Chronique d’une libération. Reportages de Syrie, 4/4
À l’ombre de la révolution syrienne, la nouvelle question moderne

Une conversation avec un marchand de luths au souk d’Al-Hamidiyah ; une soirée dans un ciné-club naguère clandestin à Damas ; le triomphe, dans un débat à Alep, d’un ancien leader de l’opposition… Pour Hamza Esmili, qui signe ici sa dernière chronique syrienne dans les TQR, ce sont là autant d’occasions de réfléchir sur les effets passés et présents de l’impératif de modernisation dans la société syrienne. Le régime d’Assad aura été une synthèse meurtrière entre projet modernisateur et dictature militaire. La révolution parviendra-t-elle à renouveler la question moderne, par le postulat de l’égale dignité de tous à faire l’Histoire ?

Si l’on devait représenter par une scène originelle les turpitudes de l’impératif de modernisation au sein des sociétés arabes, ce serait sans doute celle que brosse à grands traits l’historien marocain Abdellah Laroui dans L’idéologie arabe contemporaine. Ce dernier dressait ainsi le portrait du politicien bourgeois qui a cru en l’idéal du progrès :

Longtemps, il utilisa une image : le peuple force invincible ; maintenant, il la prononce avec amertume ; le peuple même guidé par ses élus, garde un silence obstiné. La liberté, se demande le politicien, nous l’avons bien, mais la puissance ? Et comme il croit que cette puissance lui est due, il se retourne sur et contre le peuple. Pour la première fois, avec le recul nécessaire, il le voit vraiment, tel qu’il est : ignorant, crasseux, assoupi. Alors, les demeures des grandes familles se fortifient, les clubs se ferment et les voitures sillonnent les rues rideaux tirés, pour se prémunir contre des spectacles trop violents. Le paysan devient l’expression d’un autre monde, d’une autre humanité (d’ailleurs, la différence est souvent historico-raciale), et le politicien-juriste ne refuse plus avec indignation les insinuations des étrangers sur l’influence du climat, de la race et du sol. Énervé et déçu, trahi par l’évènement, l’homme de la chicane se taitAbdellah Laroui, L’idéologie arabe contemporaine, Paris, François Maspero, 1967, p. 26..

À l’heure où Laroui publiait ces lignes, la défaite cataclysmique des armées arabes lors de la Guerre des Six jours n’avait pas encore mis un terme définitif au rêve d’émancipation nationale, à cette première expression de l’idéal du progrès au sein des sociétés sorties du joug colonial. Reste que les indépendances si chèrement acquises avaient déjà conduit à d’insolubles contradictions sociohistoriques. S’agissant du Maroc, cas d’étude privilégié de Laroui, le souvenir de la lutte triomphante de 1956 était pourtant encore tout proche. La sécession de la bourgeoisie citadine, « classe-pivotBruno Karsenti, « Pour une sociologie comparée des processus de nationalisation », in Cédric Moreau de Bellaing et Danny Trom (dir.), Sociologie politique de Norbert Elias, Paris, Éditions de l’EHESS, 2022. » porteuse de l’œuvre modernisatrice, n’en avait pas moins déjà eu lieu. Elle se traduisait par l’abandon de l’arabe – que cette même bourgeoisie citadine avait originellement promu – au profit du français devenu langue maternelle des élèves de la Mission française, à la manière de l’aristocratie tsariste confiant ses enfants aux précepteurs allemands ou français. Cette sécession aboutissait également au délaissement de la chose publique au profit de l’affairisme et du clanisme. La bourgeoisie acquise aux idées de la modernité se détournait de la politique, abandonnant la direction de l’État à la monarchie et à certaines élites rurales ou issues de la collaboration coloniale. Elle faisait advenir le triomphe du traditionalisme, dans la droite lignée de la politique indigène du maréchal Lyautey.

Le séparatisme des fractions modernisées de la bourgeoisie citadine a eu de graves conséquences culturelles et politiques dans l’histoire marocaine, que je n’approfondirai pas plus ici. Il me semble cependant essentiel de souligner un point. Les groupes sociaux qui ont repris pour un temps le flambeau de l’idéal d’émancipation – essentiellement les classes populaires citadines – ont eu affaire à la répression de l’État, répression d’autant plus violente qu’elle faisait fond sur la division sociale que Laroui symbolisait par la scène du politicien bourgeois se retournant pour la première fois sur son peuple. Ainsi, sans être à l’origine de la violence politique des « années de plomb », la bourgeoisie citadine y consentait ou, tout du moins, demeurait indifférente. Aussi féroce soit-elle, cette répression n’a pourtant pas abouti au meurtre de masse. L’État monarchique châtiait toute forme d’expression politique dissidente, mais il ne conduisait pas pour autant l’éradication de populations entières.

En Syrie, la problématique de l’œuvre modernisatrice et des groupes sociaux qui en portent le flambeau n’a pas été moins aiguë qu’au Maroc. Elle s’est toutefois constituée selon d’autres coordonnées sociales et historiques : d’un côté, la conversion réussie des élites ottomanes au nationalisme arabe et au parlementarisme bourgeois ; de l’autre, la nécessaire transformation d’un pays très largement agraire au sortir de l’indépendanceMathieu Rey, Histoire de la Syrie (XIX-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2018.. L’accession au pouvoir de grandes familles gagnées aux idées libérales a alors permis la poursuite d’un processus de modernisation au-delà des généreux élans de la lutte anticoloniale. Cette construction nationale venue d’en haut creusait cependant un écart grandissant avec la majorité rurale du pays – l’armée représentant un lieu potentiel d’ascension sociale pour l’élite paysanne par le biais des nombreuses académies militaires et écoles d’officiers du pays.

Le clivage entre l’État bourgeois et parlementariste et l’armée, d’extraction rurale et organiquement portée à l’autoritarisme, a abouti à une interminable succession de coups d’États entre 1944 – date de l’indépendance de la Syrie – et 1963 – date de la prise de pouvoir du Ba’th. Celui-ci opérait une synthèse inespérée entre un projet modernisateur inspiré du nationalisme arabe et la dictature militaire. La montée en puissance des officiers libres représentait ainsi une forme de fascisation interne à l’idéal du progrès moderne. Ce n’est pourtant qu’au fil des décennies que cet aboutissement – celui d’un processus de modernisation dirigé tambour battant par l’État militarisé – allait révéler ses plus graves travers.

Le kitsch génocidaire

Au souk d’Al-Hamidiyah, dans cette vieille ville de Damas transportée d’ardeur révolutionnaire, les badauds sont si nombreux que de véritables embouteillages entravent la circulation dans les allées du marché couvert. Le toit, criblé d’impacts laissés par la sanglante répression française de la grande révolte druze de 1925, laisse filtrer quelques traits de lumière naturelle, comme autant de rappels de la persistance du monde au-delà de l’air confiné du marchéOn verra à ce propos l’extraordinaire film du collectif syrien Abounaddara dédié au souk d’al-Hamiddiyah.. C’est non loin de là que, quelques années avant l’épopée guerrière de Sultan al-Atrache et sa répression par la troupe coloniale, le général Henri Gouraud s’était rendu sur la tombe de Saladin pour annoncer le « retour des croisés ». Aujourd’hui, le mausolée compte un occupant inattendu. Le Ba’th y a placé, aux côtés des deux tombes de SaladinÀ la tombe initiale s’ajoute un cénotaphe offert par l’empereur allemand Guillaume II en 1903. Sur la figure mythique de Saladin, voir Emma Aubin-Boltanski, « Salāh al-Dīn, un héros à l’épreuve : Mythe et pèlerinage en Palestine », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 60, n° 1, 2005. p. 91-107., le cercueil massif de Mohamed Saïd Ramadan al-Bouti, un théologien sunnite du régime assadien. Partisan d’une forme modérée de répression de la révolution, il avait été assassiné en 2013 dans un attentat aux motivations obscures. Depuis, la figure universelle de la justice chevaleresque côtoie celle de la compromission avec l’État de barbarie.

Mon interlocuteur à Al-Hamidiyah est marchand de luths. Son échoppe, discrète et reculée, se situe bien au-delà des étals infinis où l’on vend des chaussettes brodées d’images moquant la dictature déchue et des petits drapeaux révolutionnaires aux couleurs de la nouvelle Syrie. Le marchand de luths a grandi à Damas, mais sa famille est originaire de Hama. « Pendant des décennies, on n’a rien pu dire de ce qui nous était arrivé. J’ai deux oncles maternels qui sont morts en 1982, mais on n’avait pas le droit d’en parler à la maison ». Sa ville est une ville-martyre. Ce fut sans doute la première du monde arabe d’après les indépendances, où la répression n’a pourtant manqué ni de vigueur ni de variété. Toutefois, la destruction déchaînée sur Hama par Rifaat al-Assad, frère du leader éternel, afin de punir une insurrection des Frères musulmans, avait pris la forme alors rare d’une pulsion urbicidaire. On avait assisté à Hama à la velléité d’annihiler la totalité du milieu social où la contestation avait pris corps – environ 40000 morts en un mois de dévastation.

Sans doute est-il erroné de voir dans l’écrasement de Hama la première actualisation de la potentialité éradicatrice logée au cœur du pouvoir du Ba’th. Quelques années plus tôt, les troupes de Hafez al-Assad, attisant les braises de la guerre civile libanaise, n’avaient-elles pas rigoureusement détruit le camp palestinien de Tel al-Zaatar dans la région de Beyrouth ? Hama symbolisait néanmoins une forme de ré-internalisation de la violence géopolitique dont le Ba’th avait fait le cœur battant de sa Weltanschauung. Cette vision paranoïaque du monde avait trouvé un point de fixation superficiel avec Israël, mais sa pleine envergure n’avait été démontrée qu’à l’heure de la guerre d’extermination menée par le Ba’th contre sa propre société.

Qu’est-ce qui avait ainsi conduit au retournement éradicateur de l’œuvre modernisatrice ? Avant Hama, la violence ba’thiste avait emprunté les atours plus classiques de la répression de toute forme de dissidence politique, en particulier communiste. Ce n’est qu’après qu’eut éclaté à travers le pays une importante révolte islamiste que s’est mise en branle la machine éradicatrice, variante sanguinaire de la scène du politicien moderniste découvrant son peuple comme un corps ennemi.

Cette violence destructrice est le produit d’une œuvre modernisatrice préemptée par une élite militaire issue d’un groupe religieux historiquement persécuté, les Alaouites. La régression de l’œuvre modernisatrice au conflit existentiel entre une minorité revancharde à l’heure de son accession au pouvoir et une majorité qui en a progressivement été écartée est unique à l’échelle du monde arabe. Après Hama, le ba’thisme avait systématisé sa politique d’endiguement de la majorité sunnite. Cette politique était même devenue la principale grammaire idéologique de la répression d’État. Aram Karabet, arrêté en 1987, détenu et torturé à la sinistre prison d’Adra, n’avait-il pas subi l’accusation – particulièrement absurde s’agissant d’un enfant de réfugiés arméniens – d’être lui aussi frère musulman ?

Plus encore que le politicien bourgeois de Laroui à nouveau silencieux face aux idées coloniales sur l’influence du sol et du climat, le Ba’th a donc opéré la traduction raciale de l’œuvre modernisatrice, traduction validée et consacrée tant par les mouvements occidentaux d’extrême-droite que ceux d’extrême-gauche, lesquels communiaient dans le soutien à un régime assadien envisagé comme représentant exemplaire d’une avant-garde civilisationnelle. Emmanuel Todd, démographe autoproclamé prophète depuis qu’il avait « annoncé » la chute de l’Union soviétique, revendiquait même pouvoir discerner les motifs anthropologiques – soit les « fluctuations du taux d’endogamie » – de la révolution et de sa répression, appelant l’Europe à se ranger résolument aux côtés du régime assadien au nom de la communauté des races modernes.

Qu’est-ce pourtant que le modernisme ba’thiste ? « J’ai eu le sentiment de comprendre que les évènements récents ne signifiaient pas le recul des groupes les plus retardataires devant une modernisation trop brutale ; mais le rejet, par toute une culture et tout un peuple, d’une modernisation qui est elle-même un archaïsme », écrivait Foucault à propos du shah d’Iran. À rebours de l’avant-garde civilisationnelle exaltée par les thuriféraires occidentaux du régime assadien, l’idéal ba’thiste était aussi celui du kitsch le plus chimiquement pur. Le kitsch ba’thiste diffère pourtant de celui que tance impitoyablement Kundera : il y voyait le renouveau offert par le communisme soviétique au thème chrétien de l’immaculée conception, une poussée idéaliste travaillant sincèrement à la suppression de toute aspérité du réel. Le régime assadien ne partageait pas cette visée naïve de perfection humaine. À l’inverse, il a donné au kitsch le sens d’un modernisme cyniquement grotesque, ce qu’expriment par exemple les innombrables « Notre leader pour l’éternité » peints en lettres monumentales sur les murs de Syrie en l’honneur de Hafez al-Assad – pourtant décédé depuis près d’un quart de siècle. Grotesque, le ba’thisme l’était tout autant que le shah d’Iran gonflé de rêves d’aryanité et paradant à Persepolis comme un Darius des temps modernes, tout autant également que le maréchal Abdel Fattah al-Sissi se rêvant pharaon et accueillant ses illustres prédécesseurs au Musée national de la civilisation égyptienne au terme d’un pompeux « Grand défilé doré ». Cette œuvre modernisatrice est kitsch parce qu’elle se sait grotesque – réflexivité sarcastique dont elle fait supporter le coût à ses administrés, comme une marque suprême de l’allégeance qu’ils et elles lui doivent.

La criarde ironie assadienne avait pour corollaire nécessaire la paranoïa d’État, puisque la nature grotesque du régime devait être connue de tous et toutes. L’écrivain Yassin al-Haj Saleh a récemment décrit Damas comme la ville libérée d’un siège qui n’avait jamais eu lieu. C’est ainsi que les rues syriennes étaient barbelées, barricadées, fortifiées, que les bâtiments les plus emblématiques de la terreur ba’thiste étaient placés au cœur des grandes villes du pays, comme une sorte d’avertissement permanent aux riverains et aux badauds. C’est ainsi également que doit être comprise la référence palestinienne du régime, laquelle était à strict usage interne. En témoignent ce lieu de torture – l’un des pires du pays – cyniquement nommé « branche Palestine » ou encore la prison de Saednaya dont le mur d’enceinte était décoré d’un immense drapeau palestinien – qui est aussi celui du Ba’th.

Ce nouage du modernisme kitsch et de la paranoïa géopolitique à usage interne est paradoxalement ce qui explique le soutien perpétuel des franges majoritaires de la gauche arabe au parti ba’thiste. On a beaucoup et justement décrit « l’anti-impérialisme des imbéciles », selon un terme de l’intellectuelle syrienne Leïla al-Shami, et le conspirationnisme écervelé qui avaient si efficacement empêché la solidarité à l’égard de la révolution. Il reste pourtant encore à faire une critique plus substantielle de la gauche arabe à la lumière de la chute définitive du Ba’th. Cette fin ne peut avoir en toile de fond que les errances de l’œuvre modernisatrice – lorsque ceux et celles qui la portent se voient comme les représentants satisfaits d’une avant-garde civilisationnelle.

À sa manière, le marchand de luths originaire de Hama témoigne de la vérité du réel que l’on redécouvre, par opposition au sanglant grotesque des années ba’thistes. « Cette année, c’est la première fois que les familles pourront porter publiquement le deuil, plus de quarante ans après le massacre ! ».

L’expérience historique

 Dans le Damas bourgeois des ambassades et des cafés à la mode, au sous-sol d’un immeuble donnant sur le parc al-Jahi, du nom d’un célèbre polymathe de l’Iraq médiéval, auteur d’une première théorisation du principe de sélection naturelle, une projection cinématographique doit avoir lieu. Depuis la libération, les ciné-clubs se sont multipliés dans le pays, diffusant les films de l’heure révolutionnaire, suscitant force débats et échanges parmi le public venu en nombre. Mais le ciné-club d’al-Jahi a une histoire singulière : antérieur à la chute du régime, il a longtemps œuvré dans la clandestinité, projetant au cœur même du Damas ba’thiste – courage inouï – les œuvres filmiques produites dans l’exil où s’était réfugiée la culture syrienne. Ce soir-là, il s’agit de la toute première projection publique du club. Le public est si nombreux que, arrivé en retard, je regarde le film depuis l’entrebâillement de la porte de l’appartement en sous-sol.

Le film projeté est Le sergent immortel de Ziad Kalthoum. Le réalisateur avait été officier dans l’armée syrienne, tout en participant discrètement, sur son temps libre, au tournage du film Une échelle pour Damas, du fameux réalisateur Mohamed Malas. Le sergent immortel est donc un film dans le film, mise en abyme tissée d’images du service militaire de Ziad Kalthoum ainsi que d’entretiens avec les acteurs et figurants du tournage de Mohamed Malas. On y voit les salles de cinéma réquisitionnées par l’armée ba’thiste pour y projeter de la propagande ou des films pornographiques, le régime assadien redoublant d’obscénité à mesure qu’il accélérait sa guerre d’extermination. L’une des figurantes, Ustana, y affirme : « Les barils de l’armée savent faire la différence entre les bons et les mauvais », avant de confier, semble-t-il toute heureuse, que son mari est officier.

Après la projection, Ziad Kalthoum, connecté via Zoom depuis Berlin, prend longuement la parole. Il raconte sa vie de soldat d’avant la révolution, lorsque les armes tenues silencieuse étaient dirigées contre Israël puis, après la révolution, quand ces mêmes armes furent retournées contre la société syrienne. Il évoque les Mig qui dominent le récit visuel du film – tantôt redoutés, tantôt célébrés. Le débat qui suit est de grande intensité, à la fois politique et esthétique. Une femme dans l’assistance l’interpelle vigoureusement : pourquoi n’a-t-il pas réintroduit de beauté dans son film ? Pourquoi n’a-t-il pas tenté de contrebalancer l’horreur ? Ce désaccord me semble loin d’être anodin, il traduit une différence d’intégration sociale, voire de temporalité historique : faut-il insister sur la vérité nue du réel ou réintroduire de l’esthétique comme ligne de fuite ? Qui parle depuis l’avant-garde de la modernité, qui depuis ses marges ? D’autres questions touchent à l’éthique de la représentation : que deviennent celles et ceux qui dans le film en disent trop ? À quel public s’adresse ce type de témoignage, que peut-on en espérer ? Mais ce qui impressionne, c’est la tenue du débat, le respect non obséquieux manifesté envers les aînés, grands noms de l’industrie cinématographique syrienne présents dans le petit appartement en sous-sol, l’atmosphère de communion révolutionnaire qui règne au sein de celui-ci. À mille lieues du kitsch assadien, la révolution a produit sa propre esthétique, exigeante, vivante, plurielle, bien avant la chute du régime.

Quelques jours plus tard, à Alep, je suis convié par un responsable révolutionnaire que je soupçonne d’être effectivement sympathisant des Frères musulmans – tout du moins de la veine plus large du réformisme islamique – à une conférence organisée par la succursale locale de la Stabilization Support Unit. Le débat réunit sur scène Samir Nachar, vétéran de l’opposition gauchiste au ba’thisme, et Karam Shaar, économiste résolument libéral exilé en Nouvelle-Zélande, dans l’amphithéâtre comble d’un ancien centre culturel ba’thiste. À son entrée, Samir Nachar est longuement acclamé par la salle, triomphe tardif plein d’émotion et de considération pour la lourde somme des sacrifices endurés.

Samir Nachar insiste sur le fait qu’il demeure opposant, malgré la libération, mais que la nature de son opposition a changé, que celle-ci pouvait désormais s’énoncer librement dans les termes de projets de société concurrents. Paradoxalement, la vieille langue ba’thiste, se départissant de son grotesque, reprend partiellement vie. Citant la défunte actrice May Skaf, Nachar dit : « Souria al-ʿaẓīma wa laysat Souria al-Assad » – La grande Syrie, et non la Syrie d’Assad. Arabe sunnite, Samir Nachar se revendique critique du panarabisme et de « toutes les idéologies transfrontalières », dans une allusion à peine voilée au salafisme et au Parti des travailleurs du Kurdistan. Ces deux tendances morales, pourtant dûment représentées dans la salle, souhaitent en effet supprimer le terme « arabe » dans le nom officiel de la Syrie – la République arabe syrienne. Cela conduit également Nachar à défendre désormais les vieux accords de Sykes-Picot : l’emblème du diktat colonial dans la pensée oppositionnelle arabe tant gauchiste qu’islamiste est à présent compris comme un progrès du processus de nationalisation. Le vieux militant gauchiste rappelle enfin que ce sont bien les Arabes sunnites qui ont prioritairement souffert de la guerre d’extermination du Ba’th, fournissant en miroir l’essentiel des forces vives de la libération – ce dont découle un incontestable prestige historique. Ce prestige donne-t-il droit à la direction morale de la nation ? Samir Nachar s’y refuse : « Celui qui libère n’est pas celui qui gouverne ».

Ce n’est pas à cet instant que des responsables du Comité de libération du Levant qui a défait le Ba’th sortent discrètement de l’amphithéâtre. Ceux-ci ne se décident à quitter la salle que lorsque Karam Shaar, dans une perspective pourtant strictement analytique, décrit la longue séquence historique initiée en 2011 comme la conjonction d’une révolution, d’une guerre civile et d’un conflit international. C’est étonnamment cette description composite qui se révèle insupportable aux oreilles des représentants des nouvelles autorités syriennes, ceux-ci tenant tant à l’exclusivité du vocable révolutionnaire qu’au rejet de l’idée d’une guerre civile ou confessionnelle ayant déchiré la nation syrienne. Pourquoi la question de la primauté symbolique de la révolution est-elle si cruciale dans le débat public syrien actuel ?

C’est peut-être parce que reconnaître une telle pluralité d’évènements (révolution, guerre civile et conflit international) viendrait déplacer la centralité symbolique de la révolution, en en diluant la portée morale. Or, cette centralité tient précisément, au-delà des mots d’ordre, à une forme spécifique de légitimité politique fondée sur l’expérience, au sens fort que Reinhart Koselleck donne à l’Erfahrung historique, soit une reconfiguration des régimes de temporalité au sein desquels les acteurs inscrivent leur actionReinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, trad. A. Escudier, Paris, Gallimard/Seuil, 1997.. À rebours de la tutelle d’une « classe-pivot », qu’elle soit bourgeoise ou minoritaire, qui s’est révélée inapte à la direction de la nation, l’expérience historique de la révolution a, en plus d’une esthétique, produit sa propre « sur-moralitéDans sa substantielle préface à la réédition d’À l’échelle humaine de Léon Blum, Milo Lévy-Bruhl écrit ceci : « La “sur-moralité” n’est pas venue d’une classe, mais de la Résistance, considérée comme un groupe social, et ce sont les organisations issues de la Résistance, organisations ouvrières, mais pas seulement, mais pas exclusivement, qui ont été à l’origine des “commencements révolutionnaires”. La “sur-moralité” n’est pas venue de la lutte sociale, mais de la lutte politique. » (Léon Blum, À l’échelle humaine, préface de M. Lévy-Bruhl, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2021, p. 80) », c’est-à-dire une lutte de certains pour tous. Ce sont les premiers qui ont subi tous les sacrifices, la destruction complète de leurs lieux de vie, l’exil, des existences gâchées.

Ce qu’il reste à la gauche

Que reste-t-il de l’œuvre modernisatrice dans ces conditions, celles d’une libération permise par le sacrifice de ceux et celles qui ont été ciblés par cette même œuvre modernisatrice comme son reste perpétuel ? Comment comprendre que la « sur-moralité » ait été atteinte par ceux et celles qui étaient réputés les moins susceptibles d’action historique ? Il se pourrait paradoxalement que cette singularité soit libératrice pour qui voudrait reprendre à son compte les idéaux de progrès et d’émancipation. Cet acte inouï, la libération du pays, et les ressources morales qu’il a requises sont la démonstration éclatante d’une égale appartenance au siècle des différents groupes sociaux composant la société syrienne. Cette contemporanéité désormais incontestablement prouvée signifie que l’œuvre modernisatrice, en son sens le plus anthropologique, est parachevée. À l’heure de la fin du ba’thisme, s’agit-il pourtant d’en rejeter l’héritage idéologique ?

À la différence de ce que Foucault entrevoyait de la révolution islamique en Iran, qu’il comprenait comme un soulèvement « anti-pastoral », dirigé contre les catégories de la politique moderne et guidé par une vérité spirituelle inassignable, l’expérience révolutionnaire syrienne n’a guère procédé du rejet de la modernité, par-delà le refus de son travestissement ba’thiste aussi autoritaire que brutal. Ce qui a été congédié est la régression au kitsch totalitaire, à la dévotion grotesque et au « faux sublime » des États postcoloniaux. Contre cette caricature, l’expérience de la révolution et de la guerre d’extermination ba’thiste a fondé une autre possibilité historique, possibilité exigeante, sobre, ancrée dans la gravité du sacrifice d’innombrables anonymes.

Ce legs de la révolution est ce qui pourrait permettre la régénération de la gauche arabe, en signant le triomphe d’une dynamique historique non avant-gardiste. La quête de progrès et d’émancipation peut se poursuivre, y compris par la critique sans fard de l’islam politique ou la revendication d’une politique laïque, mais elle ne peut désormais se déployer que depuis le postulat de l’égale dignité de tous dans l’histoire.

(20 avril 2025)


Comment citer ce texte

Hamza Esmili , « Chronique d’une libération. Reportages de Syrie, 4/4 À l’ombre de la révolution syrienne, la nouvelle question moderne », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur http://lestempsquirestent.org/en/numeros/numero-5/chronique-d-une-liberation-reportages-de-syrie-4-br-a-l-ombre-de-la-revolution-syrienne-la-nouvelle-question-moderne