Il était question, dans la livraison précédente de cette petite série, de la querelle de L’Homme révolté, qui date de 1952 et se noue autour des rapports respectifs de Camus et de Sartre au communismeParu dans le numéro 2 des Temps qui Restent. Je tentais de la traiter comme un « reste » intellectuel du XXe siècle dans le XXIe, afin de proposer un autre mode de coexistence avec ce « reste » que celui auquel nous sommes habitués ; de le libérer (et nous libérer) des simplifications réflexes à travers lesquelles l’antagonisme des deux hommes est compulsivement rejoué, et de l’injonction qui nous est faite de choisir notre camp.
Deux ans après cette retentissante querelle, à la Toussaint 1954, le déclenchement de ce qu’il était alors convenu d’appeler « les événements d’Algérie », par quoi la question coloniale, bien tard, fait irruption dans les consciences françaises, vient alourdir encore le contentieux entre les deux hommes : depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, c’est aussi à l’ombre de la tragédie algérienne qu’est réévaluée leur relation. La canonisation mainstream dont bénéficie Camus aujourd’hui rend difficile de le concevoir, mais son affrontement avec Sartre se solda par une « victoire » de ce dernier ; sur la scène intellectuelle, Camus était plutôt isolé ; son silence relatif sur l’Algérie, à partir de 1956-1957, n’arrangeait rien ; et, quand il le rompait, sa parole, devenue inaudible au vu du rapport des forces tant en métropole que dans la colonie, rendait son isolement encore plus flagrant. Le purgatoire, après sa mort, dura près de vingt ans – jusqu’à ce que les « nouveaux philosophes » réactivent à grand bruit la critique du totalitarisme soviétique. Ce mouvement de balancier, survenu à la fin des années 1970, qui valut à Sartre une longue disgrâce politique – après la disgrâce philosophique infligée par les années structuralistes et poststructuralistes –, est peut-être aujourd’hui en train de s’inverser à nouveau à la faveur de la pensée décoloniale : le livre récent d’Olivier Gloag, Oublier Camus, en est un symptômeOlivier Gloag, Oublier Camus, Paris, La Fabrique, 2023. Il eut des précurseurs : Yves Ansel, Albert Camus totem et tabou, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; également Isabelle Ansel, L’Étranger de Camus, Paris, éditions Pédagogie moderne, 1981 ; voir aussi, dans un registre bien moins pamphlétaire et plus nuancé, les recherches au long cours de Christiane Chaulet-Achour, notamment : Albert Camus, Alger. L’Étranger et autres récits, Biarritz, éditions Atlantica, 1998 ; Albert Camus, Le poids de la colonie. Une œuvre, des contemporains, des lecteurs, Arcidosso, éditions Effigi, 2023. La tendance est plus précoce dans la bibliographie anglo-saxonne : Conor Cruise O’Brien, Albert Camus, of Europe and Africa, New York, Viking Press, 1970. Edward Saïd, Culture and Imperialism, pour le chapitre « Camus and the French Imperial Experience », New York, Random House, 1994, p. 169 et sq.. Que les lectures évoluent avec les sensibilités et avec les questions que se pose une époque, rien de plus normal et de plus souhaitable. Mais, ce qui l’est moins, dans ces va-et-vient pendulaires, ce qui se gagne en intelligibilité se paie fréquemment de l’« oubli », activement poursuivi, de ce qui pourrait contrevenir à l’interprétation nouvellement proposée – le titre d’Olivier Gloag, en ce sens, au-delà de son intention provocatrice, a une portée méthodologique involontaire, qui dépasse son seul ouvrage.
Autour de la question coloniale telle que l’affrontent Sartre et Camus, est-il possible de tenir ensemble ces deux modes d’engagement, sans « oubli » et sans vouloir à toute force dresser l’un contre l’autre, discréditer l’un au profit de l’autre ? De les élucider dans leur situation, dans leur épaisseur temporelle et dans leurs devenirs, sans chercher à établir une thèse ou à renforcer une position ? Et d’esquisser un dispositif peut-être moins catégorique, plus douteux, mais plus équitable et peut-être, au bout du compte, plus stable, puisqu’échappant aux lassants renversements – pour Sartre, contre Camus (ou l’inverse) ? C’est du moins ce que je viserai ici, comme je l’ai fait pour la querelle de 1952.
Avant 1954 : anticolonialisme et anticommunisme
Je reviens à cette querelle. La question coloniale y était peu présente, ce n’était pas l’objet. Elle n’est pas présente dans L’Homme révolté, ou du moins pas explicitement : l’ « esclave » qui se révolte, chez Camus, est un type (mi-Spartacus, mi-hégélien) plus qu’une figure historique concrète et il n’a pas les traits du colonisé. Elle était, par Jeanson, effleurée en une phrase : « Quel visage [le capitalisme] offre-t-il au mineur de fond, au fonctionnaire en grève, au Malgache torturé par la police, au Vietnamien “nettoyé” au napalm, au Tunisien “ratissé” par la LégionFrancis Jeanson, « Albert Camus ou l’âme révoltée », Les Temps Modernes, n° 79, mai 1952, p. 2089-2090.? ». Et dans la réponse de Sartre à Camus figurent l’une ou l’autre allusion. Ainsi : « S’il fallait appliquer vos principes, les Vietnamiens sont colonisés donc esclaves, mais ils sont communistes donc tyrans. Vous blâmez le prolétariat européen parce qu’il n’a pas publiquement marqué de réprobation aux Soviets. […] il me semble à moi, au contraire, que la seule manière de venir en aide aux esclaves de là-bas c’est de prendre le parti de ceux d’iciSartre, « Réponse à Albert Camus », Les Temps Modernes, n° 82, août 1952, repris dans Situations, IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 107.. »
Sartre et Jeanson ont bel et bien déjà conscience de la question coloniale. En 1948, Sartre a écrit « Orphée noir », introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie noire et malgache de Senghor : « Jadis Européens de droit divin, nous sentions depuis quelque temps notre dignité s’effriter sous les regards américains et soviétiques. […] Au moins espérions-nous retrouver un peu de notre grandeur dans les yeux domestiques des Africains. Mais il n’y a plus d’yeux domestiques : il y a les regards sauvages et libres qui jugent notre terreSartre, « Orphée noir », repris dans Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p. 230-231.. » En 1952 il a donné un entretien au journal du nationaliste algérien Ferhat Abbas, La République algérienne. Jeanson, en 1949, a fait une tournée de conférences en Algérie, au cours de laquelle le sous-préfet de Sétif l’emmène sur le charnier de la répression de 1945, dont reste un monticule de chaux sur une place publique, et s’exclame fièrement : « “Ils ont voulu nous avoir, les Arabes ! Eh bien, c’est nous qui les avons eus ! Mille pour un, Monsieur !” […] Pour moi, ça a été décisif : cet homme pouvait me tenir pour complice, il se réclamait de la France à tout propos et il n’imaginait pas pouvoir me choquer en parlant de la sorteFrancis Jeanson, Christiane Philip, Entre-deux. Conversations privées 1974-1999, Paris, Le Bord de l’eau, 2000, p. 62.. »
L’un et l’autre auraient pu reprocher à Camus, plus vertement qu’ils ne le font, l’absence de la problématique coloniale dans L’Homme révolté. S’ils s’en abstiennent, c’est que leur engagement anticolonialiste naissant est encore une annexe ou un corollaire de leur engagement procommuniste, alors à son climax, et qu’ils font confiance au PC, parti des opprimés, pour résoudre les questions coloniales. Le Parti, comme l’écrit Sartre, pourvoira à la libération des « esclaves » d’ici et de là-bas. Quant à Jeanson, si averti soit-il de l’horreur coloniale, « jusqu’au déclenchement de la guerre en novembre 1954, la situation algérienne ne l’obsède pas. Il met toutes ses forces à combattre l’anticommunisme en FranceMarie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson. un intellectuel en dissidence. De la Résistance à la guerre d’Algérie, Paris, Berg International, 2001, p. 134.. » Camus, lui, engagé plus tôt dans les rangs du PC, en 1935, en Algérie, le quitte deux ans plus tard, notamment en raison de sa politique par rapport aux revendications « indigènes » du Parti Populaire Algérien, politique qu’il juge insuffisante et injuste. Non qu’il soit visionnaire et fasse siennes les revendications indépendantistes des partisans de Messali Hadj (il éprouve pour ce dernier une sympathie humaine, mais n’adhère pas à sa vision politique) : il pense plutôt que ces revendications n’auraient pas lieu d’être si la France se montrait progressiste et capable d’ouverture. Et le PC, outre qu’il reste d’une inébranlable fidélité à l’URSS alors que les procès de Moscou battent leur plein, se discrédite aux yeux de Camus en considérant que, si tous les « esclaves » sont égaux, certains, plus égaux que d’autres, méritent d’être libérés en prioritéSur « le parcours communiste d’Albert Camus », voir Alain Ruscio, Les Communistes et l’Algérie, Paris, La Découverte, 2019, p. 96-99. Également Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 180 et sq.. Qu’on lui « jette à la face », comme le fait Jeanson dans son article de 1952, « Indochinois, Algériens, Malgaches et mineurs de fond, pêle-mêleCamus, « Lettre au directeur des Temps Modernes », Les Temps Modernes, n° 80, juin 1952, repris dans Actuelles II, sous le titre « Révolte et servitude », Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p.420-421. Jeanson, dans son article, notons-le, ne mentionne pas l’Algérie ni les Algériens. », cela lui semble vraisemblablement mépris pour son propre passé militant et naïveté par rapport aux communistes. Jeanson, en effet, quelque vingt ans après les désillusions algériennes de Camus, en 1958, fera lui-même l’épreuve de la frilosité du PC, voire de sa lâcheté, quand il cherchera, en France, son soutien pour le réseau d’aide au FLN qu’il a mis en place depuis quelques mois. La classe ouvrière française n’a pas de sympathie pour le nationalisme algérien, le Parti craint de « se couper des masses » et « condamne sans recours les camarades qui militent au sein du réseau JeansonM.-P. Ulloa, Francis Jeanson…, op. cit., p. 161-162. Voir aussi F. Jeanson, C. Philip, Entre-deux…, op.cit, p. 67-69 et sq. » : y participer, c’est perdre sa carte d’adhérent. Rude réveil pour Jeanson, qui avait toujours soutenu sans compter les communistes – ainsi, en 1956, quand Sartre s’était éloigné du PC après la répression de l’insurrection hongroise, Jeanson avait répondu par une brouille à ce qu’il considérait comme un injustifiable reniement. Il ne revit Sartre qu’en 1959, justement pour obtenir de lui l’aide que lui refusait le PC.
La rupture avec Camus étant consommée, les interventions de Sartre et Jeanson quant à la cause algérienne se font sans contact direct avec lui – cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas à l’esprit ses positions. Des écrits, pour les trois hommes, résultent de leurs différentes modalités d’engagement : pour Sartre, divers textes provenant de diverses sources (participation à des meetings, préfaces, articles de presse), repris (pour certains) dans Les Temps Modernes, et ensuite dans Situations, V. Colonialisme et néo-colonialismeParis, Gallimard, 1964. Les textes repris dans les TM sont « Le colonialisme est un système », « “Vous êtes formidables” », « Nous sommes tous des assassins ». ; pour Jeanson, outre ses articles, plusieurs livresL’Algérie hors la loi (avec Colette Jeanson), Paris, Le Seuil, 1955, Notre guerre, Paris, Minuit, 1960, La Révolution algérienne. Problèmes et perspectives, Milan, Feltrinelli, 1962.. Camus, en 1958, recueillit sous le titre Chroniques algériennes nombre de ses articles, anciens ou récents, consacrés à la situation en Algérie (produits des trois séquences de sa vie journalistique sur une vingtaine d’années, à Alger républicain, à Combat, à L’Express enfin), ainsi que quelques autres textes ; on peut évoquer aussi certaines nouvelles de L’Exil et le Royaume, « L’hôte » et « La femme adultère », « Le renégat » (1956), ainsi que Le Premier Homme, roman autobiographique publié à titre posthume, écrit durant les années de guerre.
Mais quels seraient, de Camus et de Sartre, les « restes » scripturaires liés aux convulsions de l’Algérie et qui, tout comme leur conflit de 1952, ont persisté avec virulence jusque dans notre aujourd’hui ? Sans doute, pour Sartre, faut-il retenir la « Préface » aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, qui date de 1961 et, de nos jours encore, est objet de scandale pour sa violence – une violence que l’on peut lire comme une réponse à la retenue des articles de Camus sur l’Algérie. Et pour Camus, paradoxalement, L’Étranger – paradoxalement, puisque ce livre par quoi Camus fit irruption sur la scène littéraire parisienne date de 1942, bien avant le déclenchement des « événements » ; mais c’est que parfois le plus ancien est le plus vif, c’est que les lectures de L’Étranger, depuis la guerre d’Algérie et encore aujourd’hui, sont puissamment conflictuelles, conflictualité à la mesure de l’intensité énigmatique de l’œuvre : faut-il y voir le roman de « l’absurde », faut-il, en lisant de façon socio-historique ce roman algérien, y déchiffrer un inconscient colonial (son centre exact étant bien le meurtre d’un « Arabe » par un Français de la colonie) ?
La guerre d’Algérie, « la guerre de Sartre » ?
Le réseau Jeanson était filé depuis quelques mois par la DST quand plusieurs de ses membres furent arrêtés au début 1960, Jeanson lui-même entrant en clandestinité. Roland Dumas était son avocat au procès du réseau (il sera jugé par contumace), ainsi que celui de Sartre et Beauvoir pour l’appel à l’insoumission connu comme le « Manifeste des 121 », publié aux éditions de Minuit le lendemain de l’ouverture du procès. C’est Dumas qui eut ce mot : « la guerre de Sartre ». Et certes, les colonnes des Temps Modernes étaient largement ouvertes à la question algérienne. Durant ces années de guerre, Fanon y avait été publié ainsi que Gisèle Halimi ; y avaient paru des dossiers de témoignages sur les disparitions et les tortures, un dossier intitulé « Algérie : mythes et réalités », des articles de Lanzmann sur le sujet et les textes de Sartre déjà cités. Beauvoir et Sartre avaient accepté sans hésitation de soutenir l’action de Jeanson quand celui-ci, après une brouille de trois ans, vint les solliciter. Sartre fut très actif, particulièrement en 1959-1960, et l’OAS ne s’y trompa pas, qui plastiqua par deux fois son appartement.
En 1952, attaquant Camus, Sartre lui reprochait de se comporter, par rapport à l’Histoire, comme une fillette tâtant l’eau de la piscine d’un orteil dubitatif : est-elle assez chaude pour que je m’y baigne ? Lui-même revendiquait d’être pleinement dans le bain historique – c’est-à-dire politique, puisque, comme il croit devoir le rappeler à Camus, l’Histoire, d’un point de vue marxiste, n’est pas une abstraction, mais « n’est que l’activité de l’homme poursuivant ses propres finsSartre, « Réponse à Albert Camus », art. cit., p. 123. ». L’opposition des deux hommes peut-elle être décrite ainsi, Camus « hors » de l’Histoire, Sartre résolument « dedans » ? Ou bien tous deux sont-ils « dedans-dehors » sur un mode différent ?
Jean Cau, qui fut secrétaire de Sartre, adapte la métaphore de la piscine politico-historique au comportement de son étrange patron : « La politique ? La corvée. Il faut bien comprendre qu’il ne s’intéressait pas du tout “à la politique”, comme on entend à l’ordinaire ce mot. Il ne s’y plongeait, en vérité, que poussé. Sans résister aux pousseurs au bord de la piscine, mais vraiment, aussi, sans grimper aux échelles des plongeoirs en poussant le cri de Tarzan. Une fois dans le bain, en revanche, il nageait avec une bonne volonté – et une feinte ardeur – étonnante sur des distances d’une essoufflante longueur. À grand renfort d’informations brusquement rassemblées et de textes lus à la volée pour les besoins de la cause, […], entraîné par sa vitesse, fouaillé par la résistance à vaincre, possédé par le fonctionnement de sa propre machine dans cet élément qui n’était pas le sien, il crawlait bravementJean Cau, Croquis de mémoire, Paris, Julliard, 1985, p. 245.. » Annie Cohen-Solal ne dit pas autre chose : Sartre, fait-elle remarquer, par rapport à la cause de l’indépendance algérienne, n’est pas un initiateur : s’il est vrai que son soutien fut précieux du fait de sa renommée, des moyens dont il disposait (à commencer par sa revue) et de son rayonnement international, « fut-il vraiment actif, ou bien tout simplement consentant, géré et bien géré par les membres de son équipe, par les autres intellectuels françaisAnnie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p.716. ? » Sartre disait de son rapprochement avec les communistes en 1952 (concomitant à sa rupture avec Camus) qu’il n’était pas sans rapport avec sa jeune équipe : celle-ci attendait de lui que la revue « saute le pasSartre, « Merleau-Ponty », Situations, IV. Portraits, Paris, Gallimard, 1964, p.251. ». De même sans doute pour la guerre d’Algérie : Claude Lanzmann et Marcel Péju s’engagent sans réserve pour l’indépendance de l’Algérie, Sartre suit ; ensuite, c’est à Jeanson qu’il emboîte le pas en soutenant les réseaux d’aide au FLN.
Telle est en tout cas l’interprétation rétrospective de Claude Lanzmann, un des « pousseurs » de l’époque : la guerre d’Algérie était moins « la guerre de Sartre » qu’elle n’a fait de ce dernier son homme, avec l’aide de quelques-uns, au nombre desquels se compte Lanzmann. Ayant été l’instigateur de la rencontre entre Sartre et Fanon dont résulte la fameuse préface aux Damnés de la terre, il se sent en quelque façon responsable du contenu de ce texte et y revient un demi-siècle après sa parution. Même si on ne les a pas lues, on connaît ces pages de Sartre par des phrases dont le ressassement ad nauseam est supposé provoquer une indignation réflexe : « En ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses piedsSartre, « Préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, dans Situations, VI, éd. G. Barrère, M. Berne, F. Noudelmann, A. Sornaga, Paris, Gallimard, 2020, p. 208.. » Lanzmann comprend a posteriori comment Sartre a écrit cette préface : avec d’autant plus d’emportement qu’il n’y était pas porté par un projet propre, comme s’il lui fallait compenser un vide, comme s’il espérait, par la séduction de formules explosives et provocatrices, à la fois se convaincre de sa propre parole et précipiter l’adhésion du lecteur. Dans cette affaire, Sartre avait bien été « poussé » : même si Fanon le fascina réellement, la maladie en phase terminale dont il souffrait, son admiration sans bornes pour l’auteur de la Critique de la raison dialectique – qu’il prétendait faire lire aux combattants du FLN – constituaient une injonction morale écrasante, et l’équipe attendait que Sartre y obtempère. « On a beaucoup reproché cette préface à Sartre. Mon sentiment, la relisant à quarante-cinq ans de distance, est que l’écrire ne fut pas chez Sartre une décision libre. Il eut la main forcée et comme chaque fois qu’il devait s’astreindre à un travail qui n’avait pas sa source en lui-même, il se laissa aller au plus facile, la rhétorique : le texte est trop long, emphatique parfois, parfois fastidieux, l’appel à la violence et son exaltation sonnent faux […]Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, « Folio », 2009, p. 574.. »
Autre exemple de cette intermédiation active de l’équipe : la lettre de soutien « de Sartre » à Francis Jeanson, qui, lors du procès, fut lue à la Cour par Roland Dumas. Lanzmann, par téléphone, avait obtenu l’accord de principe de Sartre, alors au Brésil et qui n’envisageait pas rentrer pour l’occasion : il endosserait une lettre rédigée par ses lieutenants ; Marcel Péju se chargea de l’écrire et Siné, au bas de ce faux (non relu par Sartre, ni même par Lanzmann) imita la signature de l’écrivain. Quand Sartre découvrit après-coup la prose de Péju, il n’en approuva pas la grandiloquence ; Péju alliait la victoire imminente de la révolution algérienne à celle d’une nouvelle révolution française en marche dont, sous couvert de la prestigieuse signature, il se faisait le héraut. Les circonstances, bien entendu, commandaient de passer ce désaccord sous silenceIbid., p. p.484-485..
En déléguant de la sorte, en se laissant « pousser », en offrant à des « causes » sa célébrité, en se faisant parfois, en toute lucidité, marionnette actionnée par d’autres, Sartre faisait-il preuve de désinvolture ? Son attitude relativise-t-elle ses engagements, la radicalité de ceux-ci serait-elle synonyme de négligence ou d’étourderie ? Quand Cau et Lanzmann décrivent les comportements politiques de Sartre, ce n’est pas cela qu’ils veulent mettre en évidence. Ce qu’ils entendent manifester, c’est un mode singulier de rapport à soi et au monde. Quelqu’un qui ainsi se prête et se rend si entièrement disponible à son époque et à autrui doit n’être pas obsédé par la nécessité de tout passer au crible d’une intériorité sans pareil. Et Sartre en effet, dès les années 1930 et sa découverte de Husserl, avait compris que l’ego, en droit, n’existe pas ; que ce compagnon intime, ce monstre préférable à tout que chacun est pour soi-même est une construction secondaire, dépourvue de vérité ; que la subjectivité n’est rien qu’ouverture au dehors –intentionnalité, pour reprendre le terme husserlien. L’Être et le Néant, au début des années 1940, apportera une structuration ontologique à ce « rien », à cette évanescence de la conscience : elle existe comme néant —comme capacité de se séparer de soi et du monde ou de l’Être. Le terme technique qui désigne ce mode d’existence est « néantisation », son nom courant est liberté« Cette possibilité pour la réalité-humaine de sécréter un néant qui l’isole, Descartes, après les stoïciens, lui a donné un nom : c’est la liberté. » (L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, « Tel », 2003, p. 59)..
La radicalité de Sartre tient sûrement à cette ressource de la « néantisation », à l’assurance qu’a la conscience d’être séparée du monde (et liée à lui) par l’infinitésimale distance d’un « ne pas » qui peu ou prou lui garantit de pouvoir reprendre sa mise : l’engagement se double constitutivement de la possibilité d’un « dégagement ». Du point de vue de Camus, c’est là une aberration et sûrement une des raisons de son refus obstiné d’être vu comme un « existentialisteCamus, « Non, je ne suis pas existentialiste », Œuvres complètes, II, éd. J. Levi-Valensi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 655-660. ». De ce mode d’engagement il se moque dans une pochade, L’Impromptu des philosophes – qu’il s’abstint judicieusement de publier, mais qui n’est pas dénuée d’intérêt pour ce qui m’occupe. On y voit Monsieur Vigne, provincial, pharmacien de son état – une sorte de Homais, mais fasciné par la philosophie plutôt que par la science –, tomber dans les griffes de Monsieur Néant, philosophe (qui se révélera être évadé d’une clinique psychiatrique). Ce gourou du néant professe notamment que, si l’engagement est nécessaire, celui qui s’engage, étant libre, peut toujours reprendre sa mise :
Monsieur VIGNE : La répudier [ma femme] ! Mais […] je me suis engagé envers elle.
Monsieur NÉANT : Oh ! L’engagement est sans doute chose indispensable, mais ce livre vous donne faculté de choisir vos engagements et vous ne devez pas vous retenir pour si peu.
Monsieur VIGNE : Ainsi donc je pourrai… Ah ! Je n’avais jamais pensé à cela, j’ai donc le pouvoir de redevenir tout à fait libre.
Monsieur NÉANT : Tout juste, monsieur. – Et ce que j’enseigne d’abord, c’est à devenir libreCamus, L’Impromptu des philosophes, Œuvres complètes, II, op. cit., p. 782 Quant à la datation, l’éditeur de ce texte hésite, en fonction d’indices calendaires, entre 1947 et 1952 (l’année de la rupture de Camus et de Sartre). Dans les dernières pages, il apparaît que la cible de Camus est moins l’auteur de « ce livre » (de L’Être et le Néant) que ses disciples, ce qui pourrait indiquer qu’est visé Francis Jeanson, « plume » de la brouille, qui serait Monsieur NÉANT : « LE DIRECTEUR [de la clinique psychiatrique] : En ce qui concerne ce livre, je puis ajouter que je l’ai lu attentivement, et je n’y ai trouvé qu’une philosophie fort abstraite ma foi, et aussi légitime que bien d’autres. MONSIEUR VIGNE : Cette philosophie n’est donc pas folle. LE DIRECTEUR : […] Puisque vous me demandez mon avis, je sais qu’il n’est pas bon que la philosophie s’étende à trop de gens. Les philosophes doivent être seuls. »(p. 790) Camus, dans sa « Lettre au directeur des Temps Modernes », reprochait à Jeanson de n’avoir pas lu L’Homme révolté ; ici « le critique de métier » a pour méthode « de ne jamais lire les livres dont il parle », comme « c’est l’usage dans cette belle profession », et n’a peut-être même jamais lu le bréviaire de la liberté dont il s’est fait le zélateur (p. 789)..
La guerre d’Algérie n’était pas « la guerre de Sartre » au sens où y prendre ardemment position aurait procédé pour lui d’une irrépressible exigence intérieure ; c’était en revanche vraiment celle de Camus, une tragédie qu’il avait anticipée – son engagement dans la question algérienne dura plus de vingt ans ; qu’il aurait voulu contribuer à empêcher (par le maintien constant d’un dialogue entre communautés et en plaidant pour la justice et l’égalité) ; qu’après son déclenchement il tenta d’élucider pour les métropolitains par ses articles dans L’Express ; pour laquelle, quand il était trop tard, quand l’indépendance devenait inévitable, il espérait encore une issue réconciliatrice désormais impossible : « “Il faut choisir son camp” crient les repus de la haine. Ah ! Je l’ai choisi ! J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie de la justice où Français et Arabes s’associent librementCamus, « Trêve pour les civils », Chroniques algériennes, dans Œuvres complètes, IV, éd. R. Gay-Crosier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 368.. »
La préface aux Damnés de la terre
Que Sartre ne soit pas lié à la guerre d’Algérie par l’intimité et l’épaisseur concrète d’un vécu au long cours, mais comme à une cause qui le requiert, à titre de figure de la gauche, durant une séquence temporelle déterminée, c’est précisément ce qui lui permet d’être tranchant à un moment où il faut l’être : la situation, enkystée, inextricablement envenimée de haine et de violence, ne permet plus les nuances, et, s’il est vrai que « le colonialisme est un systèmeTel est l’intitulé de l’intervention de Sartre au meeting pour la paix qui se tint le 27 janvier 1956 à la salle Wagram à Paris ; le texte fut publié dans Les Temps Modernes deux mois plus tard, puis repris dans Situations, V, op. cit., p.25-48. », ce système doit être cassé coûte que coûte. Sartre répond à l’urgence, flamberge au vent, à partir de principes et de schèmes théoriques qui lui ont déjà servi en d’autres occasions similaires (on retrouve ainsi dans les textes sur l’Algérie des éléments d’Orphée noir), étoffés d’informations rassemblées pour la circonstance. La préface aux Damnés de la terre est le climax de ce tranchantCette radicalité ne caractérise pas seulement les écrits polémiques de Sartre. Par exemple, dans Critique de la raison dialectique, où Sartre consacre de longs développements à la question algérienne, le ton est fort différent, non plus appel à la violence, mais constat et description phénoménologico-dialectique ; cependant, sur l’interprétation politique de la situation, Sartre ne varie pas : « Une seule issue : à la négation totale opposer la négation totale, à la violence une violence égale ; nier la dispersion et l’atomisation par une unité d’abord négative dont le contenu se déterminera par le combat : la nation algérienne. » (Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985, p. 812). La première cible de la logique-couperet qu’y mobilise Sartre, ce sont les « libéraux » (dont Camus au premier chef, dont le nom n’est pas cité, mais les références sont transparentes) ; c’est qu’à rebours de la logique du « de deux choses l’une » mobilisée par Sartre, ils entendent tenir compte des raisons des deux parties (« Les raisons de l’adversaire », c’est le titre d’un des articles de Camus, repris dans Chroniques algériennesCamus, Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 363 et sq.). Sartre traite ces « libéraux » comme s’ils portaient, dans le drame algérien, la plus lourde part de responsabilité, comme s’ils n’avaient jamais été, au mieux, que d’aimables rêveurs se berçant d’illusions, servant d’alibi au système inhumain et lui fournissant « l’exquise justification du pillage ». « Ils ont bonne mine, les non-violents : ni victimes, ni bourreaux ! Allons donc ! Si vous n’êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l’armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation ni remords, ont entrepris un “génocide”, vous êtes indubitablement des bourreauxSartre, « Préface » aux Damnés de la terre, art. cit., p. 211.. »
« Ni victimes ni bourreaux » : c’est le titre d’une série d’articles de Camus, datant de 1946-1948 et n’ayant trait ni au système colonial, ni à l’Algérie, mais à un ordre international en recomposition au lendemain de la guerre, à la description de la mondialisation du monde, aux débuts de la guerre froide, au refus de la légitimation idéologique du meurtre – de quelque bord que soit l’idéologie dont il s’agit (thème essentiel, un peu plus tard, dans L’Homme révolté). Dans ces articles, Camus ne prône pas la non-violence, mais, en un temps où foisonnent dans l’intelligentsia anathèmes, insultes, procès d’intention, il rejette ce qu’il appelle « la violence confortable » : celle à laquelle en appellent des intellectuels assurés pour leur compte de ne pas faire partie d’un peloton d’exécution ou de ne pas se trouver sur un champ de bataille. Ils furent rédigés en un temps où Sartre et Camus participaient tous deux au Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), mouvement politique se vouant à la recherche d’une troisième voie, indépendante des deux blocs, et c’est de cette recherche qu’ils témoignent. Sartre réinterprète ces textes à partir de son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, à sa manière désinvolte mais pas infondée : Camus, à propos de l’Algérie, persistera dans ses reproches à l’égard des interventions enflammées d’intellectuels qu’il juge irresponsables. En 1957, il écrit ainsi au poète franco-algérien Jean Sénac, qui fut son ami et protégé, mais dont la guerre commence à le séparer : « Laissez-moi vous dire […] que je continue de penser que celui qui écrit n’est jamais à la hauteur de ceux qui meurent. Il y a beaucoup de gens qui meurent aujourd’hui en Algérie, et des deux côtés. Vous qui écrivez, pensez-y bien […]. Tout ce qu’un écrivain doit veiller à faire, tant qu’il ne se bat pas, est de ne pas ajouter, en cédant aux facilités de langage, à ce poids de sangCamus, Réflexions sur le terrorisme, Paris, éditions Nicolas Philippe, 2002, p. 175-176.. »
Il y a de la désinvolture aussi, de la part de Sartre, par rapport à l’engagement au long cours de ce « libéral » que fut Camus, qui lutta dès les années 1930 pour une Algérie franco-musulmane à laquelle la victoire du Front populaire sembla donner une chance. Il s’agit notamment du projet de réforme dont Sartre parle avec sarcasme dans sa préface aux Damnés de la terre, le projet dit « Blum-Viollette » (1936), visant à accorder des droits politiques à une minorité d’autochtones. Ce projet, certes, semble minimaliste et dérisoire si on le déchiffre à la lumière des événements ultérieurs, comme le fait Sartre quinze ans plus tard dans sa préface : « Les libéraux restent hébétés : ils reconnaissent que nous n’étions pas assez polis avec les indigènes, qu’il eût été plus juste et plus prudent de leur accorder certains droits […]. Ils ne demandaient pas mieux que de les admettre par fournées et sans parrain dans ce club si fermé, notre espèceSartre, « Préface » aux Damnés de la terre, art. cit., p. 207.. » Mais que signifiait-il au moment où il fut conçu – et soutenu notamment par Camus ? Le début d’une série de réformes qui, en son temps, selon Charles-André Jullien – historien spécialiste de l’Afrique du Nord auprès de qui Sartre puise une bonne part des informations étayant « Le colonialisme est un système » – « répondait à un vœu que ne cessaient de formuler les “évolués” [l’élite « indigène »] depuis un quart de siècle » et suscitait « l’adhésion enthousiaste de la majorité des AlgériensCharles-André Jullien, « Introduction » dans Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Paris, Christian Bourgois, 2012 [1961], p. 211. ». Le projet Blum-Viollette fut enterré du fait de l’hostilité des Français d’Algérie, et aussi de l’inertie du cabinet de Léon Blum, qui lui était favorable mais qui, pris par l’urgence des réformes à mener en Métropole, ne considérait pas les questions algériennes comme prioritaires.
S’il n’était décidément plus l’heure, en 1961, de faire le décompte des hypothétiques occasions manquées, les acerbes leçons d’intransigeance de Sartre se justifiaient-elles pour autant ? Comment ne pas entendre Camus quand, en 1955, il écrit dans L’Express : « Qui, en effet, depuis trente ans, a naufragé tous les projets de réforme, sinon un Parlement élu par les Français ? Qui fermait ses oreilles aux cris de la misère arabe, qui a permis que la répression de 1945 se passe dans l’indifférence, sinon la presse française dans son immense majorité ? […] Le niveau de vie des Français, si insuffisant qu’il fût, n’aurait-il pas été moindre sans la misère de millions d’Arabes ? La France entière s’est engraissée de cette faim, voilà la véritéCamus, « La bonne conscience », dans Chroniques algériennes, Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 360.. » ? S’en prendre en priorité aux « libéraux », c’est masquer combien le mal s’enracinait dans la gauche métropolitaine elle-même et combien fut écrasante sa responsabilité dans le pourrissement de la situation. Elle pécha par insouciance, l’insouciance qui, comme s’agissant du projet Blum-Viollette, lui fit méconnaître qu’introduire des changements en Algérie était nécessaire et urgent ; mais aussi, plus profondément, par conviction : si les libéraux, dont Camus, n’arrivaient à penser que dans le cadre de la colonie, c’est parce que l’ « assimilation », l’ « intégration » furent des idéaux de gauche, portés par l’esprit des Lumières. Pierre Nora, réfléchissant à un demi-siècle de distance sur son engagement pour l’Indépendance, note : « Comment celle-ci [la gauche] aurait-elle pu se déterminer à l’indépendance de l’Algérie quand toute son histoire se confondait avec son effort pour l’assimiler ? On se gausse aujourd’hui de la fameuse formule de François Mitterrand, en 1954 […] : “L’Algérie, c’est la France”. Devant l’insurrection, elle n’était pas emblématique de la répression, mais d’une pensée libératrice. Non seulement les partis de gauche se sont convertis tardivement à l’anticolonialisme, mais c’est au nom des Lumières, au nom de l’idéal révolutionnaire et jacobin que s’est opérée l’assimilation de l’Algérie à la FrancePierre Nora, « Cinquante ans après », préface pour la réédition de Les Français d’Algérie, op. cit., p. 31.. » Et Camus, parlant de ses années de militantisme en Algérie : « Étrange époque où les grands principes jacobins régnaient en seigneurs absolus sur les colonies […]Camus, « Défense de L’Homme révolté », Œuvres complètes, III, op. cit., p. 367.. » Il n’était dès lors pas facile, dans les années 1930, si progressiste que l’on fût, d’envisager autre chose que réformer le système de l’intérieur, vers plus d’égalité et de justice, et l’exigence rétrospective de Sartre par rapport aux « libéraux » est exorbitante : ils auraient dû non seulement arriver à secouer décisivement l’apathie de la gauche française – et s’ils y échouèrent ce ne fut pas faute d’avoir essayéVoir la lettre de Maurice Viollette du 2 juin 1936 citée par Charles-André Jullien : « Voulez-vous dire au président que je suis angoissé par son inaction pour les réformes algériennes […]. Chez tous [les élus algériens] la même appréhension de demain, la crainte de la catastrophe […]. Les délégués qui se présentent au Secrétariat d’État à l’intérieur s’entendent dire “qu’il faut attendre”. Attendre quoi ? C’est à se jeter par la fenêtre. Attendre, toujours attendre, que les choses s’arrangent toutes seules, que le miracle s’accomplisse. Mais, bon Dieu, nous allons à la catastrophe. » (art. cit., p. 48) –, lutter solitairement, en Algérie, contre des « ultras » que l’indifférence ou le dédain de cette même gauche avaient contribué à agglomérer et à durcir, mais aussi devancer, dans la population autochtone, un sentiment national qui ne se forgea que peu à peu et par la guerre elle-mêmeVoir la « Lettre de Jacques Derrida » publiée en annexe de la réédition de Les Français d’Algérie, op. cit., p. 278 et sq. Derrida l’adressa à Pierre Nora en avril 1961, après lecture de son livre. C’est de lui le seul texte publié (et à titre posthume) sur la question algérienne. « Alors oui, si les libéraux d’Algérie avaient pu concevoir et faire avant 1954 ce que ni le gouvernement français, ni la majorité des nationalistes algériens (qui ne furent pendant longtemps qu’une minorité des Algériens) n’avaient pu ni concevoir ni faire, ce qu’une minorité des nationalistes avait pu espérer sans réussir, alors oui, nous n’en serions pas là… » (p. 281) Voir aussi Charles-André Jullien, art. cit., p. 60-61..
Moi-pour-moi, moi-pour-les-autres
Alors, Sartre jusqu’au cou dans le bain de l’époque, Camus dehors ? Il s’agit plutôt de deux réglages incompatibles du rapport du dedans et du dehors, tels que les deux hommes ne peuvent que se mécomprendre. Camus est si obstinément dedans, si étroitement identifié à la situation qu’il ne cesse, immergé en elle, de prendre du recul (ni…ni), d’équilibrer les plateaux de la balance, de se précautionner contre les trop rapides prises de parti et contre lui-même (« En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et graveCamus, L’Été, Œuvres complètes, III, Paris, op. cit., p.596. »), bref, de chercher une troisième voie, existentielle autant que politique. Aux yeux de Sartre, ce sont là prudences de fillette timorée qui refuse de plonger ; du point de vue de Camus, c’est la nécessité, pour un nageur emporté dans une eau tempétueuse, de sortir la tête pour respirer et pour se repérer dans les flots.
L’osmose que revendique Camus (l’Algérie-et-moi) rend l’action plus difficultueuse : les ancrages anciens, les entreprises passées, réussies ou vaines, l’entêtement des fidélités, les évolutions non synchrones des différents acteurs, une sensibilité douloureuse, tout cela, plutôt que d’ajuster l’engagement à ce que requiert la situation, peut conspirer à produire blocages ou taches aveugles, à rendre malaisé ou impossible d’épouser le cours des événements et de s’y adapter ; Camus, sans doute, était resté attaché à cette fin des années 1930, années d’avant son départ pour Paris, qui virent l’acmé de son militantisme en faveur de la cause musulmane – ce militantisme est au reste pour beaucoup dans son exil, puisqu’il part quelques mois après l’interdiction du Soir Républicain, feuille dont il était rédacteur en chef et qui semble trop subversive aux autorités coloniales. Bien plus tard, il continua à raisonner avec des données de cette époque et en invoquant, parmi les indépendantistes, des interlocuteurs qui ne menaient plus le jeu – l’Union démocratique du manifeste algérien de Ferhat Abbas (UDMA), le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques de Messali Hadj (MLTD), puis le Mouvement national algérien qui lui succède (MNA) : il évaluait mal les rapports de force. Se souvenant comment, en mai 1937, à Barcelone, les anarchistes avaient été liquidés par les forces républicaines, c’est à la lumière de la guerre d’Espagne qu’il déchiffrait l’emprise du FLN et la guerre fratricide que celui-ci mena contre le MNA. Sartre, en 1952, lors de sa brouille avec Camus, lui reprochait déjà ce genre de décalage : si Camus, disait-il, avait été pendant l’Occupation et à la Libération « l’admirable conjonction d’une personne, d’une action et d’une œuvre », sept ou huit ans plus tard, sa personnalité, « réelle et vivante tant que l’événement la nourrissait, devient un mirageSartre, « Réponse à Albert Camus », art. cit., p. 111, p. 121. » : désertée par l’Histoire, elle se transforme en coquille vide ânonnant solennellement des vérités périmées.
Dans le second tome de la Critique de la raison dialectique (rédigé en 1958, inachevé et publié à titre posthume), Sartre élabore la théorie de ces désajustements, inhérents selon lui à notre condition ontologique ; celle-ci est telle que, par la mort ou autrement, il y a « nécessité pour chaque individu (et pour chaque groupe) de disparaître au cours de sa propre action, de vider les lieux, le théâtre de ses fonctions avant d’avoir achevé son rôle (ou parfois bien après : de toute façon le décalage existe), ce qui signifie inversement pour chaque praxis la nécessité d’être désertée en cours de route par son homme et de continuer comme praxis inerte, ou de disparaître en laissant irrésolue la question pratique qu’elle voulait résoudre, ou d’être reprise et déviées par d’autresSartre, Critique de la raison dialectique, II, Paris, Gallimard, 1985, p. 323. ». Si Camus est à blâmer aux yeux de Sartre, c’est dans la mesure où, par son « moi », qu’il considère être mesure de la vérité, il tente, à rebours de cette inéluctable inadéquation, de posséder à jamais l’événement, de colmater et rattraper les fissures, cassures, déviations, inachèvements qui sont constitutifs de toute action historique ; et, plus la volonté d’adéquation est inflexible, plus les craquements sont manifestes.
Sartre, bien sûr, ne s’excepte nullement du lot commun : l’Histoire passe par les hommes, elle passe aussi sur eux et les dépossède de leurs entreprises. En 1967, dans le droit fil de la Critique de la raison dialectique, il parle avec Claude Lanzmann du personnage politique qu’il est devenu (notamment pendant la guerre d’Algérie) : « C’est ce que j’ai voulu, c’est ce que je n’ai pas voulu, c’est ce que je dois vouloir : tout cela revient au mêmeSartre, « On naît plusieurs Socrate, on meurt un seul. Entretien avec Claude Lanzmann », Les Temps Modernes, Notre Sartre, nos 632-633-634, juillet-octobre 2005, p. 671. ». L’engagement rétrécit les possibles de celui qui s’engage, c’est là pour Sartre la texture même d’une vie. Son public a pris sur lui un ensemble d’hypothèques qui ne correspondent pas toujours à ses choix premiers, mais qu’il est tenu d’assumer parce qu’elles sont son « moi-pour-les-autres », par rapport auquel le « moi-pour-moiIbid., p. 670. » – l’ego, dont, je l’ai dit, il comprenait déjà la vacuité dans les années 1930 – ne peut revendiquer aucun privilège. Il ajoute : « Croire à l’existence de moi-pour-moi, c’est vraiment le malheurSartre, « On naît plusieurs Socrate, on meurt un seul », art. cit., p. 670.. » Vraisemblablement, de son point de vue, tel fut le malheur de Camus.
Ce ne fut pas le sien. Il y échappe du fait des vertus déjà mentionnées de la « néantisation », que la prise en compte du « pratico-inerte » et du poids de l’Histoire par la Critique de la raison dialectique certes a limitées, mais sans les annuler totalement – ce refus du déterminisme, cet irrédentisme de la liberté (nommée désormais praxis) font l’hétérodoxie du « marxisme » de Sartre ; jusqu’à la mort qui vous transforme en « bloc de ciment », et si contraignants que soient la situation et les engagements pris, dit-il dans la même interview avec Lanzmann, reste une « petite marge de choixIbid., p. 671. ». Il y échappe surtout par la disposition subjective première où s’enracine cette ontologie de la liberté : par une sorte de légèreté, de facilité à abandonner celui qu’il fut. Pendant la drôle de guerre, Sartre s’interrogeait sur cette attitude fondamentale. Sa « théorie de la liberté », comprenait-il alors (celle de L’Être et le Néant, qui commence à prendre forme durant sa mobilisation en Alsace), n’est que la mise en philosophie d’une singulière absence de solidarité avec soi-même : « […] chaque instant de ma vie se détache de moi comme une feuille morteSartre, Carnets de la drôle de guerre, « Les Mots » et autres écrits autobiographiques, J.-F. Louette (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 233. ». De cette aptitude sienne à se défaire perpétuellement de soi, qu’il constatait et décrivait sans la prôner, il saisissait l’ambiguïté : ne serait-elle pas une manière retorse, pour la conscience, de se mettre hors de portée de toute critique, de gagner une assurance inexpugnable ? Comment pourrait-on reprocher ses erreurs à une conscience qui, se dépouillant perpétuellement d’elle-même, n’est plus celle qui les a commises ? Sartre se demandait, inquiet, si la « sincérité » et le « courage » ne consisteraient pas, plus que dans cet effeuillage systématique de soi, à revendiquer « une sorte de continuité avec soi-mêmeIbidem. ». Beauvoir s’interrogeait elle aussi à propos de cette posture existentielle : « Le Castor m’écrit justement que la véritable authenticité ne consiste pas à déborder sa vie de tous côtés […] ou à se libérer d’elle à chaque instant, mais à y plonger au contraire et à faire corps avec elle. Cela est plus facile à dire qu’à faire […]. Il faut être fait d’argile et je le suis de ventIbid., p. 582.. »
« Faire corps avec… » : c’est précisément cela dont Sartre crédite Camus dans le texte d’hommage qu’il écrivit juste après sa mort : Camus, dit-il, était son mode d’engagement dans le monde, « il était pour ainsi dire cette inébranlable affirmation [morale]. Pour peu qu’on lût ou qu’on réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il gardait dans son poing serréSartre, « Albert Camus », Situations, IV, op. cit., p. 127.. » On notera le « pour ainsi dire », qui, en 1960 encore, marque l’étonnement de Sartre par rapport à cette manière qu’avait Camus d’incarner ses convictions, de se mettre tout entier en elles, de les confondre avec l’histoire de son existence – Sartre, pour sa part, et quel que soit le poids de ses engagements, continue à être fait de vent plus que d’argile.
Que du malheur résulte de cette étroite identification, on le conçoit aisément : pour Camus, être critiqué dans ses idées, c’était être blessé dans sa personne et même dans sa chair. La pompe de ses formules, sa façon d’astiquer une statue marmoréenne de lui-même, que Sartre lui reprochait en 1952Par exemple : « En nous faisant l’honneur d’entrer dans ce numéro des Temps Modernes, vous y amenez avec vous un piédestal portatif. » Ou cette antiphrase : « Je ne vous reproche pas la pompe, qui vous est naturelle. »(Sartre, « Réponse à Albert Camus », art. cit, p. 92, p. 97), sont la cuirasse dont il tente de protéger sa vulnérabilité. À lire ses carnets ou des correspondances, on mesure l’impact des attaques qu’il a subies, l’abattement et les longues ruminations amères qui s’ensuivent. Après la querelle avec Sartre, ainsi, Camus erre dans les couloirs de la maison Gallimard, en quête d’appuis, et est le plus souvent accueilli avec embarras. Il évite les lieux publics de Saint-Germain-des-Prés, de Montparnasse, où il pourrait rencontrer Sartre ou ses lieutenants. Paulhan tente en vain de le rassurer en ramenant la tonitruante affaire à ce qu’il considère être sa juste mesure : « une tempête dans une tasse de tisane parisienneCf. Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, op. cit., p. 792. ». Plus tard, Camus sera atteint de même par l’incompréhension ou l’agressivité avec lesquelles sont reçues ses interprétations de la situation algérienne et les solutions qu’il entrevoit pour elle. Mais il conclut l’une de ces ruminations – une « Défense de L’Homme révolté » qu’il ne publiera pas – par ces mots : « Rien n’est inutileCamus, Œuvres complètes, III, op. cit., p. 377.. »
« Rien n’est inutile » : Les Mots, La Chute
Sartre, en 1952, dans sa féroce « réponse » à Camus, écrivait : « Si vous me trouvez cruel, n’ayez crainte : je parlerai de moi bientôt et sur le même tonSartre, « Réponse à Albert Camus », art. cit., p. 122.. » Il faisait allusion au projet autobiographique (et autocritique) auquel il commençait à penser alors, et qui, douze ans plus tard, après plusieurs réécritures, s’intitulerait Les Mots. Ce livre est-il cependant aussi implacable dans l’autocritique que ne l’est, dans ses critiques, la diatribe infligée à Camus ? Certes, Sartre, dans Les Mots, déchiquette à belles dents l’enfant qu’il dit avoir été, grandi entre les livres et bourgeoisement choyé, et c’est au spectacle d’une apostasie qu’il entend inviter le lecteur emporté par le scintillant carrousel de sa prose : reniement de son ancienne foi en la mission sacrée de l’écrivain et découverte de ses « vraies tâchesSartre, Les Mots, « Les Mots » et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 138. », qui sont d’ordre politique. Tout comme il faisait grief à Camus d’être resté sur la rive et, après son engagement résistant, d’avoir regardé de loin et avec désapprobation le cours de l’Histoire, il s’accuse d’avoir été trop longtemps enfermé dans une névrose littéraire qui l’aurait écarté des urgences du réel. Mais il n’attaquait pas seulement Camus sur des thèses ou des positions, il s’en prenait aussi, sans ménagement, au style de son rapport au monde – à sa manière de faire corps avec ses idées, c’est-à-dire à sa personne ou, dans le vocabulaire de L’Être et le Néant, à son « choix originel » –, et c’est pourquoi son texte est si blessantPar exemple : « Mais dites-moi, Camus, par quel mystère ne peut-on discuter vos œuvres sans ôter ses raisons de vivre à l’humanité ? Par quel miracle les objections que l’on vous fait se changent-elles sur l’heure en sacrilèges ? » (« Réponse à Albert Camus », art. cit, p. 93).
Bien sûr, il est difficile de se blesser soi-même. Mais le « ton » autocritique de Sartre laisse-t-il entrevoir en lui, du moins, quelque chose comme un décentrement, un bougé, un changement – ce changement qu’il reprochait à Camus de n’avoir pas accompli depuis 1945 ? Rien n’est moins sûr. Quand Sartre, dans son journal de guerre, s’interrogeait sur soi (Où est la sincérité, où le courage ? Qu’est-ce que l’authenticité ? Pourquoi l’abandon incessant de moi-même est-il ce à quoi je tiens le plus âprement ? Ne suis-je pas en train de tricher ?), on le sent désemparé, ou du moins en quête de réponses qu’il ne possède pas encore. Un quart de siècle plus tard, dans Les Mots, son « ton » confirme et consolide sa posture première (de perpétuel détachement de soi) plus qu’elle ne la déstabilise. Ce ton, c’est l’ironie, qui se trouve là élevée quasiment à la dignité de genre littéraire, une ironie étincelante, instrument d’une frénétique lucidité. Or l’ironie, qui consiste à ne pas dire ce qu’on dit, à dire ce qu’on ne dit pas, est l’exact reflet du mode d’être de la conscience théorisé par L’Être et le Néant : la conscience n’est pas ce qu’elle est, est ce qu’elle n’est pasVoir à ce sujet la « Notice » de J.-F. Louette, « Les Mots » et autres écrits autobiographiques, op. cit., notamment p. 1272, p. 1293.. Et par la perfection du jeu ironique, Sartre, en un sens, se découvre prisonnier à perpétuité de sa propension très ancienne à se répudier en permanence. Parmi les phrases conclusives des Mots figure celle-ci : « On ne guérit pas de soi » (entendons : de ce soi-non-soi qui constitue le soubassement de la psychè de Sartre et de sa « théorie de la liberté »). Gérard Lebrun commente : « On se guérit encore moins de sa philosophie quand on est un grand penseur. Ce livre en est la démonstration lumineuse (et probablement involontaire) – au sens où l’auteur, dont l’honnêteté intellectuelle frise le masochisme, retrouve la validité de ses concepts au moment même où sans doute il voudrait les relativiserGérard Lebrun, « Les Mots ou les préjugés de l’enfance », Les Temps Modernes, n° 700, 2018, p. 34. Ce texte, initialement, est paru au Brésil dans la revue Revisão (n° 2, 1965), dans une traduction portugaise. Le texte original en français ayant été perdu, cette traduction a été elle-même traduite en français par Diogo Sardinha.. »
L’interrogation sur soi, chez Sartre, aurait donc produit un chef-d’œuvre littéraire, mais, quoi qu’il en pense, pas de changement fondamental – pas de réorientation de ce qu’il nomme dans L’Être et le Néant « choix originel » : après Les Mots, son économie psychique n’a pas été bouleversée, il a continué à se préoccuper de questions politiques (comme il le faisait dans les années 1950, même si les contenus forcément varient au fil du temps) et de littérature (son obstination à écrire sur Flaubert après 1968 incommodait fortement ses jeunes interlocuteurs maos).
Il en va peut-être autrement pour Camus. « Rien n’est inutile » : de la rumination des attaques dont il fut l’objet, de l’écho durable en lui des voix hostiles, résulte un questionnement de soi qui semble déplacer réellement les piliers de sa pensée et de son écriture. C’est La Chute (1956) qu’il faut lire ici. Je faisais allusion dans mon article précédent à Jean-Baptiste Clamence, l’unique protagoniste de ce livre. Clamence, comme le fera Sartre-Poulou huit ans plus tard, et au moyen lui aussi d’une implacable ironie, conspue sa mauvaise foi, traque ses duplicités et impostures, en un long monologue adressé à un interlocuteur muet et fantomatique qui n’est probablement que dédoublement de sa conscience. Peu m’importe ici la source de l’inspiration de Camus, en l’occurrence Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski. Je m’attacherai à l’usage qu’il en fait, à l’« utilité » du procédé pour lui dans la difficile passe où il se trouve. Et, à ce sujet, plus que de DostoïevskiVoir à ce sujet Ernest Sturm, Conscience et impuissance chez Dostoïevski et Camus, Paris, Nizet, 1967., c’est de Lermontov qu’il faut se souvenir et de son titre, Un héros de notre temps, que Camus aurait volontiers repris pour le monologue de Clamence. En épigraphe de l’édition anglaise de La Chute, il citait Lermontov : « Un Héros de notre temps, messieurs, est bien un portrait, mais pas celui d’un individu : c’est l’ensemble des vices communs à notre génération, dans son expression la plus complèteCf. Ernest Sturm, ibid., p. 39.. »
Clamence, homme à plusieurs visages, réunit des traits de son créateur, de Sartre, de Jeanson (et sans doute d’autres encore). De Jeanson, par exemple, la Résistance frustrée, le passage par un camp de concentration de l’Espagne franquiste, puis par l’Afrique du Nord ; de Sartre, entre autres choses, la foi en la liberté – dont Clamence se dit à présent revenu (« Autrefois, je n’avais que la liberté à la bouche. Je l’étendais au petit déjeuner sur mes tartines, […] je portais dans le monde une haleine délicieusement rafraîchie à la libertéCamus, La Chute, Œuvres complètes, III, op. cit., p. 707. »). Quant à Camus, on le retrouve dans la profession parisienne de Clamence – celle qu’il abandonna pour l’exil amstellodamois : il fut « avocat généreux » choisissant avec soin ses « bons meurtriers » (Meursault ?), de façon à pouvoir, en les sauvant, se placer au-dessus de tous, accusés et juges (« Ma profession […] me plaçait au-dessus du juge que je jugeais à mon tour, au-dessus de l’accusé que je forçais à la reconnaissanceIbid., p. 704. ») ; la prétention à une haute moralité ; et pourtant des manières de séducteur peu précautionneux ; la thématique centrale d’un suicide féminin (qui fait écho à l’état dépressif de Francine Camus).
Comment Camus utilise-t-il les facettes de son Clamence ? S’agit-il de se défausser de ses propres travers en les diluant dans le siècle ? De relativiser les condamnations dont il fut l’objet en laissant entendre que ses frères de géhenne ne sont pas meilleurs que lui ? Son geste me semble plutôt attester qu’il a compris la vanité d’une posture dont il a sans doute abusé : le seul-contre-tous. C’est Meursault et son intransigeance à ne pas jouer le jeu, qui le place en dehors de l’humanité commune, oblitère le meurtre qu’il a commis et mue ses juges en conformistes haineux et bornés ; c’est le docteur Rieux faisant son « métier d’homme » avec un engagement si entier et si dépourvu d’emphase qu’il s’en trouve placé au-dessus des saints ; c’est le Camus de L’Homme révolté, assuré de détenir, seul parmi ses semblables (les intellectuels de gauche), la vérité sur les exactions du régime stalinien. Clamence, au bord des canaux croupis d’Amsterdam, à la chaude lumière du genièvre, décortique sa posture de « juge-pénitent » qui ne s’accuse jamais que pour juger les autres plus impitoyablement ; et, mettant la justice au placard, littéralement – il est receleur de l’un des panneaux de L’Agneau mystique, intitulé Les juges intègres, qui, dérobé à Gand en 1934, est remisé dans l’armoire de sa chambre d’Amsterdam –, il abandonne en même temps la prétention à être le Juste. Camus a toujours détesté les juges, détestation née dans sa jeunesse de chroniqueur judiciaire pour Alger républicain, quand il ferraillait contre l’inique justice coloniale (on le découvre dans ces chroniques : le juge d’instruction qui brandit un crucifix à la face de Meursault a réellement existé). Mais désormais il ne s’excepte plus, il se compte lui-même parmi les juges abusifs.
On se souvient de la célèbre fin des Mots : « Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe quiSartre, Les Mots, op. cit., p. 139.. » Sept ans avant la parution du livre de Sartre, un an après avoir chuté (à ses propres yeux) de son piédestal de conscience jugeante, en 1957, Camus, dans le discours qu’il prononça à Stockholm pour la réception du prix Nobel, ne dit pas autre chose : il faut remettre « l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autre titre que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte » ; et ceci encore : « L’art […] oblige […] l’artiste à ne pas s’isoler. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tousCamus, « Discours de Suède », Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 240-242. Voir, sur cette évolution de Camus, René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », Critiques dans un souterrain, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 137-175.. » À cette inflexion neuve de sa manière d’être-au-monde, Camus ajoute celle de son écriture – pour autant que sa vie tronquée nous la laisse entrevoir. Le Premier Homme, roman inachevé et publié à titre posthume (le manuscrit en fut retrouvé dans la voiture de l’accident mortel), abandonne non seulement le lyrisme extatique de Noces, non seulement l’écriture ténue de L’Étranger, cette écriture presque mutique qui nous emmenait aux lisières incertaines d’une terne existence, de la tragédie et de la métaphysique, mais encore l’éloquence trop noble et trop sentencieuse, aux périodes cadencées et symétriques, celle que Sartre disait pompeuse et que Clamence, plus férocement encore, parlant de son passé d’ « avocat généreux », décrit ainsi : « J’avais le cœur sur les manchesCamus, La Chute, Œuvres complètes, III, op. cit., p.704.. » Pour dire l’intrication d’un passé et d’un présent sanglants, de destins humains liés et disjoints, de la présence sensible écrasante d’un pays, l’écriture du Premier Homme trouve des accents faulknériens. C’est probablement ce devenir de l’homme que Sartre pressentait quand il écrivait, à la mort de son ex-ami : « […] Camus devait vivre : cet homme en marche nous mettait en question, était lui-même une question qui cherchait sa réponse ; il vivait au milieu d’une longue vie. […] Rarement, les caractères d’une œuvre et les conditions du moment historique ont exigé si clairement qu’un écrivain viveSartre, « Albert Camus », art. cit., p. 128. Sartre disait également de La Chute que c’était « le plus beau peut-être [des livres de Camus] et le moins compris » (ibid., p. 127). Jeanson lui aussi apprécia ce livre, qu’il lut après la mort de son auteur, et qui lui fit regretter de ne pas l’avoir connu. Voir notamment Francis Jeanson, Christiane Philip, Entre-deux, op. cit., p. 238 et sq.. »
En 1957, après La Chute donc, témoignant au procès Ben Sadok, pour convaincre les jurés que l’acte du jeune nationaliste algérien relevait non d’une mission terroriste confiée par le FLN, mais de l’assassinat politique commis par un loup solitaire, Sartre se référait à Camus, il invoquait positivement Les Justes et la façon dont y est pensé l’assassinat du Tsar par KaliayevVoir J. Bourgault et G. Cormann, « “Je ne connais pas Ben Sadok”. Quelques remarques sur le témoignage de Sartre au procès Ben Sadok », Genesis, n° 39, 2014 ; en ligne dans Open Editions Journals.. Cela ne l’empêchera pas, quatre ans plus tard, dans la préface aux Damnés de la terre, d’en appeler à la violence et de s’en prendre à nouveau à Camus ; toujours cette légèreté de qui ne croit pas au « moi-pour-moi » : Sartre était enclin à réviser ses jugements « selon les événements et [s]on humeurSartre, « Albert Camus », art. cit., p. 128. » ou, pour le dire autrement, avait une longue pratique dialectique du « oui et non ». Mais une dialectique sans Aufhebung : le non ne produit pas de dépassement du oui, qui ressurgira tôt ou tard.
« Ces yeux futurs dont le regard nous hante… »
Qui peut juger ce kaléidoscope d’intelligences multiples que condense Clamence, empêtrées dans leur époque cruelle, diversement orientées et semblablement péremptoires dans leurs prises de parti divergentes ? Qui, sinon le futur ? Sartre écrivait en 1952 : « Ces hommes masqués qui nous succéderont et qui auront sur tout des lumières que nous ne pouvons même entrevoir, nous sentons qu’ils nous jugent ; pour ces yeux futurs dont le regard nous hante, notre époque sera objet. Et objet coupable […]. Ce que nous voyons ne sera plus ; on rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautesSartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, « NrF », 1985, p. 661.. » J’évoquerai, pour conclure, la façon dont quelques-uns, pris d’une manière ou d’une autre par la tourmente algérienne, affrontèrent ces « yeux futurs » et négocièrent avec la hantise du jugement à venir.
Francis Jeanson, auteur de l’article qui causa la brouille de Sartre et Camus, fut un soutien sans faille du FLN – ou du moins de ses actions en Algérie. Jeanson n’hésita pas à prendre parti pour le FLN dans les rivalités qui l’opposèrent au MNA de Messali Hadj, indépendantiste de la première heure ; il accrédita, sans distance critique aucune, l’interprétation du FLN, au nom de laquelle celui-ci mena une sanglante politique d’élimination : le MNA serait un mouvement contrôlé et manipulé par la police françaiseLe FLN interviewé par France Observateur au sujet d’une possible alliance avec le MNA : « Vous ignorez la réalité en Algérie. Le MNA groupe le trio : Lambert, Messali, Merbah, des profiteurs (toutes les révolutions ont connu de ces sinistres individus), des mouchards et des traîtres. Vous ne pensez tout de même pas que nous allons accepter l’alliance de ces gens-là. » (cité par Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors la loi, Paris, Paris, Le Seuil, p. 318 et sq.) Selon une technique éprouvée, les Jeanson accusent les militants du MNA, discrédit supplémentaire, d’appartenir aux « milieux trotskystes ». Pour une critique argumentée de l’attitude de Jeanson à ce sujet, voir la lettre ouverte qu’en 1956 Yves Dechezelles adressa au couple à propos de leur livre, reprise dans Lou Marin, Albert Camus et les libertaires, Marseille, Égrégore, 2008, p. 311 et sq. ; Jeanson se vit également un temps en acteur privilégié de la construction de la nouvelle Algérie après son indépendance. Bref, il était « dedans », dans le bain jusqu’au cou. Sinon précisément qu’il n’y était pas, qu’il pensait et agissait, lui, depuis la France. En 1958, Omar Boudaoud, président de la fédération française du FLN, l’informe qu’un « second front » va être créé en France même, pour créer un climat d’insécurité qu’il pense propice à l’éveil des consciences. Jeanson, se voyant tout à coup « dedans » d’une autre manière, est « horrifié » et « menace de dissoudre son organisation [le réseau Jeanson] si le FLN importe le terrorisme en FranceMarie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson…, op. cit., p. 152 et sq. ». Il a finalement gain de cause. Il sait pourtant que les Français d’Algérie ne sont pas seuls coupables et la responsabilité de la Métropole dans la situation lui apparaît avec évidence. Pourquoi alors s’effarouche-t-il, sinon parce que le sang versé ailleurs lui importe moins, ou parce qu’il lui importe de sauvegarder, pour le jour d’après, la possibilité d’une amitié franco-algérienne où il jouerait un rôle cléC’est l’objet de son dernier livre sur l’Algérie, La Révolution algérienne. Problèmes et perspectives, op. cit. ?
Claude Lanzmann, un de ses compagnons de lutte, semble avoir cru, lui, à l’unité du front indépendantiste. Était-il plus idéaliste ? En tout cas, rétrospectivement, il dit des nationalistes algériens d’ici et de là-bas : « Nous les regardions comme notre pureté ». Après un séjour en immersion auprès de « l’armée des frontières », quand il comprit que ce que le FLN présentait comme un front unifié en vérité « masquait des luttes intestines et des déchirements impitoyables », il n’écrivit pas le reportage qui était censé résulter de son voyage. Son attitude est inverse de celle de Jeanson : « Je me suis dit, finalement, que je n’avais pas le droit de prendre parti dans cette guerre civile […] la révélation de leurs violentes dissensions et de la haine que ces “frères” se portaient m’a brutalement imposé le silence. J’ai donc gardé tout cela pour moiClaude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, op. cit., p. 500-501.. »
C’est en 1958 que la guerre éloignera de Camus une autre personnalité significative pour la question qui nous occupe : le poète Jean Sénac. En 1956, contrairement à Sartre et Jeanson, celui-ci n’appartient pas à la constellation des ennemis triturés par le monologue de Clamence. Il me semble néanmoins avoir toute sa place dans cette rapide évocation de destins croisés. Ce jeune poète franco-algérien était comme prédestiné à devenir proche de Camus : comme lui d’extraction très modeste, comme lui ayant une mère d’origine espagnole et qui faisait des ménages, comme lui grandi sans père, comme lui malade des poumons – Camus l’appelait hijo et l’avait introduit sur la scène littéraire parisienne. Sénac s’engagea impétueusement pour l’Indépendance, depuis Paris pendant la guerre, avec des étudiants algériens« La réaction d’Albert Memmi, effrayé de voir Sénac faire “le fellagha à Paris” et craignant de le voir “arrêté un de ces jours”, rejoint l’inquiétude grandissante d’un Camus qui ne sait plus comment protéger celui qu’il nomme désormais “mi hijo”. » (Guy Dugas, « Une conscience trop lourde d’aspirations », dans Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore. 1942-1973. Carnets, notes et réflexions, Paris, Le Seuil, 2023, p. 24, n. 1) ; puis, de retour en Algérie en 1962, il se mit à la disposition du gouvernement de la république socialiste naissante, où, pendant de brèves années, il occupa diverses fonctions culturelles et devint une sorte de poète officiel, signant parfois ses productions « Yahia el-Ouahrani », Jean l’Oranais. Fin octobre 1962, il note dans son journal :
ALGER
Joie
Enthousiasme
Confiance
Travail
Beauté
Et
Fraternité
La réalité est plus belle (malgré toutes les difficultés) que mes rêves de l’exilJean Sénac, ibid., p. 640..
Et exactement dix ans après, alors qu’il échoue à obtenir la nationalité algérienne : « Une fois de plus, la rengaine de rancœur et d’abjection, le froid vomi : “[…] tu n’es pas arabe.” Je l’ai tant de fois entendue, puante d’alcool et de schismes mal digérés. Déjà à Lutèce, Almek Daddah : “Tu ne t’appelleras jamais Moumed !” […] Et même cet écrivain de talent qui “passa sa vie à traire une étoile” : “Qu’est-ce que tu fous ici ? Ce n’est pas ton pays !” Les ai-je entendues, ces litanies atroces de la différence et du crématoire, durer, avancer, croître sur le terrain vague des glairesIbid., p. 786. Almek Daddah est un anagramme pour Malek Haddad, et l’écrivain qui « trait les étoiles » est Kateb Yacine.. »
L’amour à sens unique de Jean Sénac pour l’Algérie lui vaut un destin christique : après la prise de pouvoir de Boumediene, en 1965, il est peu à peu privé de ses tribunes, de ses fonctions, de ses moyens d’existence. Refusant de quitter sa patrie pour la France, il en est réduit, à Alger, à habiter un sous-sol auquel il accède en se frayant un chemin entre rats et poubelles. « Maudit trahi traqué / Je suis l’ordure de ce peuple / Le pédé l’étranger le pauvre le / Ferment de discorde et de subversion / Chassé de tout lieu toute page / Où se trouve votre belle nationJean Sénac, « Citoyens de laideur », Pour une terre possible, Paris, Points, 2013, p. 279.. » Il est assassiné dans cette cave, le 30 août 1973, comme Pasolini le sera deux ans plus tard. Meurtre politique ? Affaire de mœurs liée à une vie sexuelle houleuse ? La lumière ne fut jamais faite. Quelques jours avant la mort de Camus, dont l’avait éloigné son propre engagement sans réserve aux côtés du FLN, il s’adressait à lui dans son journal, par-delà l’absence et le silence : « Camus, c’est peut-être du masochisme, mais chaque fois que je dirai un mot contre vous, c’est un coup de couteau que je me donneraiJean Sénac, Un cri que le soleil dévore, op. cit., p. 517.. »
Et Sartre ? Et Camus ? Que devinrent ces deux visages principaux de Clamence ? Sartre, en février 1962, après le cessez-le-feu, rédige un éditorial intitulé « Les somnambules », qui sera publié dans Les Temps Modernes d’avril. C’est une méditation angoissée, qui revient sur les impuissances de la gauche pendant les sept années de guerre, sur l’apathie des masses en métropole, sur le sang versé par les Algériens, sur ce qu’il considère être la montée du fascisme en France (en janvier, son appartement est pour la deuxième fois plastiqué par l’OAS), sur la fragilité d’une trêve que pourrait rompre la moindre provocation – l’armée française continuant à encadrer la population européenne d’Algérie –, sur l’empressement des Français à s’en laver les mains. « Hier soir les gens s’attroupaient autour des marchands de journaux. Le froid les dispersait vite, ils avaient le temps de jeter un coup d’œil à la manchette, ça leur suffisait. Un type disait à voix haute : “Avec l’Algérie, c’est fini” […] Du soulagement, rien de plus : voilà ce qui frappait, hier, dans les rues de Paris. […] En 1945, les Parisiens criaient de joie parce qu’on les délivrait de leur souffrance ; aujourd’hui ils ont ce soulagement taciturne parce qu’on les délivre de leurs crimesSartre, « Les somnambules », Les Temps Modernes, n° 191, p. 1397-1398.. » Mais, à l’Indépendance, quelques mois plus tard, « c’est fini » pour lui aussi : il considère avoir fait ce qu’il devait faire et, à son accoutumée, il tourne la page. L’année qui suit est consacrée à des voyages en URSS – dont les motifs sont plus sentimentaux que politiques, Sartre s’étant lié à sa guide et interprète Lena Zonina – et à l’achèvement de son projet autobiographique, commencé dix ans plus tôt. Quand Les Mots (dont Lena Zonina est la dédicataire) valut à Sartre le prix Nobel de littérature, il fit savoir, en refusant cette distinction, qu’il aurait sans doute accepté, en revanche, un prix qui serait venu couronner son action pour la libération de l’Algérie.
Et Camus ? Camus… Loin de moi la volonté de vouloir à mon tour, du haut de je ne sais quel tribunal des siècles, trancher dans cet écheveau inextricable d’existences pensantes, de passions, de fidélités, de reniements, d’affects blessés, que structurent et recomposent les remous de l’Histoire. « Nous sommes tous dans le risque et à la peine, à la recherche de nos véritésCamus, « Révolte et servitude », Œuvres complètes, III, op. cit., p. 429. », écrivait Camus à Sartre en 1952. Et tous, à mon sens, produisent des éclats de vérité, que les « yeux futurs » réévalueront et réagenceront selon l’époque qu’il leur est donné de vivre. La pensée décoloniale, je l’ai dit, paraît pour l’heure faire pencher la balance du côté de Sartre – Camus, corrélativement, apparaissant irréductiblement attaché au système colonial. Cette vision, quoique très simplifiée – j’espère l’avoir montré en partie – n’est pas entièrement fausse. Je voudrais seulement, dans ces procès sans cesse réitérés, pour l’un, contre l’autre, et vice-versa, et dans le temps que nous vivons – le temps court, l’année écoulée – prendre une position de témoin plus que d’accusateur ou de juge : témoin des effets d’une lecture dans ce moment historique précis.
Lire pour la première fois les Chroniques algériennes peu après le 7 octobre 2023 et ce qui s’est ensuivi de déchaînement meurtrier (je l’avoue, ce fut mon cas), cela les fait résonner autrement. Nous aspirions et aspirons tous, faute de mieux, du moins à une trêve pour les civils ; nous avons vu Schlomo Sand – qu’on ne peut soupçonner d’être réactionnaire –, après avoir milité toute sa vie pour la solution à deux États, se demander si un État binational (« deux peuples pour un État »), en d’autres termes un partage de la souveraineté et non de la terre, ne constituerait pas au Proche-Orient une possibilité de paix moins lointaine. Dans ces circonstances où nous nous trouvons, l’ « Appel pour une trêve civile en Algérie » prononcé par Camus à Alger en 1956 sous la menace des « ultras », ainsi que son esquisse d’une solution fédérale pour l’Algérie – il invoque à l’appui de cette éventualité des raisons similaires à celles que mobilise Schlomo Sand, intrication des populations et des économies – n’apparaissent plus comme des songeries de moraliste déconnecté de la marche de son époque. Les propositions de Camus ont pour but non de proscrire toute violence (« La lutte des idées est possible, même les armes à la mainCamus, Chroniques algériennes, Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 298. »), mais d’essayer d’éviter que la violence, devenant sa propre fin, interdise tout dialogue politique et donc tout futur : « Nous [Français et autochtones] sommes trop ligotés par l’ampleur du drame et la complexité des passions qui s’y déchaînent pour espérer obtenir dès maintenant l’arrêt des hostilités. Mais nous pouvons agir au moins sur ce que la lutte a d’odieux et proposer, sans rien changer à la situation présente, de renoncer seulement à ce qui la rend inexpiable, c’est-à-dire le meurtre des innocents […]. En provoquant, sur un point donné, ce faible dégel, nous pourrions espérer un jour défaire, dans son entier, le bloc durci des haines et des folles exigences où nous sommes tous immobilisés […]. Ce qui arrivera [sinon], c’est la destruction de tout espoir et un malheur dont nous n’avons encore qu’une faible idéeCamus, « Appel pour une trêve civile en Algérie », Chroniques algériennes, op. cit., p. 376-377.. » À ces mots, et à beaucoup d’autres du même genre dans les Chroniques algériennes, me semble faire écho, qu’il le veuille ou non, la chronique de Frédéric Neyrat dans ce même numéro : « Que signifie non dans “non”-violence ? ». L’auteur soutient lui aussi que la « “non”-violence » est un « appel », s’affirmant, pour la réguler, du sein même de la violence ; un appel au suspens d’actes tels que : « affamer ; rendre misérable ; tuer des enfants ; s’en prendre aux civils lors d’une guerre ; faire la guerre de telle sorte qu’aucun objectif politique ne puisse indiquer clairement comment la guerre peut finir », appel qui seul préserve la possibilité d’une « futurité ».
Après avoir évoqué la querelle de L’Homme révolté et la grande brouille des deux hommes autour de la question communiste, puis les nœuds inextricables des consciences, des choix et des destins qui constituèrent le « moment algérien » de cette querelle, il me faut peut-être faire un pas en arrière, revenir au début. Revenir à L’Étranger, ce petit livre de 1942 qui suscite maintes interprétations divergentes. Sartre fut le premier à lui donner un retentissement en France, par un long article très et sans doute trop philosophique, qui, déchiffrant le roman à partir du Mythe de Sisyphe, l’inscrit durablement sous le signe de « l’absurde » (terme fort peu présent dans L’Étranger) et d’une métaphysique de l’existence. Dans cette lecture sartrienne de 1943, on ne trouve pas la moindre trace de ce qui fera plus tard la substance de son différend avec Camus : pas l’ombre d’un soupçon, ainsi, quant à la dimension possiblement coloniale de ce roman. Depuis, pourtant, on ne cesse d’interroger l’anonymat de la victime de Meursault et la façon dont Camus évoque les « Arabes » dans son œuvre. J’y viendrai dans le prochain numéro des Temps qui Restent, et, évoquant les interprétations « décoloniales » de L’Étranger – celles qui à nouveau font pencher la balance du côté de Sartre –, j’en arriverai, pour terminer cette série, à ce qui pour moi en a été le déclencheur : Oublier Camus, par Olivier Gloag.