Les activités humaines dans « leur » environnement : un cadre géographique rassurant
J’aurais pu commencer ainsi : ouvrir d’un geste magistral la carte topographique IGN au 1 : 25000, n°2622 SB de Clamecy-VarzyLes lecteurs sont invités à se rendre sur le Géoportail ou sur l’application Carte IGN, dans la région de Clamecy (58500) et à choisir le fond « carte topographique IGN ».. C’est assurément une très belle carte, et j’aurais pris plaisir à la commenter, suivant la méthode que l’on enseigne aux étudiants des premières années de géographie. J’aurais organisé mon propos en deux parties, peut-être trois pour respecter le rythme ternaire sur lequel roule la démonstration académique. L’objectif étant de comprendre l’organisation de cet espace rural en marge(s) et faiblement peuplé, il y aurait d’abord eu un exposé sur le cadre physique, ensuite sur les activités humaines : comment elles tirent profit des ressources du milieu, en surmontent les contraintes, et organisent l’espace. J’aurais alors pu écrire quelque chose comme ce qui suit.
La carte donne à voir un espace d’interstice, entre le Nivernais ligérien à l’Ouest, tourné vers la vallée de la Loire, et le Morvan à l’Est, une formation granitique qui constitue une autre unité cohérente, d’un point de vue historique, culturel, et paysager. Entre ces deux ensembles, s’étend du Sud (Decize) au Nord (Clamecy) le Nivernais « des pâturages et des laboursJean Drouillet, 1944, Le Nivernais, Moulins, Crépin-Leblond éditeur ; une promenade lyrique dans le Nivernais. », sur environ 70 kilomètres du Nord au Sud et une trentaine de kilomètres d’Est en Ouest. Il est constitué d’une succession de petits pays (Bazois, Amognes, Haut-Nivernais et Vaux d’Yonne où se situe le terrain d’enquête).
Les plateaux calcaires (300 à 350 mètres d’altitude) sont découpés par des vallées dont la direction générale d’écoulement est sud-nord : la vallée de l’Yonne, à l’Est de la carte, est la principale d’entre elle. Le Beuvron et le Sauzay sont deux de ses affluents qui la rejoignent à Clamecy. Des buttes témoins, dont le calcaire plus dur a résisté à l’érosion, se dressent, comme celle, remarquable, de Saint-Pierre-du-Mont, entre Varzy et Clamecy, que couronne un château et son église.
Le substrat est majoritairement calcaire, mais comporte de nombreuses nuances. Les bruns les plus clairs correspondent aux argiles à chailles, les sols pauvres où dominent la couverture forestière. Les bruns plus foncés, les oranges et bleus les plus clairs renvoient aux plateaux argilo-calcaires, souvent cultivés. Les violets correspondent aux marnes, des sols plus argileux généralement valorisés en prairie. On distingue nettement les vallées alluvionnaires. Les traits noirs marquent les failles. A l’Est, le rouge et le orange vif marquent une rupture nette, les granits et micaschistes du Morvan. La carte géologique est d’une lecture difficile. Pour une légende complète et une lecture moins schématique, il faut se rendre sur le visualisateur du BRGM, InfoTerre.
Trois types d’espaces se répètent. De vastes forêts (à dominante de feuillus comme les chênes, charmes, hêtres, trembles…) dominent sur les parties les plus élevées des plateaux, là où les sols sont pauvres, sur un substrat de calcaires à chailles (de type siliceux). Les espaces agricoles s’étendent sur les plateaux ouverts et leurs versants aux sols argilo-calcaires plus généreux, comme à l’Ouest et au Sud-Ouest de Clamecy. Enfin, les pâtures prennent place sur les versants trop abrupts, ou dans les dépressions marneuses et sur les limons des vallées, là où les sols moins filtrants sont peu favorables aux céréales. Les discontinuités géologiques ménagent des contrastes brutaux dans le paysage, tant on passe sans transition de l’openfield au bocage, du bocage à la forêt.
A cette échelle, la carte topographique n’est guère lisible (rendez-vous sur le Géoportail ou l’application Cartes IGN, « fond de carte IGN », pour une lecture détaillée). A ce niveau de lecture, on distingue toutefois clairement les reliefs. Les vallées du Sauzay au Nord-Ouest, du Beuvron au centre et de l’Yonne à l’Est, sont séparées par des plateaux très découpés et surmontés de forêts. Le blanc correspond généralement aux terres arables, tandis que l’on distingue les haies qui découpent le bocage, ainsi que le vignoble à Tannay. Le trait noir d’Ouest en Est correspond à la coupe transversale effectuée ci-dessous.
La comparaison des images satellites actuelles avec les photographies aériennes anciennes (1950-65) montre une certaine permanence dans le découpage de ces trois grands ensembles. Quelques parcelles forestières ont été défrichées, quelques terres arables ont été à l’inverse gagnées par le recru forestier. Mais la limite entre terres arables et prairies est restée à peu près la même. Seul le remembrement est clairement visible. Du côté des espaces céréaliers, les petites parcelles laniérées des années 1950 ont laissé place à de grandes parcelles orthogonales ; de l’autre côté, celui du bocage, les petites pâtures ont été fusionnées, et les haies se sont émiettées. En prenant le soin de bien nuancer la formulation pour éviter toute accusation de déterminisme physique, contre lequel chaque génération de géographes est mise en garde, j’aurais conclu cette partie sur le cadre physique et paysager en disant que dans cet espace agricole et forestier, les humains se sont adaptés de manière fine à leur environnement. Les substrats géologiques participent à la production de sols très hétérogènes, les reliefs et les lignes de faille organisent des discontinuités nettes que l’on retrouve dans l’organisation de l’espace agraire et que l’on lit dans les paysages.
Le décor planté, je serais certainement passé à la scène principale, les activités humaines et leurs dynamiques. On aurait décrit le déclin de l’économie forestière (autrefois marquée par les forges dans les forêts du centre du département, et par le flottage du bois du Morvan et du Nivernais en direction du marché parisien, via l’Yonne puis la Seine) ; la modernisation de l’agriculture et des transformations paysagères qu’elle a entraîné (remembrement, disparition du parc arboré de noyers sur les plateaux calcairesXavier de Planhol, 1965, « L’openfield à Noyers dans le sud-est du Bassin Parisien (Basse – Bourgogne, Nivernais septentrional, Sancerrois) », Revue Géographique de l’Est, vol. 5, n°4, pp. 473-482.) ; le peuplement (le long déclin démographique de la déprise rurale, la diagonale des faibles densités qui en prenant la France en écharpe des Ardennes aux Pyrénées passe par ici ; Clamecy avec ses 3600 habitants tient tout de même son rôle de petit pôle rural, avec des fonctions administratives, hospitalières, commerciales et quelques emplois industriels subsistants qui lui permettent de rayonner sur l’espace rural environnant).
Les descriptions géographiques génèrent parfois une impression de permanence. Il y a dans les tableaux géographiques à la Vidal de la Blache et les dichotomies entre milieux naturels d’une part et sociétés humaines d’autre part (dont tout le jeu géographique consiste à décrire et expliquer les interrelations) quelque chose de rassurant : les petits « pays » se déploient sur leurs assises naturelles, qui leur donnent unité et cohérence. On mettrait bien sûr en avant des dynamiques, mais celles-ci ne semblent pas perturber la sorte d’inéluctabilité réconfortante qui caractérise les logiques spatiales. Le registre descriptif a tendance à faire émerger une temporalité particulière, de l’ordre de l’immuable. Je me rassasie dans la contemplation des paysages : tout semble avoir été patiemment réglé dans les relations des humains à « leur » environnement. Les pâturages sur les marnes, les champs sur les calcaires, les forêts sur les chailles. Et pourtant, dernièrement, il se passe quelque chose d’étrange. Le « cadre physique » ne tient plus tout à fait d’équerre.
Comme un dérèglement
Un scrupule m’a brièvement saisi au moment de m’introduire sur le terrain. Ce que j’allais présenter comme mon sujet de recherche, le changement climatique, était peut-être une lubie de citadin un peu trop alerte sur les questions environnementales ; peut-être les gens avaient-ils ici des préoccupations plus concrètes et plus urgentes ? Dans le clivage fin du monde/ fin du mois, je risquais de me trouver vite classé, et disqualifié, en tant qu’urbain déconnecté. Alors que je me tortillais, embarrassé par mon scrupule, les premières prises de contact m’en ont vite débarrassé.
2018, 2019, 2020, 2022, 2023 : cinq années parmi les plus chaudes enregistrées sur Terre, cinq années de sécheresses et canicules estivales en Nivernais ; 2023-24 : une année avec des précipitations pluvieuses qui ont semblé ici incessantes. Le lien entre le changement climatique planétaire et la succession de ces évènements météorologiques anormaux vécus sur le territoire, leur fréquence, le caractère récurrent des phénomènes extrêmes, est établi par tous. Le changement climatique est bien un « fait disputé »Il correspond à ce que Bruno Latour nomme « a matter of concern » et qu’il distingue des « matter of fact ». Bruno Latour, 2005, Changer de monde, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte. à l’échelle territoriale, un enjeu socio-économique local, intégré, incorporé, qui fait agir et réagir : un enjeu politique. Je me trouvais bien en Nivernais sur Terre, la Terre se trouve bien dans le Nivernais. Cette première vérification effectuée, je pouvais commencer l’enquête.
Dès les premiers entretiens avec des agriculteurs, j’ai ressenti une inquiétude certes, mais légère, planante : un troubleDonna Haraway, 2020, Vivre avec le trouble, Paris, Les éditions des mondes à faire.. « Je sais pas pourquoi ça change. C’est le climat qui change. Nous on l’a vu changer. Mes grands-parents disaient qu’il y avait plus d’hiver que maintenant, même de mon temps. Gamin, on allait mener les vaches à l’abreuvoir, il y avait 10 cm de glace à casser avant de pouvoir leur donner à boire ». « Depuis 20, 25 ans, ça change vite. Peut-être qu’avant aussi. Mais là c’est impressionnant ». Il ne s’agit pas exactement d’un « réchauffement » climatique. « Il y a peut-être un petit réchauffement, il fait moins froid l’hiver. » Un changement alors ? Le climat change, certes, mais n’a-t-il pas toujours changé ? « Des années sèches, on en a eu trois dernièrement, mais il y en avait déjà avant. Des années humides il y en avait aussi déjà avant. » Qu’est-ce qui change alors ? « Les périodes humides ou sèches n’arrivent pas à la même période. Elles arrivent plus tôt ou plus tard (dans la saison). Le climat n’est pas figé dans le marbre. Il est plus irrégulier maintenant ? Oui. On peut pas dire à cette période-là on va faire ça [comme travaux dans les champs]. C’est plus de l’adaptation qu’il faut faire. ». Les agriculteurs sont des professionnels des changements météorologiques, une bonne part de leur métier consiste justement à jouer avec les rythmes saisonniers et leurs irrégularités, leurs sursauts. Cela, c’est leur lot quotidien et banal, comme c’était celui de leurs parents et grands-parents. La météo a toujours été fluctuante. Mais depuis quelques années, cette variabilité est d’une autre nature.
Je suis en entretien avec le fils qui est en train de reprendre l’exploitation ; le père arrive et prend part à l’échange ; puis le grand-père passe, trois générations d’exploitants et une histoire de la modernisation agricole et de son ancrage au milieu local se déploie autour de la table de la cuisine. « En 1976 on avait eu une terrible sécheresse. Et puis en 1977, il pleuvait tous les jours. - Oui papi, mais tu dis toujours 76… c’est arrivé qu’une fois ! On allait moins dans les extrêmes. Et c’était moins rapproché. Là on a quand même eu une succession d’années sèches, puis après la pluie, on n’a jamais vu ça. – C’est vrai, tu as raison ». Quelque chose a bien changé. Plutôt, quelque chose s’est déréglé.
Le dérèglement, c’est un changement radical et subreptice. Quelque chose à la fois énorme et insidieux. Extrême, soudain, abrupt, mais aussi léger et diffus. Dérèglement climatique. A écouter mes interlocuteurs, cela semble le meilleur terme pour désigner ce qui se passe. Il permet d’articuler le territoire, vécu, ressenti, où se jouent les pratiques, et le planétaire des processus climatiques et des grands cycles biogéochimiques perturbés par les activités humaines.
Des milieux familiers, des milieux maîtrisés
Nous sommes aux mêmes endroits. Ces milieux sont intimement connus, depuis plusieurs générations. Les paysages sont façonnés par l’enchevêtrement des temps géologiques (dépôts calcaires du jurassique, plissements et failles), des temps des générations (ouvrir/ fermer, arracher/ replanter, remembrer, drainer), par les rythmes saisonniers des cultures et de la végétation (lever, taller, fleurir, épier), par les gestes quotidiens (labourer, semer, amender, sarcler, traiter, récolter), et par le temps qu’il fait, aujourd’hui, cette nuit, demain.
Les forêts, les plateaux ouverts, les vallées sont parcourus, cultivés, aménagés. Les agriculteurs connaissent très bien ces milieux. Les sols, les arbres, les herbes, les rivières d’ici. Ils en sont les spécialistes, de générations en générations. Voilà ce que cela signifie, être familier : des sens qui décryptent, qui prennent quotidiennement le pouls des rythmes écosystémiques, habités, vécus, chargés de toutes ces temporalités. Connaître les lieux, parcourir le territoire maillé de routes et de chemins agricoles, et travailler des milieux depuis le maillage des parcelles. Connaître, conceptualiser, pratiquer et s’arranger avec la grande hétérogénéité de ces milieux. Repérer les continuités et les ruptures. Ils sont familiers, très familiers. Géographe sur le terrain, j’aime me pencher sur la carte avec eux, pointer du doigt les lieux, embrasser du regard un paysage qu’ils me désignent, parcourir un bout de chemin, randonner dans les espaces sillonnés par les tracteurs. J’aime me familiariser.
La modernité avait transformé ces milieux familiers en milieux domestiqués, maîtrisés, contrôlés. Les outils chimiques permettent d’écarter tout ce qui en est jugé indésirable dans les parcelles : adventices et bioagresseurs. Depuis 60 ans, les outils mécaniques s’élargissent, gagnent en puissance, en précision et en efficacité. Dans le Nivernais comme ailleurs, ils permettent d’augmenter la productivité du travail humain, et d’exploiter de plus grandes superficies, de plus grands cheptelsJonathan Dubrulle, 2024, Crise systémique en élevage charolais : le cas de la Saône-et-Loire et de la Nièvre de l’après-guerre à nos jours, Thèse de doctorat de l’université Paris-Saclay.. L’encadrement agricole, compris au sens large du système agri-alimentaireOn définit le système agri-alimentaire comme l’ensemble des acteurs qui participent à la production, à la transformation, à la distribution et à la consommation de denrées animales et végétales. La notion permet de décrire les interrelations entre une multitude d’acteurs. Outre les agriculteurs, on trouve en amont de l’exploitation les industriels (intrants, machines), les banques, en aval les coopératives, négociants, grossistes, industries agro-alimentaires, grandes et moyennes surfaces, les consommateurs ; également l’Etat et son administration, les organismes de recherche et de conseil… a permis de transformer la familiarité des paysans aux milieux en contrôle des écosystèmes, devenus agrosystèmes, par des exploitants agricoles. Voilà un héritage important de la modernisation : un milieu connu dans le détail de ses relations biophysiques et écologiques et qui a ainsi été maîtrisé au mieux, et encadré dans ses variations. Les marges d’incertitudes ne faisaient jamais déraper le processus de production. Le familier est domestiquéSur l’histoire de la modernisation agricole, beaucoup a été écrit. Par exemple par Henri Regnault, Xavier Arnauld de Sartre et Catherine Regnault-Roger (ed.), 2012, Les révolutions agricoles en perspective, Paris, éditions France Agricole. Plus récemment, Margot Lyautey, Léna Humbert, Christophe Bonneuil (dir.), 2021, Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Ou, encore de référence, Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, 2002, Histoire Des Agricultures Du Monde, Paris, Seuil. Le film Tu nourriras le monde, de Floris Schruijer et Nathan Pirard, rend compte des transformations sociales et paysagères de la modernisation agricole de manière sensible..
Je retrouve dans les entretiens, dont le registre est résolument technique, une connaissance familière des milieux et un travail d’ajustement très fin, qui constitue, sur le temps d’une génération, un système d’exploitation. Chacun, à force d’expérimentations, a, dans la répétition des saisons, confectionné ses propres arrangements, auxquels il tient : ce sont ses valeurs, présentées comme ingénieuses, et qui apparaissent comme des clés de voûte de l’exploitation. Par exemple, pour un éleveur, le plus important est d’assurer la reproduction en bâtiment, avant de lâcher les vaches au pré, pour que ce moment économiquement crucial ne soit pas perturbé ni par le froid, ni par la pluie. Pour un autre, l’essentiel réside dans la production sur l’exploitation d’un aliment de haute qualité pour les vaches ; un soin particulier est apporté à l’enrubannage de la luzerne, élément central d’une ration riche et équilibrée, et dont découle la bonne santé des vaches, la qualité des vêlages et de la reproduction. Pour un autre encore, dans le même ordre d’idée, il est important de faire les foins de manière précoce, quand l’herbe est encore concentrée avec de fortes valeurs caloriques. Ces réglages sont décrits en détail, et avec fierté. Ils sont adaptés des conseils techniques qui circulent dans la profession, et rendus spécifiques au site dans lequel s’intègre l’exploitation. Ces agencements minutieux constituent le système d’exploitation, et règlent dans le détail les relations entre la terre (les sols), le capital et le travail, les trois grands facteurs de la production agricole. Être technique, être pointu, est une valeur forte dans le monde agricole, une reconnaissance entre pairs : « Les gens qui travaillent à peu près bien, ils s’en sortent ». C’est, à l’époque moderne, ce qui caractérise la professionnalité du métier d’agriculteur, jaugée tant dans les résultats agronomiques que dans les manières de faire des voisins. Oui mais voilà, depuis quelques temps, certains de ces minutieux réglages sont perturbés. Il faut se réajuster, sans être tout à fait sûr, désormais, que cela tienne et que l’incertitude des milieux ne l’emporte ; la maîtrise technique est remise en cause. Il se passe quelque chose, quelque chose d’étrange et de troublant.
Qui passe ici ?
Nous sommes aux mêmes endroits, mais les temps ne sont plus tout à fait le même. Ce qui marque le dérèglement, ce sont des décalages, des bizarreries, quelques évènements extrêmes qui arrivent puis qui s’effacent. Ce qui est troublant, c’est l’incertitude. Une brouille des règles que l’on pensait établies. Comme si les milieux trahissaient par des fonctionnements et des réactions inhabituelles la familiarité établie avec eux sur plusieurs générations. Désormais, parfois, le domestiqué se rebiffe.
Le rythme saisonnier permet de mettre en place et d’affiner les routines, de progresser, de se perfectionner. C’est aussi comme cela qu’avançait la modernité dans les exploitations. Mais depuis quelques temps, il y a des sautes, des torsions, des décalages surprenants ; on ne peut plus faire confiance au rythme des saisons. « [cette année] le printemps a été humide, l’été a été humide, on pensait que l’automne serait sec [finalement il a été humide lui aussi]. On a mal joué. On s’est dit on va pas implanter de colza, il ne va encore pas lever [en 2018, 19, 20, 22, 23, le colza, semé lors des mois d’août et septembre particulièrement secs, n’a pas levé dans cette exploitation]. Cette année on aurait réussi pourtant. C’est pas simple, on se réfère toujours à comme c’était avant. Un jour, y’aura la balance, avec un printemps sec, un été sec, un automne sec ». Il faut vivre avec le trouble. « Le maïs c’est sûr que ça aurait bien marché cette année [avec la forte pluviométrie, les maïs sont beaux effectivement]. Mais pas l’an dernier [2023, année de sécheresse]. Il faut des cultures pour lesquelles on est sûrs de notre coup. La luzerne par exemple. Une fois qu’elle est implantée, il suffit de 20 mm de pluie après une première coupe pour en faire une deuxième ».
Les rythmes, les lieux, les milieux, sont devenus étrangement familiers. C’est peut-être ça le dérèglement, c’est la même chose au même endroit qui ne se passe pas de la même façon. Il passe quelque chose qui trouble le familier. Peut-être la subreptice intrusion de GaïaIsabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2009. Pour un tableau concret de la construction du concept de Gaïa, Sébastien Dutreuil, 2024, Gaïa, Terre vivante, Histoire d’une nouvelle conception de la Terre, Paris, La Découverte.. Le planétaire, comme un nouvel acteur qui passe par les relations établies aux milieux, et qui les dérange. Un nouvel acteur qui s’immisce et s’impose dans les territoires, et avec lequel il va manifestement falloir recomposer. L’enquête continue.
Finalement les tournesols ont été récoltés. Les tracteurs sont sortis, et en quelques jours, les champs étaient déchaumés, retournés, passés au rouleau. Dans ce sol argilo-calcaire, le blé vient d’être semé. Quelques jours plus tard, il sera levé. Fausse alerte ? Simple répit ? Nous sommes dans un chevauchement d’époques. L’Anthropocène s’installe, de manière progressive et brutale. Le planétaire s’immisce. Des lignes droites : les temps modernes se délitent et subsistent.