L’impératif de la sobriété numérique

Après avoir longtemps été présenté comme « immatériel », le numérique déclenche désormais des appels à la « sobriété ». Quels sont les enjeux de cet impératif ? Que faut-il en penser ? Fabrice Flipo commence par revenir sur ce qu’est le numérique, et pourquoi il est une technologie dite « de rupture », au sens schumpétérien du terme, avec ses effets classiquement « pervasifs » notamment en matière écologique. Outre les enjeux quantitatifs, il éclaire le contexte législatif et le jeu d’acteurs, et pose la question de la gouvernance des modes de vie.

Introduction : questions de méthode

Cet article repose sur une enquête de longue haleine, démarrée en 2005 et jamais interrompue depuisFlipo, Fabrice, Boutet, Annabelle et Deltour, François, « Ecologie des infrastructures numériques », Evry, Groupe des Ecoles Télécom (GET), avril 2006.. Elle s’intéresse aux sciences, aux techniques et aux politiques qui expliquent tant la place actuelle que le numérique occupe dans nos modes de vie, que la trajectoire qu’il suit, dessinant un avenir peu enviable. Pour saisir ces objets, nous nous sommes appuyés principalement sur l’anthropologie de James Scott, et plus particulièrement les concepts de « texte public », qui désigne la structure par laquelle passe l’interaction communicationnelle entre dominants et dominésScott, James C., La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008, p. 16., et de « schème étatique », qui renvoie aux catégories générales à partir desquelles l’État construit son actionScott, James C., Seeing like a state. How certain schemes to improve the human condition have failed., New Haven and London, Yale University Press, 1998.. Ce travail sur le numérique constitue en quelque sorte l’un des terrains d’une recherche plus vaste sur les enjeux de l’écologie politique, sa critique de la modernité et son rapport à l’émancipationFlipo, Fabrice, Nature et politique – anthropologie de la globalisation et de la modernité, Paris, Amsterdam, 2014 ; Flipo, Fabrice, Réenchanter le monde – Politique et vérité, Paris, Le Croquant, 2017., dont les figures tutélaires seraient Marx, Sartre et Whitehead, pour situer rapidement la démarche ; s’inscrivant donc dans une tradition de « philosophie sociale »Fischbach, Franck, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009., attachée à la clarté du propos et à la définition précise des concepts employés, fuyant aussi bien le jargon que la rhétorique.

L’article commence par définir le numérique. Il la caractérise comme une technologie de rupture, au sens schumpétérien du terme. Il en situe les implications écologiques, évitant la métaphore de « l’impact », qui donne l’impression que l’enjeu écologique viendrait après le déploiement de ces techniques. L’être humain étant de la nature, dans la nature, suivant le mot de Serge MoscoviciMoscovici, Serge, Essai sur l’histoire humaine de la nature (1962), Paris, Flammarion, 1999., comme le montrent les sciences naturelles depuis Darwin, l’existence du numérique est d’emblée écologique, quand bien même ce fait serait invisibilisé, pour un temps. Les conséquences se sont donc inévitablement faites sentir. Nous montrerons comment divers acteurs se sont saisis du problème, et comment a émergé un cadrage étatique répartissant les enjeux en trois catégories distinctes, en partie caractérisées par des mots-clé en anglais : le « green IT » (implications écologiques du secteur), le « IT for green » (usage du numérique pour verdir les autres secteurs) et « sobriété ».

Qu’est-ce que le numérique ?

Qu’est-ce que le numérique, ou le digital ? Les deux termes sont synonymes et utilisés de manière alternative depuis longtempsCentre National des Ressources Linguistiques et Textuelles (CNRTL). https://www.cnrtl.fr/definition/digital : numérique, binaire et discret sont des synonymes. Victor Scardigli publie en 1983 La société digitale., « digit » renvoyant aux doigts de la main. Le doigt est levé ou baissé : cette différence nette en termes de signal est ce qui distingue l’analogique du numérique, d’après Norbert WienerWiener, Norbert, Cybernétique et société (1949), Paris, Deux Rives, 1949, p. 100, note 1.. Les techniques dites « numériques » reposent sur la production de signaux contrastés (« 0 » ou « 1 »), tandis que les « analogiques » jouent sur des variations continues (de 0 à 1). Qu’elles soient analogiques ou numériques toutefois les techniques évoquées ont également la caractéristique d’être motorisées, c’est-à-dire alimentées en énergie à la demande – à la différence du doigt ou du télégraphe de Chappe qui est actionné manuellement. Le numérique s’invente à partir de l’électromécanique, à l’instar des ordinateurs succédant aux machines à écrire électriques, ou l’impression numérique remplaçant les rotatives ou l’offset dans la production des journauxBreton, Philippe, Une histoire de l’informatique, Paris, Points, 1990.. Les machines numériques produisent, transmettent et utilisent de l’information. Elles reposent sur une architecture dite « de von Neumann » : un « processeur » qui exécute des instructions contenues dans un « programme » déposé dans une « mémoire », qui accueille ensuite les résultats ainsi produits, permettant une boucle de rétroaction aussi appelée « feed-back », caractéristique de la cybernétique. Le composant clé est le semi-conducteur à base de silicium.

Toujours d’après Wiener, le numérique permet principalement deux fonctions : l’information et la commandeWiener, Norbert, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine (1947), Paris, Seuil, 2014.. Au sens le plus général, l’information désigne la variation d’un état – un rouge qui passe au vert, par exemple. Au sens plus étroit, elle désigne la base technique des systèmes de communication humains, et l’interaction qui s’y produit – ce que Jean-Louis Vuillerme appelle « l’interaction spéculaire »Vuillerme, Jean-Louis, Le concept de système politique, Paris, PUF, 1989.. Par extension, le numérique au sens de l’information désigne les réseaux sociaux, les systèmes d’information dans les organisations, la presse numérique et tous les outils numériques qui sont le support d’espaces publics, qu’ils soient privés ou publics et de quelque taille que ce soit. Le numérique au sens de l’information est donc rapproché de la « révolution Gutenberg », c’est-à-dire de la presse à imprimer mécanique, qui permit notamment de multiplier les cartes du ciel et renforcer la thèse héliocentriqueKuhn, Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, 2008e édition, Paris, Flammarion, 1972 ; Eisenstein, Elizabeth, La révolution de l’imprimé : à l’aube de l’Europe moderne, Paris, Hachette, 2003., ou encore démocratiser la lecture de la Bible. Ultérieurement, la presse mécanique motorisée permet l’émergence de ce qu’Habermas a appelé « l’espace public bourgeois »Habermas, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962)., Paris, Payot, 1990., adossée à l’imprimerie industrielle et ses grands tirages – plusieurs millions d’exemplaires par jour pour un seul quotidien. Elizabeth Eisenstein en a retracé la genèseEisenstein, La révolution de l’imprimé : à l’aube de l’Europe moderne., inspirée par McLuhanMcLuhan, Marshall, La galaxie Gutenberg (1962), Paris, CNRS Editions, 2017. (lui-même l’ayant été par InnisInnis, H.A., Empire and Communications, Oxford, UK, Clarendon Press, 1950.).

La commande désigne quant à elle la transmission et l’exécution d’un ordre, au sens général. Au sens plus étroit, elle recouvre le domaine des techniques de transmission et d’exécution automatique des ordres, dont les algorithmes sont un exemple parmi d’autres : une succession d’instructions ayant pour finalité d’obtenir un résultat, que l’on peut obtenir aussi par le mécanique ou le pneumatique. L’exemple du régulateur de James Watt est souvent cité, il permit de limiter les à-coups de la machine à vapeur et d’étendre ainsi considérablement son potentiel d’usage. Plus généralement, la commande renvoie à la logistique, raison pour laquelle l’activité d’une large partie des géants du numérique consiste à coordonner plus ou moins automatiquement la trajectoire logistique de « paquets » qui sont identifiés de diverses manières, notamment par le système de code-barres (à partir des années 1970), puis du QR code. Pour Amazon ces paquets sont des colis, alors que pour Uber ce sont des taxis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Elon Musk évoque la perspective de “robots-taxis” : parce que le but final est de transformer l’automobile en service collectif dont le milliardaire serait le seul réel propriétaire.

Internet incarne ce caractère ambidextre du numérique, à la fois information et commande, puisque le geste théorique de son inventeur, Leonard Kleinrock, en 1961, a consisté à s’inspirer de la logistique pour proposer une nouvelle circulation de l’information: « par paquets »Kleinrock, Leonard, « Information flow in large communication nets. Proposal for a PhD Thesis », 31 mai 1961.. De là vient d’ailleurs que l’on parle encore de « paquets » pour évoquer les briques logicielles sous Linux, système d’information qui fut étroitement imbriqué dès le départ avec Internet.

Une technique « de rupture »

Le numérique est une technique « de rupture » et « générique », de là son caractère « pervasif »Boullier, Dominique, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, 2016, p. 48.. Qu’est-ce à dire ? Dans un esprit schumpétérien (du nom de l’économiste Joseph SchumpeterSchumpeter, Joseph A., Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture (1935), Paris, Dalloz, 1999 ; Aghion, Philippe, Antonin, Céline et Bunel, Simon, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020.), cela signifie qu’il s’agit d’une technique ayant des usages possibles extrêmement étendus, et dont l’adoption enclenche des changements importants dans de nombreux domaines ou secteurs, tant sur le plan organisationnel (industries et organisations) que des modes de vie, bien au-delà de son secteur propre – à la différence, par exemple, d’une technique telle que la bicyclette qui crée un secteur mais n’est pas massivement utilisée dans les autres, et ne change pas leur configuration. Les techniques numériques d’information et de commande ont le potentiel de changer tous les systèmes d’information et de commande non-numériques ou presque. Or elles sont la base tant des espaces publics, dans leur très grande diversité, que de l’industrie, entendue au sens de Jean-Baptiste Say comme reposant sur un usage toujours croissant « d’agents naturels » mis au service de la production de choses utiles à l’être humainSay, Jean-Baptiste, Traité d’économie politique. Ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses (1876), Paris, Guillaumin, [s. d.].. Pour Marx également, la machinerie et tout particulièrement l’automatisme sont la caractéristique centrale de l’industrieMarx, Karl, Le Capital (1867), Paris, PUF, 1993.. De là cette « numérisation » progressive de toutes les activités d’information et de commande, à laquelle nous assistons : horlogerie, transport, habillement, bâtiment, techniques de gouvernement, médecine etc. La numérisation ou informatisation va donc bien au-delà des seuls PC et smartphone familiers des consommateurs finaux. Montres, voitures ou services publics deviennent numériques.

Ce potentiel « générique » n’est pas resté inaperçu des investisseurs. L’expansion du numérique n’a pas lieu de manière spontanée : elle bénéficie du soutien continu d’énormes capitaux. L’exemple de Tesla est souvent cité : cette entreprise jouit d’une capitalisation en bourse supérieure à celle de tous les autres constructeurs automobiles réunishttps://www.lesechos.fr/industrie-services/automobile/tesla-passe-le-cap-des-1000-milliards-de-dollars-a-wall-street-1358283. La perception de l’équipementier Cisco est représentative : « virtuellement dans tous les secteurs du monde des affaires, il y a une demande accrue de logiciels nouveaux ou mis à jour qui améliorent la productivité du travail ou l’expérience du consommateur »« Across virtually every business sector, there is an increased demand for new or enhanced applications that increase workforce productivity or improve customer experiences » notre traduction. https://www.cisco.com/c/en/us/solutions/collateral/executive-perspectives/annual-internet-report/white-paper-c11-741490.html. Dans ce contexte, la demande de bande passante sur les réseaux croît rapidement : après la 2G, la 3G et la 4G, la 5G et demain la 6G ou la 7G. Les gouvernements soutiennent également ce processus, ainsi le plan France 2030 d’Emmanuel Macron (2022). Dans ce déploiement, la complémentarité entre information et commande est centrale, comme en témoigne cette observation de Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC, qui estime que la mondialisation repose principalement sur deux techniques : Internet et le conteneurLamy, Pascal, « La démondialisation est un concept réactionnaire », Le Monde, 30 juin 2011, <https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/06/30/pascal-lamy-la-demondialisation-est-un-concept-reactionnaire_1542904_3234.html>. Le cas de Zara est exemplaire, sous cet angle : la moindre variation de stocks de l’entreprise, consécutive à la moindre vente dans le moindre magasin, fut-il à l’autre bout de la Terre, est immédiatement connue de la maison-mère qui ajuste la production en fonction, dans les jours qui suiventCoe, Neil N., et Yeung, Henry Wai-Chung, Global Production Networks: Theorizing Economic Development in an Interconnected World, Oxford, Oxford University Press, 2015..

Le numérique recouvre donc le secteur numérique et ce qu’il permet dans les autres secteurs, c’est-à-dire la manière dont l’économie et les modes de vie se transforment sous l’effet de l’usage du numérique, y compris dans les pays en développement (agriculture, tourisme et transport). D’où la difficulté de mesurer sa contribution exacte à l’économie dans sa globalité. Les organismes les plus compétents sont contraints de procéder à ce qui ne sont que des estimations. D’après la CNUCED, l’économie digitale représente 5 à 15 % du PIB mondial, suivant les définitions ; et si on l’étend jusqu’à l’usage de moyens dématérialisés de paiement alors sa part est de 36 % du PIB mondial : 29000 milliards de dollarsCNUCED, « Digital economy report 2019. Value creation and capture : implications for developing countries. », 2019, p. 4-6.. Pour le cabinet Arthur D. Little, « l’économie numérique est portée par des tendances fortes », qu’il appelle, avec d’autres, les « lois du numérique » : doublement de la puissance tous les 24 mois (« loi de Moore »), doublement du débit moyen tous les 21 mois (« loi de Nielsen »), doublement de la capacité de stockage tous les 18 mois (« loi de Kryder »)Arthur D. Little et Fédération Française des Télécoms, « Etude “Economie des Télécoms” 2019. Rapport d’étude », décembre 2019.. En conséquence la consommation de données des Français, pour ne prendre que cet exemple, est toujours plus massive : d’après le même consultant, entre 2009 et 2020 l’iPhone développe 25 fois plus de puissance de calcul, 16 fois plus de stockage, 34 fois plus de débit mobile, 368 fois plus de données consommées chaque mois. Le cabinet anticipe, pour l’iPhone modèle 2030, 45 fois plus de puissance de calcul, 160 fois plus de stockage, 78 fois plus de débit et de données consommées. On comprend que la nouvelle loi sur l’audiovisuel s’inquiète d’augmenter les capacités de débitSénat, Rapport d’information de la Commission des Affaires culturelles et de l’éducation en conclusion des travaux de la mission d’information sur une nouvelle régulation de la communication audiovisuelle à l’ère numérique, 2018, n° 1292. : l’industrie du secteur en aura besoin pour vendre ses produits, qui consomment eux-mêmes toujours plus de ressources, avec des résolutions toujours plus élevées et donc des fichiers image toujours plus lourds en termes de quantité logicielle d’information. Les « cas d’usage » mis en avant par l’industrie sont multiples, et constituent autant de promesses de progrès et de sources de profit : industrie 4.0 (lunettes connectées, exosquelettes, machines autonomes, robots intelligents etc.), villes « intelligentes », médecine augmentée (chirurgie à distance, médecine prédictive, hospitalisation à domicile), communication augmentée (formation augmentée à distance, drones, 5G), agriculture 4.0 (tracteurs autonomes, « solutions prédictives ») ou encore protection de l’environnement (« maîtrise de la consommation des ressources », « systèmes intelligents de production de l’énergie », « drones de nettoyage des océans », prévention des incendies par des drones), pour ne citer que quelques exemples.

Quelles sont les implications écologiques ?

Sous l’angle matériel, « le numérique » se présente en premier lieu comme un secteur, produisant une infrastructure, et animant, par la consommation énergétique, une infostructure – production, transmission et stockage d’information au sens informatique du terme.

L’infrastructure est constituée principalement de terminaux, de réseaux et de centres de production d’information ou de calcul, dont les fameux datacenters, centres de données. Les terminaux sont variés: des ordinateurs aux tablettes en passant par les smartphones, côté particuliers, et diverses interfaces humain-machine du côté de l’industrie. Comme leur nom l’indique, c’est l’endroit d’où partent et où arrivent les informations et les commandes. Les réseaux sont moins variés, reposant principalement sur le cuivre et la fibre optique. L’existence ancienne d’un réseau cuivré explique d’ailleurs en partie la rapidité de l’expansion numérique, par la disponibilité qu’il offrait, sur le plan fonctionnel. Les centres de calcul sont de grandes machines de von Neumann, composées de l’agencement de milliers de petites. Les plus puissantes font mille milliards de milliards d’opérations par secondehttps://www.top500.org. Alimentés par ces quantités massives d’opérations, les réseaux voient transiter à leur tour des milliers de milliards de « bits »Un « bit » désigne une unité unique d’information. À ne pas confondre avec le byte, en anglais, qui correspond à l’octet, soit 8 unités d’information.. Cisco évalue l’évolution du trafic mondial à un triplement, entre 2017 et 2022, passant de 1,5 ZB en 2017 à 5 ZB en 20221 ZB = 1000 milliards de milliards de bytes ou octets. soit +26 %/anCisco, Cisco Annual Internet Report (2017-2022) White Paper. Le dernier rapport (Cisco Annual Report 2018-2023) ne décompte plus que les débits, pas la quantité totale d’information qui transite.. Les chiffres sont tellement énormes qu’ils épuisent les unités de compte du système international, qui ne prévoit que le « yotta » après le préfixe « zeta »https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_international_d%27unit%C3%A9s.

L’infostructure quant à elle se présente sous la forme des algorithmes, qui servent les buts les plus divers : recherches sur internet, agrégation de données de transport ou médicales, simples enregistrements ou encore simulations de changement climatique. Soulignons en passant que ce paysage explique en quoi l’iPhone a représenté un changement majeur, en 2007 : pas par sa connexion Internet (d’autres appareils en avaient une, à l’époque), ni son écran tactile, mais par sa banque d’applications (Apple Store), dérivée de l’iTunes, et ouvrant par là un accès à un nombre potentiellement illimité de services d’information et de commande.

Quelles sont les implications écologiques du numérique ?

Commençons par le secteur numérique en tant que tel. Les implications sont de trois ordres, ici, en suivant les repères proposés par la réglementation européenne que nous évoquerons plus loin : les matériaux utilisés, dont les toxiques, et l’énergie consommée.

— Les matériaux sont extrêmement divers puisqu’un smartphone récent contient de l’ordre de 78 éléments physiques distincts. Les plus notables en quantité sont des métaux courants tels que l’aluminium et l’acier, le plastique, et le verre. Les matériaux les plus importants en termes de rareté relative sont les fameuses « terres rares » (yttrium, europium, terbium etc.), le germanium, le cobalt ou encore le lithiumEuropean Commission, Report on critical raw materials and the circular economy, 2018.. Le numérique au sens large (y compris les réseaux) consomme 6 % du cuivre extrait à l’échelle mondiale, 35 % de l’étain, 90 % du gallium, 60 % du tantale, 35 % du cobalt, pour ne donner que ces éléments-làSource : EcoInfo, qui cite Philippe Bihouix. https://ecoinfo.cnrs.fr/wp-content/uploads/2015/01/cours_nantes_oct_2015.pdf. L’activité alimente en partie des conflits et des guerres. En sortie de cycle, en France, moins de la moitié des déchets est collectée, dont 80 % part en recyclage matière et 2 % en réutilisationADEME, Rapport annuel du registre des déchets d’équipements électriques et électroniques, 2020.. Le recyclage matière, à l’instar du robot Daisy d’Apple, ne récupère que les métaux les plus courants : cuivre, aluminium ou acier. Même dans un pays tel que la France, doté d’institutions robustes, une part indéterminée mais relativement élevée (est-ce 10, 20 ou 30%? les sources sont par définition incertaines) est exportée de manière illégale, vers des « havres de pollution » tels que l’Afriquehttps://ewastemonitor.info.

— Les toxiques, qui étaient assez fortement présents au début des années 2000 (cadmium, plomb, chrome 6), ont presque disparu, à l’exception des retardateurs de flamme et du plastique.

— En 2020, la consommation d’énergie liée au numérique s’élève à près de 5 % de l’énergie consommée dans le monde et 4 % des émissions de GESShift Project, « Déployer la sobriété numérique », octobre 2020., avec une croissance phénoménale de 8 % par an. C’est le secteur dont les émissions progressent le plus vite. Elles ont dépassé celles du transport aérien et pourraient atteindre 6 à 10 % des émissions mondiales d’ici 2040, si la trajectoire reste inchangée. La propension à émettre des GES dépend du mix énergétique.

— Quand on entre dans le détail, l’étape de fabrication détient la part la plus élevée. Elle est d’autant plus élevée, en proportion du total, que l’appareil consomme peu et que le cycle de vie est court, à savoir que l’appareil est vite remplacé. C’est ainsi que la part de l’énergie dépensée à la fabrication atteint 90 % dans le cas du smartphone, contre moins de 50 % dans le cas d’une télévisionLe calcul est complexe en réalité, ici plusieurs rapports : https://www.arcep.fr/la-regulation/grands-dossiers-thematiques-transverses/lempreinte-environnementale-du-numerique.html.

— En termes de répartition par postes de fonctionnement, en usage, les terminaux, les réseaux et les centres de données représentent approximativement trois tiersShift Project, « Déployer la sobriété numérique »..

Qu’en est-il des implications du numérique sur les autres secteurs ? Peu d’études existent du fait de la difficulté à identifier ce qui revient réellement au numérique en le séparant de ce qui tiendrait à d’autres causes. Cela rejoint le problème plus général, identifié de longue date, de mesure de la contribution du numérique à la productivité. Ce problème a une date de naissance : le célèbre article du prix Nobel Robert Solow, qui s’interrogeait sur la présence des ordinateurs dans toutes les entreprises, et leur absence dans les statistiques de la productivitéSolow, Robert, « We’d better watch out », New York Times Book Review, 12 juillet 1987, p. 36.. Le problème est complexe mais le consensus qui prévaut a été évoqué plus haut. Il soutient que la numérisation constitue avant tout une troisième révolution industrielle,en vertu des gains de productivité qu’elle génèreCastells, Manuel, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 ; Aghion, Antonin et Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice.. Un article récent montre que l’effet positif du numérique sur la croissance engendre des conséquences négatives sur son bilan écologiqueLange, Steffen, Pohl, Johanna et Santarius, Tilman, « Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand? », Ecological Economics, vol. 176, octobre 2020, p. 106760.. Le même article souligne deux catégories d’effets positifs, cependant : les gains en efficacité énergétique, et la transformation sectorielle que le numérique permet. Il conclut que ces deux effets positifs sont plus que contre-balancés par les deux grandes catégories d’effets négatifs : la croissance économique et le poids écologique du secteur numérique en tant que tel. Un tel résultat n’est pas surprenant. Les gains en efficacité énergétique et le changement sectoriel sont des facteurs de croissance, avant tout. Le premier est exigé par toutes sortes de considérations pratiques et économiques dans l’usage du numérique : problème d’autonomie des terminaux portables (téléphones, laptops etc.), questions d’évacuation de la chaleur ou simplement facture électrique à minimiser pour les usagers, qu’ils soient des particuliers ou des industriels. Le second reflète également une efficacité croissante dans l’usage des ressources, ce qui permet de faire des économies qui peuvent être investies dans de nouvelles activités, phénomène que Schumpeter décrivait déjà comme étant à la base de la croissance économiqueSchumpeter, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture (1935)..

Réguler le secteur numérique (« Green IT »)

Comment ces implications écologiques sont-elles prises en charge par les sociétés ? Elles ont d’abord été ignorées, voire déniéesSur ce point voir Flipo et al., Peut-on croire aux TIC vertes ? Technologies de l’information et crise environnementale.. Le numérique était perçu comme « immatériel », principalement pour trois raisons, à notre sens :

— les micro-ordinateurs consommaient très peu en apparence, à la différence des premiers ordinateurs tels que l’ENIAC ;

— le numérique était perçu comme un service que l’économie considère comme « immatériel » ; c’est juste, mais à l’instar du service rendu par le transport aérien, ces services ne sont pas possibles sans une infrastructure qui, elle, n’est pas immatérielle.

— Le numérique offrait l’accès à un univers « virtuel » se caractérisant précisément par sa dimension immatérielle, au sens d’impossible à « toucher » à proprement parler.

Un quatrième facteur peut s’ajouter dans le cas de la France : l’arrivée du numérique dans les foyers s’est faite de manière concomitante à la baisse des factures liée à la mise en place de l’étiquette-énergie sur les appareils consommant de l’électricité, qui a entraîné des gains importants en efficacité énergétiqueFlipo, Fabrice, L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie, Paris, Matériologiques, 2020..

Sous réserve d’inventaire plus détaillé, la mise à l’agenda des implications écologiques du numérique nous paraît pouvoir brièvement être caractérisée de la manière suivante.

Le Parlement européen est le premier à se saisir de la question des déchets électroniques, à la fin des années 1990, ce qui débouche sur la Directive sur Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques (DEEE 2002/95/CE). À l’époque, les biens électroniques sont principalement les téléphones GSM, les ordinateurs de bureau, les micro-ordinateurs personnels (l’iMac avec un processeur à 233 MHz date de 1998) et les consoles de jeu (la Sega MegaDrive est mise sur le marché en 1990). Ils représentent alors une catégorie de produits qui ne peut pas être simplement mise en décharge ou incinérée avec les autres. Cette Directive est calquée sur d’autres du même type, ciblant les véhicules hors d’usage (VHU) ou encore les batteries. Elle repose sur le principe du « pollueur-payeur », et dérive du principe « d’internalisation des externalités » sur le plan de la théorie économique. D’après ce principe, le marché est faussé par des acteurs qui ne paient pas le coût réel de leur production, et engendrent des « coûts externes » sur d’autres acteurs. C’est le cas des pollutions occasionnées par les déchets électroniques. Les pollueurs doivent donc payer le vrai coût de la mise sur le marché de leurs produits. Aussi la Directive prévoit-elle que les « metteurs sur le marché » (suivant la terminologie consacrée) soient responsables de l’élimination des déchets : c’est la Responsabilité Élargie du Producteur. Ils peuvent le faire soit directement, tel HP qui reprend ses ordinateurs auprès de ses gros clients, ou indirectement, en mettant en place des éco-organismes qui seront chargés de la collecte et du traitement. La seconde solution est fréquemment utilisée dans le cas de Déchets Toxiques en Quantité Dispersée, suivant la terminologie de l’ADEME. Le coût de la collecte se révèle alors déterminantBertolini, Gérard, Economie des déchets, Paris, Technip, 2005 ; ADEME, « Equipements électriques et électroniques – données 2018 », septembre 2019.. C’est pour cette raison que la Directive impliquait également la mise en place de systèmes de collecte à moindre coût, passant par la mobilisation des distributeurs, chargés de récupérer les produits ramenés par les consommateurs, au nom de la Responsabilité Élargie du Consommateur.

Dans l’esprit de la directive, cette internalisation des coûts doit favoriser une concurrence vertueuse, les metteurs sur le marché rivalisant d’inventivité pour réduire les coûts de pollution. Nous indiquions dès 2006, dans nos travauxFlipo, Boutet et Deltour, « Ecologie des infrastructures numériques », loc. cit., que le dispositif avait peu de chances de fonctionner dans le sens attendu, pour plusieurs raisons. D’abord le coût de dépollution ne peut jouer son rôle que si celle-ci est très stricte, conduisant à des frais élevés ; au contraire ceux-ci sont restés faibles, de l’ordre de quelques dizaines de centimes par appareil, entre autres choses parce que les objectifs divers de dépollution n’ont été resserrés que très lentement, pour diverses raisons : volonté de ne pas contraindre l’innovation, manque de personnel de contrôle, etc. De plus, étant maîtres de la filière, les industriels n’avaient pas beaucoup intérêt à ce qu’elle leur coûte cher. Ils ont beaucoup mis en avant le surcoût occasionné et les risques de pertes de compétitivité, lors de la discussion de la directive en 2002Flipo, Fabrice et al., Écologie des infrastructures numériques, Paris, Hermès Science, 2007.. Il s’avère ensuite que le défi est de taille, comme l’ont révélé ultérieurement les travaux de la Commission Européenne sur l’économie circulaire et les ressources matérielles critiquesOECD, Critical Metals and Mobile Devices, 2010 ; Deloitte Sustainability, BGS„ BRGM, NOASR, Étude sur la révision de la liste des matières premières critiques, 2017 ; Commission Européenne, Study on the review of the list of Critical Raw Materials Criticality Assessments, juin 2017., à partir du moment où les déchets ont commencé à être considérés comme des ressources possibles. Nous sommes encore très loin d’une économie circulaire, comme le montrent les chiffres évoqués plus haut, mais les Directives DEEE et EcoDesign ont convergé de manière plus explicite dans ce but, aboutissant au projet de Green New Dealhttps://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr. En France, la partie matérielle du numérique entre dans le champ de la loi Anti-Gaspillage pour une économie circulaire (dite AGEC)https://www.ecologie.gouv.fr/loi-anti-gaspillage-economie-circulaire, qui prolonge et spécifie au niveau hexagonal les enjeux de la Directive EcoDesign.

Sur le plan des toxiques, des ONG telles que Basel Action Network ou Silicon Valley Toxic Coalition pointent quant à elles les effets délétères de la dispersion de ces déchets dans l’environnement, ainsi que leur caractère fortement sélectif sur le plan social : ils finissent souvent dans les habitats pauvres, qui cherchent même à survivre en extrayant les métaux précieux par des moyens très dommageables pour leur santé autant que pour l’environnement. A l’échelle internationale, la Convention de Bâle a été saisie, dans la mesure où elle régule et généralement interdit l’exportation de déchets toxiques. Au niveau européen, les produits électroniques sont tombés sous le coup de la Directive RoHS (Restriction of Hazardous Substances 2002/95/CE) qui est chargée de réguler (et pas forcément interdire) l’usage des toxiques pour l’ensemble des activités sur le continent européen. Cette directive a poussé le secteur à abandonner la plupart des substances polluantes, à l’exception des plastiques et des retardateurs de flamme.

L’enjeu de la consommation énergétique est tombé sous la coupe de directive EuP (Energy using Products 2005/32/CE) devenue Ecodesign (2012/19/UE), qui intègre le numérique parmi de nombreux autres produits consommant de l’énergie. Elle cherche à généraliser les meilleures pratiques ou techniques. Ainsi a-t-elle interdit les chargeurs les moins efficaces et généralisé l’usage de l’USB 3 pour éviter le gaspillage de connectique. Aux États-Unis, les campagnes de Greenpeace ont largement contribué à pousser les GAFAM vers les énergies renouvelables, du moins pour ce qui est de leur consommation locale, la fabrication étant généralement située en Extrême-Orient (Chine, Taïwan) et demeurant dépendante des sources d’énergie utilisées dans ces pays. Sur le plan de la mise à l’agenda public du problème, la première alerte d’ampleur nous paraît avoir été donnée par le consultant spécialisé Gartner, qui estima en 2007 que les émissions du numérique s’élevaient à 2 % du total mondial, « autant que l’aviation »https://www.itnews.com.au/news/global-ict-carbon-emissions-unsustainable-79596. Le chiffre et la comparaison provoquèrent l’émoi du secteur, sans aller vraiment au-delà. L’enquête que nous avons menée à cette époque montre que le grand public ne perçoit pas l’enjeu énergétique du numérique, pas plus que les autoritésAinsi le rapport rassurant du CGIET :  Petit M., Breuil H. & Cueugniet J., Développement Éco-responsable et TIC (DETIC), Rapport du Conseil Général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies, 2009.. Ce n’est qu’à partir de 2018, sous l’impulsion notamment d’un rapport du Shift Project, que le sujet est un peu plus pris au sérieux. Le numérique représente alors près du double des émissions de 2007, en proportion : entre 3 et 4 % des émissions de GES globales. C’est sous cet angle de la consommation d’énergie et indirectement des émissions de GES que le numérique fait l’objet d’un rapport d’information du Sénat (2020)http://www.senat.fr/rap/r19-555/r19-5551.pdf, en France, à la suite duquel est votée en 2021 une loi visant à «Réduire l’empreinte environnementale du numérique» (dite REEN)https://www.vie-publique.fr/loi/278056-loi-15-novembre2021-reen-reduire-empreinte-environnementale-du-numerique.

L’inventaire n’est pas tout à fait exhaustif, dans la mesure où ces directives en impliquent d’autres, par exemple sur l’économie circulaire, les émissions de GES ou le traitement plus général des déchets. Au niveau européen, le grand intégrateur est le « Green deal » ou « Pacte vert »https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr. Dans le cas de la France, par exemple, les divers dispositifs encadrant le numérique sont conçus pour devenir le volet « numérique » de la « Transition écologique » et en particulier de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC)https://www.ecologie.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc qui occupe une position centrale dans l’orientation des politiques publiques sur la question. Cette stratégie ambitionne d’atteindre la neutralité carbone (zéro émission net) d’ici 2050. Pour mémoire, quatre moyens sont mis en avant : la décarbonation totale de la production d’énergie ; la réduction de la consommation totale d’énergie d’environ 40 % ; la diminution des émissions non liées à l’énergie (donc principalement celles issues de l’agriculture) et l’augmentation des « puits de carbone ». Dans le cas de la France, l’inauguration d’un « Haut comité pour un numérique écoresponsable » dédié plus spécifiquement aux territoires, le 14 novembre 2022https://ecoresponsable.numerique.gouv.fr/, correspond à une initiative nationale supplémentaire.

De quoi est-il question sur le fond ? Suivant l’argumentaire proposé, un constat est fait que la fabrication représente 70 % de l’empreinte carbone du numérique, le reste étant absorbé par « les usages » du matériel, à savoir les « services numériques ». La loi REEN répond donc en favorisant l’allongement de la durée de vie des terminaux, les usages écologiquement vertueux et notamment l’écoconception des services numériques ; en réduisant la consommation d’énergie des centres et de données et exigeant des collectivités territoriales de mettre en place une « stratégie numérique responsable ». Le Haut comité a commencé ses travaux en formant cinq groupes de travail, portant respectivement et dans l’ordre sur les terminaux, les centres de données, la sobriété et les usages, la contribution du numérique à la décarbonation des autres secteurs et les réseaux. Le tout entend compléter la SNBC sur le volet « numérique ».

Réguler les usages du numérique (« IT for Green »)

La mise en évidence croissante des implications écologiques du numérique n’a pas laissé le secteur sans réaction. En 2008, en réaction à l’information diffusée par Gartner, l’industrie, par la voix de la Global e-sustainability Initiative (GeSI), a admis le chiffre tout en se faisant les avocats d’une contribution positive possible du secteur, qui pourrait permettre aux autres secteurs de « s’écologiser », jusqu’à des réductions allant de 5 à 10 fois l’empreinte écologique du secteur numérique lui-même, soit 15 à 20 % des émissions de GES globalesGeSI, SMART 2020 Enabling the low-carbon economy in the information age, 2008 ; GeSI, #SMARTer2030: ICT solutions for 21st century challenges, 2015.. Le dernier rapport du GSMALa «GSM association», initialement association des opérateurs de GSM, s’est élargie au fur et à mesure que des secteurs initialement hors télécommunications numériques, tels que le logiciel ou les équipementiers, sont devenus des acteurs importants des transmissions. https://www.gsma.com/membership/membership-types évoque encore cet ordre de grandeurGSMA, « The enablement effect. The impact of mobile communications technologies on carbon emission reductions », 2019. ; et son président, Stéphane Richard, ex-DG d’Orange, n’hésite pas à mettre cet argument en avant. Cet argument est largement repris dans la Feuille de route du Conseil National du Numérique sur « l’environnement et le numérique » (2020)https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/CNNum%20-%20Feuille%20de%20route%20environnement%20%26%20numerique.pdf, à laquelle l’auteur de ces lignes a contribué. Et le Pacte Vert range fréquemment le numérique du côté de la solution, sans même problématiser la consommation du secteur lui-mêmeFlipo, Fabrice, « Le Green Deal européen et l’enjeu du numérique. Retour sur un impensé », Les Notes de la FEP, no. 24, février 2021..

Quelle est la nature de ces positions qui s’avèrent ne guère posséder d’appui scientifiqueEn termes de publication solidement argumentée ou dans des revues à comité de lecture. ? Nous l’avons analysé longuement ailleursFlipo, L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie, Paris, Éditions Matériologiques, 2020., rappelons ici les principaux termes du débat. Les rapports évoqués procèdent généralement par une liste de ce qu’ils appellent des « cas d’usage », comme le font fréquemment les publications des industries qui cherchent à explorer les potentiels d’une invention dont la rentabilité est incertaine, et n’est pas encore une innovation. C’est le cas de la 5G, par exemple, présentée comme pouvant permettre l’internet des objets ou la robotique dans l’industrie dite « 4.0 »Exemple : https://www.thalesgroup.com/fr/europe/france/dis/mobile/inspiration/5g. Dans le cas du IT for Green, les cas d’usage sont l’agriculture de précision, le télétravail, la voiture autonome ou la visioconférence. À chaque fois, deux scénarios sont proposés, généralement avec et sans la technologie proposée. Par exemple, le déplacement en avion est mis en regard de la visioconférence. Le scénario avec technologie est systématiquement moins polluant que le scénario sans elle. Il suffit ensuite d’ajouter les gains pour parvenir aux chiffres de réduction avancés, puis à déduire les émissions du numérique lui-même.

Les faiblesses du raisonnement sont évidentes, mais pas assez sans doute pour que ces rapports cessent de circuler. Procédons donc à quelques rappels. La principale limite vient de ce qu’aucun rapport ne se fonde sur une évolution documentée des usages, tels qu’ils se construisent dans l’espace et sur des durées longues. Si tel avait été le cas, ils auraient pu constater que les communications sont complémentaires des transports, et n’ont jamais été substitutifsGrubler, Arnulf, Technology and global change, Laxenburg, Austria, 1998, p. 322 ; Gomez, Javier, Optimisation des transports et mobilité durable : le cas des applications géolocalisées sur téléphone mobile, Evry, Institut National des Télécommunications, 2011.. Ils auraient aussi dû interroger le cadre législatif, la direction des investissements, le plan stratégique des entreprises et bien d’autres facteurs qui conditionnent l’espace de choix des usagers potentiels. S’ils avaient convenablement documenté la construction des usages numériques, comme nous l’avons faitFlipo, L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie, Paris, Éditions Matériologiques, 2020., ils auraient par exemple pu prendre la mesure des obstacles et ne pas se contenter de faire comme si le choix supposé vertueux était aussi peu contraint que le choix supposé non-vertueux. Les rapports adoptent en effet en creux cette hypothèse courante en économie néoclassique, qui postule la souveraineté du consommateur (final ou intermédiaire), et qui a souvent été critiquée pour son irréalismeKeen, Steve, L’imposture économique, Paris, Les Editions de l’Atelier, 2017.. Ces rapports font finalement de la mauvaise prospective, en ne cherchant pas à mesurer sérieusement l’ampleur de la réorientation à opérer pour que les usages mis en avant se généralisent, à la place de ceux qui sont actuellement financés de manière massive. Le rapport SMART 2020 avait partiellement anticipé le problème, en conditionnant les promesses à l’endiguement de « l’effet rebond » par la taxe carbone et l’échange de permis d’émissionGeSI, SMART 2020 Enabling the low-carbon economy in the information age, p. 50, notre traduction. C’est oublier qu’aucun de ces deux outils n’a donné de résultat significatif, à eux seuls, depuis 25 ans. Les pays qui ont décarboné comme la Suède ou l’Allemagne l’ont fait sur la base d’un jeu complexe de lois et de mobilisations citoyennes. Ce que les rapports de l’industrie appellent « effet rebond » n’est que le résultat des politiques de promotion du numérique et de la croissance économique, qu’elle encourage et finance par ailleurs. De ce fait, les usages de la visioconférence se diffusent, oui, mais sans se substituer aux usages de l’avion. Et l’on retrouve les résultats de l’étude menée par Lange et ses collèguesLange, Pohl et Santarius, « Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand? », loc. cit..

Laisser penser qu’un bien ou un service est bon pour l’environnement alors que ce qui est développé est un tout autre bien ou service, dégradant l’environnement, est ce qui s’appelle du greenwashing au sens de la Chambre de Commerce Internationale : cela consiste à faire apparaître le rôle d’une organisation sous un angle favorable sur le plan écologique, alors que les actions entreprises sont tout autresChambre de Commerce Internationale, Publicité et marketing, Code de communication, 2018, chapitre D..

Comment aller vers la sobriété ?

Qu’est-ce que la sobriété ? Les rapports et projets de loi la mentionnent abondamment, désormais. Mais de quoi s’agit-il ? Le concept vient en troisième larron, dans un débat qui compte deux autres repères, comme en témoigne la Feuille de Route du Conseil National du Numérique sur l’environnement et le Numériquehttps://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/CNNum%20-%20Feuille%20de%20route%20environnement%20%26%20numerique.pdf : le « Green IT » et le « IT for green ».

Le «Green IT» recouvre le thème de « l’efficacité » : à usages donnés, choisir les techniques qui permettent de réduire l’empreinte écologique du numérique. Par exemple, différentes techniques sont possibles pour échanger en visio : logiciels, machines, infrastructures. L’empreinte écologique sera plus ou moins élevée, pour le même service rendu. Rendre le numérique plus « efficace » écologiquement, c’est choisir les solutions les moins consommatrices.

Le second thème, «IT for green», aborde l’intérêt du numérique pour réduire l’empreinte écologique des autres secteurs, là aussi pour un usage donné. Par exemple, se réunir en visio est moins consommateur que prendre l’avion, si les participants sont distants de plusieurs milliers de kilomètres. Nous avons vu les ambiguïtés qui règnent dans ce domaine, où la contribution du numérique demeure peu claire.

Et la sobriété ?

Prenons un peu de champ et revenons à Aristote, vers qui la philosophie se tourne généralement au sujet de ce concept. Le Stagirite évoque en effet sophrosunè, traduit en latin par sobrietas et en français par « prudence », « tempérance » ou « juste mesure ». Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote donne quelques exemples tirés de son époque : excès ou défaut de sport (le soldat qui meurt en revenant de Marathon car il a trop couru), de nourriture et autres. La modération règle le comportement ; en son absence ne règne que le dérèglementAristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004.. En ce sens, elle est la vertu des vertus. Dans Les politiques, il met en rapport les vertus avec les régimes politiquesAristote, Politique, Paris, Vrin, 2003, Livre IV, chapitre XIII. : la prudence ou tempérance est la vertu du gouvernant. Le philosophe Thomas Princen réactualise son analyse en étendant le concept de sobriété (sufficiency) à des enjeux contemporainsPrincen, Thomas L., The Logic of Sufficiency, Cambridge, Mass, MIT Press, 2005. : un excès de prélèvement sur les écosystèmes les dégrade, un défaut nous prive de leurs bénéfices ; un excès de voitures ralentit, un défaut également.

Qu’est-ce qui fait la sobriété, dans le fond ? Un rapport des usages au Tout de la cité ou, dans une analyse réactualisée, de la planète. Ce qui fait la sobriété, c’est la qualité du rapport à soi, certes, mais également en ce qu’il engage le rapport à autrui, notamment sous la forme de la loi, et plus largement au monde que nous habitons. Est-ce bien le cas dans les textes de loi et autres directives évoqués ? Non. Ils s’en tiennent à la question de l’efficacité écologique, sous l’angle de l’énergie, des toxiques ou de la matière. La trajectoire d’innovation pour la croissance économique reste pour l’essentiel inchangée, sous ses trois formes principalesAghion, Antonin et Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020. : trouver des gains de productivité pour produire plus dans un temps donné, pour consommer plus mais aussi investir dans de nouveaux biens, services et usages, et trouver des débouchés aux deux. Les textes ne permettent même pas à cette problématique de la sobriété d’émerger, sinon de manière très locale, ce qui empêche de pouvoir la distinguer de l’efficacité. Les questions de sobriété devraient questionner la dynamique de création des usages qui soient à la hauteur des dynamiques en cours, avec des questions telles que celles-ci : avons-nous besoin de la 5G ? Des services qui rendent les terminaux nécessaires ? Au contraire les blocages sociotechniques ou « lock-in » se renforcent, par exemple quand nombre de services publics ou privés ne sont plus disponibles que par le biais d’un smartphone suffisamment performant. Ou quand le gouvernement débloque 30 milliards d’euros pour investir notamment dans le numérique afin de relancer la croissance de la production et de la consommationhttps://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/numerique.

Le prix à payer pour ces politiques qui ne sont pas réellement tournées vers la sobriété mais plutôt vers une compétitivité « à moindre coût écologique » est que rien n’empêche que la dépendance des rapports sociaux au numérique s’accroisse; au contraire, elle est encouragée. Les simulations du Shift Project indiquent que l’empreinte écologique du numérique sera au mieux stabilisée, dans ces conditionshttps://theshiftproject.org/article/deployer-la-sobriete-numerique-rapport-shift. De même, vouloir simplement remplacer les énergies fossiles par les renouvelables ou les voitures thermiques par l’électrique se traduira par une demande très importante en métaux et autres matériaux requis pour la construction. L’ONG Réseau Action Climat notait le caractère contradictoire des mesures gouvernementales, en termes de résultat à atteindrehttps://reseauactionclimat.org/les-8-conditions-du-reseau-action-climat-pour-un-plan-de-sobriete-efficace-et-juste. Stimuler la croissance et « en même temps » appeler à la sobriété a en effet quelque chose de kafkaïen, qui se résout par une sobriété de second rang, que l’on appelle d’ordinaire l’efficacité.

Que faire ? Le format de l’article ne permet pas de développer cette question et nous renvoyons à d’autres écritsVoir notamment Flipo, Fabrice, Réenchanter le monde – Politique et vérité, Paris, Le Croquant, 2017 ; et surtout Fabrice Flipo, Changer les modes de de vie. Une dialectique matérialiste par-delà le plan et le marché, Le Croquant, 2024.. Mais suggérons tout de même une piste: celle d’une socialisation des modes de vie, c’est-à-dire des pratiques répétitives et largement répandues. Une mesure pourrait être mise en place à cet effet : organiser la visibilité des grandes tendances aujourd’hui invisibles des usagers (usages de la vidéo, croissance de la puissance de calcul, etc.) en regard des enjeux écologiques, et plus spécifiquement mettre les entreprises à contribution en imposant que toute entreprise mettant un nouveau produit sur le marché produise un document certifié par un tiers de confiance (tel qu’une association de consommateur) évaluant les effets écologiques et sociaux de la généralisation du produit, sur le marché considéré, de manière à socialiser les usages. Ainsi nous verrions un peu quelles sont les implications d’un choix, individuel et collectif, tel que le smartphone et le monde qui va avec.