Vues de Liège #2

Ici, on renoue avec l’esthétique de la pérégrination fragmentaire. Deuxième série des «Vues de Liège» de François Provenzano, Grégory Cormann et Jeremy Hamers.

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Punaises. Hier soir, ma fille de 9 ans me raconte l’émission d’actualités pour enfants qu’elle a regardée à la télévision :

– Oufti* c’est la panique en France pour le moment !

– Ah bon, à cause de quoi ?

– À cause des punaises de lit.

[*Interjection exclamative spécifique au français liégeois ; elle peut exprimer à la fois la surprise, l’émerveillement ou la sidération. Intraduisible en français de France.]

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Incertitudes. Depuis plusieurs semaines, des étudiant·es campent dans le hall d’entrée de l’université et exigent que leur établissement mette un terme à ses partenariats avec des institutions, des organisations et des sociétés privées qui soutiennent intellectuellement ou matériellement la politique du gouvernement Netanyahu ou les opérations de l’armée israélienne en territoire palestinien. À la demande du rectorat, le collectif d’occupant·es a produit un document de 18 pages objectivant certains de ces partenariats. Parmi les dossiers litigieux, un projet de recherche qui viserait à améliorer la poudre qu’une société belge fournit notamment aux mortiers des forces armées israéliennes. Dix jours après la publication de ce dossier, les réponses institutionnelles se font attendre et les étudiant·es s’impatient. Le 28 mai, un quotidien titre : « Séisme à l’Université de L*** » pour annoncer que l’administrateure de l’institution a été évaluée négativement au terme de son premier mandat. Elle risque d’être démise de ses fonctions. On lui reproche notamment de ne pas avoir sollicité un subside public pour la rénovation des étables d’un château qui, à l’extérieur de la ville, accueille plusieurs réceptions de l’université chaque année. Le même jour, plusieurs médias internationaux annoncent qu’une frappe israélienne vient une nouvelle fois de toucher un campement de tentes hébergeant des déplacés au sud du territoire palestinien. Deux jours plus tard, au sommaire de sa newsletter institutionnelle, l’université déclare qu’elle « s’engage à rendre les démarches administratives plus claires pour l’obtention d’un VISA, tant pour les chercheur·euses et les étudiant·es internationaux que pour les membres du personnel. » Au même menu, on apprend « [q]ue faire en cas d’incendie ou d’intrusion armée ». Le tutoriel est suivi d’une enquête de satisfaction sur les restaurants universitaires et précédé d’un article sur l’océanographie liégeoise intitulé : « un océan d’incertitude ».

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Gare équipée. La Gare des Guillemins est l’un des fleurons architecturaux de la ville de Liège. Réalisée par le célèbre architecte star Santiago Calatrava, elle étale ses courbes majestueuses et marmoréennes au flanc de la colline de Cointe. Tout récemment, l’artiste plasticien Daniel Buren y a intégré une œuvre d’art sous la forme de panneaux colorés translucides, qui donnent à l’ensemble des reflets irisés et subliment l’expérience de voyage. La gare est bien entendu équipée aussi de toilettes. Leur gestion est confiée en sous-traitance à une firme hollandaise, qui a installé un tourniquet pour en régler l’accès (au prix de 1 euro, petite ou grande commission). Plusieurs personnes en situation de handicap ont eu la désagréable expérience de payer la somme due, pour ensuite trouver fermée à clef la porte des toilettes qui leur est réservée, sans personne pour venir leur ouvrir.

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Je veux des frites. En m’engageant dans ma rue en voiture, je freine brutalement devant une dame qui stationne au milieu de la chaussée. Elle a l’air hagard, porte des lunettes très épaisses, un manteau usé et se dirige vers ma fenêtre. Je lui fais signe que c’est dangereux d’arrêter les gens en plein milieu de la route et me gare sur le côté. J’éteins le moteur, descends du véhicule et lui demande ce qu’elle veut. 

– Je voudrais que vous m’ameniez à la place, je voudrais manger, je n’ai rien à manger chez moi.

Je m’apprêtais à rentrer à la maison, le coffre chargé des courses du samedi, et un peu minuté par les contraintes d’agenda de l’après-midi. La place en question est à peu près à 5 minutes en voiture.

– Il y a une sandwicherie juste là ; je peux vous acheter un sandwich si vous voulez.

– Un sandwich à quoi ?

– … Je ne sais pas moi : qu’est-ce que vous aimez bien ?

– Non, je veux des frites.

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L’entretien. Après avoir déposé les clefs de sa voiture au guichet d’accueil du garage, le client est emmené dans un bureau vide pour y travailler à la correction d’examens de son cours d’histoire du cinéma documentaire. On viendra l’y rechercher quand sa voiture sera prête lui a-t-on assuré. Dans 4 heures environ. Il est midi. Les murs sont blancs, le mobilier est blanc, le voile apposé sur la cloison vitrée qui le sépare du show-room est blanc, le fauteuil est confortable. Installé à la place du vendeur, il perçoit un ronronnement sourd – probablement l’air conditionné qui rafraîchit la pièce avec une certaine brutalité – qui le fait songer à l’usine de Mon Oncle ou à la salle d’attente de Playtime, il ne sait plus. L’endroit se prête bien à l’activité de correction. Aucun stimulus externe, si ce n’est ce ronronnement qui hésite entre l’hôpital, la chambre froide ou un bunker de serveurs informatiques. Après quelques copies, il aperçoit l’inscription en grandes lettres sur la porte vitrée du local : « SALES MANAGER ». Il ressent une désagréable impression de tromper le lieu. Après trois nouvelles copies corrigées, un vendeur entre. Visiblement surpris, il demande : « Vous êtes là pour un entretien ? » Le correcteur, qui ne prétend pas candidater à un poste de sales manager, répond : « Non, non, je suis juste un client ordinaire. » Le vendeur, un peu perplexe, ressort, tandis que le visiteur d’un jour comprend le malentendu : ce n’était pas de lui qu’il était question, mais de sa voiture. Les heures passent. Plus personne n’entre dans le bureau, pas même l’agent chargé d’annoncer la fin de l’intervention mécanique. À 17h, le correcteur, las de ses copies, décide de consulter ses mails et découvre quatre courriels du garage dans lequel il se trouve, lui donnant accès à quatre vidéos de 6 secondes chacune. Quatre plans fixes qui montrent successivement un pare-chocs et sa plaque d’immatriculation, un châssis d’une voiture placée sur un pont, une pièce de la direction qui a été remplacée, et enfin un plan d’ensemble sur le véhicule. Depuis le hors-champ, un mécanicien commente les différentes étapes de l’intervention. Son quatrième et dernier monologue rassure définitivement : « Voilà Monsieur H***, l’intervention s’est très bien passée. Merci pour votre confiance. »

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Ce qu’est une librairie. Une mère lit une histoire à son petit garçon de six ans, comme souvent le soir avant de s’endormir. On rencontre le mot librairie.

– Tu sais ce que c’est, une librairie ?

– Oui : c’est là où on va chercher des colis.

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Erreurs d’identification. Mardi 13 février dernier, Abdelhakim, un jeune homme de 15 ans, est plaqué au sol par erreur dans un parc public par des agents du Peloton Anti-Banditisme. Voici comment il raconte l’épisode : « Je courais avec mes coéquipiers. D’un coup, on a entendu une grosse voiture noire qui se garait. À aucun moment ils n’ont crié qu’ils étaient de la police. Ils ont juste dit : “Arrêtez-vous.” J’ai eu peur, j’ai cru que c’était des terroristes, des gens qui allaient nous tuer. J’ai couru dans le sens inverse. Je me suis dit que j’allais bientôt mourir. J’ai trébuché et il m’a attrapé. Il m’a frappé, il a mis son genou sur mon cou et j’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, ils m’avaient déjà mis les colsons. »

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La course en avant. Dans la presse nationale belge, le mardi 28 mai 2024, la chronique d’une collègue de l’Université de N*** se réjouit du record de participation aux 20km de Bruxelles, qui a réuni 45000 coureurs et marcheurs. Probablement quelques coureuses et marcheuses, également. La philosophe relève que la course à pied permet d’« expérimenter la réalité de notre propre corps, ce qui nous confronte de manière très concrète à notre vulnérabilité et à notre robustesse ». La course « affine » alors, nous dit-on, « en celui qui court le jugement qu’il porte sur lui-même et sur son être au monde ». Le dimanche précédent, la ville bloquée à la circulation et les transports en commun interrompus sur certains tronçons ont en effet incité à la marche, dévoilant sous un autre jour certains aspects de la capitale. Les quartiers aisés, un peu décentrés, exhibent leurs plus belles voitures, provisoirement immobilisées. Un bar-cabaret, dans la commune de W***-B***, ouvert juste avant le COVID, cherche à augmenter sa clientèle, à quelques mètres des barrières posées en travers de la chaussée. Les familles défilent, insouciantes. Le 9 juin, Écolo, le parti écologiste francophone, perd les élections tous azimuts, à Bruxelles, comme ailleurs. On reproche aux écologistes bruxellois le plan Good Move. Ce plan régional de mobilité 2020-2030 a pour ambition de rendre la mobilité à Bruxelles plus efficace et plus agréable, de diminuer sa charge environnementale et de favoriser les déplacements à pied et en vélo. Les critiques n’ont pas manqué. Les marcheurs pressés ne semblent pas faits pour les piétonniers. Les politiques de mobilité semblent ignorer et, parfois, sanctionnent les propriétaires de véhicules modestes. La philosophe de N*** rappelait certes aussi qu’« aux aurores de son développement, l’Homo erectus utilisait la course comme méthode pour chasser des animaux bien plus rapides mais moins endurants que lui ». La course comme expérimentation de soi, de son corps et de notre être-au-monde ou la course comme indifférence à notre vulnérabilité, à la vie des autres et à la nature ? Les récentes élections européennes (et nationales) ont donné une tendance. La chasse à courre, même sans chiens ni chevaux, comme au bon vieux temps, lorsque, croit-on, le masculin l’emportait sur le féminin, a encore de belles heures devant elle.

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Inconfort moral. « Je serais enclin à considérer qu’un homme [être humain] est intelligent, non pas comme un cercle est rond ou comme un hérisson a des piquants mais dans l’exacte mesure où les circonstances lui ont interdit, dès son plus jeune âge, toute espèce de confort moral. » (Francis Jeanson, Sartre dans sa vie, Paris, Seuil, 1974, p. 33)