Une orange de Jaffa
Carnet de tournage dans une région pas comme les autres

En 2021, David Frenkel, producteur de cinéma français – et juif –, rencontre un scénario de court métrage, intitulé Une orange de Jaffa, projet du jeune réalisateur palestinien Mohammed Almughanni. Par sa poésie et son intelligence humaine, ce film participe à ses yeux du camp de la paix, et c’est pourquoi il décide de le soutenir. Il le met gracieusement sur le site des Temps qui restent et il raconte ici l’histoire compliquée de ce tournage, à la fois enthousiasmant et douloureux, et de ses suites. Singulier tour du destin, la première du film eut lieu le 7 octobre 2023… La tragédie historique rattrape le film et les deux hommes.

Les propos suivants ont été recueillis en Février 2025. Ils reflètent l’état d’esprit du producteur David Frenkel au moment de la réalisation du film, avant l’attaque du 7 octobre 2023. Une Orange de Jaffa, du cinéaste gazaoui Mohammed Almughanni, raconte l’histoire d’un jeune homme palestinien qui tente de franchir un checkpoint en Cisjordanie occupée pour rejoindre sa mère. Il nous plonge ainsi dans le lot quotidien de milliers de personnes, rythmé par l’attente, la peur et l’incertitude. Fruit d’une collaboration inattendue avec David Frenkel, juif de gauche, qui fut producteur des derniers films de Claude Lanzmann, le film tente de « donner la parole à l’autre côté », en s’installant littéralement et symboliquement à la frontière entre Palestiniens et Israéliens, dans une perspective résolument humaniste et pacifiste. La première projection publique du film a eu lieu le 7 octobre 2023. Une date tragique, qui a instantanément redéfini la réception de l’œuvre et bouleversé la trajectoire de ceux qui l’ont portée. Dans le texte qui suit, David Frenkel revient avec franchise sur les espoirs, les malentendus et les fractures qui ont traversé cette aventure artistique. À travers cette publication, les TQR tentent aussi de saisir quelque chose de ces « subjectivités-frontières » qui ne trouvent plus leur camp et que le génocide en cours rend désormais quasiment impensables (NdÉ).

Le projet d’Une orange de Jaffa a commencé, pour moi, par un appel de Philippe Bachman, qui dirigeait « War on Screen », un festival à Châlons-en-Champagne consacré à la guerre à l’écran. J’avais un lien particulier avec ce festival, ayant déjà été par le passé membre du jury ; puis ayant présenté en ouverture de l’édition 2020 un film que j’avais produit, Des hommes, de Lucas Belvaux. Peu après, Philippe Bachmann m’a appelé pour me proposer de faire partie du jury dans un programme d’accompagnement des jeunes talents adossé à ce festival, « WoS Fabrique » ; il consiste en un appel à projets de courts-métrages de jeunes issus d’écoles de cinéma européennes. Les projets, présentés par un duo réalisateur-producteur issu de ces écoles, sont présélectionnés et accompagnés dans leur développement par un professionnel – cette année-là, ils étaient accompagnés par la réalisatrice franco-tunisienne, Manele Labidi. Le festival abonde pour les projets sélectionnés 15 000 euros, ce qui permet d’amorcer le financement.

Bachman m’a ainsi envoyé, en 2021, une dizaine de scénarios, certains de la Fémis, d’autres de l’ECAM (Espagne), d’autres de Babelsberg (Allemagne) et d’autres de Lodz, en Pologne ; et Une orange de Jaffa, présenté par Mohammed Almughanni et son producteur polonais, Patryk Sielecki, était pour moi de loin le meilleur projet. Son titre d’emblée m’a beaucoup plu, je le trouvais très poétique, cette orange, symbole d’une terre si convoitée. Peut-être que ça m’a fait pensé à Paul Eluard, et sa terre bleue comme une orange. L’histoire qu’il recouvrait m’a tout de suite parlé : la façon dont il montrait l’occupation de la Cisjordanie, la façon dont sont racontés les checkpoints, dont le conflit est abordé sous l’angle du quotidien. J’ai trouvé le traitement extrêmement humain ; on sent en lisant ce scénario que son auteur sait de quoi il parle, qu’il l’a vécu ; et les soldats israéliens ne sont pas présentés comme des monstres. Le rapport entre les deux personnages principaux aussi m’intéressait : d’une part le jeune protagoniste qui essaie de traverser ce checkpoint et sa vision totalement idéaliste, parce qu’il vit à l’étranger, d’autre part le chauffeur de taxi, qui, lui, est dans le souci pragmatique que sa journée fonctionne. Le côté très concret, très terre-à-terre, de cette histoire me plaisait. Ce qui en ressort, pour moi, c’est que les Israéliens comme les Palestiniens que l’on voit à l’écran, ceux qui essaient de passer le checkpoint comme les soldats qui y sont tanqués, sont les victimes – même si ce n’est pas au même niveau – d’une situation, et sont un peu comme des marionnettes que des dieux manipuleraient à leur guise. Enfin et surtout, il y a cet effet de miroir que le scénario établit entre les uns et les autres à travers la question de la mère : finalement, ce sont les mamans qui les sauvent d’une certaine façon, à force d’être « smata », comme on dit en judéo-arabe, d’être lourdes et envahissantes, à force d’être des mères qui ont comme seule volonté de protéger leurs enfants. À mes yeux, cela veut dire que le Palestinien pourrait être l’Israélien et l’Israélien le Palestinien.

 

J’ai donc répondu à Philippe Bachman que j’avais non seulement envie de soutenir ce projet mais que j’étais prêt à m’y engager. Le film allait sans doute coûter cher  – on imagine qu’on n’allait pas nous prêter gracieusement un checkpoint –, et je voulais bien aider à le produire. Je n’avais plus coproduit de court-métrage depuis dix ans, et ce n’était pas du tout dans mes projets. Mais nous avons pris contact, en mars 2021, et organisé une première rencontre avec Mohammed Almughanni, d’abord en visioconférence. Lui et Patryk Sielecki, le producteur polonais, étaient tous les deux d’accord pour que j’entre dans le projet. Il y a eu plusieurs rencontres à distance entre la Pologne et la France. Mohammed est né et a grandi à Gaza. Ses parents sont désormais installés à Ramallah, lui a fait ses études en Pologne. Il était alors sur le point de les terminer. Parallèlement, il devait partir peu de temps après tourner un documentaire dans un camp de réfugié au Sud Liban. C’est un très bon documentariste.

En mai 2021, des roquettes étaient tombées sur Tel-Aviv, suivies de bombardements sur Gaza. Je me souviens qu’il m’avait envoyé un enregistrement d’une conversation avec sa grand-mère, restée à Gaza au milieu du chaos, et qu’il suppliait de se protéger. Il demandait des nouvelles de ma famille dont une partie habite à Tel-Aviv, et moi de la sienne.

Nous poursuivions nos échanges sur le projet, je lui disais tout le bien que je pensais du futur film. Toutefois, il y avait certaines choses sur lesquelles nous n’étions pas d’accord. Ça a été notamment le cas lorsque Mohammed m’a dit qu’il avait l’idée d’une autre fin pour le film. Cette nouvelle fin s’inspirait d’une expérience qu’il avait vécue : il lui était arrivé d’être bloqué dans un checkpoint, et alors Mohammed avait dit – ou aurait dit – au policier : « Moi j’ai vécu en Pologne, j’ai visité Auschwitz, et j’ai vu comme vous avez souffert. Pourquoi est-ce que maintenant, nous, on doit subir la même chose ? » Je lui ai répondu « Non, je suis désolé, mais ce n’est vraiment pas la fin que tu m’as présentée. Pour moi, ça déformerait le film et ce n’est pas ce que j’ai signé ». Assez rapidement donc, je me suis rendu compte qu’il ne faudrait pas parler politique au moment où nous ferions le film. Je lui ai dit que notre politique à nous, ce serait de faire le film, et il était entièrement d’accord. Et nous nous sommes donc tenus à cette idée. Pour les personnages de soldats israéliens, je lui ai conseillé des prénoms actuels ; il les avait appelés Shlomo et Moshe ; je lui ai dit qu’aujourd’hui, les prénoms qu’on donne en Israël, c’est plutôt Or et Tal. Par ailleurs, il me semblait important de trouver des acteurs israéliens pour jouer les soldats, de mélanger les équipes, etc. Au début, Mohammed était plutôt partant, mais assez vite, il m’a fait comprendre que cela allait être plus compliqué que prévu. Il me disait qu’il avait peur : il me parlait de tel réalisateur palestinien dont le film avait été montré en Israël, et qui avait été blacklisté. Quoi qu’il en soit, la perspective de mélanger les équipes faisait vraiment peur à Mohammed. Il a alors suggéré que nous demandions l’accord de BDS, le mouvement de Marwan Barghouti. Je lui ai répondu que pour moi Marwan Barghouti était à l’opposé de ce que le film raconte et qu’il n’en était pas question.

Lors d’un autre échange en visio – Mohammed était au Sud Liban – il me dit : « Tu ne te rends pas compte à quel point les Palestiniens que je croise détestent les Juifs, d’ailleurs ils pensent que les Juifs boivent le sang de leurs enfants ». Je m’esclaffe et Mohammed me dit : « David, comment oses-tu te moquer d’eux ? » Je lui réponds : « Je ne me moque absolument pas d’eux, mais qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça, Mohammed, le sang de leurs enfants, je n’ai rien à te répondre à ça ». Finalement, je lui ai dit : « Écoute, si c’est trop compliqué, on laisse tomber, on ne fait pas le film, mais il faut que tu me le dises. Moi, je fais ce film pour contribuer à la paix ». Oui, je pensais que ce film pouvait faire quelque chose pour la paix au Proche-Orient. Je disais à Mohammed que plus les gens se connaîtront, des gens qui habitent parfois seulement à vingt kilomètres les uns des autres, moins ils auront envie de se tirer dessus. La suite, bien sûr, a démenti mes rêves. Mais c’est ce qui m’a motivé, réellement, à faire ce film. Après cet échange orageux le projet semblait compromis. Nous nous disions que le film n’allait peut-être pas se faire. Alors, Marcin, le directeur de la boîte de production polonaise qui travaillait avec Patryk, a suggéré que nous nous rencontrions, Mohammed et moi. Ce que j’ai accepté avec plaisir.

Mohammed est donc venu à Paris et Patryk l’a rejoint le lendemain. C’était à l’automne 2021, Mohammed avait réservé un petit hôtel près de la Gare de l’Est et nous avons pris rendez-vous dans ce quartier où j’habite, très cosmopolite. Lorsque nous nous sommes retrouvés l’un en face l’autre pour la première fois, nous nous sommes tombés dans les bras. Pendant deux jours je lui ai servi de guide dans Paris et nous avons appris à nous connaître : il me racontait des histoires de son enfance à Gaza. Des histoires folles. Il me racontait par exemple qu’à chaque fois qu’il y avait une action de l’armée, les gamins allaient ensuite chercher les douilles laissées par terre pour les collectionner, et que parfois, quand cela passait aux infos, son père découvrait le soir qu’avec les autres gosses il avait séché toute la journée d’école pour ramasser les douilles sur les décombres. Je l’écoutais, captivé.

Au cours de son séjour parisien a eu lieu un épisode assez cocasse. J’avais amené Mohammed au marché des Enfants-Rouges pour manger un couscous et à peine étions-nous attablés que déboulent dix touristes israéliens qui s’installent à la table voisine et se mettent à parler hébreu. Comme je parle un peu hébreu, je me tourne vers eux, je les salue et j’engage la conversation. Je leur dis : « Je vous présente Mohammed, de Gaza ». Lui, quand il avait entendu parler hébreu, il s’était figé, parce que les seuls Israéliens qu’il avait vus dans sa vie étaient en uniforme. Mais cette rencontre inattendue résume pour moi, en quelque sorte, la raison pour laquelle je voulais faire ce film. Mohammed salue donc, il se présente, et l’un des Israéliens lui dit : « Ah oui, j’ai été à Gaza ». Après, Mohammed m’a dit : « Tu sais, quand il dit “j’ai été à Gaza”, ce n’était pas pour faire du tourisme ».

Après ces deux jours à Paris, nous avons décidé faire le film. La question qui se posait ensuite était celle du lieu. On avait évoqué l’idée d’aller tourner au Portugal ou en Grèce, un endroit où ce serait plus simple, mais je me disais que nous devions faire le film là où est située l’action : l’histoire se passe en Cisjordanie, entre Qalandia et Hizma, et il me semblait important de tourner là-bas, en Cisjordanie.

Ensuite, le financement s’est passé extraordinairement bien. Il faut dire qu’outre la qualité du scénario, quand j’annonçais au CNC ou à ARTE que j’avais travaillé avec Claude Lanzmann, que j’avais tourné en Israël, que j’y avais de la famille, et que maintenant je voulais donner la parole à l’autre côté, j’arrivais avec une histoire que les gens avaient envie d’entendre. Nous avons levé le financement en six mois ; il est difficile de faire plus rapide pour un court-métrage.

Nous avons trouvé un producteur exécutif palestinien et sommes donc partis tourner là-bas. En ce qui concerne les équipes, c’était une co-production franco-polonaise (en termes de financement on était plutôt à 75% côté français et 25% côté polonais) ; il y avait beaucoup de chefs de postes polonais, dont Maciej Edelman – fils de Pawel Edelman, le chef opérateur de Polanski –, chef opérateur du film, et l’ingénieure du son, Aleksandra Landsmann. J’étais le seul Français. Par ailleurs, outre Mohammed, les équipes déco, costume, maquillage, coiffure, machino et la régie étaient palestiniennes, et les acteurs étaient tous soit palestiniens, soit arabes israéliens. Mon idée de mélanger les équipes et d’embaucher également des techniciens israéliens et des acteurs juifs israéliens  pour interpréter les soldats soulevait tant de résistances que je m’étais dit finalement que je n’allais pas me battre pour forcer le naturel. Avant d’en venir à cette décision, j’avais appelé Yaël Perlov, qui avait fait dix ans auparavant une série de dix courts-métrages avec un producteur palestinien vivant à Ramallah nommé Ahmad Barghouti . Elle avait réussi à faire à cette époque ce que je rêvais de faire, c’est-à-dire travailler avec des équipes composées d’Israéliens et Palestiniens, et ces dix films avaient été présentés – à Locarno ou à Venise, je ne sais plus. Elle m’avait alors dit : « David, ne te fatigue pas à aller chercher des Israéliens pour venir tourner en Cisjordanie, d’abord parce qu’en fonction des zones où tu vas, ça peut être interdit, tout simplement, et ensuite parce que les Israéliens n’en ont plus rien à faire, de la Palestine. Moi, ça a été toute ma vie. Ce qui intéresse les gens en Israël aujourd’hui, c’est de manger bio et de faire du yoga, pas la Palestine. » Donc à partir du moment où Yaël Perlov, qui est professeur de cinéma à l’université de Tel-Aviv, me disait cela, j’ai pensé que je n’allais pas être plus royaliste que le roi, et me contenter de faire ce qui était possible. 

Nous tournions en Cisjordanie, déjà ce n’était pas mal. Nous avons construit un checkpoint absolument ex nihilo, sur une route vide, à Rawabi. Rawabi est une ville assez étrange, construite au milieu des années 2000 par un milliardaire palestino-américain avec des fonds qataris. On l’a critiquée, certains pensent qu’elle a été bâtie pour que les Palestiniens de Jérusalem aillent y habiter. C’est une ville moderne, très aseptisée, très religieuse aussi : l’alcool y est prohibé. Il y a des caméras partout. Nous avons donc tourné le film là-bas et on peut dire que ça a été une aventure du premier au dernier jour. Et effectivement, le tournage nous a montré que la vie des Palestiniens de Cisjordanie est rendue impossible.

Par exemple, Samer Bisharat, l’acteur qui joue le jeune protagoniste, dans la voiture qui nous conduit au plateau, me dit un jour avec un léger sourire qu’il a une requête de la plus haute importance qu’il me demande de satisfaire, sans quoi il n’acceptera pas de jouer ce jour-là (c’était du second degré bien évidemment, Samer Bisharat est un mec génial) : il a vraiment besoin de boire un expresso digne de ce nom, le café servi sur le tournage étant imbuvable. Pour prendre cet expresso, il faut aller dans la station-service, à cinq kilomètres du lieu du tournage. J’accepte, évidemment. Le problème, c’était que, sur ces cinq kilomètres, on passait de la zone A à la zone B – ou de la zone B à la zone C, je ne sais plus – ; les checkpoints ne sont pas toujours en service, mais le chauffeur m’a expliqué que si les Israéliens décidaient soudain de bloquer ce passage-là, nous n’avions plus tout la garantie de pouvoir revenir sur le décor. Si bien qu’une journée de tournage pouvait être perdue pour un expresso. Cela ne s’est pas produit, mais simplement par chance.

Un autre jour, nous finissions une journée de tournage et il y avait énormément de trafic sur la route que nous devions emprunter pour rentrer au camp de base. Il existe une déviation possible, mais les chauffeurs refusent : ils nous expliquent qu’il faut éviter cette route-là, parce que c’est la route des colons et qu’on peut s’y faire caillasser. Préférant éviter de perdre deux heures, nous décidons quand même de la prendre. À un moment nous faisons halte sur un parking pour changer la position de la caméra fixée à la voiture. Le gardien du parking débarque et nous demande ce que nous faisons là – nous, c’est-à-dire, avec moi, quelques Européens autour de la caméra et sinon exclusivement des Arabes. Il me dit que nous ne pouvons pas rester là. Il finissait à peine de parler que, tout à coup, nous voyons arriver je ne sais combien de voitures. C’était un mariage de colons. Les hommes avec femmes à perruque, les dix gamins et le pistolet à la ceinture. Ils nous voient, là. On sentait qu’en un instant la situation pouvait déraper. Alors je me suis mis à parler en hébreu avec le gardien, lui disant que je m’appelais Frenkel, que j’avais travaillé avec Claude Lanzmann, lui demandant s’il connaissait le film Shoah, etc., simplement pour gagner du temps et essayer d’apaiser les esprits. On sentait que le plus minime incident aurait pu faire dégénérer la situation vraiment très vite. Ainsi donc, le film, l’expérience de ces quinze jours de tournage a été pour moi l’occasion d’une perception très concrète de la situation.

Je ne cachais pas du tout le fait que je suis juif – de toute façon avec mon nom, David Frenkel, c’eût été difficile – et un jour que je me promenais à Ramallah, je suis tombé sur trois Coréens du Sud qui étaient là depuis six mois à apprendre l’arabe et avaient pour guide du jour un jeune homme qui se faisait appeler Charsow. Je leur dis « Ah, vous êtes coréens ? Et vous êtes catholiques ? », ils me répondent oui et je leur dis « Ah, moi je suis… », là ils me coupent la parole : « Don’t tell him ! Don’t tell him ! », alors je leur réponds « Mais bien sûr que je vais lui dire, je ne vais pas me cacher. » Et nous parlons donc, nous faisons connaissance et ça se passe très bien. Ça se passe même si bien que le jeune vient sur le tournage et que finalement nous l’embauchons. Et quand arrive le vendredi soir, il me fait : « Shabbat shalom, David ». Là, je me disais que c’était bien, que la mécanique commençait à marcher.

Il y a eu aussi les discussions que j’avais avec Michel et Rachid, les producteurs exécutifs palestiniens. Ils critiquaient souvent Israël, et un jour je leur ai demandé s’ils avaient quand même des choses positives à en dire. Michel m’a expliqué ce qu’il trouvait bien en Israël – et ce qu’il jalousait – : le progrès, la puissance, tout ça. Il me disait que s’il devait se faire soigner, il allait là-bas. Et alors l’un d’eux a prononcé cette phrase dont je crois que je me souviendrai toute ma vie. C’était en juin 2022, il y avait d’énormes manifestations contre Netanyahu, on sentait Israël plus divisé que jamais – auparavant religieux et laïcs s’opposaient, parfois violemment, mais ils se parlaient encore, là il n’y avait plus de parole possible, le pays était coupé en deux –, et l’un d’eux me dit donc : « Tu vois, David, en fait, les Israéliens sont trop forts pour nous, nous ne parviendrons jamais à les battre. Mais ce qui va se passer, c’est qu’ils vont s’autodétruire ». Il a ajouté « Sache qu’aucun royaume d’Israël, y compris dans les temps bibliques, durant le règne de David, n’a duré plus de 75 ans. 1948-2023, cela fait 75 ans : c’est donc terminé ». Je lui ai répondu qu’ils étaient quand même drôlement superstitieux pour penser ça.

L’expérience de ce tournage m’a fait comprendre autre chose : pour les gens que j’ai fréquentés, qui sont vraiment des gens modernes, séculiers, parfois tatoués des pieds à la tête et ressemblent à des hipsters de Brooklyn, qui font du cinéma, qui sont dans la vie, qui voyagent, la possibilité d’avoir deux pays et deux États n’était pas quelque chose qu’ils entendaient. Un machino m’a dit un jour : « On l’appelle comme tu veux, Israël-Palestine si tu veux, mais il faut qu’il n’y en ait qu’un ». Pour faire le film, nous étions pourtant allés chercher le matériel chez Utopia, le plus gros loueur de Tel-Aviv, et le matériel lumière, la machinerie, les camions, tout cela venait d’Israël. Mais, pour eux, l’idée qu’il puisse y avoir deux pays n’était pas envisageable.

Il y avait aussi la question des réfugiés. Je comprenais mal pourquoi on disait qu’à tel endroit on était dans un camp de réfugiés. D’abord parce que cela ressemblait tout à fait à une ville : Qalandia, par exemple. Ensuite, quand je parlais aux gens, j’avais parfois du mal à saisir ce qui les définissait comme réfugiés : à un homme assez jeune que j’avais rencontré, j’avais demandé « Tu dis que tu es réfugié, mais tu es né où ? » et il m’avait répondu qu’il était né à Toronto et que son père aussi était né à Toronto. Je lui avais dit « Mais tu es canadien, alors ! » La réponse était : « Non, je suis réfugié palestinien parce que mon grand-père (ou mon arrière-grand-père), est né à Haïfa (ou à Nazareth, ou à Jaffa) ». Et je me demandais pourquoi cela ne me venait pas à l’esprit, avec les ascendants que j’ai – mon père, né et grandi en Russie, et ma mère en Algérie –, de me définir comme réfugié algérien ou russe ; ou même comme réfugié d’Espagne, la moitié de ma famille étant séfarade. Mais je suis né en France, en banlieue parisienne, je me définis comme Français.

Bref, en rentrant de ces quinze jours de tournage, à l’été 2022, je me disais que la paix n’était pas pour demain. Au retour, j’ai discuté avec mes cousins israéliens ; ils me demandaient ce que j’avais fait, j’expliquais que j’étais allé tourner un film en Palestine, en employant à dessein ce mot de Palestine plutôt que West Bank, et ils ne comprenaient pas. Pour eux ça n’existait pas et ils ne voyaient pas du tout ce que j’étais allé faire là-bas. Cela rejoignait vraiment ce que m’avait dit Yaël Perlov : la Palestine en Israël était alors un non-problème, ça n’existait pas.

C’est pendant la post-production que notre connivence dans le travail et notre rapport artistique, à Mohammed et moi, ont commencé à se fissurer. Sur le tournage nous avions eu une vraie complicité : j’étais derrière le combo, il me demandait mon avis sur les prises, nous discutions ensemble chaque plan. Le tournage était bouclé, l’essentiel des dépenses était derrière nous. Le film avait coûté fort cher pour un court-métrage. Il restait à le monter. Mohammed nous a alors présenté de nouvelles exigences, conditionnant le  montage à ce que nous nous engagions à le créditer comme coproducteur et lui garantissions que le film ne serait jamais montré en Israël. J’étais quant à moi toujours porté par les raisons qui m’avaient poussé à m’engager dans ce projet, et je trouvais capital que ce film soit montré non seulement au Portugal, en Espagne ou ailleurs, mais surtout aux Israéliens et aux Palestiniens : pour que les Israéliens comprennent ce que vivent les Palestiniens au quotidien et que les Palestiniens comprennent que finalement les uns comme les autres ont une mère, et qu’il y a des alternatives au fait de se tirer dessus du matin au soir.

Mohammed a finalement accepté de retirer ses exigences, mais il revenait régulièrement à la charge pour qu’on le crédite comme producteur. Je refusais. Cette insistance avait un motif : nous nous sommes aperçus que Mohammed avait créé une société de production, Gaza Films, qui n’avait encore développé aucun projet, et que par ce biais il avait fait une demande – et obtenu – une subvention pour le film. Reste qu’il n’a pas apporté ce financement au budget du film. Je lui ai dit que s’il souhaitait que sa société soit mentionnée, le maximum que nous lui accorderions en termes de crédit serait « Avec la participation de Gaza Films », mais qu’il ne serait pas crédité comme producteur, ni dans le copyright, ni dans le générique d’ouverture.

Après ces longues négociations, nous avons enfin pu lancer la post-production, à l’automne 2022. Mohammed montait le film, l’atmosphère s’apaisait dans le travail, nous discutions du montage, des différentes versions ; puis le film a été terminé.

Nous avons livré Une orange de Jaffa aux alentours d’avril-mai 2023 : l’objectif était de pouvoir le proposer au Festival de Cannes. Contractuellement, la première devait se faire à War on Screen, mais j’avais demandé une dérogation à Philippe Bachman, à qui j’avais expliqué qu’en termes de visibilité, il serait préférable, même pour son festival, que le film soit présenté dans un festival de catégorie A – où est requise l’exclusivité d’une première mondiale. L’idée était qu’il nous laisse proposer le court-métrage aux festivals de Cannes et de Venise, et que s’il était refusé, la première se ferait à Châlons. Le film n’a été retenu ni à Cannes ni à Venise ; il a donc été décidé que nous ferions la première officielle d’Une orange de Jaffa en octobre, à War on Screen.

On arrive alors au 7 octobre 2023. La première, hasard ou destin, devait avoir lieu ce jour-là, à Châlons-en-Champagne. J’avais décidé de ne pas y aller, Mohammed présentait le film et la présence du producteur n’était pas requise. Je me souviens très précisément de l’instant où j’ai appris l’attaque : je prenais mon café, quand ma compagne est arrivée et m’a dit que quelque chose de grave semblait avoir eu lieu en Israël. Il était entre dix et onze heures du matin. Au début des représailles, j’ai contacté Mohammed, et les acteurs, Kamel El Bacha, qui joue Farouk, le chauffeur de taxi, et Samer, pour savoir comment ils allaient. Ils semblaient contents que je prenne de leurs nouvelles.

Ensuite – là, nous ne sommes plus dans le film, mais c’est en quelque sorte le propos du film qui est rattrapé par les événements –, rapidement, le discours s’est durci. Kamel habite en Cisjordanie, Samer, lui, habite à Nazareth, en Israël. Je me demandais comment ils réagissaient à ce qui se passait.

Kamel est un homme d’une grande douceur, on le voit d’ailleurs dans le film, il est assez jeune mais il fait penser à une sorte d’aîné bienveillant. Je l’ai appelé après l’explosion de cette roquette qui était tombée sur l’hôpital Al-Ahli Arabi de Gaza. On avait dit d’abord que le tir venait d’Israël, mais finalement les Israéliens avaient opposé un démenti. Ils avaient mis en ligne une conversation enregistrée par Tsahal, dans laquelle des membres du Hamas et du Djihad Islamique disaient que la roquette venait de chez eux. J’ai appelé Kamel et je lui ai demandé si cela lui semblait possible. Son point de vue m’intéressait. Il m’a répondu que cet enregistrement était un mensonge, que les Israéliens étaient tous des menteurs. Alors je lui ai parlé de ce qui était arrivé le 7 octobre, que les personnes qui avaient été attaquées n’étaient pas toutes des soldats, qu’il y avait beaucoup de civils ; à quoi il m’a répondu qu’en Israël, ils étaient tous soldats, même les civils, parce qu’ils font tous l’armée. Et quand je lui ai parlé des enfants, il m’a dit que les enfants étaient de futurs soldats. Nous parlions en anglais qui n’est ni sa langue maternelle, ni la mienne, et il y avait donc la barrière de la langue, mais les phrases formulées étaient assez simples et je me disais qu’il n’était pas possible que lui, cet homme si doux, tienne un tel discours. Le monde était devenu fou.

La réaction de Samer a été différente. Sa trajectoire est particulière : il a joué à ses débuts dans Fauda, la série israélienne. Pour cette raison, il n’était pas toujours très apprécié en Cisjordanie, où certains le considéraient comme un traître. Je l’ai appelé à la fin octobre et je l’ai senti moins véhément que Kamel, plus fataliste peut-être. Il me disait, consterné, qu’à la fin des fins, ce qui allait se passer, c’est que les dirigeants se serreraient la main et que les mères pleureraient leurs enfants morts.

Après cela, j’ai essayé de reprendre contact quelques fois avec l’un et l’autre. Au bout d’un moment, j’ai compris que le conflit rendait la parole impossible.

Parallèlement au conflit a commencé l’exploitation du film, qui a été à la fois magnifique et très éprouvante. Après la première à War on Screen le jour même de l’attaque, j’avais proposé le film au festival de Clermont-Ferrand, le plus gros festival de courts-métrages au monde : là, Une orange de Jaffa non seulement a été sélectionné mais a gagné le Grand Prix. À l’occasion de ce festival, c’est-à-dire en février 2024, j’ai retrouvé Mohammed, à Clermont. Je ne l’avais pas revu physiquement depuis juin 2022. Je lui ai demandé comment allaient sa grand-mère et sa sœur, qui habitaient encore à Gaza. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas en parler. Après un moment, il a ajouté : « Tu vois, David, on n’était pas totalement sur la même ligne, politiquement parlant, mais on avait quand même des choses en commun, on n’était pas si éloignés, eh bien maintenant je pense que le Hamas a eu raison, qu’il y aura d’autres 7 octobre, et que, sans la puissance américaine, ils seraient déjà à Tel-Aviv ». Atterré, j’ai répondu à Mohammed que dire cela, c’était s’allier à Netanyahu ; qu’affirmer qu’il fallait de nouveaux 7 octobre, que le Hamas était surpuissant, et que Sinouar, lui, au moins, était un enfant de Gaza, cela revenait à justifier les représailles. Cette discussion a écourté nos retrouvailles : nous devions passer deux jours en compagnie l’un de l’autre, nous nous sommes vus pendant quatre heures. Nous avons partagé quelques cigarettes ; ensuite nous devions nous rappeler – mais nous ne l’avons pas fait et nous ne nous sommes plus revus depuis. Toutefois, nous avons continué à échanger de très nombreux messages pour le film, dont l’exploitation a été houleuse. Je ne vais pas entrer dans le détail de nos dissensions, mais à deux reprises, le film a été demandé par des festivals israéliens, et, du fait de l’opposition de Mohammed, ce ne fut pas possible de le leur donner. Cela allait à l’encontre des raisons mêmes pour lesquelles je m’étais investi dans ce projet. Quand un court-métrage est lauréat à Clermont-Ferrand, il est déjà automatiquement resélectionné dans plusieurs dizaines de festivals ; et là, étant données les circonstances, le film était très demandé. Je partais du principe qu’il devait être montré partout : s’il était sélectionné au festival de Téhéran, par exemple, ce que je peux penser du régime des Mollahs ne devait pas constituer un motif pour refuser de présenter le film en Iran. Je suis absolument opposé à toute forme de boycott artistique. Même des festivals d’associations pro-palestiniennes dont je constatais, en m’informant un peu, qu’elles n’étaient pas nécessairement adeptes d’une solution à deux États et ne condamnaient pas forcément le terrorisme, j’étais d’accord pour qu’ils projettent le film s’ils le voulaient. Pour moi, ce film doit être montré à tous ceux qui le souhaitent – toujours dans l’espoir de peut-être faire avancer les choses.

Un dernier épisode est venu clore (pour l’instant) cette série de péripéties : j’ai appris qu’Une orange de Jaffa avait été shortlisté pour les Oscars. J’ai alors appelé les Oscars pour leur demander qui avait rempli le formulaire et quel producteur était crédité. On m’a répondu que c’était Gaza Films. « Gaza films », ces mots, au vu des événements, étaient devenus un Sésame difficile à questionner. Finalement, ce crédit, qui ne correspondait pas à la réalité, a été rectifié.

Il y aura sans doute encore d’autres remous. On me pose souvent la question : « Si c’était à refaire, est-ce que tu le referais ? » En général je réponds oui, parce que je trouve que le film continue, malgré les circonstances, à résonner juste. Je disais toujours à Mohammed « Less is more » c’est-à-dire, moins tu forceras le trait d’un côté comme de l’autre, plus ton film sera fort. Mais j’ai beaucoup réfléchi. N’étais-je pas naïf de croire que plus les deux bords se connaîtront, moins ils se feront la guerre ? Parmi les agresseurs du 7 octobre, certains venaient chaque jour travailler dans les kibboutz frontaliers qui ont été attaqués. Franchement, je ne sais pas. J’étais en Israël il y a deux semaines, et les Israéliens sont complètement perdus. Ceux qui croyaient encore à la paix n’y croient plus. Il y a une haine comme je n’en ai jamais vu. J’ai parlé avec un de mes cousins, grand mathématicien, cartésien, je lui disais que dans l’histoire de l’humanité, il n’y a aucune guerre qui ne se soit pas terminée un jour, ça n’existe pas. Mais même cet homme extrêmement rationnel est totalement perdu. Et toi, tu as beau être là avec tes discours théoriques de Français prenant de la hauteur, quand le copain de ton cousin t’apprend que sa famille a des rescapés de tel ou tel kibboutz, qu’est-ce que tu peux dire depuis Paris ?

Je me souviens d’une conversation que nous avions eue Mohammed et moi, un jour que nous étions montés un peu haut dans les tours. Il m’a lancé soudain : « Si j’avais su que ton père était un colon, jamais je n’aurais fait ce film avec toi, David ».  Je lui ai répondu : « Mohammed, de quoi tu parles ? Mon père habite à 10 km de Paris, pas à 10 km de Ramallah ou d’Hébron. » — Mais tu m’as bien dit que ton père a un appartement à Tel-Aviv, c’est vrai ou pas ? Et il a un passeport israélien. — Oui, c’est vrai. Et j’ai ajouté que si Tel-Aviv pour lui était un settlement, nous avions lui et moi un vrai problème. Qu’il ne m’avait pas parlé de cette façon quand nous cherchions de l’argent pour faire son film. Ce qu’il me racontait alors, c’est à quel point son grand-père, par exemple, regrettait parfois tel ou tel ami israélien ; qu’il sortait avec son bâton pour éloigner les membres du Hamas qui voulaient lancer une roquette depuis son jardin.

Peut-être avons-nous eu raison de nous dire que nous ne parlerions pas de politique pendant que nous faisions le film, que le tourner serait notre geste politique. Mais peut-être ai-je été naïf, peut-être aurais-je dû me demander sur quelle base nous pouvions être d’accord, ne fût-ce qu’un peu. Lui demander avant de commencer : oui pour deux États, ou non ? La question des réfugiés aurait surgi aussitôt. Et celle de l’UNRWA, qui, quelle qu’en soit l’utilité (et quels que soient les torts immenses et les crimes de Netanyahu et son gouvernement), entretient quand même la propension à regarder dans le rétroviseur, du côté des arrière-grands-parents, plutôt que vers l’avenir, et donc, d’une certaine façon, entretient le conflit.

Bref, faire ce film, qu’il soit sorti quand il est sorti, avec toutes les complications que cela a entraînées, cela m’a fait perdre beaucoup de ma naïveté. Après, est-ce que c’est bien ou pas, d’être naïf ? C’est plutôt une question pour les philosophes… C’est bien de rester naïf, ça permet d’avoir des rêves.  En tout cas, je crains qu’il n’y en ait plus beaucoup en Israël, des gens naïfs, des gens qui rêvent… Mais je me souviens d’une phrase prononcée par Filip Müller, dans Shoah : « Qui veut vivre est condamné à l’espoir ».

(28 février 2025)

Comment citer ce texte

David Frenkel , «  Une orange de Jaffa Carnet de tournage dans une région pas comme les autres », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/it/numeros/numero-5/carnet-de-tournage-dans-une-region-pas-comme-les-autres