Depuis un an et demi, je me rends régulièrement en Alsace pour enquêter sur la mise en place d’une filière lithium, de l’extraction au raffinage.
Je me suis rendue à de multiples reprises en Outre-forêt dans le Nord de l’Alsace, berceau de la géothermie profonde, qui voit se multiplier les projets de centrales couplées à l’extraction de lithium. J’ai à cette occasion arpenté la zone du futur parc d’excellence industrielle géothermale qui pourrait accueillir également à l’avenir une raffinerie de lithium. L’article est accompagné de courts extraits audio (documents, enregistrements et entretiens) qui entrent en résonance avec le récit, et tentent de donner à entendre le sous-sol concerné.
Cette enquête se déroule dans le cadre du programme de résidence de Radio-art Πnode, bénéficiant d’une soutien de la région Grand Est, dans le cadre des résidences mission de territoire.
Voir aussi les archives de la journée d’études Lithia, à la Kunsthalle de Mulhouse, le 24 février 2024.
6 septembre 2024. Le convoi exceptionnel stationne sur les graviers en bordure du village de Hatten. Au petit matin, un groupe de gens en gilet orange à bandes réfléchissantes s’affairent autour de quatre curieux véhicules. Nous les observons juchés en face, sur la butte de la Casemate d’infanterie de Esch, vestige de Ligne Maginot qui traverse l’Alsace du Nord au Sud sur près de 200 kilomètres où elle aligne d’innombrables blocs de béton surmontés de cloches cuirassées comme ici. Les canons sont tournés vers l’Allemagne ; la frontière matérialisée par le Rhin n’est qu’à une dizaine de kilomètres à l’Est, au bout de la D28, la route de Seltz, qui mène au bac permettant de franchir le fleuve.
Lorsque démarre en 1931 la construction de cet ouvrage militaire destiné à protéger cette région du Nord de l’Alsace d’une nouvelle invasion, « les houblonnières et les arbres environnants forment pour la casemate un camouflage naturelhttps://wikimaginot.eu/V70_construction_detail.php?id=10616 ». Aujourd’hui, la casemate est visible de loin, posée en rase campagne au milieu des prairies et des champs de maïs, flanquée d’une rangée de sapins rectilignes dont la présence incongrue tranche avec l’openfield céréalier, délimité au Sud par la vaste forêt de plaine de Haguenau. Cette barrière verte vaut à cette région longtemps isolée son poétique surnom : l’Outre-Forêt« L’Outre Forêt, se situe au nord de la forêt de Haguenau. Comme son nom alsacien Unteremwàld le suggère, elle se trouve « sous forêts » soit par rapport au sens d’écoulement du Rhin au-delà de la forêt de Haguenau. », dans Atlas des paysages d’Asace, https://www.paysages.alsace.developpement-durable.gouv.fr/spip.php?article62 (consulté le 29 janvier 2025).
Nous traversons la départementale qui nous sépare des camions.
Outre la largeur exceptionnelle des pneus, l’autre élément remarquable de ces engins est leur plaque ventrale, typique des camions vibrateurs utilisés dans les opérations de cartographie du sous-sol. Leur logo indique S³, pour Smart Seismic Solutions. S³ est créé en 2019 par des transfuges de la Compagnie Générale de Géophysique, multinationale dont la principale activité est la prospection pétrolière ou gazière. La puissante CGG a été créée en Alsace en 1931 par deux enfants du pays, descendants d’une grande famille industrielle, Marcel et Conrad Schlumberger. C’est en Alsace aussi, à 15 kilomètres à l’Est de l’endroit où nous nous trouvons, que les frères, tous deux ingénieurs, ont réalisé leur premier carottage électrique dans un ancien puits de forage à Pechelbronn. C’est peu connu, mais la région de Pechelbronn abrita l’un des plus anciens gisements exploités de pétrole dans le monde. Au Moyen-Âge, on y faisait déjà la « cueillette » du sable bitumineux, exploité dès 1741, année de création de la première société pétrolière par actionsFranck Schwartz, L’invention du pétrole à Pechelbronn, Région Grand Est – Inventaire général du patrimoine, Editions Lieux Dits, Lyon, 2021.. Pechelbronn fut le lieu de nombreuses innovations en techniques d’extraction (5000 puits de forage perforent son sol truffé de 430 km de galeries de mine, soit la distance qui sépare l’Alsace de Paris) mais aussi en matière de prospection, ce qui explique que le sous-sol alsacien est l’un des mieux connus de France. Les carottages électriques ou logging qui allaient révolutionner la recherche d’hydrocarbures et faire la fortune des Schlumberger consistent à mesurer la résistance plus ou moins grande d’un terrain au passage du courant électrique permettant de caractériser les propriétés géophysiques du sous-sol, sans qu’on ait besoin de réaliser de coûteux forages. Sur la commune de Dieffenbach-lès-Wœrth, une stèle commémorative en grès en forme de trépan de forage renversé marque l’emplacement du puits n°2905 dans lequel ont été introduits avec succès les électrodes.
Au départ pourtant, l’industrie minière ne se laisse que difficilement convaincre par ces nouvelles technologies, comme l’évoque avec amusement Anne Gruner Schlumberger, fille de Conrad et philanthrope, dans son livre La boîte magique ou les sources du pétrole. Au commencement des années vingt, l’exploration du sous-sol restait tributaire des forages de reconnaissance, souvent hasardeux. « Le projet de mesures électriques de surface à grand renfort de câbles, de piquets et d’appareils qui ne payaient pas de mine était non seulement neuf, il inspirait la méfiance. Le terme même de géophysique était à peine usité. Bien des géologues, et des industries minières à leur suite, refusaient d’y voir rien de prometteur. La tradition — et l’expérience, après tout — montrait qu’on ne découvre le minerai qu’en faisant des trous dans la terre : le reste était pratique de sourcier, géomancie. Anne Gruner Schlumberger, La boîte magique ou les sources du pétrole, Fayard, 1977, p. 21.»
Pour convaincre du caractère scientifique de leur approche qui, à certains égards, paraît tout aussi miraculeuse, il a fallu d’abord chasser les magiciens du temple. Les géophysiciens de l’entreprise Schlumberger ont su répondre au besoin pressant de l’industrie pétrolière de caractériser avec précision les réservoirs et d’y accéder, ce qui a permis à Schlumberger de devenir l’une des plus grandes entreprises du mondeGeoffrey C. Bowker, Science on the Run, information management and industrial geophysics at Schlumberger (1920-1940), MIT Press, 1994.. Sur son site web, S³ se présente comme « l’héritier moderne » de la CCG. L’entreprise a diversifié son portfolio gazier et pétrolier vers les renouvelables, l’ouvrant notamment au secteur porteur du géothermal. Nous avions croisé précédemment leurs camions en Île-de-France. Les voilà sur les routes alsaciennes d’Outre-Forêt, mandatés par l’entreprise Lithium de France pour mener ses campagnes de recherche de gîtes géothermiques et de lithium.
Les moteurs mugissent, les camions blancs s’ébranlent, ils se déplacent lentement, par paires, l’un derrière l’autre. Nous suivons les deux plus gros d’entre eux à distance raisonnable. Pour deviner leur trajectoire, il suffit de pister les boîtiers oranges et blancs déployés à intervalle régulier partout sur la zone. Là, accroché à un poteau de signalisation, ici, en bordure du champ de maïs, ailleurs disparaissant sous une haie bourdonnante de renouée du Japon en fleur, ou planté au pied d’un tronc moussu. Sur l’étiquette on lit, « GPS tracker inside. Capteur d’onde sismique – propriété de S³, ne pas déplacer sous peine de poursuite. » Plus de 23000 capteurs ont ainsi été disposés avec précision sur une surface totale de 167 km².
Sur les chemins de terre détrempés la veille par un violent orage, les pneus creusent des profondes ornières. Les deux camions distants d’une quinzaine de mètres, appuient de manière synchronisée au sol leur plaque qui vibre durant 10 à 20 secondes en balayant un spectre de fréquences compris entre 8 et 120 Hz. Puis ils la remontent et se déplacent au point suivant, 20 mètres plus loin avant de recommencer indéfiniment leur chorégraphie. De loin, on entend un vrombissement indistinct (l’oreille humaine n’est capable de capter les sons qu’à partir de 20 Hz), mais c’est surtout notre corps qui perçoit les vibrations des ondes qui se propagent sous nos pieds.
Les capteurs géolocalisés sont des géophones disposés sur le sol. Ils enregistrent en surface le retour de ces ondes qui vont se réfléchir sur les couches profondes et les traduisent en signaux électriques. Les croisements des données permettent de cartographier en détail et en 3D le sous-sol du territoire afin d’identifier les sites les plus prometteurs.
Avant l’arrivée de la vibrosismique, le procédé classique consistait à faire exploser une charge de dynamite au fond d’un trou et de mesurer la réaction des roches à la déflagration. Le géophone est à l’origine un appareil d’écoute binaural, une sorte de stéthoscope mural inventé en 1915, qui permettait de capter les vibrations sismiques au travers des parois. Développé au cours de la Première Guerre mondiale, il a rapidement été mis au service des soldats français envoyés dans les tranchées, en particulier lors de la Guerre des Mines, où les soldats creusaient des galeries souterraines pour faire exploser des mines sous les positions ennemiesLauren Tortil, Une généalogie des grandes oreilles, Tombolo Presses, 2019..Nous avons planté à bonne distance des camions nos propres géophones pour éviter la saturation du signal. Nos micro-contacts n’ont pas la sensibilité du matériel scientifique et sont uniquement destinés à l’enregistrement audio. Ils captent l’infra-basse des vibrations du sol traversé par les vagues d’ondes provoquées par la pression des plaques et ses infimes variations. Ils nous permettent de prendre contact, de faire connaissance de manière sensorielle avec les profondeurs, sans chercher à en percer l’opacité.
Enregistrements en surface, puis en sous-sol des camions vibrateurs, à l’aide de géophones par Pali Meursault (pour entendre les infra-basses, privilégier l’écoute au casque)
« A l’aide de camions vibreurs, on peut voir à quatre, cinq kilomètres de profondeur », s’enthousiasme Jean-Jacques Graff. Pour expliquer la méthode à une profane, le directeur géothermie de Lithium de France s’aide lors d’un entretien d’une « très belle analogie, qui est assez facile à comprendre » : « on voit le sous-sol aussi bien qu’on voit aujourd’hui le bébé dans le ventre d’une maman. C’est une échographie, ce n’est ni plus ni moins qu’une échographie. Si on fait une campagne avec beaucoup de capteurs et pas mal de camions qui envoient des ondes dans un secteur, vous avez une magnifique image du sous-sol. Avant vous voyiez une coupe et maintenant vous voyez (…) l’enfant en 3D. »
Il y a de fait une autre « très belle analogie » qui vient à l’esprit, celle rapportée par Carolyn Merchant dans La Mort de la Nature. Jusqu’à la révolution scientifique, analyse la philosophe écoféministe, l’image centrale de la Terre était celle d’une mère nourricière et bienveillante qui a donné naissance aux plantes et aux animaux, et finalement aux êtres humains. Les minéraux, en particulier, étaient considérés comme des organismes vivants qui se développaient à l’intérieur de la terre comme un embryon se développe dans l’utérus, en gestation dans les matrices chaudes et sombres de l’espace souterrain. Il était alors largement admis que les minéraux pouvaient croître et se propager. Pour les alchimistes, « tout comme l’enfant grandissait à l’abri dans la chaleur du ventre maternel, la croissance des métaux était provoquée par la chaleur : certains endroits dans la croûte terrestre étant plus chauds que d’autres, ils accéléraient le processus de maturation.Carolyn Merchant, La Mort de la Nature, éditions Wildproject, 2021, p. 66. »
Selon cette vision générative du mondeEmilie Hache, De la génération, La Découverte, 2024., la terre était une entité sacrée et non une ressource à exploiter pour le bénéfice de l’homme. Fouiller la terre s’apparentait à un viol. L’exploitation minière était donc une entreprise d’une moralité douteuse. Pour qu’elle puisse se faire à grande échelle, il fallait s’affranchir de ces puissants tabous, ce à quoi vont s’appliquer les sciences émergentes au XVIIe siècle.
Les alchimistes anciens ne connaissaient pas le lithium, découvert tardivement en 1817. Il est pourtant aussi vieux que l’univers, puisqu’il est l’un des trois éléments synthétisés lors des toutes premières minutes du Big Bang, il y a plus de 13 milliards d’années. Très réactif, le plus léger des métaux n’existe pas à l’état natif dans la nature. En Alsace, le lithium est dissous dans les saumures géothermales, des eaux très salées et très chaudes, pouvant atteindre les 200°, qui circulent à plusieurs milliers de mètres de profondeur, dans le sous-sol fracturé du fossé rhénan, un rift qui s’étend sur 300 km entre Bâle et Francfort. Les fluides géothermiques, riches en minéraux et métaux alcalins, contiennent des concentrations intéressantes de sels de lithium dissous, en moyenne 180 mg/l à 200 mg/l.
L’exploitation du lithium dans le fossé rhénan est inédite car la possibilité même de l’extraire est indissociable d’une autre technologie, elle-même assez récente et encore expérimentale, la géothermie profonde, qui consiste à exploiter la « chaleur de la terre ». Il s’agit de récupérer la chaleur des fluides chauds qui circulent naturellement dans les failles via des forages profonds, entre 2500 et 5000 mètres. Les calories des saumures corrosives sont récupérées via un échangeur de chaleur avant d’être réinjectées dans le sous-sol. L’Alsace du Nord est pionnière de cette géothermie profonde à haute température. Elle tire partie d’une anomalie du gradient géothermique de la région, où la température souterraine s’élève de 8 à 10°C tous les 100 mètres, soit trois fois plus que la normale. Présentée comme « l’énergie du futur dans la vallée du Rhin » dès les années 1990, il n’existe pourtant à ce jour que deux centrales de ce type en activité. Celle de Soultz-sous-Forêts, qui a été pendant une vingtaine d’années un site pilote en Europe et qui produit de l’électricité géothermique depuis 2016L’entreprise ÉS (Électricité de Strasbourg) a mis en ligne un site d’information en décembre 2024, https://geothermie.es.fr/. Et celle de Rittershoffen, village limitrophe de Hatten, inaugurée la même année. Cette dernière produit exclusivement de la chaleur, dont bénéficie intégralement un unique client, l’imposante usine de l’amidonnier Roquette Frères en bord du Rhin. Des canalisations souterraines acheminent l’eau à 170° le long des 15 kilomètres qui séparent la centrale de la taille d’un petit supermarché perdu au milieu des champs du site industriel qui s’étend sur 90 hectares. Les tuyaux, calorifugés pour limiter la déperdition, passent juste sous nos pieds, et ont coûté un million d’euros par kilomètre.
Montage d’extraits numérisés à partir d’une cassette VHS datée de 2000, intitulée « L’Energie du futur au cœur de la vallée du Rhin » réalisé par Pierre-Joël Becker. Le documentaire est consacré au programme de recherche européen en géothermie profonde, initié en 1987 sur le site de Soultz-sous-Forêts et Kutzenhausen.
C’est dans ces mêmes centrales de Soultz-Sous-Forêts et de Rittershoffen qu’ont été extraits avec succès des saumures en juin 2021, les premiers kilogrammes de carbonate de lithium de qualité batterie par ÉS (Électricité de Strasbourg), opérateur historique local qui exploite les deux centrales et qui s’est associé au géant français de la mine Eramet. Sur le papier, l’Alsace, et plus globalement le fossé rhénan, aurait tous les atouts pour devenir le nouvel « Eldorado du lithium » : il serait possible non seulement de l’extraire avec un impact environnemental minimal mais aussi de produire de la chaleur propre, renouvelable, abondante et « infinie », non intermittente et locale. Comme le souligne le géographe Justin Missaghieh-Poncet, la géothermie, au même titre que le lithium, font toutes deux « l’objet de nombreuses promesses technoscientifiquesJustin Missaghieh-Poncet, « Le déploiement de la géothermie en France et en Suisse : vers une redéfinition des usages du sous-sol ? ». Écologie & Politique, 2024/1 N° 68, 2024. p.87-103. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2024-1-page-87? », en mettant en avant l’extraction de ressources sans extraction de matière (chaleur et électricité) ou l’extraction de matière sans mines ouvertes (lithium).
Mais elle fait également l’objet de nombreuses controverses. Si elle est présentée comme « zéro carboneZero Carbon Lithium™ est le nom du projet de Vulcan Energy Resources. La start-up australo-allemande qui opère de l’autre côté de la frontière a déjà commencé à exploiter le lithium des saumures, et a déposé un Permis exclusif de recherche très contesté dans le Sud de l’Alsace. https://v-er.eu/fr/ », elle est loin d’être « zéro risque ». Le récent accident industriel de la centrale de géothermie profonde de l’entreprise paloise Fonroche dans l’agglomération strasbourgeoise a douché les ardeurs. De novembre 2019 à juin 2021, une série de séismes induits, attribués aux volumes d’eau sous pression injectés dans le puits foré à plus de 5 km de profondeur, a fait trembler le sol, jusqu’à 3,9 sur l’échelle de Richter, et provoqué dégâts et fissures générant le dépôt de près de 4000 demandes d’indemnisation. Si l’accident de Fonroche a abouti à la fermeture de la centrale et à un moratoire sur la géothermie profonde dans l’Eurométropole, il n’a pas empêché les projets de se multiplier dans le Nord de l’Alsace, où il est question d’installer quinze à vingt centrales, dont cinq à l’horizon 2030.
Les terres agricoles où nous avons posé nos micros pourraient faire les frais indirects de ces projets. Si aucun forage n’est prévu ici, les 54 hectares de cultures (récemment réduits à 40 haLa surface a été récemment ramenée à 40 hectares, « afin de préserver la biodiversité, en particulier les zones humides identifiées sur l’emprise du projet » selon le site d’information mis en place en décembre 2024 par la Communauté des communes d’Outre-forêt https://outre-foret-geothermie.fr/les-projets/.) sont menacées de bétonisation par un futur « pôle d’excellence géothermique » . Déclaré PENE (projet d’envergure nationale ou européenne) par l’État Français en mai 2024, ce projet porté par la Communauté de Communes d’Outre-Forêt est censé accueillir des entreprises grandes consommatrices d’énergie, en lien avec l’industrie de la batterie, ainsi que la future raffinerie de Lithium de France, qui bénéficieront de l’apport de chaleur des nouveaux forages géothermiques. C’est cette ZAC qui cristallise actuellement les tensions et les oppositions aux projets de « réindustrialisation » de cette région rurale.

Le 25 mai 2024, les agriculteurs ont défilé au volant de leurs tracteurs munis de pancartes, longeant la D28 qui délimite le site, jusqu’au centre du village. Embarquée sur le siège passager, je découvre alors l’étendue de la zone matérialisée par deux pancartes plantées dans le paysage. Parmi les 15 agriculteurs menacés d’expropriation, il y a Hélène Faust, membre du collectif Hatten Demain à l’initiative de la manifestation. Une importante partie de ses terres qu’elle a converties en cultures biologiques sont alors concernées. La parcelle de sarrasin en fleur en bordure de la forêt contournée par les camions de S³ en faisait partie au moment de notre rencontre en mai 2024La Communauté des communes d’Outre-Forêt, face à la levée de boucliers, a finalement décidé d’exclure une partie de leurs terres « afin de limiter autant que possible l’impact sur les surfaces agricoles notamment en cultures biologiques » selon les FAQ du site https://outre-foret-geothermie.fr/faq/. Sur ses 10 hectares, elle a planté des haies, elle y cultive du blé, de l’épeautre, du seigle, du chanvre, en rotation, du grain que son compagnon Daniel Hoelzel, maître-boulanger, transforme en pain, vendu sur les marchés locaux. Sur le parechoc du tracteur flambant neuf dans lequel elle a hésité à investir, on lit « La Terre ne nous appartient pas, nous l’empruntons à nos enfants ». Hélène en a deux. « Un sol, c’est une vie de travail. On fait tout pour avoir des sols vivants. Je ne pratique plus de labour pour fixer le CO2, parce ce que je crois que l’enjeu des prochaines années, c’est la fixation du CO2 et c’est la rétention d’eau (…) et donc si on bétonne c’est fini, la terre n’absorbera plus d’eau » dit-elle faisant allusion aux inondations qui ont durement touché les paysans cette année. « La géothermie, c’est sûr on peut difficilement être contre, c’est une énergie extraordinaire. Le lithium, ils l’ont dit eux-mêmes, ce sera une énergie transitoire, donc on ne peut pas bétonner 54 ha pour ça. J’ai plein de toitures disponibles sur mes hangars, on va investir dans les panneaux solaires, et ça, ça n’impacte pas le sol, la biodiversité ».
Pour les élus, ce parc industriel, c’est la promesse de 2000 emplois qualifiés dans une région vieillissante et de recettes fiscales qui vont « inonder » les collectivités. Pour les industriels, c’est la garantie de trouver des clients potentiels pour l’excédent de chaleur qu’ils vont produire si leurs centrales se multiplient sur le territoire.
Face à l’agriculture en circuit court, les opérateurs, qu’ils soient historiques, comme l’énergéticien ÉS, ou nouveaux venus, comme Lithium de France, brandissent la chaleur « locale », qui bénéficiera « en circuit-court au territoire ». La future « centrale de géothermie » de Lithium de France, dont les premiers forages exploratoires devraient débuter en 2025 à Schwabwiller, à 10 km de la zone, est rebaptisée « ferme géothermaleSelon l’appellation utilisée par Lithium de France dans sa Demande d’autorisation environnementale d’ouverture de travaux miniers « Les Sources 1 », décembre 2023. », on y « récoltera » la chaleur (et le lithium), manière d’apporter la production de l’énergie géothermale (et du lithium) davantage à de l’agriculture qu’à de l’extraction minière. Des ressources itératives, arrimées à l’activité de la Terre, que l’on cultive. Mais si la chaleur est une forme de ressource renouvelable, ce n’est cependant pas le cas du lithium des saumures qui, elles, ne se rechargent pas. Émilie Hache avait déjà identifié la puissance de récupération du capitalisme qui commence également à développer l’idée d’une « économie régénérative » : « derrière ce terme, décliné sous de multiples formes dans le langage des entreprises, se réinvente une énième version d’une économie capitaliste prétendument compatible avec les limites terrestres, ne remettant jamais en cause l’objectif de production de marchandises en vue du profit de quelques-uns.Émilie Hache, « De la (re)génération à la (re)production et retours. actualités et enjeux de ces déplacements conceptuels ». Actuel Marx, 2024/2 n° 76, 2024, p.77-87. »
L’architecture des bâtiments de la future centrale reprendra les codes de construction des fermes à colombages alsaciennes pour mieux se fondre dans le paysage, et les matériaux de construction seront locaux, le tout créera « un jeu mélodique entre le milieu industriel et le milieu naturel. » La formulation du maître d’ouvrage évoque la description idéalisée que livrait le chef géologue René Schnaebele de l’irruption de l’industrie pétrolière au cœur du monde rural à Pechelbronn en 1943 : « Les pompes et les tours de forage sont harmonieusement réparties, de telle manière qu’elles s’intègrent dans le paysage. L’agriculteur dans son champ n’a pas l’impression qu’il se trouve face à une industrie hostile.Cité par Frank Schwarz, « Le pays de Pechelbronn », Revue d’Alsace [En ligne], 147 | 2021, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 07 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/alsace/5074 » Aujourd’hui, seul le petit Musée du pétrole conserve la mémoire de cette activité qui a cessé en 1962… ainsi que le sous-sol qui renferme 100000 tonnes d’effluents des industries chimiques départementales déversés dans les puits désaffectés transformés en décharge jusqu’en 1975.
Mieux, grâce à la géothermie, les agriculteurs pourraient renouer avec ce qui fait vraiment leur raison d’être, comme l’affirme avec aplomb Jean-Jacques Graff, également président de l’AFPG, l’association française des professionnels de la géothermie. « Souvent les parents étaient des agriculteurs gros producteurs de blé et de maïs, il y a des jeunes qui aujourd’hui veulent revenir à un métier plus classique d’agriculteurs, c’est-à-dire nourrir les gens, cultiver des légumes. Et pour cultiver des légumes toute l’année, le maraîchage sous serres chauffées par la géothermie s’y prête très bien». Elles permettront de cultiver toute l’année des tomates, des « fraises », et « pourquoi pas de la vanille !» ou même des « gambas», s’enthousiasme-t-il en évoquant un projet d’aquaculture alimenté par la chaleur géothermique. Ca permettra de « regagner de la souveraineté alimentaire » mise à mal par la flambée des prix du gaz.
Ce discours est repris par la Chambre d’Agriculture et les élus et le président de la Communauté de Communes de l’Outre-ForêtUn Fonds agricole, chiffré à 700000 euros, aidera les agriculteurs « qui auront l’ambition de s’orienter vers le maraîchage sous serres chauffées par la géothermie. », selon le numéro spécial du Bulletin de la communauté de communes d’Outre-Forêt, de décembre 2023 https://www.cc-outreforet.fr/wp-content/uploads/2024/01/Bulletin-intercommunal-edition-speciale.pdf qui veulent convaincre leurs administrés que la géothermie est une « source d’énergie qui ne présente que des avantagesD’après le site d’information sur la géothermie mis en place en décembre 2024 par la Communauté de Communes d’Outre-forêt https://outre-foret-geothermie.fr ». La production de chaleur géothermique ne nécessitera pas de forer aussi profondément que la production d’électricité (pas plus de 2500 mètres), ce qui limiterait les aléas sismiques. Les inquiétudes des habitants de l’Outre-forêt ont cependant été réactivés par une nouvelle série de micro-séismes de magnitude 2 et 2,2 sur l’échelle de Richter, survenus les 7 mai et 24 juillet 2024, liée cette fois à l’exploitation de la centrale de RittershoffenDenis Tricard, « Rittershoffen Géothermie : le séisme induit de juillet 2024 intrigue les scientifiques », Dernières Nouvelles d’Alsace, 25 novembre 2024, https://www.dna.fr/economie/2024/11/25/geothermie-le-seisme-induit-de-juillet-2024-intrigue-les-scientifiques? (consulté le 29 janvier 2025). Une micro-sismicité inhérente à ces technologies. Mais les effets de la multiplication des forages sur un même territoire sont aujourd’hui inconnus.
Témoignage d’habitants de Betschdorf à propos des microséismes induits du 7 mai 2024, localisé à la centrale de géothermie de Rittershoffen.
Extrait d’un entretien avec le pasteur de l’Église évangélique mennonite du Geisberg, Marc Kuhn, qui participe à SismoCitoyen(https://sismo-citoyen.fr). Ce projet en sciences participatives réunit deux disciplines : la sismologie et les sciences sociales. À ce titre, il héberge un sismomètre de type Rasberry Shake à son domicile. L’un des objectifs est de mieux pouvoir détecter et caractériser l’activité sismique aux alentours des projets de géothermie profonde en Outre-forêt. L’observation sociologique vise à mieux comprendre les relations que les citoyens entretiennent à la science et au risque industriel. Les sons proviennent de la sonification des deux microséismes du 7 mai et du 24 juillet 2024 à partir des données récoltées par le sismomètre.
Lors des réunions publiques d’information, les industriels comme les élus minimisent les risques et éludent la question de l’exploitation du lithium, qui viendra « dans un second temps », le projet étant encore au stade de prototype industriel. Mais dans le modèle alsacien, l’une ne va pas sans l’autre. Sans géothermie, pas de lithium et sans lithium pas de géothermie. Très coûteuse et nécessitant d’importants investissements au départ, la géothermie « n’est pas rentable pour la simple production de chaleur, aussi doit-elle être associée à d’autres énergies » analyse Justin Missaghieh-Poncet. Les besoins croissants en lithium, indispensable à la fabrication des voitures électriques, et la nécessité de sécuriser les approvisionnements en développant l’extraction sur le territoire européen arrivent à point nommé.
Avant même son premier forage, Lithium de France, qui totalise déjà plus de 300 km2 de permis exclusif de recherche en Alsace du Nord, a signé avec le Groupe Renault un contrat d’approvisionnement de 25000 tonnes de carbonate de lithium. Le projet est « non seulement faisable mais viable économiquement avec de belles marges à la cléVidéo sponsorisée Boursorama « Arverne Group transfère ses titres sur le compartiment général », 4 novembre 2024 d’Euronext <https://www.boursorama.com/videos/actualites/arverne-group-transfere-ses-titres-sur-le-compartiment-general-d-euronext-0de54ce7ea36f5ad6dc720b27ce2fff7/> » assure Pierre Brossollet, PDG d’Arverne Group et ancien ingénieur pétrolier chez Total dans une vidéo promotionnelle à destination des futurs actionnaires. Le groupe à la croissance rapide fondé en 2018 et entré en bourse possède Lithium de France. Le nouvel arrivant dans la région met en avant l’expertise du pétrole en matière de forage et sa connaissance fine des sous-sols. Il compte parmi ses actionnaires des mastodontes norvégiens comme Equinor, la plus grande entreprise pétrolière et Hydro, leader dans l’énergie et l’aluminium. Le PDG d’Arverne Group annonce « un début de production dès 2028, avec une première centrale puis une multiplication des centrales adossées à des extracteurs de lithium qui vont leur permettre à terme d’attendre une production de 27000 tonnes de carbonate de lithium, à mettre en regard avec les 100000 tonnes de besoins nationaux incarnées par les gigafactories. »
Or pour extraire le convoité lithium, il faut avoir au préalable refroidi la saumure géothermale qui sort à 170° de sous-terre à une température de 70°, au-delà de laquelle les matériaux filtrants censés permettre d’extraire le lithium ne résistent pas. L’exploitation du lithium nécessite donc de trouver suffisamment de clients sur place pour valoriser l’énorme quantité de chaleur qui sera produite par les futures quinze à vingt centrales annoncées sur le territoire, la chaleur ne se prêtant pas au transport sur de longues distances.
Les réseaux de chaleur urbains ne sont pas prioritaires, l’habitat extensif rend les coûts de déploiement des raccordements prohibitifs pour les collectivités, mais profiteront d’abord aux clients industriels, de préférence gros consommateurs d’énergie. Et si la demande locale ne suffit pas ? « Il faut inverser le paradigme », dit Jean-Jacques Graff « en identifiant où sont les meilleures ressources, et en faisant venir l’activité autour ». C’est pour pallier à cette inadéquation que la Communauté des communes d’Outre-Forêt a prévu de créer une zone agroéconomique à Soultz-sous-Forêts (15 ha) et le parc industriel de Hatten qui pourrait accueillir un futur « datacenter de grande capacité ». Gros consommateur d’énergie (pour alimenter ses serveurs mais aussi pour les refroidir), ce serait un client idéal selon le président de la Communauté des communes Paul HeintzUn datacenter qui « pourrait être alimenté par l’énergie nucléaire complètement décarbonée mais aussi refroidi par la géothermie (…) selon le même principe que la pompe à chaleur. » Propos tenus lors de la réunion publique d’information à Rittershoffen le mardi 25 février 2025 par Paul Heintz, de retour du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, où la présidence française a annoncé la construction de 35 datacenters sur le territoire, dont au moins sept doivent être implantés dans le Grand Est..
Ces arguments soulèvent un certain nombre de paradoxes. Sous prétexte de décarbonation et d’écologie, des terres agricoles vont être artificialisées pour implanter de nouvelles zones d’activités, destinées à attirer des nouvelles industries dans la région ou à développer des cultures sous serres chauffées, capables d’absorber le surplus de production de chaleur, condition sine qua non de l’extraction du « lithium vert ». Là encore, comme souvent dans les discours sur la transition énergétique, la géothermie ne vient pas en remplacement d’une énergie fossile, mais permet de produire plus d’énergie en créant de nouvelles activités, avec leur lot d’artificialisation des sols et de pollution, menaçant, selon les opposants, le cadre de vie rural qui risque d’être profondément altéré.
Extrait d’un entretien avec Jean Schmittbuhl, géophysicien, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique à l’Institut Terre et environnement de Strasbourg.
Entre le 9 et le 21 janvier 1945, Hatten et Rittershoffen ont été le théâtre des plus violents combats de l’opération Nordwind, la dernière offensive militaire de la Wehrmacht sur le front ouest. 1500 soldats allemands et 1000 américains ont été tués en l’espace de douze jours ainsi que 114 civils dans l’une des plus importantes batailles de blindés. Les deux villages ont été ravagés : à Hatten, sur 372 maisons, 360 ont été complètement détruites. Le 3 décembre 2024, le collectif Hatten Demain, opposé au parc industriel, a lancé sa contre-offensive, entamant une procédure pour classer au monument historique la Casemate de Esch et à titre mémoriel tout le périmètre du champ de bataille, dans lequel est situé le futur parc d’excellence.