Ballade

“Ballade” est extrait de Tulipe et Fesses (Impression, 2025), le premier recueil de l’artiste multidisciplinaire, Anna Gianferrari. Née à Eymoutiers, elle vit actuellement à Faux-La-Montagne, en Creuse. Dans sa pratique Anna Gianferrari réinvestit différentes techniques issues des arts populaires en les métissant comme des matières vivantes en constante mutation. Artiste performeuse, souvent active au sein de collectifs, elle met aussi en scène son corps comme un moyen de faire circuler de l’énergie, de la colère et des désirs. Animaux, plantes et figures féminines se croisent dans cette “Ballade”, composée depuis un contexte précis, politique et rural, à la fois revendiqué et métamorphosé. Elle a été mise en voix pour Les Temps qui restent par Marylise Navarro.



inspire

expire

 

à chaque pied chaque plat

petit pas petit pas petit pas

 

nos orteils valsent avec les cailloux

nos chants sonnent creux assourdis par la poussière

 

elles chantent et tonnent sans harmonie

sans portée

juste pour ne pas se perdre ailleurs

que les sirènes restent à leur place

et que l’enchantement ne dérobe rien

 

elles se portent-voix au rythme de leur poitrine lourde

 

trébuchées dans le paysage creusé de bassins

de plans d’eau douce

aux odeurs fortes

 

trois bûchers se dessinent sur le col

désir flou

formes molles

 

la cendre des braises remplit les talus

la sueur leur fond les tempes

 

elles se relèvent dans la suie

baisent leurs bras pour faire frémir leurs chairs

et s’assurer d’être vivantes

 

elles se passent le flambeau

la masse luisante leur glisse entre les mains

sa chaleur se débat entre les seins et les cieux

 

balade rupestre aux feux follets qui les guident

à chaque coin d’œil une figure animale

ne pas oublier les oubliées avant d’en être

 

elles cherchent à rattraper leurs rêves qui courent derrière leurs orbites

mais se réconfortent car leurs corps ont bien entendu les murmures et les marches à suivre

 

elles se regardent les unes et les autres

bêtes humaines

odeur humeur on ne sait plus

 

elles pourraient s’évader

lâcher la corde qui les relie

peut-être se reposer un peu

s’offrir une joie simple

nos regards perdus se mêlent et les cils se croisent

dans l’ombre certaine

brillent nos sequins sémaphores

 

balade en forêt on dirait presque

mais il n’y a plus de lisière

 

les corps se confondent

courbures souples à s’élancer

mélancolie des plaisirs en cadence

elles pensent encore à danser

 

à désirer sous la brise

silencieusement

 

touche touche

caressées par les feuilles

touffe touffe

corps à corps

confusion entre les troncs et les trognes

lambeau d’écorce contre leur visage et bras

 

la sève des pins suinte et colle

le trou d’une taupe les observe

les griffures des ronces racontent

un récit saccadé sur leur peau

le terrier du blaireau comme futur tombeau

 

les doigts curieux cherchent des yeux nus

on appelle ça parade

on ne sait si ça existe vraiment

car on ne sait ce qui motive une pareille danse

 

un égoïsme partagé

un unisson de feu de forêt

 

l’attroupement forme une clairière où plonger

 

les peaux hérissées par le risque d’y prendre goût

les poils rieurs montrent le chemin des odeurs

se demandent si le vent ne les trompe pas

se fient aux humeurs de la pluie désormais

 

un gland se rompt sous mon pied

un rossignolet charmant devenu muet

 

promenade appétente sans que rien ne soit digéré

gourmande et goûtue

aux aguets

 

ne pas perdre une miette du festin

l’odeur de pluie est toujours là

les étoiles sont toujours là

 

constellation de nos caresses

chemin de balade des astres

sans trop attendre

 

doucereuse façon de réveiller nos ombres

corne de brume

oreille tendre

 

le souffle d’une grenouille résonne

crépite et annonce

chasse et réchauffe

comme un feu qui démarre

 

nos râles se vautrent dans les plis dénudés

me ravalent la salive m’assèchent

les morales glissent

nos entrailles se prélassent

 

cherche à tâtons la flaque où sauter à deux pieds

où faire chanter l’eau et marmonner la transe

 

l’échauffourée me tourne la tête et les hanches

retourne ma langue dans les branches

les corps échancrés prennent de l’élan

 

la lune rougit et elles s’en foutent

les pores respirent à l’orée débordante

l’œil fermé et l’orteil dilaté dans une crampe

elles s’engouffrent à l’aveugle dans le bal

éprises par le rythme

secouées par les spasmes

 

des orgasmes surprenants font venir les chouettes

garantes de colporter les nouvelles

leurs sons imprimés sur les lierres

partition de bon sens à bon entendeur

 

balade en forêt on dirait presque

alors qu’il n’y a plus de lisière

les buissons ont brûlé sous le rire des folles

les chants étaient des brâmes que peu ont compris

 

reprendre la marche

ramasser du bois pour veiller les cendres

nettoyer les casseroles avec du sable

 

l’heure de gloire pour les plantes pyrophytes

du repos pour celles en dormance

dans l’attente du prochain raz de marée

 

elles ne sont pas seules à savoir

que l’aube qui pointe demande des comptes

que chaque cambrure tente un désir

 

que nos soupirs vont s’épancher

au terme d’un bras de rivière

où les feuilles mortes s’accumulent

balade des champs à venir

et conte des risques à prendre

 

Comment citer ce texte

Anna Gianferrari , « Ballade », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/it/numeros/numero-5/ballade