorigny à Paris. Il prit goût à la peinture sur vitrail. Contraint de gagner sa vie, il travailla avec Braque à Varengeville et suivit Matisse à Saint-Paul-de-Vence. Pour se distraire de ses travaux manuels, il suivit à la Sorbonne les cours de Vladimir Jankélévitch, Jean Wahl, Raymond Aron. Il se perfectionna en philosophie, se passionna pour l’architecture et la psychologie de la forme. Peintre le jour, apprenti essayiste la nuit, Virilio pensait, comme Balzac, qu’il n’y a de vie que dans les marges. Il est resté tout au long de sa vie un réfractaire. 

Tout préparait cet « enfant de la Blitzkrieg » à entrer en résistance, à ne pas se soumettre. À devenir une sorte de Rousseau post-moderne de la culture technique. Tout le poussait à devenir un héraut de la perception en lutte contre la tyrannie du temps réel et celle de la vitesse. Ce que l’enfant a vu, l’adulte n’a eu de cesse de l’amplifier. Au point de ne pas croire, à ce qu’il voyait. De ne pas en croire ses yeux. Sa formation de peintre autant que d’urbaniste, son intérêt pour l’art militaire autant que celui pour la photographie et le cinéma, tout le poussa à penser qu’il n’y a pas d’acquis sans perte. Ce n’était pas un progressiste. 

C’est au cours de l’été 1958, sur une plage normande, adossé à un massif de béton qui lui avait servi de cabine de bain, qu’il eut la révélation du « scandale du bunker » qui le décida à travailler sur l’architecture de guerre, un peu moins de vingt ans avant d’être nommé directeur de l’École spéciale d’architecture de Paris en 1975. En 1968, il rêva, avec beaucoup d’autres, d’une ville qui serait un théâtre, avec ses ombres et lumières. Un peu comme Louis Jouvet regrettant sur la scène l’introduction de l’éclairage électrique, il imagina des silhouettes sorties de nulle part, se rapprochant lentement l’une vers l’autre, sans se voir vraiment, lentement sorties d’une pénombre protectrice. Dix ans plus tard, il fit équipe avec Alain Joxe à l’École des hautes études en sciences sociales, dans le Groupe de sociologie de la défense. Il créa avec son ami Georges Perec une collection intitulée « Espace critique » chez son éditeur favori : Galilée. Il participa activement aux revues Esprit, Cause commune, Traverses. Il fonda avec Félix Guattari Radio Tomate en 1979. Mit sur pied un service social pour SDF avec le Haut comité pour le logement des défavorisés… 

Proche de l’abbé Pierre et du mouvement des prêtres ouvriers, Virilio est devenu chrétien à dix-huit ans. Il n’en faisait pas état. Comme tout bon chrétien. Virilio n’était pas un révolutionnaire, c’était un « révélationnaire ». C’est ainsi qu’il se définissait. Qui était-il ? Le contraire d’un universitaire. Un marginal. Un chrétien actif qui a beaucoup œuvré pour les sans-logis. Durant les années 1970 tout le monde l’ignorait. Même Gilles Deleuze qui était un de ses fervents lecteurs. Il était un homme à vif, un lecteur de presse boulimique, discret sur ses engagements, mais totalement immergé, assailli, par l’actualité. Comme pris d’étouffement par ce trop-plein de réalité, dont on trouve des traces aussi d’autres figures de l’époque, comme Jean Baudrillard ou Annie Le Brun. 

Trait d’époque qui n’est pas sans rappeler l’importance des discontinuités historiques, mais qui selon Virilio consacrait le règne de l’information intégrale et de l’espace virtuel, qu’il tenait responsable de la perte de la vie réelle, de la disparition de l’espace public, au profit de l’image publique. Avec des accents parfois catastrophistes, il prophétisait le pire. Tout en se défendant d’être décliniste, il était attaché à l’idée, comme Jean Baudrillard, que les phénomènes extrêmes avaient vocation de nous réveiller.

« La propagande faite autour d’Internet et des autoroutes électroniques vise à urbaniser le temps réel au moment où l’on désurbanise l’espace réel. Nos villes, pas seulement Sâo Paulo ou Calcutta, mais aussi bien Washington que la banlieue de Paris, sont dans une situation absolument catastrophique. Elles sont aujourd’hui au bord de l’implosion. La tendance est à la désintégration de la communauté des présents au profit des absents – absents abonnés à Internet ou au multimédia. C’est un évènement sans pareil. C’est l’un des aspects de l’accident général. Le fait d’être plus proche de celui qui se tient au loin que de celui qui se trouve à côté de vous est un phénomène de dissolution politique de l’espèce humaine. On voit que la perte du corps propre apporte la perte du corps de l’autre, au profit d’une sorte de spectralité du lointain, de celui qui est dans l’espace virtuel d’Internet ou dans la lucarne de la télévision. » 

Cette citation est extraite de Cybermonde, La politique du pire (1996). Elle traduit assez bien ce qui hantait Virilio. L’idée qu’il ne peut y avoir de corps propre, sans monde propre, sans une situation, un lieu, un milieu, permettant le rapprochement des corps, un ici et maintenant, garant de notre corporéité physique. Mais elle s’éclaire encore mieux en rapprochant la désintégration du civil et celui du militaire. Virilio, le penseur de la vitesse, n’a pas passé une journée sans réfléchir au fait que les satellites d’information, les drones, l’intelligence artificielle, etc., seraient les armes du futur. De même qu’il n’a jamais vraiment accepté les conséquences de la révolution informatique. Le fait que, grâce à l’informatique, on puisse tout savoir de nos faits et gestes, avec le déploiement exponentiel de la télésurveillance et de la reconnaissance faciale, constituait à ses yeux une autre forme de dissuasion. Les individus seront dissuadés de bouger, ils seront frappés d’inertie, comme étreints par un sentiment d’incarcération, d’immobilisme, de stupeur consentie. Il a donc compris non seulement que la guerre de l’information se substituera à la guerre classique, au champ de bataille, mais que l’armée nationale deviendrait une police nationale à laquelle nul ne pourra échapper, puisque chacune et chacun fournira à la police les renseignements qu’elle réclame, ou bien fera sa propre police. 

La guerre deviendra si transparente, si évidente, si dépendante de la logistique, si totalement étrangère à notre perception, qu’elle constituera ce qu’il appelait « une guerre pureOn en trouve une définition dans le «glossaire» placé en annexe de La fin du monde est un concept sans avenir, où il est proche de «guerre totale»: «Expression désignant la dissuasion militaire totale qui se développe même en temps de paix. Elle synthétise l’approche totalisante et militaire dans une forme paradoxale de pureté.» (La fin du monde est un concept sans avenir,op. cit., p. 1243) », autrement dit une guerre purement technologique. Ce ne sera plus alors, pensait-il, un voyage au bout de l’enfer, un face-à-face entre ennemis, mais un combat sans combattants. Une vie sans mouvement, comme il existe une guerre sans mouvement. Cette peur de l’incarcération, d’un trajet impossible, cette perte de l’étendue planétaire, nul doute que Virilio l’ait ressentie profondément. 

Cette peur fait de lui un passeur et sans doute un des meilleurs chroniqueurs de guerre des années 1990. 

Durant la crise de Cuba (octobre 1962), Khrouchtchev ne pouvait pas faire la guerre à l’Amérique, pas plus que l’Amérique ne pouvait faire la guerre à la Russie. La peur de la guerre était présente dans l’opinion publique, absente dans les couloirs de l’OTAN. Avec la fin de la Guerre froide, la dissuasion, qui effrayait les populations et rassurait le commandement militaire de l’OTAN, devient, selon les termes de l’architecte et disciple de Paul Virilio, Jean Richer, « si liquide qu’elle s’épanche sans limites et provoque un sentiment de claustration généralisée, submergeant la protection anachronique des remparts chers à Vauban, pour frapper les individus où qu’ils soient d’une psychose obsidionaleLa fin du monde est sans avenir, op. cit., p. 69. ». La Terre est devenue un bunker géant. Non que la dissuasion à grande échelle ait disparu. Elle est plus que jamais à l’ordre du jour. Mais l’atome n’est plus ce bouclier protecteur qui permettrait d’enrayer une crise majeure. Il demeure une menace, mais il n’est plus un rempart. Jean Richer précise encore: « La fin de la Guerre froide n’a pas empêché la prolifération de l’arme atomique, et la dissuasion bilatérale a laissé place à la menace terroriste. Face à l’économie mondialisée, les États s’amenuisent, ressemblant plus que jamais à des États politiques rendus minimum par les politiques libérales tandis que l’administration de la peur s’observe peut-être plus que jamais. Dès lors, comment ne pas accréditer l’hypothèse d’une société obnubilée par la guerreIbidem.?» 

Ce basculement, Virilio l’a vécu au jour le jour. Tout en continuant à se référer à la notion de guerre pure, c’est à dire à une guerre faisant totalement confiance à l’innovation technologique, voire à celle « d’arme pure », au moment de la guerre du Golfe (1990) où s’imposèrent côté américain des expressions comme « bombe propre » ou « guerre zéro mort ». Il n’a pas cherché à théoriser la guerre, tel Clausewitz, mais à la rendre omniprésente dans nos têtes. En France d’abord, bien sûr, mais aussi bien au-delà de nos frontières. Parallèlement à son approche de la dissuasion, il s’est penché sur les guerres hybrides, asymétriques, trans-politiques, sur le terrorisme, les guerres civiles, sur toutes les « guerres impures », avec la même ardeur qui l’avait conduit en 1983 à décrypter le cinéma de guerre des Première et Seconde Guerres mondiales. 

Il s’est ainsi efforcé de relier ses travaux antérieurs, qui portaient sur le théâtre des opérations, le champ de bataille, à l’actualité du moment qui inaugurait à ses yeux un quatrième front, après ceux de la terre, de la mer et de l’air : « la guerre électronique totale ». C’est la thèse qu’il défend dans L’Écran du désert (1991) et qu’il résume ainsi :

« Voici la grande métamorphose de cette guerre post-moderne : elle nie et l’offensive et la défensive, au seul bénéfice du contrôle et de l’interdiction du champ de bataille, et cela, quelle que soit l’ampleur de ce dernier ; le front de l’information électronique instantanée (quatrième front) devenant ce qu’étaient les premières lignes du front terrestre lors des deux dernières guerres mondiales, le front aérien n’ayant finalement servi qu’à préfigurer ce que serait, après l’importance historique considérable du pouvoir maritime, le futur pouvoir orbitalPaul Virilio, L’Écran du désert, Paris, Galilée, 1991, p. 177.. » 

Virilio sur ce point n’a pas anticipé la montée en puissance maritime de la Chine, ni la mise en chantier par la France du PANG (Porte-avions de nouvelle génération, destiné à remplacer le Charles de Gaulle), « nouveau monstre des mers »Sur ce programme, on lira avec profit l’article de Sylvie Andreau dans Le Monde du 7 avril 2024.. Mais il a mis en valeur le fait que « la guerre promotionnelle », avec ses apparents succès ou tristes bévues, était de toute façon une guerre expérimentale, au sens où chaque guerre inaugure de nouvelles techniques: l’intelligence artificielle aujourd’hui pour l’armée israélienne à Gaza, les avions furtifs hier durant la première guerre du Golfe. Car c’est un trait insuffisamment souligné : ce n’est pas l’évolution technique en tant que telle, qui pose un problème. Elle est facile à identifier : une lunette pour voir, un satellite pour observer, tout le monde comprend le passage de l’un à l’autre. Ce qui interroge, c’est la difficulté que l’on a à rendre compte des expériences vécues, ainsi que du milieu dans lequel celles-ci font leur apparition et comment elles s’en sortent. Le philosophe, Grégoire Chamayou, dans sa Théorie du drone (2013), en contestant (à juste titre) la thèse selon laquelle le drone pourrait être un engin éthique de précision, a souligné à quel point celle-ci repose sur une confusion « entre la précision technique de l’arme et la capacité de discrimination dans le choix des cibles ». Appliquez ce jugement à ce qui se dit sur le système Lavender de l’armée israélienne depuis son offensive sur Gaza, ce qui se dit de l’intelligence artificielle, capable d’établir, par recoupements de données, le degré de proximité potentiel de chaque citoyen de Gaza avec le Hamas, et vous verrez le problème. Les deux plans ne se recoupent guère. La technique opère, elle ne peut être une réponse éthique aux horreurs de la guerre. Elle est une béquille, que le plus petit commun dénominateur politique - ou juridique - met à bas. Les premières photographies aériennes du champ de bataille de Verdun nous ont certes livré une image précise de la destruction et du chaos provoqués par la première « guerre industrielle », elles ne nous disent rien de la souffrance des soldats. On constate simplement qu’elles rendent la carte obsolète. Pour le territoire, il appartient à chacun de se déterminer. 

Si l’auteur de L’Écran du désert a toujours défendu l’idée que toute guerre est d’abord un théâtre de représentation, qu’il existait un fil reliant la tour de gué et les satellites d’observation, il ne s’est jamais aventuré à théoriser le phénomène guerrier en tant que tel. Seul l’intéressait la rencontre des deux plans. Seul l’intéressait ce qu’il appelait « la souffrance optique ». Il y eut pendant la guerre du Golfe des soldats irakiens qui se sont rendus à un avion sans pilote: il s’agissait d’un drone de reconnaissance aérienne disposant d’une simple caméra vidéo. La souffrance n’était pas la même pour ces soldats ébahis ou le spectateur de télévision regardant la scène. Mais elle relevait d’une même torpeur. Virilio, en bon disciple de Péguy, disait qu’il était un « voyeur » ; il était aussi un voyant. De nos jours en Ukraine, c’est sur une application de son portable qu’un soldat peut identifier un drone. Cela ne l’empêche pas d’avoir autant de mal à se faufiler au milieu d’un champ de mines. Il n’y a jamais de concordance entre les exploits techniques et la capacité des hommes à y répondre. La technique est muette, les hommes n’ont pas d’autre choix que de parler à sa place. Cela les responsabilise. Mais il ne saurait y avoir de discours de la guerre qui ne prenne en compte les exploits de la technique et la « stratégie de déception » dont elle est l’accoucheuse. 

Cette expression de Paul Virilio, il faudrait la prendre au sérieux. La révolution des affaires militaires dont il fut un des plus grands commentateurs, mêlant guerre territoriale et guerre humanitaire, fut, au prétexte d’éviter les dommages collatéraux, une occasion inespérée de faire un usage massif des hautes technologies. Tony Blair, en avril 1999, disait que la guerre du Kosovo était une guerre d’un nouveau genre portant sur des valeurs plutôt que reposant sur une volonté de conquête territoriale. Il oubliait de dire qu’elle était avant tout une guerre promotionnelle en faveur de nouveaux armements. Nulle guerre n’échappe à cette logique d’investissement dans ce qu’en France on appelle de nouveau «l’économie de guerre». Hors les périodes où on oublie la guerre, par déni, on ne voit pas comment il est possible d’en sortir. Autrement que par la (décision) politique. 

Car c’est une triste réalité, la guerre depuis 1914 se présente toujours peu ou prou comme une guerre mondiale en réduction. Qui dirait aujourd’hui qu’une guerre régionale ne peut pas dégénérer en conflit mondial ? La guerre entre les Empires, Chine et États-Unis, n’est pas la plus improbable, mais elle n’est pas la seule en lice. Virilio, au moment de la guerre du Golfe, écrivait ceci, qui n’est pas obsolète :

« On le conçoit aisément, avec ce conflit en temps réel, on ne peut légitimement parler de champ de bataille ou de guerre localisée. Même si la manœuvre terrestre demeure précisément située, elle est surplombée, totalement dominée par l’ampleur d’un volume global, d’un environnement dont la réduction spatio-temporelle est l’essentiel. De topique, le conflit militaire devient soudain téléo-topique, toute guerre régionale devient mondiale, du fait même de son contrôle instantané. La restriction draconienne des distances de temps, entre le Centre de calcul des trajectoires situé aux États-Unis et les différents postes de tir des armes aux Proche-Orient, aboutit à un mixage du global et du localPaul Virilio, L’Écran du désert, op. cit., p. 176.. »  

Comment a-t-il été possible, d’oublier la guerre ?  Comment ne pas être surpris par l’oubli qui frappe l’œuvre de Paul Virilio ?  L’anthropologue Catherine Hass dans son livre La Guerre aujourd’hui (2019) ne le cite pas une seule fois. Elle donne du crédit au fait que le mot (elle dit « le nom ») de guerre se serait absenté au cours des années 2000. Il est vrai qu’elle traite de la guerre du point de son rapport à l’État. Ce qui n’est pas le cas de Virilio. Les historiens du temps présent quant à eux ce sont plutôt intéressés aux violences de guerre. Aux massacres, aux génocides. Inutile de les commenter ici. Je renvoie au travail de Christian IngraoChristian Ingrao, Les Urgences d’un historien, Conversation avec Philippe Petit, Paris, Editions du Cerf, 2019..

Mais il faut dire un mot de notre contemporanéité. En quoi les écrits de Virilio peuvent-ils encore nous interpeller ? Ils le peuvent sur un point fondamental : la distinction entre la guerre et la paix ne fonctionne plus. Pas seulement parce que l’armée israélienne, par exemple, s’est prononcée, en avril 2024, pour une guerre longue, ou parce qu’il est loisible de s’interroger sur une guerre sans buts. L’affaire est plus générale. Désormais la paix armée, comme ce fut longtemps le cas en Europe, redevient notre horizon, dans nombre de conflits. Je ne me prononce pas sur l’Afrique ou le Caucase. Néanmoins, il est clair que nous sommes entrés dans ce que Virilio appelait « une guerre civile internationale » dont il nous est impossible d’imaginer la fin. Car désormais la géopolitique est devenue notre champ de bataille, ou plutôt notre champ de tension, dont le doux mot de multipolaire ne peut nous consoler… 

Bien sûr, on peut tergiverser, dire par exemple que ce qui se passe à l’intérieur de nos frontières (le terrorisme) est sans rapport avec ce qui se passe à l’extérieur, que ce qui se passe en Ukraine n’a pas les mêmes répercussions en Pologne ou en France, etc. C’est l’évidence même. On n’ira pas combattre demain pour la Moldavie. Mais se contenter de cette évidence, c’est ne pas voir, quoi qu’il se passe, ce qui s’annonce : on ne rétablira pas l’équilibre (de la terreur). On parviendra seulement à recréer le chaos. Ce que pensait Virilio. La conséquence est néfaste, mais elle dit que le simple fait d’avoir oublié la guerre, ou bien de l’avoir absentée, comme le dit Catherine Hass, est déjà plus qu’une erreur : un déni. Terme repris par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, dans un entretien paru dans Médiapart le 9 mars 2024. Dans son livre La grande guerre peut-elle mourir ?, celui-ci s’était interrogé avec justesse sur le regain du discours de la guerre après les attentats de 2015 au Bataclan, et au début de la crise du Covid : le fameux « nous sommes en guerre » du président de la RépubliqueStéphane Audoin-Rouzeau, La grande guerre peut-elle mourir ? Essai sur le référent 14-18 en France, Paris, Odile Jacob, 2023.

Cela fait signe indirectement pour nous toutes et nous tous en Europe et partout dans le monde. Le discours de la guerre, qu’il soit instrumentalisé ou non par les gouvernants, c’est celui d’aujourd’hui. Virilio, qui était un enfant de la guerre, a tenté de nous en avertir. Il n’était pas cependant un fataliste. Et la guerre chez lui n’était pas le tout de notre rapport au monde. Il n’était pas un penseur qui recherchait l’unité. Son mode était descriptif, certes, mais jamais unitaire. Il séparait son activité d’essayiste de ses engagements personnels. Il écrivait pour montrer, plus que pour démontrer. 

Quand le monde est perdu comme distance, qu’il est réduit à rien, que « le temps du monde fini commence », comme disait Paul Valéry, que faire ? Virilio a répondu par l’essai. « Le salut nous viendra de l’écriture et du langage », disait-il. Baudrillard pensait la même chose. Pas n’importe quel essai. Celui, dont Walter Benjamin et Theodor Adorno ont vanté les mérites et dont Georges Didi-Huberman donne une définition frappante : « une construction de pensée capable de n’être pas enfermée dans les strictes catégories logico-discursivesGeorges Didi-Huberman, Devant le temps, Histoire de l’art et anachronismes des images, Paris, Minuit, 2000. ». Une écriture qui fonctionne à la manière d’un montage d’images - y compris les images mentales, auxquelles Virilio accordait une large place dans son travail, en parallèle avec de vraies images, notamment celles que l’on trouve dans son maître livre sur le cinéma durant la seconde guerre mondiale : Logistique de la perception (1983).  Le cinéaste Harun Farocki (1944-2014) a, lui, répondu par l’image seule. Il était de ce point de vue plus optimiste que Virilio. Plutôt que de dénoncer la technique, il s’en est emparée et a conjoint l’invention formelle à son geste critique. Sa façon d’ouvrir les yeux était de ne jamais les fermer. Virilio, lui, écrivait pour ne pas être aveuglé. Il ne savait pas s’il lui fallait les ouvrir ou pas. 

Ce serait cependant une erreur d’identifier Virilio à tous les contempteurs récents de la révolution informatique. Virilio, qui n’est jamais cité par ceux-ci, n’est en rien comparable à Michel Desmurget, l’auteur de La Fabrique du crétin digital (2019), ni à Gérald Bronner, l’auteur de L’Apocalypse cognitive (2021), ni à Bruno Patino, l’auteur de La Civilisation du poisson rouge (2019), car, contrairement à eux, il ne s’intéresse pas vraiment aux phénomènes d’addiction en tant que tels, pas plus qu’au « data capitalisme » et sa course aux donnés, ni à la perte d’attention. Le mal, selon lui, vient de plus loin. Il n’est pas dans l’après, les dégâts causés par le progrès, mais dans l’avant. Ce qui frappe, à le lire, au vu de ce constat, ce n’est pas seulement son érudition, son écriture compulsive; c’est son obsession généalogique, sa farouche volonté de relier les époques entre elles, de multiplier les angles de vues, les analogies historiques, sa totale désinhibition devant l’anachronisme, qui fait de lui un fidèle disciple de Walter Benjamin, un amateur, pour qui, à la fin des fins, comme l’énonce Georges Didi-Huberman, « il n’y a d’histoire que de symptômes ».  Ce qui fait de lui un de nos plus grands « symptômologues », si ce mot à un sens - autrement dit un clinicien. Rapporté à ce qui constitue la part maudite de tout savoir historien, un symptôme, c’est son lot, « ne survient jamais au bon moment, apparaît toujours à contretemps, tel un ancien malaise qui revient importuner notre présent ». Un symptôme est ce qui interrompt le cours de l’histoire chronologique. Ce constat anime le travail colossal accompli par Virilio. 

Il n’est pas un texte de Virilio qui n’obéisse à cette règle. Tout chez lui, converge en une suite de carambolages, de rapports inattendus, entre Vauban et la ligne Maginot, entre la première ligne télégraphique en 1794 et l’informatique, entre Rodin, le sculpteur du mouvement, et la mise en mouvement de l’instantané, par le cinématographe, etc. Tout. Sans que ce tout fasse l’objet d’une synthèse. Ni d’un simple descriptif. Mais il faut que cela produise des effets, signale une perturbation dans la manière dont nous percevons le monde : un téléscopage du proche et du lointain. Une panique, qui abolit notre connaissance des distances et des dimensions. Une difficulté à faire face à tous les phénomènes d’accélération, un affaiblissement de notre regard, de notre capacité optique, devant l’irrémédiable ascension de toutes nos prothèses techniques, le télescope, jusqu’à la multiplication industrielle des prothèses visuelles et audiovisuelles, engendrant une autre façon de percevoir. 

Virilio était-il un historien des techniques et un historien des sciences ? À sa manière. Il était familier de ces deux disciplines. Il lisait avec passion les physiciens de sa génération et avait une connaissance précise des transformations techniques dont il anticipait les conséquences néfastes. Face à la course illimitée de la technologie, il prenait soin de ne pas confondre la science, la finitude de fond de la science, sa part d’ombre, parfois assumée – forme contemporaine, peut-être, de ce que Nicolas de Cuse appelait la docte ignorance –, avec la technologie. Laquelle comme le mot l’indique, supporte une inséparabilité de principe de la technè et du logos. Autrement dit, il adoptait l’attitude somme toute raisonnable qui consiste à ne pas confondre l’objet réel et l’objet de connaissance. De ne pas confondre le réel et son objectivation. Ou pour le dire plus directement l’Univers et le Monde. Pour être encore plus précis, disons qu’il prenait soin de ne pas nier l’essence scientifique de la technique, mais qu’il était de ceux qui considèrent le logos techno-logique, fruit d’interprétations diffuses, diverses, souvent contradictoires, comme un produit fondamentalement impur. Et c’est sur cette impureté qu’il a bâti son œuvre. 

Notre époque l’a un peu oublié, mais Virilio fut un éveilleur, une vigie, pour nombre de baby-boomers. OK, me direz-vous peut-être. Mais c’est peut-être par là qu’il est encore capable de parler à notre époque. Il y a dans son écriture, son style, une précipitation, une peur, qui n’appartiennent qu’à lui. Un sentiment de perte, d’insécurité, le pressentiment de la fin d’un monde, de la fin de la géographie, l’idée qu’il n’est plus possible de se fier à ce que l’on voit, une dépossession perceptive, dont il origine les causes principales dans la Deuxième Guerre mondiale: « Entre les années 1940 et 1945, le vieux continent a vécu des situations qui rappellent par bien des points l’époque présente », écrivait-il dans le livre qui le fit connaître, L’insécurité du territoire (1976).  

Contrairement à ce que beaucoup ont pu croire, qui l’ont lu trop vite, Virilio n’était pas un simple contempteur de la post-modernité. Et certainement pas un technophobe stricto sensu . L’importance qu’il accordait au sentiment d’incarcération que pouvaient engendrer des phénomènes devenus familiers, telle la surveillance constante des caméras vidéo, en ville, ou dans les vestibules des grandes entreprises, il l’appliquait à l’ensemble de notre environnement. Homme du percept, il a compris très vite que le champ de bataille, quel qu’il soit, est un champ de perception. Peu importe les références qui l’ont conduit à penser ainsi. Il admirait le livre de Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, mais cette référence ne vaut pas un blanc-seing. Il y a dans le trajet d’une existence autre chose que ce à quoi elle se rapporte. Appelons cela le régime de survie inhérent à ce qui constitue et compose une existence.  

Et Dieu sait si Virilio eut plusieurs vies. Ce n’était pas un intellectuel bourgeois. Il a connu la précarité. De logements en logements, il a gravi les échelons. Il est issu d’un père italien, ouvrier carrossier, qui était communiste, et d’une mère bretonne, catholique de tradition. Outre ses déménagements successifs, il a tâté de nombreux métiers, nous l’avons dit, avant de se déclarer essayiste. On retient de lui qu’il fut le penseur de la vitesse, ce n’est pas faux. Il en était en effet l’archéologue, depuis le cheval jusqu’aux télécommunications instantanées en passant par l’avion. Ce temps réel l’effrayait plus que tout. Mais il est pour nous encore plus l’inventeur de ce qu’il appelait « l’écologie grise ». Car Virilio était géographe et pas seulement historien des techniques. Traiter de la pollution des distances, des échelles, de la grandeur nature, vivre en percevant ce qui nous entoure, que les choses existent à travers des proportions, un horizon, des perspectives, il pensait que c’était aussi important que de s’occuper de la faune ou de la flore. Pour lui, le temps et l’espace étaient inséparables. Il aurait aimé qu’un Ministère du temps épaule celui de l’environnement. Voilà pourquoi son oeuvre ne saurait être absente des Temps qui restent, ni de la revue ni l’époque, qui est la nôtre, pour qui la question de la Terre où devra atterrir la Modernité est évidemment liée à celle du temps, ou des tempsVoir le texte introductif de la revue par Patrice Maniglier: «Des Temps Modernes aux Temps qui restent».

S’il a anticipé les dangers de l’interactivité, des réseaux sociaux, il nous a enseigné que gagner du temps, c’était perdre le monde. Que la vitesse, n’était pas un gain, mais une perte, qu’elle faisait disparaître la distance, lorsque les véhicules qui nous transportent gagnent en rapidité. Il nous a appris aussi qu’il existait un mur de la conscience. Qu’on ne pouvait tout gober, tout absorber, tout comprendre, et qu’à le vouloir, on risquait le pire. C’est ce qu’il appelait l’information intégrale. Il nous a appris qu’on ne pouvait gommer les catastrophes engendrées par le progrès, l’accident intégral, tel celui de Tchernobyl. Il était effrayé par l’idée que la jeunesse qui viendrait après lui puisse naître dans un monde clos. Il pensait qu’une ville sans limite n’est plus une ville. Qu’une ville sans frontière extérieure se condamne à faire passer cette frontière à l’intérieur de la ville. Il pensait que les problèmes ayant trait à la pluralité des visions du monde se posaient comme les problèmes politiques majeurs de notre siècle et du sien. Qu’il n’existait pas d’au-delà de l’homme. Il n’était pas un révolutionnaire, pas même un réformiste, mais il était animé d’une mystique militante qui touche encore de nos jours les étudiants en architecture qui le découvrent. Disons alors qu’il était un passeur. « Vivre dans un quartier, ce n’est pas vivre dans un logementCybermonde, op. cit. », disait-il encore . Il n’est pas un front social qu’il n’ait exploré. Pas un rapport au monde, qu’il n’ait tenté de décrypter. D’où son style, le lien qu’il entretenait avec ses carnets, dont on trouve des traces dans le livre bunker édité par les éditions du Seuil Paul Virilio, La fin du monde est sans avenir, op. cit.. Tout chez lui est question d’échelle, tout renvoie à ce qu’il appelait « la grandeur nature », elle désigne chez lui « la perception des dimensions spatio-temporelles ». Le livre bunker possède un glossaire précieux. Nous conseillons à tout le monde de le consulter pour se faire une idée de cette manière si singulière de vagabonder sans se perdre, ni chercher à se mettre en surplomb. 

Paul Virilio a anticipé notre époque. On le réduit souvent à un contempteur des nouvelles technologies de l’information ; il était avant tout soucieux de réconcilier la science et la philosophie, pour être d’autant mieux en mesure de les distinguer. Il considérait comme une blessure la grande rencontre avortée entre le philosophe Bergson et le physicien Einstein en 1922. Entre le temps subjectif du premier et le temps objectif du second, il a toujours cherché un moyen de faire le raccord. Concilier ce qui se passe dans les espaces infinis et ce qui est arrivé à la Terre, devenue trop petite, disait-il, pour le progrès, et menacée par lui. On n’est pas si loin d’un Bruno Latour… Oui, vraiment, Virilio est un penseur non pas certes de notre temps, mais pour notre temps - pour ceux qui restent et ceux qui viendront.

Le lire ou le relire aujourd’hui est une occasion de rebattre les cartes du présent. C’est lire un esprit qui, toute sa vie, a lutté contre « le sentiment d’incarcération dans le présent », qui le faisait tant souffrir… Une tentative d’évasion, à ne pas manquer.