La politique est souvent une histoire de fantômes. C’est peut-être ce que l’on nomme « Histoire ». Des fantômes, il y en tout particulièrement dans le cœur sourd du racisme. De l’intimité des familles aux représentants politiques sur les chaînes d’information continue, ces fantômes font intrusion dans les corps qui bafouillent, commettent des lapsus, se sentent coupables, nient et dénient leurs traumas, crient et aussi assassinent. Le 8 mai 1945 débutait l’histoire de ce qui allait devenir l’une des plus glorieux soulèvements contre le colonialisme de l’histoire-monde : la révolution algérienne. Je pense aux premières manifestations pour l’indépendance de l’Algérie qui fait suite à la Seconde Guerre Mondiale. Les militaires et les milices ont sauvagement assassiné des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, dans l’indifférence presque totale. Kateb Yacine le confesse, avec d’autres : c’est ce moment qui a fait basculer sa génération dans le nationalisme révolutionnaire. En Martinique, le jeune Fanon – de retour de l’Europe en guerre – subit la même désillusion. Le destin des deux pays se croiseront avec la force que l’on sait. Leur être fidèle aujourd’hui ne consiste pas à les citer ou à la célébrer inlassablement. Au contraire. Si chaque génération se doit de comprendre la mission de son temps et de se hisser à la hauteur exigée par la situation, les logiques de citation canonisantes des années 1950 ne feront que nous éloigner de notre tâche. Je voudrais ici contribuer à penser autrement à un point de bascule de l’histoire dans lequel la plupart des sociétés occidentales se trouvent au bord d’un gouffre que seule une remise en question profonde du racisme permettrait d’éviter. Cette situation, ce statu quo mérite d’être remis en cause, critiqué de la plus radicale des manières tant nous faisons face à un puissant et profond mécanisme de dénégation.
Déni et dénégation
Une distinction classique existe en psychologie entre le déni et la dénégation. Le déni refuse ce qui a lieu ou eu lieu alors que la dénégation refuse ce qui gît en nous, refoulement d’un contenu intrapsychique. Notre classe politique est aujourd’hui à un point d’intersection des deux. Nous subissons tous les jours le spectacle par lequel des figures substituables les unes aux autres de la politique y vont de dénis de faits (« il n’y a pas eu d’enfumades et de razzias en Algérie ») ou de dénégations de principe (« si Aboubakar Cissé est mort c’est parce que lui et son assassin – qui est, tenez-vous bien, Bosniaque – aurait dû être expulsés du territoire même si ce dernier était citoyen français »). La première refuse les faits. La seconde, ne pouvant les nier, trouve des alibis méprisables, risibles s’ils n’étaient pas aussi abjects. Le racisme habite ces deux gestes. Inversement, ces deux gestes le font exister, prospérer sous les traits du non-racisme, par dénégation. La dénégation est l’élément même du racisme aujourd’hui, de sa perpétuation par un cercle d’incessantes reprises. Ce cercle est le mal nommé « post-colonial ».
La montée en puissance de forces réactionnaires procède de cette dénégation. Et le mur qui s’est érigé, depuis des décennies, entre les forces politiques européennes et la réalité du racisme commence tout juste à se fissurer. Camarades, encore un effort pour abattre ce mur dont les pierres couvrent la psyché collective ! Il en va de l’avenir de la démocratie comme de nos droits. Cet essai est une tentative d’analyse psychopolitique de la situation qui tente de rompre avec un certain héritage freudo-marxiste (et donc fanonien) d’analyse psychanalytique du racisme et plus généralement du politique en s’intéressant aux dynamiques de racialisation de la religion qui échappent souvent aux analyses du racisme. La matrice théologico-politique de la racialisation de l’islam – racisme qui touche principalement mais pas seulement Arabes et Noirs – et du judaïsme n’est pas non plus l’effet d’une infrastructure sociale telle que la lutte des classes. Mais il n’est pas non plus un effet de surface de mécanismes inconscients qui relèveraient toujours, en dernière instance, de la sexualité (même au sens freudien et donc extensif du terme). Si la racialisation de la religion est le racisme typique de l’ordre néo-libéral dans lequel nous vivons, il correspond à une mutation du capitalisme qui ne peut avoir lieu sans se greffer sur des dynamiques sexuelles et raciales dont la matrice se situe au XIXe siècle, avant l’émergence du racisme biologique et son explosion au début du XXe siècle.
Ce moment a refait surface ces derniers mois. À la faveur de l’actualité récente, le moment de conquête de l’Algérie a refait surface au cœur du débat public. On sait que la guerre d’Algérie a longtemps saturé les mémoires et les imaginaires sans que le déploiement de violence qui a saturé tout le XIXe siècle ait été l’objet d’une attention qui excède le champ de l’histoire disciplinaire. Il faut bien évidemment nuancer car on a oublié à quel point les travaux de Assia Djebar, pourtant membre de l’Académie française, ont participé à appréhender cette époque, dans L’amour, la fantasia ou dans Femmes d’Alger dans leur appartement Assia Djebar, L’amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1995.. Mais précisément, ces travaux aussi ont été relativement oublié ! Ce court texte a la fonction simple et modeste de rappel puis d’analyse des forces souterraines qui entretiennent l’oubli – plus ou moins volontaire – et ce qui en découle : le racisme.
On a parlé des massacres de l’armée française d’Afrique. On aurait pu aussi parler de la lutte d’Abdelkader. On a parlé des enfumades et des razzias, tuant femmes et enfants par milliers, et perpétrées par le général Bugeaud. On aurait dû aussi parler du fait qu’il a institué un système racial. Ce que Bugeaud a mis en œuvre est un système d’apartheid dont la correspondance atteste et que les écrits de Prosper Enfantin vont systématiser. Dans ce système, comment fonctionnait le racisme colonial ? En racialisant la religion. En racialisant les héritages en tant que religions. La racialisation de la religion est devenue le principal mode de (re)-production du racisme à l’âge « néo-libéral », au centre duquel se situe l’islamophobie. Cette racialisation passe inaperçue et elle se légitime parce que les sociétés européennes sont globalement laïcisées et qu’il ne fait pas bon y être trop visiblement pratiquant ou religieux. Ce mécanisme appelle à la rescousse un fantôme mal connu du colonialisme : ce temps au cours duquel les colonisés – nommés « indigènes » – étaient nommés par leur affiliation religieuse. Juifs et Musulmans d’Algérie étaient soumis à leurs « lois religieuses » respectives. La race était la religion, ou plus précisément l’effet de sa racialisation jusqu’en 1962. Il est étonnant que les « spécialistes » du racisme – qui souvent ne sont écoutés comme tels parce qu’ils ne le vivent pas – ne parlent jamais de théologie. On comprend que le sujet deviendrait moins vendeur. Pourtant, la première loi raciale de l’histoire est celle qui déclare l’impureté du sang des juifs et musulman convertis au christianisme au cours de la (Re)-Conquista. Les indigènes des Amériques ont été massacrés puis convertis au nom de Dieu. Voudrait-on nous suggérer que la théologie aurait disparu ? Elle existe pourtant, sous des formes sécularisées qui ne sont autres que les fantômes du politique.
Il existe un puissant refus de nommer l’islamophobie qui participe d’un déni indirect de la réalité non d’un crime mais de ses mobiles. Il faut donc défendre ce terme précisément parce qu’il faut se défendre contre les puissances majoritaires de la dénégation. Mais cela ne signifie en aucun cas que le terme – du reste d’origine coloniale – soit pleinement satisfaisant. À bien des égards, il naît lui-même d’une euphémisation problématique de la violence racial(isante) en situation coloniale. On note à juste titre que la « phobie » relève d’une psychologisation problématique. L’expression de « racisme antimusulman » est problématique parce qu’elle suggère que l’islam lui-même ne serait pas racialisé ; ce qui est intenable. On notera que cette distinction est constamment mobilisée par les idéologues de la racialisation de l’islam en affirmant : « j’attaque l’islam, pas les musulmans ». Ce qui est en jeu est en vérité une racialisation de l’islam et de ses signes. Si les signes de l’islam tiennent lieu de la « race » dans les sociétés occidentales, c’est parce que la race comme le racisme ne sont rien d’autre que des effets de racialisation. Le processus est donc premier. L’antisémitisme naît aussi d’une racialisation de la tradition juive et de ses signes en tant que religion. Dans les deux cas, la racialisation elle-même peut prendre plusieurs formes : racialisation biologisante ou culturalisante. Je refuse pour cette raison l’expression de « lutte des races » : non seulement sa généalogie est douteuse mais, précisément, elle ignore la primauté de la racialisation sur ses effets.
Esquisse d’une anatomie : quelques thèses
Cet essai esquisse l’anatomie d’un processus singulier de racialisation dont l’islamophobie et l’antisémitisme sont deux manifestations. Il s’articule autour de plusieurs hypothèses qui portent spécifiquement sur la racialisation de l’islam, nommée islamophobie – sans guillemets – pour des raisons situationnelles et pour éviter d’entrer dans une sorte de logique de police des mots qui prescrirait ce qu’il faudrait dire, comment il faudrait parler. L’essentiel de ces hypothèses a été exposé dans un ouvrage précédent, Des empires sous la terre, sous une forme philosophique et historiqueMohamed Amer Meziane, Des empires sous la terre, Paris, La Découverte, 2021, chapitre 3.. Ces hypothèses sont redéployées dans les lignes qui suivent afin d’éclairer le temps présent face à l’urgence d’une situation et l’ignominie d’un crime.
§ 1 : Ce que l’on nomme islamophobie est un racisme d’inversion de la violence qui pose l’islam en conquérant et oppresseur contre lequel il faudrait se défendre. Cette vision paranoïaque conduit aisément au crime, faisant de la violence contre autrui une sorte de « légitime défense ». Les musulmans ne sont pas seulement perçus comme coupables dans ces procès sans instruction et sans appel qu’on leur fait sans cesse. La violence de l’islamophobie ne s’explique que parce que les musulmans sont immédiatement perçus comme des bourreaux dont les non-musulmans seraient les victimes.
§ 2 : Ce que l’on nomme islamophobie est un racisme de la dénégation. Elle se situe au cœur de tous les racismes aujourd’hui en leur conférant une légitimité morale et institutionnelle et ce pour une raison aussi simple qu’éminemment dangereuse : l’islamophobie est le cas typique du racisme sans cesse reproduit par la négation systématique du fait qu’il soit un racisme. L’islamophobie est un racisme de la dénégation qui fait fonctionner les autres racismes en vertu de sa légitimité sociale et donc institutionnelle. Le racisme qui en résulte déclare solennellement qu’il critique une religion et non une raceUn exemple typique est Oriana Fallaci, The Rage and the Pride, New York, Rizzoli, 2002.. Ce déni opère soit en vertu de la définition de l’islam comme simple religion, déclaration en forme d’alibi qui est immédiatement contredite par son traitement en tant qu’identité non-européenne opposée à une laïcité subrepticement identifiée à la « civilisation chrétienne ». On nous dit « je ne critique pas les musulmans mais l’islam, une religion » pour immédiatement ajouter : « l’islam n’est pas une religion mais un projet politique impérialiste et un code de Loi », en un mot une théocratie. L’islamophobie est un racisme par dénégation. C’est par déni qu’il opère et sa racialisation de la religion se situe ainsi au cœur de son inquiétante légitimité politique et institutionnelle. L’acceptabilité sociale du racisme antimusulman vient de là : du fait qu’il passe pour une simple et inoffensive critique d’une religion qui serait essentiellement oppressive. Une légitime défense de la liberté en somme. Cette double logique – d’inversion par dénégation – a permis de sceller un consensus nauséabond voire mortifère depuis 20 ans sur le dos des citoyens musulmans. L’islamophobie joue un rôle très clair mais souvent mésestimé dans la montée en puissance de l’autoritarisme. La France risque donc de payer cette islamophobie du prix de sa démocratie et des droits de ses citoyens.
§ 3 : L’islamophobie racialise l’héritage ou la tradition des musulmans dans une société qui est rétive à ce type de fidélité ; terme que nous préférons à celui de foiMohamed Amer Meziane, Au bord des mondes, Bruxelles, 2023, chapitres 4 et 5.. Elle n’est socialement acceptable que parce qu’elle racialise cette fidélité en la racialisant en tant que religion politique, le discours qui la soutient apparaissant ainsi sous les traits d’une héroïque posture de « bouffeur de curés » héritier des « Lumières ». Mais ce n’est pas le simple fait de l’affiliation des musulmans à une tradition qui explique que les sociétés occidentales soient globalement hostiles à la présence d’une communauté musulmane sur leur sol. C’est parce que l’islam est perçu comme théocratique et entretenant un rapport singulier à la violence religieuse que les musulmans sont singulièrement racialisés.
§ 4 : L’islamophobie est donc d’autant plus niée qu’elle est transversale. En la niant elle, on se met en mesure de pouvoir nier l’existence des racismes et donc de racialiser par voie de dénégation. La légitimation sociale et institutionnelle du racisme qui procède de la racialisation de l’islam a pour résultat une intensification des autres formes de racismes. Ne jamais, de ce point de vue, se permettre d’oublier que Aboubakar Cissé était noir et malien. L’islamophobie est ce qui fait fonctionner l’intersection des exclusions en France dans la mesure où elle procède par dénégation.
§ 5 : L’islamophobie peut donc être définie provisoirement comme un ensemble de pratiques de discrimination et d’exclusion ciblant les membres réels ou supposés d’une communauté désignée comme « religieuse ». Les musulmans réels ou supposés peuvent être arabes ou noirs, mais lorsqu’ils subissent l’islamophobie, ils ne sont pas principalement racialisés par la couleur de leur peau. L’islamophobie opère ainsi à travers une racialisation de l’islam réel ou supposé ou plutôt des signes d’un islam racialisé. Elle vise les musulmans mais s’abat aussi sur celles et ceux qui sont perçus comme tels ou définis comme leurs alliés que l’on flétrit du nom d’islamogauchistes. Des Arabes athées ou chrétiens peuvent être traités comme des musulmans dès lors qu’ils sont perçus comme tels. Et des citoyens européens non-musulmans peuvent mourir sous les balles d’un terroriste islamophobe seulement parce qu’ils sont de gauche et opposés à l’islamophobie (se rappeler Anders Breivik). En un mot : les musulmans sont fidèles à une tradition. La majorité de la société la perçoit comme une menace à l’ordre public ou à leur « identité », ce qui participe de la reproduction du mythe de leur inconvertibilité dont la matrice nous renvoie à la Reconquista. En résulte une racialisation de cette fidélité en tant que « fait religieux ». Une fois défini comme idéal-type de la « religion politique » ou de la théocratie, l’islam peut être racialisé sans que cette racialisation ne soit visible en tant que racisme.
Le mythe de la « Théocratie »
Je soutiens que la racialisation de l’islam présuppose essentiellement une définition de l’islam comme confusion entre religion et politique qui est en vérité le cœur battant de l’orientalisme sous toutes ses formes. C’est ce dernier point qui manque à l’analyse de Edward Said comme de Frantz Fanon, ainsi qu’aux études dont ils sont les fondateurs voire les maîtres. Ainsi, une ethnographie des intellectuels montre aisément qu’il arrive aux experts ès racisme de participer à la dénégation collective en affirmant : « l’islamophobie peut être subsumé sous le racisme ». Quels intérêts sert cette volonté de ne pas nommer la singularité d’une exclusion, surtout lorsqu’elle est si centrale ?
Le théologico-politique organise, autant que les fantômes de la colonie, le champ des débats. Pour les réformistes de gauche et de droite, l’islam doit être sécularisé pour « s’adapter » à la culture occidentale, tandis que l’extrême droite juge la même réforme impossible. Les premiers citent Napoléon et le Grand Sanhédrin à l’appui. Nous voilà en effet au cœur du bonapartisme, ce cœur battant de l’appareil d’État français et de toute l’impérialité qui le traverse. C’est que cette division rejoue dans un contexte nouveau l’opposition entre les administrateurs impériaux français et les colons européens (alors nommés « colonistes ») dans l’Algérie du XIXe siècle. L’islamophobie est donc une forme de racisme qui présuppose l’établissement de frontières entre la religion et la politique en tant que matrice et le récit de la sécularisation qui en découle comme résultat du prétendu humanisme inscrit au cœur du christianisme. Lorsque le « corps musulman » est transformé en signe, il peut donc être suspecté dans la mesure où l’islam est perçu comme une loi divine ou un code civil, c’est-à-dire comme une confusion entre religion et politique. La racialisation de l’islam présuppose sa définition occidentale comme incarnation de la violence théologico-politique. L’extrême droite partage le même type de récit. Mais alors que les libéraux en tout genre (des socio-démocrates à la droite dite républicaine) affirment que l’islam peut s’adapter aux « valeurs occidentales-chrétiennes » en se réformant, l’extrême droite affirme qu’une telle réforme de l’islam est impossible. L’islam, assure-t-on, serait foncièrement incapable d’accepter une quelconque séparation de la religion et de la politique. L’autre différence qui existe entre l’islamophobie d’extrême droite et l’islamophobie institutionnelle est que la première définit l’islam comme un projet d’invasion du monde qui menace ainsi l’Europe. En conséquence, l’agression verbale et parfois physique de musulmans réels ou présumés est légitimée sans avoir besoin de se dire. Les musulmans sont alors soupçonnés d’être intrinsèquement violents, en vertu de l’essence supposée de l’islam et du rapport au fanatisme qu’on lui attribue. Les professeurs de philosophie et autres sociologues ne sont pas en reste de ce type de mythologies infantiles qui seraient risibles si elles ne contenaient pas en elles le risque de porter atteinte à dignité voire à la vie d’autrui. Les doctes inepties des idéologues qui, depuis plus de 20 ans, dissertent sur les plateaux de télévision sur l’essence de l’islam comme une « religion de la violence » portent une part de responsabilité dans l’apathie qui entoure le crime de Aboubakar Cissé. Combien parmi ces détenteurs de faux savoirs ont pu dire, du haut de leur ignorance, que l’islam avait probablement un rapport constitutif à « la violence » ? Que le christianisme était évidemment différent ? Leur nombre est incalculable. La gauche est demeurée silencieuse sur ces questions. Elle le demeure et s’offusque que nous parlions de religion… Dans la situation qui est la nôtre, son anticléricalisme la dessert et sert les forces réactionnaires en l’aveuglement. Autre zone de dénégation.
L’exercice de la violence à l’encontre des musulmans tend donc à se présenter comme une réponse à une force colonisatrice et à une violence fondée sur la religion. C’est là le grand danger que représente l’islamophobie et son potentiel proprement meurtrier : cette manière de légitimer et donc de déployer la violence, de la micro-agression verbale aux allures de banalité au pur et simple anéantissement physique. L’islamophobie est comparable à l’antisémitisme précisément parce qu’elle ne racialise pas la couleur mais ce qu’elle définit comme la « culture ». Mais derrière la culture, il y a toujours la religion. Ces deux racismes opèrent essentiellement à travers ce que j’ai analysé ailleurs comme la racialisation de la religion, ce qui inclut la possibilité de sa subsomption réelle sous le concept de cultureJe ne soutiens pas que le déploiement de l’arabophobie soit un antisémitisme généralisé, comme l’avait fait courageusement Étienne Balibar dès les années 1980 en parlant d’un « racisme sans race ». Voir Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe, Paris, La Découverte, 1988. On notera que Balibar reconnaît qu’il faudrait approfondir la question de la racialisation de la religion et que son analyse du racisme évolue dans le sens d’une prise en compte de ce que j’appellerais les théologies politiques de la race. Je renvoie à nos débats sur ces questions, débutés et poursuivis à Columbia University et ailleurs depuis 2016. Voir sa réponse: Balibar, “Postcript (2017)”, Secularism and Cosmopolitanism, New York, Columbia University, 2018, p. 144-148.. Le religieux est immédiatement culturalisé – nationalisé et sécularisé – lorsqu’on brandit la grande « civilisation chrétienne » face à un Islam qui la menace. En tant que discours contre les musulmans, l’islamophobie doit être analysée comme une mutation tardive du discours occidental sur l’« islam ». La construction de la race en tant que religion découle de la transformation orientaliste de l’islam en paradigme de la violence théologico-politique. La définition du Coran comme « Code civil » et la représentation des musulmans comme incarnation d’un fanatisme religieux théocratiques sont raciales et méta-raciales dès lors qu’elles impliquent notre manière de parler du politique dans ses rapports à la religionSur le fanatisme, voir : Alberto Toscano, Fanaticism : On the Uses of an Idea, Londres, Verso Books, 2010..
L’islamophobie à l’ère néo-libérale
L’islamophobie est seulement en partie l’expression contemporaine, post-11 septembre, d’un processus impérial de racialisation des signes religieux qui remonte à l’époque coloniale et notamment à l’histoire de l’« Algérie française ». Mais l’islamophobie n’est pas réductible au colonialisme car elle implique des mécanismes sécuritaires notamment en termes de surveillance qui ont profondément affecté les sociétés dans lesquelles nous vivons à l’échelle globale tout comme nos déplacements internationaux depuis le 11 septembre. J’utilise donc le terme d’impérialité pour faire saisir à la fois les multiples matrices coloniales de la souveraineté des États-nations aujourd’hui tout en considérant que cette souveraineté elle-même n’est pas réductible à ces seules dimensions coloniales. Loin d’assister à une sorte de marginalisation de l’État par démultiplication d’une gouvernementalité diffuse, horizontale et dans laquelle la norme se substituerait à la verticalité de la loi, nous assistons à un rétrécissement tendanciel des fonctions de l’État. Il a lieu par limitation à ses fonctions policières, sécuritaires et militaires au détriment de ses fonctions sociales, redistributives et régulatrices. Le démantèlement des fonctions sociales de l’État, c’est-à-dire de l’État-providence post-1945, n’est pas le signe d’un déclin de l’État en tant que tel mais au contraire d’un retour à la fonction souveraine que je nomme impériale. Allez dire à des manifestants contre les violences policières que l’État n’existe pas ou qu’il est en cours de dépérissement ! Le néo-libéralisme ne tue pas l’État, il le désocialise, le privatise et le militarise. Le néo-libéralisme a besoin d’un racisme qui n’a pas l’air biologique. Il trouve une ressource fondamentale dans les dynamiques de racialisation de la religion, particulièrement dans des pays où la laïcisation des populations blanches prolétarisées voire paupérisées est avancée. Elle permet ainsi de créer un système de désolidarisation structurelle entre ouvriers blancs et immigrés.
Si l’histoire de la racialisation de l’islam s’inscrit dans l’histoire plus longue des représentations orientalistes des Arabes et des musulmans, elle n’est pas pour autant réductible à l’orientalisme. J’utilise le concept d’impérialité pour décrire des phénomènes apparemment marginaux tels que l’échec du Reich allemand à établir un empire colonial stableVoir Amer Meziane, Des empires sous la terre, introduction et chapitre 6.. L’impérialité est la langue de la souveraineté. Elle permet de comprendre pourquoi l’islamophobie et l’antisémitisme constituent deux faces de la même pièce. Comme médiation vicariale entre le Ciel et la Terre, Dieu et l’État, l’impérialité reconfigure l’analyse des frontières entre le théologique et le politique, le sacré et le profane en évitant de tomber dans les pièges bien connus des théories du transfert qui impliquent des distinctions en dernière instance impossibles entre théologie et politique. Seule l’impérialité peut dire : « je suis le représentant de Dieu sur Terre ». Et ce, même si l’impérialité est sans empereur, même si elle parle à travers la voix d’un souverain pontife. En tant que zone d’indécidabilité dont se soutient la violence d’État, l’impérialité renvoie à des dynamiques de souveraineté qui excèdent le colonial. L’impérialité est le cœur battant du « monopole légitime de la violence » dont tout porte à croire qu’elle est toujours un effet plus ou moins marqué de sécularisation du nœud théologico-politique.
L’hypothèse de l’inconvertible
Comme je l’ai soutenu ailleurs, la définition des musulmans et des juifs comme inconvertibles est la matrice de la racialisation de leurs héritages réduits à n’être que « religieux ». Le même processus ne se produit pas lorsque la race est une ligne de couleur. Les conversions au christianisme peuvent donc aisément coexister avec la colonisation parce que la religion du colonisé ou de l’esclave n’est pas le signe de son prétendu « groupe racial ». C’est précisément parce que les juifs et les arabo-musulmans peuvent être confondus avec les chrétiens, précisément parce que rien ne les distingue de manière visible, que l’anxiété raciale crée tous ces mondes souterrains de l’impureté, inventant l’hypothèse d’un sang persistant à demeurer inconvertible. La manifestation contemporaine de l’inconvertibilité du musulman est l’ingouvernabilité. Elle se manifeste dès lors que l’on dresse une analogie entre le musulman et le loup. L’intellectuel musulman est vu comme un loup dans la bergerie, toujours prêt à l’attaque et dissimulant toujours un projet secret d’invasion et de domination. Il y aurait beaucoup à dire de la dimension sexuelle de fantasme racial. Notons d’abord que cette analogie révèle comment l’islamophobe pense : de manière animalière. Le musulman est un loup pour les islamophobes parce qu’il est figure de l’ingouvernable. Non seulement coupable par avance, mais surtout bourreau essentiel et par conséquent victime légitime de la violence parce que lui-même réputé violent. Le fanatisme est le nom le plus communément attribué à cette ingouvernabilité qui semble provenir des mutations continues du discours colonial du XIXe siècle concernant l’inconvertibilité des sujets musulmans. C’est pourquoi, par-delà la simple analogie entre le loup et le musulman, il faut enquêter sur ses ressorts théologico-politiques en examinant comment les empires ont racialisé l’islam en se sécularisant, depuis l’Expédition d’ÉgypteGhassan Hage, Le loup et le musulman, Marseille, Wildproject, 2017, chapitre 1. Hage utilise l’expression de « domestication généralisée ». Si ce livre est utile et précurseur, l’expression utilisée manque d’historicité et de rigueur analytique en identifiant domestication, colonialisme et capitalisme sans déployer une analyse différenciée et précise de ce que je nomme l’histoire environnementale de l’orientalisme dans : Mohamed Amer Meziane, « Cosmopolitics of the Secularocene » in Prathama Banerjee, Dipesh Chakrabarty, Sanjay Seth, Lisa Weden (dir.), The Oxford Companion to Cosmopolitanism, à paraître..
Anatomies sexuelles de l’islamophobie
Au lendemain du 11 septembre, les médias grand public ont massivement dépeint les Arabes en utilisant les images bien connues de l’islam comme une religion de violence et de « fanatisme ». Avec une certitude désarmante, un nombre incalculable d’idéologues antimusulmans continuent d’affirmer que l’islam est une menace pour les sociétés libérales occidentalesLa littérature critique sur ces discours est trop vaste pour faire l’objet d’une note de bas de page. Voir, entre autres : Edward Said, Covering Islam: How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World, New York, Pantheon Books, 1981 ; Mahmood Mamdani, Good Muslim, Bad Muslim: America, The Cold War and the Roots of Terror, New York, Pantheon Books, 2004.. Les communautés immigrées ou les citoyens musulmans vivant en Europe et en Amérique du Nord sont de plus en plus souvent accusés de refuser la laïcité, la démocratie et l’égalité des sexes. Un consensus émerge lentement selon lequel l’Europe et les sociétés occidentales ne devraient pas tolérer l’islam dans la mesure où l’islam ne tolère pas l’Europe et « l’Autre » en général. Par le biais de « l’homonationalisme », un nombre croissant de candidats d’extrême droite affirment que les musulmans menacent les minorités sexuelles et les droits des personnes homosexuellesJ’emprunte l’expression d’homonationalisme à Jasbir Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007..
La haine de l’islam nourrit la montée de l’extrême droite dans le monde. En menaçant la démocratie et les droits civiques, elle participe également à notre incapacité collective à lutter contre des catastrophes majeures telles que la surveillance de masse et le changement climatique. Les attentats terroristes du 11 septembre et de Charlie Hebdo en 2015 ont joué un rôle crucial dans l’explosion de l’islamophobie. Le discours public dominant sur l’islam et les Arabes est socialement acceptable parce qu’il apparaît comme une prétendue défense de la laïcité libérale ou des « valeurs humanistes et très chrétiennes » contre une religion réputée oppressive. En conséquence, la diffusion de ce discours crée un consensus au sein des partis politiques d’opposition, à l’exception de quelques rares personnalités publiques pour rompre le contrat racial que l’islamophobie permet à ces forces de signer autour de la table de collaboration. La normalisation continue des positions d’extrême droite dans les médias grand public et dans le débat public témoigne de l’impuissance de la réponse institutionnelle à l’islamophobie, qui invite à réformer l’islam dans un sens plus « libéral ». La notion de « grand remplacement » des populations blanches par des populations non-blanches est un aspect essentiel de ce discours. L’imaginaire anti-immigration de l’extrême droite est structuré par la racialisation de l’islam, en ciblant les hommes noirs et bruns comme des menaces sexualisées et racialisées, et donc toutes les populations non blanches comme des menaces démographiques. Réduisant l’islam à une simple « religion du fanatisme et de la violence », il affirme que les musulmans sont impliqués dans un projet de conquête dont le moteur essentiel est la domination de l’Europe et de tous les non-musulmansVoir Nadia Marzouki et Duncan McDonnell, “Populism and Religion” dans Duncan McDonnell, Nadia Marzouki et Olivier Roy (dir.), Saving the People: How Populists Hijack Religion, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 5-7. Le discours contre l’islam est un trait commun à l’écrasante majorité des partis d’extrême-droite occidentaux selon Olivier Roy. Voir p. 187.. La civilisation dite « judéo-chrétienne » de l’Occident est considérée comme menacée, sur le point d’être remplacée par un nouveau califat si des mesures radicales ne sont pas prises contre l’immigration. Considérés comme une nation dans la nation en raison d’une mauvaise traduction et d’une mauvaise compréhension du mot umma (communauté), les musulmans sont considérés comme des terroristes potentiels par l’extrême droite. En conséquence, le terrorisme islamique et l’islamisme en général révèleraient l’essence même de l’islam. Les intellectuels de gauche, critiquant le mythe des « valeurs de l’Occident », sont accusés de haute trahison, étant complices de la grande « islamisation du monde ». D’où la représentation de la brutalité raciste comme une résistance à l’oppression par des supposées victimes autoproclamées. L’oppresseur se pose ainsi comme la victime imaginaire faisant face à une victime réelle désignée de manière fantasmée comme l’oppresseur.
Sexe et racisme
« L’Europe n’est plus l’Europe, c’est ‘Eurabia’, une colonie de l’islam, où l’invasion islamique ne se fait pas seulement au sens physique, mais aussi au sens mental et culturelOriana Fallaci citée dans Tunku Varadarajan, « Prophet of Decline: An Interview with Oriana Fallaci », Wall Street Journal, 23 juin 2005. ». Ces mots d’Oriana Fallaci ont vingt ans. Vingt années de montée de l’autoritarisme en Occident (en partie bien que non exclusivement) par voie d’islamophobie. L’islam y est ici le nom d’une invasion coloniale de l’Europe et plus généralement de l’Occident. Ainsi, l’agression verbale ou physique des musulmans est perçue comme un moyen de légitime défense. Seul moyen de se défendre ou de défendre la « civilisation » contre les Barbares. Projeter ainsi la violence sur « le musulman », c’est légitimer – fut-ce passivement et indirectement – la violence contre lui. La violence est ainsi considérée comme une simple réponse à une violence première, et donc comme de l’« autodéfense » immédiatement posée comme légitime. Alors qu’ils dépeignent de manière obsessionnelle l’islam comme une force colonisatrice, ces idéologues l’expérimentent comme une menace ultra-masculine contre une « virilité blanche » qui doit être défendue à tout prixC’est le sens du mythe du « grand remplacement » et l’une des raisons de sa fortune actuelle. N’oublions pas que Brenton Tarrant, auteur de l’attentat terroriste de Christchurch perpétré contre des fidèles musulmans et ciblant plusieurs mosquées, a publié un manifeste dont le titre est simple : Le grand remplacement. Il y justifie le massacre massif de musulmans comme une défense contre ce qu’il appelle ouvertement un « génocide blanc ». Le discours de l’extrême droite française, depuis la création du Front national par un « ancien » ayant torturé en Algérie du nom de Jean Marie Le Pen, inspire d’autres mouvements et partis du même acabit en Occident. Rappelons que la notion de grand remplacement a été inventée par un idéologue français d’extrême droite, Renaud Camus ! Voir : lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/15/la-theorie-du-grand-remplacement-de-l-ecrivain-renaud-camus-aux-attentats-en-nouvelle-zelande54368434355770.html.. Ces idéologues sont hantés par ce qu’ils vivent comme le crépuscule de la masculinité blanche. Le scandale serait, à les entendre, que la masculinité des Arabes et des Noirs serait tolérée par les féministes blanches en raison de l’antiracismeC’est ce qu’affirmait un livre intitulé Le Premier Sexe paru en 2006, en référence à De Beauvoir : Éric Zemmour, Le Premier Sexe, Paris, Denoël, 2006.. En raison de l’émasculation des hommes blancs par le féminisme et les études de genre, seuls les hommes arabes et noirs seraient autorisés à être de « vrais hommes ». Nul besoin de rappeler l’immense succès de cet argumentaire masculiniste, définissant et légitimant la virilité comme essentiellement violente. Il constitue depuis un élément clef du discours politique de l’extrême droite en France.
Il est aisé de montrer que ces dynamiques sexualisées de masculinités conflictuelles étaient déjà à l’œuvre à l’époque colonialeOn ne compte plus les nostalgiques assumés de « l’Algérie française » dont la « pensée » (le mot est fort) n’est au fond qu’une sorte de ritournelle qui chante le « temps béni des colonies » sur les plateaux de télévision destiné au troisième âge.. De nombreux colonisateurs britanniques ont l’habitude de racialiser les musulmans indiens comme violents et masculins et les hindous comme efféminés et donc colonisés par l’islam. Dans le même ordre d’idées, l’Afrique noire était considérée par les administrateurs coloniaux français, tels que le général Faidherbe, comme dominée par les envahisseurs et les esclavagistes arabo-musulmansGénéral Faidherbe, Le Sénégal. La France dans l’Afrique occidentale, Paris, Librairie Hachette, 1889, p. 14-16, 165.. Les travaux sur la question des intersections entre race et genre est devenu un classique des études postcoloniales. L’anthropologue Ann Laura Stoler a décrit, il y a plusieurs décennies, comment les colonisateurs vivaient dans un climat de terreur permanent, hantés par la possibilité d’une insurrection anticoloniale. Cette menace était également plus ou moins sexualisée et imaginée comme un viol de leurs femmesAnn Laura Stoler, La chair de l’empire, Paris, La Découverte, 2013, chapitres 3 et 4 (L’original a pour titre : Carnal Knowledge and Imperial Power, Berkeley, University of California Press, 2002).. En conséquence, les femmes blanches n’ont pas été autorisées à se rendre dans les colonies au cours du XIXème siècle. Les unions sexuelles et les mariages entre hommes blancs et femmes « indigènes » ou non-blanches qui en résultent commencent à constituer une menace pour l’ordre colonial, notamment par l’existence de ce que l’on appellera alors les « races mixtes ». Lorsqu’elles ont finalement pu trouver leur place dans l’espace colonial, elles ont été considérées comme les représentantes de la supposée « dignité blanche » et ont donc été protégées en tant que tellesEmmanuelle Saada, Les enfants de la colonie, Paris, La Découverte, 2007.. S’il est communément admis que les femmes musulmanes portant le hijab sont les cibles les plus visibles de l’islamophobie, l’anthropologue Katherine Pratt Ewing indique, dans une ethnographie qui a pour terrain l’Allemagne, que la masculinité des hommes musulmans est perçue comme la véritable menace sexuelle cachée par le voileKatherine Pratt Ewing, Stolen Honor: Stigmatizing Muslim Men in Berlin, Stanford, Stanford University Press, 2008.. Lorsque le hijab est considéré comme un signe d’oppression des femmes, on suppose souvent que le voile est le symbole de leur oppression par les hommes musulmans. Sans surprise, l’attaque contre la polygamie reste une caractéristique déterminante de la manière dont les féministes attaquent l’islam comme étant intrinsèquement patriarcal et sexiste, contribuant ainsi à rendre moins visible la violence du patriarcat dominant blancVoir, entre autres, Joan Scott, La politique du voile, Paris, Amsterdam, 2017 et La religion de la laïcité, Paris, Climat, 2018 ; Judith Surkis, Sex, Law et Sovereignty in French Algeria: 1830-1930, Ithaca, Cornell University Press, 2019.. L’extrême droite française a dépeint les hommes français comme émasculés et féminins, humiliés d’avoir perdu une guerre qui leur aurait prouvé leur virilité et leur supériorité par rapport aux Arabes d’AlgérieTodd Shepard, Sex, France and Arab Men, Chicago, Chicago University Press, 2017, p. 7. La traduction française a pour titre : Mâle décolonisation, Paris, Payot, 2017.. La gauche anticoloniale aurait déployé, selon l’historien Todd Shepard, sa propre perception des hommes arabes consistant à dépeindre l’homme algérien comme l’incarnation héroïque de la virilité révolutionnaire. « Le prestige et l’aura de cette figure, qui n’est plus qu’un souvenir historique en France, ont façonné la pensée politique des années 1960 et 1970 », écrit Shepard dans Mâle décolonisation. Ce prestige aurait impliqué une marginalisation, voire une exclusion de la figure de la « femme voilée » qui « restait définitivement non française (en grande partie à cause de son association avec l’Islam) » tandis que, par contraste, « l’homme algérien héroïque revendiquait le même terrain que celui que les voix françaises considéraient comme le leur, à savoir l’universalisme (nécessairement masculin) ». Les clivages politiques entre la gauche et la droite auraient été profondément influencés par ce complexe sexuel et racial, contribuant à faire « de l’immigration, et surtout de l’immigration arabe, un thème politique important au cours des années 1960 et 1970 »Ibid., p. 11-13..
Oublis et métamorphoses de la « théologie politique »
Malgré les apports décisifs de la théorie postcoloniale et des études sur le genre et le racisme, l’écrasante majorité des contributions que nous avons mobilisées se caractérisent par une absence qui contrevient à l’analyse de la racialisation de la religion. Je parle de l’absence d’une réflexion critique sur la dimension théologico-politique du racisme anti-arabe lorsqu’il se meut en islamophobie. Cette mutation a lieu sous l’effet des revenants de la racialisation de l’islam typiques du régime colonial de l’indigénat érigé au XIXe siècle. Cette absence du théologico-politique est vraie de l’écrasante majorité de la littérature sur le genre et le racisme en vertu de cette même méfiance d’une certaine gauche vis-à-vis de tout ce qui touche à « la religion ». On verra que, loin de disqualifier cette littérature, elle s’enracine dans un point aveugle qui est aussi constitutif des travaux des illustres fondateurs de ces champs d’études : Fanon, Said et dans une moindre mesure Foucault (puisque la publication posthume des Aveux de la chair confirme la centralité de la confession chrétienne, déjà présente dès l’ouverture du premier volume de l’Histoire de la sexualité).
La rupture de 1979 devrait donc être nuancée au regard non seulement de la séquence contemporaine mais aussi de l’histoire coloniale du XIXe siècle. Le cadre narratif du livre s’achève en 1979, lorsque la majorité de la gauche en vient à se méfier de l’invocation possible des hommes arabes comme de potentiels modèles révolutionnaires. Au cours des années 1980 et 1990, le racisme anti-arabe s’est alors transformé en islamophobie. À travers cette mue, l’islam est alors devenu le premier signifiant de la race ; les Arabes ne pouvant être perçus qu’à travers le signifiant « islam ». L’imaginaire de la lutte anticoloniale s’est affaibli à mesure que le modèle de la révolution algérienne semblait s’éteindre lentement, alors que la révolution islamique d’Iran devenait le centre de toutes les attentions. La promesse de libération que le socialisme du tiers monde portait en lui n’était ni laïque ni islamique bien que cette promesse ait été sans cesse traduite dans chacune de ces deux langues (respectivement séculière et religieuse), ainsi appropriée par chacune des deux forces en conflit contre l’autre. Ce tiers-mondisme est entré en crise à mesure que les références à l’islam étaient de plus en plus explicitement mobilisées contre l’impérialisme occidental.
En partie à cause de son profond héritage antireligieux (« la critique du ciel est la condition de toute critique » !), la gauche post-68 s’est sentie moins encline à s’intéresser aux mondes arabes et à se solidariser, les Arabes étant de plus en plus perçus à travers le prisme déformant du mythe de la « violence de l’islam ». La légitimité politique des luttes passées contre l’impérialisme était profondément remise en question par la fondation de la République islamique d’Iran en 1979 puis la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie en 1989. En France, l’incessante controverse sur le voile ou hijab a débuté la même année de 1989Marwan Mohammed et Abdelali Hajjat, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, Paris, La Découverte, 2016..
On peut ainsi soutenir que les années 1980 sont la décennie au cours de laquelle le racisme anti-arabe s’est transformé en islamophobie dans la forme que nous connaissons aujourd’hui. Les « Arabes » sont lentement redevenus des « musulmans », comme ils l’étaient pour ainsi dire sous le joug colonial. Les Arabes sont alors racialisés principalement (bien que non exclusivement) en tant que musulmans. Alors que les effets du racisme biologique de la fin du XIXe siècle s’estompaient, des formes de racisme colonial antérieures à ce racisme biologique sont réapparues de manière récursive, différentielle et fragmentée. Les strates chrétiennes et coloniales de cette racialisation se greffent ainsi à des situations contemporaines irréductibles au passé colonial. Cette surdétermination de la notion raciale de l’Arabe par le signifiant théologico-politique du « Musulman » a en partie resurgi en réaction à ce que les analystes ont nommé – non sans une analogie avec l’évangélisme – la « résurgence islamique » (Islamic Revival). Mais cela ne signifie ni que le racisme anti-arabe ni non plus qu’un certain imaginaire de la masculinité révolutionnaire arabe, associé aux souvenirs – fut-ce inconscients – de la guerre d’Algérie, ne puissent pas persister sous des formes nouvelles. L’islamophobie est irréductible au racisme anti-arabe mais elle contient en elle les strates accumulées de l’histoire de ce racisme tel que configuré par le colonialisme et le trauma de la perte des colonies dans la psyché européenne, notamment française.
Avec l’épuisement des promesses révolutionnaires du socialisme tiers-mondiste et les compromis de ce dernier avec des dictature non seulement corrompues mais aussi de plus en plus impopulaires, les mouvements politiques islamiques se sont multipliés. Opérant à partir d’une critique « populaire » de l’injustice sociale, leur attrait provient aussi du fait qu’ils semblent représenter une alternative à l’impérialisme culturel de ce qui est nommé « l’Occident ». La « décennie noire » en Algérie (1988-2001) s’inscrit dans ce contexte. Le racisme anti-arabe de la droite n’était pas centré sur la religion, malgré les tentatives bien connues de disqualifier les révolutionnaires algériens comme autant de « fanatiques musulmans » et de « terroristes » pendant la guerre de libération. En témoigne cette déclaration dans le texte constitutionnel issu de la Conférence de la Soummam à propos des officiers français impliqués dans la répression et la torture des révolutionnaires algériens : « Combien dégradante apparaît la malhonnêteté de Bidault, Lacoste, Soustelle et du cardinal Feltin lorsqu’ils tentent de tromper l’opinion publique française et étrangère en définissant la Résistance algérienne comme un mouvement religieux fanatique au service du panislamisme ». Les révolutionnaires algériens ne déclarent pas pour autant que leur mouvement serait laïque. Leur cosmopolitisme parle une langue planétaire inspirée d’un vocabulaire musulman (les moudjahidin) et socialiste (« les damnés de la terre ») sans jamais être réductible à la religion ou à la laïcité. La médiatisation des attentats terroristes contre les civils durant la décennie noire a néanmoins contribué à la réassociation – façon XIXe siècle – du signifiant arabe à l’islam et de l’islam au fanatismeMcDougall, A History of Algeria, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 288-317.. La controverse de 1989 sur le voile a lieu un an après la victoire du FIS (Front Islamique du Salut) aux élections législatives en Algérie. Si la gauche européenne a pu développer une image des Arabes dont l’islam était quasiment absent jusqu’aux années 1980, elle s’est ensuite divisée, après le 11 septembre, autour de la question de l’islamophobie. Cela ne signifie pas qu’il soit possible d’en conclure que l’islamophobie serait une sorte de réaction au « réveil islamique », ni non plus que ce réveil serait lui-même un effet de surface dont l’échec des processus de libération et de modernisation du Sud global serait la cause profonde. Ce qui est bien plus centralement en cause est le développement d’une géopolitique fondée sur l’économie pétrolière via la formation de ce que je propose de nommer des États-fossiles dans des pays clefs du monde arabeJe pense à l’Algérie après 1971, à l’Irak jusque 2003 ainsi qu’à la majorité des pays du Golfe. Sur l’État fossile, voir Amer Meziane, Des empires, op.cit., chapitre 4.. Il y a ainsi un rapport avéré entre recul ou échec de la démocratisation et extraction du pétrole dont il reste à examiner les liens – multiples et en évolution constantes – aux formes contemporaines de la politisation médiatique de l’islamVoir Timothy Mitchell, Carbon Democracy, Paris, La Découverte, 2013.. Cette logique relève de ce que j’ai nommé la logique souterraine de la souveraineté étatique, inventée par la Révolution française. Si elle s’articule à ce que j’ai nommé la géopolitique inter-impériale du climat – écologie de guerre et de paix – cette position est irréductible à une analyse unilatérale d’un capitalisme (ou d’un impérialisme) fossile réputé force motrice toute-puissanteVoir ma critique de Malm dans Mohamed Amer Meziane, « Empire, Race, Climat », Multitudes, 85 (4):183-187, 2021..
L’idéologie du choc des civilisations
La grande reconfiguration géopolitique à l’œuvre durant la dernière décennie du XXe siècle est bien connu. Sans elle, l’islamophobie ne se serait pas déployée sous les traits que nous connaissons. Avec la chute du mur de Berlin de 1989, le signifiant de l’Islam se substitue à celui du communisme comme principal ennemi géopolitique désigné de « l’Occident ». L’ancien clivage entre l’Est communiste et l’Ouest capitaliste est soudain devenu anachronique, remplacé, dans les médias, par une nouvelle opposition entre l’Islam et l’Occident. Le célèbre livre de Samuel Huntington, Le choc des civilisations, a été l’opérateur fondamental de cette mutation. Publié en 1996, il développe l’idée selon laquelle les différences culturelles et religieuses seraient désormais les principales sources de conflit ; formalisant ainsi une hypothèse devenue de plus en plus populaire après la fin de la guerre froide et surtout depuis le 11 septembre. Le concept d’Occident prend alors tout son sens en opposition non pas tant à l’Orient en général qu’à l’Islam en particulier. La civilisation occidentale a alors été redéfinie dans les termes du libéralisme démocratique et séculier dont les racines se trouveraient dans un héritage culturel spécifiquement « judéo-chrétienSamuel Huntington, The Clash of Civilizations, New York, Simon and Schuster, 1996, p. 21. ». C’est le retour, sous une forme nouvelle, du mythe de la sécularisation comme partage de l’Occident libre et de l’Orient théocratique.
Notons aussi le pessimisme civilisationnel et l’anti-universalisme de l’argument. Selon Huntington, le déclin de l’Occident rendait désormais impossibles les prétentions universalistes de l’Occident. En conséquence, la culture occidentale devrait revendiquer son originalité au lieu d’universaliser ses principes. L’universalisme occidental devait désormais être considéré comme le résultat d’un héritage chrétien spécifique, comme d’innombrables philosophes, dont Jürgen Habermas, l’ont également soutenu de manière éminemment problématique. Deuxièmement, l’expansion de l’islam a été décrite comme une « explosion démographique », par opposition à l’expansion économique et politique des civilisations asiatiques. Cet argument a conduit les néo-conservateurs à soutenir que les civilisations étant égales, la civilisation chrétienne blanche de l’Occident a le droit de se défendre contre les autres civilisations, à commencer par l’islam. Les politiques identitaires conservatrices ont ainsi été légitimées comme une forme de survie. Pour Huntington, « la survie de l’Occident dépend des Américains qui doivent réaffirmer leur identité occidentale et des Occidentaux qui doivent accepter que leur civilisation soit unique et non universelle et s’unir pour la renouveler et la préserver face aux défis des sociétés non occidentalesIbid., p. 21. ». Par la médiation de ces récits, l’Occident est toujours dépeint comme une victime potentielle de l’Islam, vivant sous la menace d’un anéantissement mais désireux de survivre à ce que ses idéologues vivent comme une pression démographique.
Ce discours est eugénique, indissociablement racial et sexuel. Il est la matrice des « revenants » qu’engendre sans cesse l’hydre de la racialisation impériale de l’islam à travers les fils qui tissent notre temps. Le soi-disant « retour du religieux » depuis 1989 est en vérité un effet de surface de logiques néo-impériales (et non pas restrictivement colonialistes).
En guise de conclusion
La racialisation de l’islam est un rouage décisif de ce tournant post-guerre froide dont nous vivons encore les soubresauts dans la suite du 11 septembre. Pas étonnant que son simulacre médiatique soit la provinciale copie des thèses de Huntington. Si les politiques continuent d’écouter ces voix dénuées de compétence, ils n’auront pas seulement la responsabilité de la violence des crimes racistes sur ce qui leur reste de conscience morale. Ils auront aussi celle de mettre en péril la vie démocratique et l’État de droit après s’être fait manipuler par de petits escrocs de la pensée dont l’islamophobie est le seul ressort, l’échappatoire de leur incommensurable médiocrité. Leur haine des musulmans, tissée de leur ressentiment, est la seule idée qu’ils n’aient jamais eue et qu’ils soient capable d’avoir. Elle est l’asile de leur ignorance.
Au cœur du néo-libéralisme dont les néo-conservateurs ont été un temps les acteurs, ce sont les nœuds du complexe théologico-politique qui se rejouent, en un mot les interférences entre impérialité et capital. Ce qui manque aux analyses critiques du racisme et ce qui manque aussi à la critique dominante du capitalisme dominant : à savoir une compréhension de la « théologie politique ». J’ai proposé de reconfigurer ce champ en soutenant que le concept de sécularisation des empires (ou l’impérialité) pouvait être redéfini comme le cœur battant des processus d’expropriation des mondes terrestres et souterrains, du sol et des sous-sols. Ce Léviathan qu’est l’empire a bien deux têtes et deux visages : le capital et la colonie.