Le lithium contribue à faire et défaire des mondes. En Amérique du Sud, il a notamment engendré l’émergence d’un « triangle du lithium ». Une néotoponymieGIRAUT Frédéric, HOUSSAY-HOLZSCHUCH Myriam (2008), « Néotoponymie : formes et enjeux de la dénomination des territoires émergents », L’Espace Politique [En ligne], 5 | 2008-2. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/161 ; GIRAUT Frédéric, HOUSSAY-HOLZSCHUCH Myriam (2023), Politique des noms de lieux. Dénommer le monde, Londres, ISTE Editions, 290 pages.aux accents rectilignes, pour un monde centré sur les saumures lithinifères, aux confins des territoires argentin, bolivien et chilien. Quelles sont les origines de cette expression au fort caractère spatial ? Quels sont les acteurs qui lui donnent sens et existence ? Quelles relations à l’espace traduit-elle ? La toponymie est une affaire politique. Ce qui se joue autour des salares andins relève non seulement des conceptions différenciées de l’organisation de l’espace, mais aussi des rapports de pouvoir et des hiérarchisations de ressources, de valeurs, de pratiques. Ce sont des pistes que j’ai explorées dans le cadre d’une recherche doctorale en géographie politique, réalisée entre 2016 et 2020 et qui m’a menée à réaliser des enquêtes de terrain dans cette zone frontalière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Les réflexions que je propose ici sont tirées de ce travailSÉRANDOUR Audrey (2020), Le « triangle du lithium » à l’heure globale. Marges et intégrations territoriales (Argentine, Bolivie, Chili), thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 458 pages ; SÉRANDOUR Audrey (2020), « Le « triangle du lithium » existe-t-il ? Géographie politique d’une régionalisation andine (Argentine, Bolivie, Chili) », Belgeo [En ligne], n°4|2020..
Le syntagme « triangle du lithium » s’est largement diffusé dans les années 2010, à la fois dans les médias et dans les discours institutionnels ou industriels, aussi bien dans les pays sud-américains exportateurs que dans les pays industrialisés importateurs de cette ressource. Il a trouvé écho dans une grande diversité de sphères discursives, dans un contexte d’expansion du marché mondial du lithium et de politiques néo-extractivistes en Amérique du Sud. Son succès tient probablement à sa simplicité, aussi descriptive qu’évocatrice. L’expression permet de désigner l’espace tri-frontalier englobant le Nord-Ouest argentin, le Sud-Ouest bolivien et le Nord chili où se concentrent les principaux gisements de lithium mondiaux – la zone concentrerait 60 % des ressources lithinifères de la planète. Les angles dudit « triangle » pointent les trois salares les plus emblématiques de la zone : le salar d’Hombre Muerto (Argentine), le salar d’Uyuni (Bolivie) et le salar d’Atacama (Chili). Le terme « salar » désigne une structure géologique caractérisée par une concentration de sels (chlorures, borates, nitrates, sulfates…) dans un bassin endoréique, c’est-à-dire une dépression fermée où l’évaporation est supérieure aux précipitations. Cela forme de vastes étendues planes et arides, d’une blancheur cristalline qui tranche avec les reliefs bruns des cordillères alentour. La présence de lithium dans les salares andins a été découverte par le géologue et chimiste argentin Luciano R. Catalano, à l’occasion de campagnes d’exploration menées à dos de mule dans les années 1920. Près d’un siècle plus tard, ces étendues de sel sont devenues les points névralgiques d’un monde productif épris de lithium et les repères d’un néotoponyme mondialement connu.
De la mise en ressource du lithium andin à la multiplication des projets extractifs
Indéniablement, depuis le début du XXe siècle, le lithium a acquis de la valeur et ses usages se sont renouvelés. Suite aux découvertes des années 1920, confirmées et complétées les décennies suivantes par d’autres chercheurs, les États argentin, bolivien et chilien ont lancé des projets d’exploration et de faisabilité dans les années 1970-80. À l’époque, ces projets sont motivés par le potentiel du lithium dans l’énergie nucléaire et dans l’armement. Il faudra toutefois attendre l’arrivée d’investisseurs privés pour que les premiers sites entrent en exploitation, en 1984 (avec l’entreprise chileno-étasunienne SCL, au Chili), en 1997 (avec la compagnie chilienne SQM, au Chili) et en 1998 (avec l’entreprise étasunienne FMC, dans la province argentine de Salta). Ceux-ci vont alors bénéficier du développement du marché des batteries, qui va provoquer une forte augmentation de la demande à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Ce contexte va permettre l’entrée en exploitation d’un nouveau site en 2014 (avec le consortium australo-japonais Sales de Jujuy, en Argentine, province de Jujuy). La décennie qui va suivre sera faite de divers rachats de capitaux des entreprises en activité en Amérique du Sud (avec l’arrivée notable des firmes chinoises Tianqi Lithium et Ganfeng Lithium), d’extension des contrats d’exploitation en vigueur (notamment au Chili) et d’investissements dans l’exploration de nouveaux gisements. La volonté de sécurisation des approvisionnements en matière première se traduit par l’émergence de projets associant des acteurs situés aux deux extrémités de la chaîne de valeur : d’un côté, des compagnies extractives et, de l’autre, des constructeurs automobiles. Ainsi, depuis 2010, la holding Sales de Jujuy associe l’entreprise minière australienne Orocobre au constructeur automobile japonais Toyota (Sales de Jujuy a depuis été rachetée par le groupe Allkem, lui-même incorporé à Arcadium Lithium en 2024, mais reste détenue à 25 % par Toyota). Conséquence de ces stratégies de sécurisation des approvisionnements, quasiment tous les salares de la zone andine font l’objet d’un projet d’extraction, qu’il soit en phase d’exploitation, de faisabilité, d’exploration, ou qu’il fasse simplement l’objet de spéculation. Une large part de ces projets – soit plusieurs dizaines – se concentre dans le Nord-Ouest argentin (provinces de Jujuy, Salta et Catamarca). Ainsi, en 2023 Minera Exar est entrée en exploitation sur le salar d’Olaroz (province de Jujuy) et, fin 2024, l’entreprise française Eramet et son partenaire chinois Tsingshan ont inauguré leur usine d’extraction directe de lithium sur le salar de Centenario (province de Salta).
La concentration des projets dans la partie argentine du « triangle du lithium » s’explique par le fait que les gouvernements sud-américains ont des politiques bien distinctes en termes d’exploitation lithinifère. L’Argentine dispose d’un cadre législatif minier néolibéral, mis en place durant la décennie 1990 dans le cadre des politiques d’ajustement structurel, qui favorise l’implantation de capitaux étrangers (avantages fiscaux, faibles droits miniers…). Il peut toutefois exister des spécificités locales, car dans ce pays fédéral la Constitution nationale (1994) accorde aux provinces la propriété des ressources naturelles ; ainsi, si les gouvernements de Salta et Catamarca considèrent le lithium comme une ressource classique, qui doit avant tout générer des investissements sur le territoire, les autorités de Jujuy ont fait du lithium une ressource stratégique depuis 2011 et imposent donc l’intégration de l’entreprise minière et énergétique provinciale dans tout projet lithinifère. De son côté, le gouvernement bolivien souhaite maintenir le contrôle étatique sur les réserves de ses salares et a longtemps restreint les investissements privés. En effet, le président Evo Morales ayant décidé de faire du lithium un vecteur de transformations économiques et sociales pour le pays, il a lancé en 2008 un projet de valorisation étatique de cette ressource, à travers une compagnie publique dédiée – la GNRE (Gerencia Nacional de Recursos Evaporíticos) devenue YLB (Yacimientos de Litio Boliviano) en 2017. Toutefois, freiné par une série de difficultés (manque de savoir-faire et d’infrastructures, budget insuffisant…), le projet a été ouvert à la coopération internationale dans la deuxième moitié de la décennie 2010, avec un succès mitigé. Enfin, le Chili dispose d’un appareil législatif qui limite les possibilités pour les entreprises privées intéressées par ses réserves en lithium. En effet, depuis la fin des années 1970, l’extraction du lithium y est interdite aux multinationales. La Constitution nationale de 1980 et les réglementations minières du début des années 1980 font du lithium une ressource stratégique, notamment du fait de ses potentiels usages militaires (ogives nucléaires, fusion nucléaire…), non-concessible, dont l’exploitation doit être assurée par l’État ou ses compagnies publiques.
Malgré tout, les gouvernements bolivien et chilien continuent de régulièrement recevoir des propositions de la part d’entreprises étrangères (de Chine, de Corée du Sud, de France, d’Australie…) qui aimeraient exploiter les réserves de ces pays. Depuis le début des années 2020, une nouvelle série d’accords ont ainsi été signés entre des représentants de ces deux pays et des investisseurs ou entrepreneurs étrangers. Durant l’année 2024, la compagnie publique bolivienne YLB (Yacimientos de Litio Bolivianos) a par exemple signé des contrats de collaboration avec une filiale du fabricant de batteries chinois CATL et avec la compagnie minière Uranium One, en partie détenue par l’agence russe Rosatom, ainsi qu’avec de plus petites compagnies françaises, argentines ou australiennes. Une centaine d’années après leurs découvertes, les gisements lithinifères sud-américains continuent d’attiser les convoitises à l’échelle mondiale.
Dénommer – Émergence et diffusion d’une représentation spatiale
L’enquête menée pour retracer les origines de l’expression « triangle du lithium » montre que celle-ci est née hors de l’espace géographique qu’elle désigne. En effet, elle apparaît pour la première fois dans un rapportMeridian International Research (2008), The Trouble with Lithium 2. Under the Microscope, 54 pages. URL : http://www.meridian-int-res.com/Projects/Lithium_Microscope.pdfpublié en 2008 par un cabinet de conseil en stratégie et en recherche technologique basé en France, le Meridian International Research. Ce rapport présente une analyse prospective de la production de lithium, à partir des réserves existantes et à venir, en lien avec les besoins croissants de l’industrie automobile mondiale. Dans ce cadre, le « triangle du lithium » est décrit comme une « zone minuscule » concentrant d’immenses réserves de lithium et qui sera déterminante dans les scénarios industriels basés sur les batteries ion-lithium. Ce que dessine ce néotoponyme est un monde centré sur le potentiel industriel et économique que renferment les salares andins. Un monde qui fait de ces salares des réservoirs de matières premières destinés à être exploités, pour alimenter des futurs technologiques.
Rapidement, plusieurs types d’acteurs se reconnaissent dans ce monde en train de se faire et se saisissent de l’expression « triangle du lithium ». Ainsi, dès 2009, cette dernière est reprise dans cinq publications de milieux très divers : une étude de la Cochilco, organisme technique de l’État chilien spécialisé dans les substances minéralesCOCHILCO (2009), Antecedentes para una Política Pública en Minerales Estratégicos: Litio, LAGOS MIRANDA C., octobre 2009. ; un article de presse de l’un des principaux quotidiens brésiliens, qui sera repris par l’hebdomadaire français Courrier International SALAZAR SALVO M. (2009), « Chili. Le lithium dans les mains de la famille Pinochet », Courrier international, n°988, p. 18. ; une note du Council on Hemispheric Affairs, ONG étasunienne qui promeut les relations inter-américainesCOHA (2009), « Bolivia: The myth of the Saudi Arabia of lithium », Council on Hemispheric Affairs, http://www.coha.org/bolivia-the-myth-of-the-saudi-arabia-of-lithium/. ; un article de la revue chilienne Capital, spécialisée dans les questions économiques et entrepreneurialesCapital (2009), « El litio de la discordia », Revista Capital, 22 décembre 2009, https://www.capital.cl/el-litio-de-la-discordia-3/ ; et un mémoire de master en gestion de l’environnement, soutenu à la Duke University, qui étudie les avantages économiques de l’extraction du lithium en BolivieAGUILAR-FERNANDEZ Rodrigo (2009), Estimating the opportunity cost of lithium extraction in the Salar de Uyuni, Bolivia, Master Project, Nicholas School of the Environment – Duke University, 58 pages. URL : https://dukespace.lib.duke.edu/items/cf60eb55-bf10-40ed-b0c3-e2b5003bce7d. Autant de publications qui présentent ce « triangle du lithium » comme un espace recelant de ressources valorisables économiquement. Au début de la décennie 2010, qui correspond à une première vague d’augmentation de la demande mondiale en lithium, cet usage de l’expression devient commun dans la sphère médiatique (internationale, nationale, locale), dans les arènes globales (ONG, institutions onusiennes, banques de développement…), dans le milieu académique (en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Europe…), ainsi que dans les organes gouvernementaux (principalement dans les trois pays concernés, mais aussi dans les pays importateurs de lithium). Du fait de son usage par ces derniers, le syntagme va même intégrer des documents ayant une valeur juridique, tels qu’un décret de 2011 promulgué par le gouvernement de la province argentine de Jujuy sur le rôle stratégique du lithium ou une résolution de 2014 émise par la Chambre des députés chilienne, qui sollicitait la création d’une Commission nationale du lithium et mentionnait le « triangle » pour attester de l’importance des ressources dont dispose le pays.
Faire exister – Acteurs et usages du « triangle du lithium »
En le nommant, tous ces acteurs donnent du sens au « triangle du lithium » et le font exister en tant que territoire extractif. Réciproquement, en inscrivant leurs actions dans ce cadre, ils cherchent à acquérir de la visibilité, voire de la légitimité. De ce fait, les entreprises extractives portant des projets d’exploitation des salares andins emploient elles aussi fréquemment l’expression dans leurs brochures commerciales et sur leurs sites Internet. Dans une logique économique, elles cherchent ainsi à placer leurs activités dans un contexte rassurant pour les investisseurs comme pour les clients : une région où les gisements en lithium sont à la fois conséquents quantitativement, de bonne qualité en termes physico-chimiques et avec des coûts d’exploitation attrayants (le lithium en saumure étant généralement moins cher à extraire que le lithium en roche, car plus facile à concentrer). Sur ces supports commerciaux, l’expression « triangle du lithium » est parfois accompagnée de cartes destinées à situer les projets, sur lesquelles la forme triangulaire constitue l’un des rares repères géographiques à l’échelle sud-américaine. Un repère unique, comme détaché de toute autre logique spatiale. Un monde à part entière.
Les acteurs étatiques des différents pays sud-américains mobilisent aussi la figure du « triangle du lithium » dans une logique de visibilisation de leurs gisements et d’attraction des investisseurs. En fonction des politiques gouvernementales mises en œuvre, la recherche de visibilité peut s’inscrire dans différentes stratégies de la part des États. Pour les dirigeants boliviens de la ligne d’Evo Morales, l’enjeu est avant tout géopolitique : le lithium apparaît comme une ressource clé qui doit permettre au pays de se placer au cœur du nouveau paradigme énergétique mondialSÉRANDOUR Audrey (2017), « De la ressource naturelle à la construction nationale : analyse géopolitique du projet d’exploitation du lithium du salar d’Uyuni, en Bolivie », Annales de géographie, 1/2017 (n° 713), pp. 56-81.. Côté argentin, l’enjeu est davantage économique : il s’agit de gagner en visibilité auprès des investisseurs, à l’échelle mondiale. Comme le formulent les représentants gouvernementaux aussi bien boliviens qu’argentins, ce repère que constitue le « triangle » permet « d’exister sur la carte » à l’échelle mondiale. Pour eux, il devient alors désirable d’appartenir à ce monde, dans l’espoir que l’exploitation des salares s’accompagne localement d’un développement économique et infrastructurel. Ainsi, lorsqu’un nouveau gisement de lithium a été identifié dans le Sud-Ouest de la province argentine de Catamarca dans le salar Tres Quebradas, les autorités provincialesL’Argentine est un pays fédéral dans lequel les ressources minières appartiennent aux provinces depuis la réforme constitutionnelle en 1994 (article 124 de la Constitution nationale). ont considéré que le « triangle du lithium » s’était étiré vers le Sud. Une extension ayant comme effet direct d’inclure pleinement l’ensemble de la province de Catamarca dans ledit « triangle » ; ce qui n’est pas le cas si l’on prend comme repère le salar d’Hombre Muerto, situé dans la partie Nord de la province catamarqueña. Faire partie du « triangle du lithium » permet de gagner en visibilité à l’international, parce que cela permet d’intégrer un monde. Ce dernier ne fait toutefois pas consensus. Il s’agit avant tout du monde des entreprises et institutions qui conçoivent les salares andins comme des gisements à exploiter, pour répondre à une demande mondiale en augmentation et alimenter, pour une très large part, les technologies de la transition énergétique. Or, en déployant le système extractif, il défait d’autres mondes, basés sur d’autres rapports à l’espace et à l’environnement matériel.
Contester – Une mise en opposition des mondes
En février 2019 naît ainsi à San Pedro de Atacama, au Chili, l’Observatoire plurinational des salares andins (OPSAL)Observatorio Plurinacional de Salares Andinos : https://salares.org/. Il s’agit d’un réseau rassemblant des représentants de communautés autochtones, des chercheurs et des militants pour l’environnement issus de diverses associations et ONG, mobilisés pour la protection des salares et zones humides de la Cordillère des Andes. Sur leur site Internet, la chercheuse chilienne Bárbara Jerez, docteure en études latino-américaines et membre de l’OPSAL, présente l’Observatoire en ces termes :
L’Observatoire plurinational des salares a été créé en réponse à la figure largement médiatisée du « triangle du lithium » comme territorialité extractiviste, qui produit un imaginaire global écocapitaliste sur les territoires andins du Cône Sud. Ces espaces sont dans la ligne de mire des entreprises minières du lithium, qui souhaitent exploiter les salares de cette région transfrontalière partagée entre le Nord de l’Argentine et du Chili et le Sud de la Bolivie.
L’Observatoire est le résultat de la rencontre d’expériences de travail de terrain d’universitaires, de communautés indigènes, de professionnels indépendants et d’ONG d’Argentine, de Bolivie, du Chili et des États-Unis engagés dans la défense des bassins des salares, vus comme des territoires qui abritent la vie de nombreux peuples autochtones »source : https://observatoriosalares.wordpress.com/).
Cet extrait met en opposition deux mondes. D’un côté, il dénonce la « territorialité extractiviste » associée à la figure du « triangle du lithium », c’est-à-dire un rapport au territoire structuré par l’activité extractive et basé sur une vision capitaliste et néolibérale de la nature. Les salares lithinifères sont ici un capital naturel intégré aux logiques économiques et industrielles globales. De l’autre, il défend un territoire communautaire, porté par des groupes et imaginaires locaux, qui plaident pour une reconnaissance de la valeur écosystémique des salares. Dans cette perspective, l’exploitation du lithium ne fait que perpétuer un système de conquête de la nature, engendrant des coûts environnementaux et sociaux considérés comme inacceptables. Les salares andins constituent ainsi un point de friction entre deux mondes, portés par des acteurs aux intentions distinctes qui, chacun, cherchent à donner du sens à un même espace géographique. Les uns le qualifient de « triangle du lithium », tandis que les autres lui préfèrent la dénomination « Puna de Atacama » ou « région altoandine ».
Si les entreprises extractives transnationales et les États sud-américains sont parvenus à imposer les logiques du « triangle du lithium », celui-ci est aujourd’hui contesté par un ensemble d’acteurs militants (composés de représentants autochtones, d’ONG, de chercheurs). Cette contestation prend deux formes. D’une part, elle se manifeste dans une critique du modèle extractiviste et de ses traductions spatiales. Les collectifs militants documentent les impacts socio-environnementaux de l’exploitation du lithium, tels que son importante consommation d’eau qui impacte les habitants et, plus largement, les écosystèmes de la zone. Ils réprouvent aussi les mécanismes de contrôle du territoire qui accompagnent le déploiement de cette activité, que ce soit par les titres de propriété privée, par les barrières et cadenas qui limitent les accès sur le terrain, ou encore par la faible consultation des habitants. D’autre part, les acteurs militant pour la protection des salares andins mettent en avant leurs propres visions du monde et leurs propres conceptions territoriales. En effet, le territoire est un élément clé des luttes autochtones en Amérique du Sud. Il s’agit à la fois d’un enjeu de réappropriation des terres sur lesquelles ils vivent et d’un support de luttes et de revendications plus larges, allant de la reconstruction d’une mémoire collective à la défense d’un rapport spirituel à la terre, dans une volonté de décolonisation des savoirs et représentationsHIRT Irène (2017). « Enjeux de territoires, enjeux de savoirs. Jalons théoriques pour une interprétation transversale des reterritorialisations autochtones dans les Amériques », Tsantsa, n°22, pp. 112-122.. Ainsi, pour les acteurs autochtones, les territoires constituent des espaces de lutte au sein desquels repenser les structures sociales, de façon très concrète, par exemple en questionnant les modes de fonctionnement étatiques et en s’opposant au modèle extractiviste. Les territoires peuvent ainsi devenir des lieux d’exploration de conceptions du monde alternatives aux modèles dominants, laissant place à ce que l’anthropologue Arturo Escobar appelle les « plurivers »ESCOBAR Arturo (2022), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Le monde qui vient, 550 pages.. Ces conceptions territoriales se basent sur une autre forme de rapport à la nature, associé aux cosmovisions andines qui tiennent compte de la continuité des relations entre humains et non-humains. Dans le Nord-Ouest argentin par exemple, 33 communautés des Salinas Grandes et de la Laguna de Guayatayoc, rassemblées pour faire entendre leur demande de consultation pour un projet d’exploitation de lithium et dont le dirigeant est membre de l’OPSAL, soulignent l’importance des salares dans leur héritage et leur rapport au territoire :
Beaucoup d’entre nous travaillent ou ont travaillé sur les salares. Ceux-ci nous ont assuré la subsistance pendant des générations, auparavant par le troc et les voyages d’échange, puis comme travailleurs saisonniers dans les coopératives de selLes coopératives d’exploitation de sel se distinguent des sites d’extraction de lithium de plusieurs manières : il s’agit d’une exploitation en surface, sans besoin de forage dans la profondeur du salar ; elle nécessite un outillage simple et accessible aux populations, et non une maîtrise de procédés de concentration physico-chimique ; elle repose sur des coopératives locales et non sur des compagnies transnationales exogènes au territoire. ou comme vendeurs sur les marchés régionaux. Les salares, comme on les appelle, font partie de notre histoire et de notre identitéCitation originale : « « Muchos de nosotros, trabajamos o hemos trabajado en las Salinas. Éstas nos han provisto sustento por generaciones, antes mediante el trueque y los viajes de intercambio, y luego como jornaleros en las cooperativas salineras o como vendedores en los mercados regionales. Las Salinas tal cual se conocen, son parte de nuestra historia e identidad » (source : Comunidades de la nación y pueblos Kolla y Atakama de las Salinas Grandes y Laguna de Guayatayoc (2015), Kachi Yupi - Huellas de la sal. Procedimiento de consulta y consentimiento previo, libre e informado para las comunidades indígenas de las Salinas Grandes y Laguna de Guayatayoc, Comunidad de Quera y Aguas Calientes, page 13)..
Dans la suite de ce texte visant à défendre leurs droits, les auteurs expliquent que pour ces populations le sel n’est pas une ressource économique, mais un « être vivant » ayant un cycle de croissance, au même titre que les semences. Chaque année, le sel doit être « ensemencé » par la construction de bassins en octobre-novembre, puis il est « élevé » durant la saison des pluies, pour enfin être « récolté » entre mars et mai. Ce cycle du sel rythme la vie des communautés qui en vivent et fait l’objet de rituels et de pratiques (telles que les offrandes à la Pachamama pour demander une bonne année de sel) perpétuant une identité culturelle locale. De manière similaire, les communautés autochtones chiliennes voisines des sites d’extraction de lithium tiennent à rappeler les pratiques dites ancestrales liées aux salares de leur région, comme la récolte des œufs de flamants roses qui y nidifient ou l’usage de leurs plumes pour certaines cérémonies.
Réimaginer – Vers un contre-projet de territoire ?
Aujourd’hui, les pratiques locales liées aux flamants roses et à la récolte du sel tendent à disparaître même si certaines activités dites ancestrales se maintiennent aux abords des salares andins, telles que l’élevage et l’agriculture de subsistance. Les principales activités économiques de la zone sont surtout le tourisme et l’exploitation minière. Finalement, la valorisation de ce rapport autochtone à l’espace des hauts plateaux andins ne traduit pas uniquement la défense de pratiques locales ; elle marque aussi l’émergence d’un contre-projet de territoirePar contre-projet de territoire, j’entends la proposition de défense d’un espace identifié comme étant cohérent pour mener une lutte. Comme le soulignent A. Shattuck et N. L. Peluso, les contre-territorialités visent à résister aux formes dominantes de contrôle territorial, notamment celles de l’État, et à redéfinir les relations de pouvoir et la gouvernance des ressources dans un espace donné (SHATTUCK Annie, PELUSO Nancy Lee (2021), « Territoriality », In Handbook of Critical Agrarian Studies, Akram-Lodhi, H., Dietz, K., Engels, B., McKay, B. M. (dir.), Elgar, Cheltenham, pp. 197-204). De tels projets de territoire peuvent prendre différentes formes, dont la lutte pour les droits autochtones. L’approche de l’écologie politique sud-américaine a montré que les peuples autochtones ne se contentent pas de résister aux processus de déterritorialisation imposés par les États : par des mouvements d’émancipation et de revendication de droits sur leurs territoires, ils réaffirment leurs identités et pratiques sociales (PORTO-GONÇALVES Carlos Walter, LEFF Enrique (2015), « Political Ecology in Latin America: The Social Re-Appropriation of Nature, the Reinvention of Territories and the Construction of an Environmental Rationality », Desenvolvimento el meio ambiente, Vol. 35, pp. 65-88)., en opposition au « triangle du lithium » et à sa territorialité qualifiée d’extractiviste.
Ce contre-projet de territoire s’appuie sur la (ré)activation de structures socio-spatiales et de réseaux d’acteurs transfrontaliers, voire internationaux. Les communautés voisines des sites d’extraction du Nord-Ouest argentin interagissent par exemple aussi bien avec des communautés chiliennes qu’avec des organisations internationales comme l’ONU ou Amnesty International. Ces réseaux d’acteurs mobilisent des structures régionales anciennes, liées aux identités et histoires autochtones – en l’occurrence principalement celles des Atacameños, mais aussi des Kollas, des Diaguitas et des AymarasLes Atacameños, Kollas, Diaguitas et Aymaras sont les principaux peuples autochtones présents dans la région tri-frontalière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Chacun dispose d’une histoire, d’une culture et d’une langue propre (parfois devenue langue morte, comme pour les Atacameños dont peu de membres sont aujourd’hui encore capables de parler le kunza). également présents dans la région – auxquelles est assignée une nouvelle signification dans le contexte actuel. Ainsi, ils valorisent particulièrement l’antériorité historique et le caractère transfrontalier de ces peuples, ce qui permet de revendiquer leur préexistence par rapport à la construction des États et à l’arrivée des entreprises extractives dans cet espace. La (re)valorisation d’une identité transfrontalière, ainsi que des liens marchands et familiaux transandins qui structuraient cet espace aux XIXe et XXe siècles vient appuyer l’idée qu’avant d’être le « triangle du lithium » cet espace régional était un territoire autochtone, fondé sur une culture commune, dont les salares sont partie intégrante. Cette (re)construction identitaire et territoriale s’inscrit dans un contexte politique sud-américain et international de reconnaissance des peuples autochtones et de leurs droits. Mis en place dans les années 1990 et entériné dans des textes tels que la Convention 169 de l’OIT (Organisation internationale du travail), ce cadre incite les populations autochtones à s’organiser pour répondre à des critères tels que l’existence de coutumes ancestrales ou d’une langue autochtone. La demande de reconnaissance d’une identité autochtone collective est particulièrement marquée dans les territoires extractifsSALÁZAR-SOLER Carmen (2016), « La place de l’ethnicité dans les conflits miniers socio-environnementaux dans les Andes du Pérou : XXème-XXIème siècles », IdeAs, n°8, Automne 2016 / Hiver 2017, [En ligne]. URL: http://journals.openedition.org/ideas/1785, dans la mesure où, juridiquement, elle ouvre l’accès à une reconnaissance des droits sur le territoire et ses ressources.
L’identité autochtone n’est toutefois pas représentative de l’ensemble des populations et acteurs qui se sentent impactés ou concernés par la multiplication des projets lithinifères dans les Andes. Le contre-projet de territoire qui émerge aux confins des territoires argentin, bolivien et chilien se construit également dans le renforcement de réseaux d’acteurs de la protection de l’environnement et de lutte contre le néo-libéralisme, comme mentionné plus tôt. Au Chili, notons que ces réseaux ont trouvé dans le processus constitutionnel de 2021-2022 un espace d’expression et de visibilisation à l’échelle nationale. En effet, certains membres de l’Assemblée constituante ont défendu une vision non extractiviste des hauts plateaux andins, à l’image de la biologiste et membre de l’OPSAL Cristina Dorador Ortiz. Motivée par la protection des salares, cette dernière défendait le fait que « les salares ne sont PAS des mines, ce sont des écosystèmesCitation originale : « Los salares NO son minas, son ecosistemas ». » (tweet de mars 2022) et que « les minéraux ne sont pas inertes, ils contiennent aussi de la vie ; nous avons détecté dans les saumures de lithium des bactéries qui vivent à la limite saline de la vieCitation originale : « Los minerales no son inertes, también tienen vida; hemos detectado que en las salmueras de litio existen bacterias que viven en el límite salino de la vida ». » (tweet d’avril 2022). Ces déclarations insistent davantage sur la valeur environnementale de ces espaces que sur le rapport autochtone au territoire. Si ces propositions n’ont pas été entérinées, puisque la proposition constitutionnelle de 2022 n’a pas été adoptée, elles ont porté sur le devant de la scène politique chilienne une autre vision des salares. Ceux-ci peuvent en effet être envisagés comme des espaces de vie : ils abritent des micro-organismes adaptés aux conditions extrêmes des saumures hautement salines, tels que des bactéries et des archées. Les travaux analysant ce « microbiote des salares »VELOSO Marcelo et al. (2023), « Diversity, Taxonomic Novelty, and Encoded Functions of Salar de Ascotán Microbiota, as Revealed by Metagenome-Assembled Genomes », Microorganisms, Vol. 11, n° 11, 2819. URL : https://www.mdpi.com/2076-2607/11/11/2819 soulignent la diversité et la richesse de ces formes de vie, encore mal connues bien qu’étant parmi les plus anciennes sur Terre.
Plus largement, le contre-projet de territoire qui se dessine en réaction aux mondes du « triangle du lithium » n’est pas abouti, dans la mesure où les actions sur le territoire peinent à accompagner les prises de positions politiques. De fait, il ne mobilise pas l’ensemble des habitants et acteurs de la zone ; les personnes engagées dans la défense des salares restent encore minoritaires par rapport à celles qui acceptent de travailler sur les sites d’exploitation du lithium. Il reste un monde en devenir, porté par des acteurs pour l’instant moins puissants que ceux engagés dans le « triangle du lithium ». Pour autant, observer les indicateurs témoignant de l’existence d’un contre-projet de territoire – même en devenir – permet de questionner l’évidence imposée par le néotoponyme « triangle du lithium ». Ce dernier ne traduit pas une réalité géologique, mais bien un projet politique.
De la ressource aux imaginaires du futur
Comme le soulignent les chercheurs en géographie critique des ressources, les processus de construction des ressources sont articulés à la production des mondes socio-écologiquesVALDIVIA Gabriela, HIMLEY Matthew, HAVICE Elizabeth (2022), « Resources are vexing! », Progress in Environmental Geography, Vol. 1, pp. 9-22.. Ainsi, la mise en ressource du lithium andin est possible lorsque l’on considère les salares comme des entités externes aux sociétés humaines, et divisibles en ressources séparées de leur environnement – telles que le lithium, mais aussi le nitrate de potassium ou le bore par exemple. Cette perspective, loin des conceptions systémiques de la nature défendues par les acteurs autochtones ou environnementalistes de la région, permet à des acteurs tels que les entreprises exploitantes ou les États de rendre ces salares saisissables par le capitalisme et de les inscrire dans un monde extractiviste mondialisé. L’espace est alors façonné pour permettre l’exploitation de la ressource. Celle-ci s’appuie sur un ensemble de lieux et d’infrastructures, alimente des circulations de matières et de personnes, ainsi que de savoirs, de normes et de discours. Concomitamment, l’activité extractive s’approprie et façonne l’espace, jusqu’à former un territoire qui porte désormais un nom : le « triangle du lithium ». Toutefois, nous l’avons vu, ce dernier ne fait pas consensus. Derrière l’enjeu de dénomination de l’espace se jouent des rapports de force entre des acteurs qui portent chacun leur vision du monde.
En réaction au « triangle du lithium », une coalition d’acteurs s’est ainsi constituée pour défendre une vision des salares qui soit davantage ancrée dans les pratiques locales et pour soutenir un projet de territoire qui intègre d’autres formes d’organisation socio-écologiques. Cette coalition rassemblant acteurs autochtones, académiques et ONG est notamment incarnée par des réseaux comme l’OPSAL, qui s’inscrit dans une dynamique plus vaste de constitution de réseaux d’assemblées citoyennes et d’observatoires des conflits en Amérique latine qui visent à contester le modèle extractivisteDENOËL Mathilde (2020), « Extractivisme », dans Cynorhodon (collectif), Dictionnaire critique de l’Anthropocène, Paris, CNRS Editions, pp. 396-398.. Pour résister à ce modèle dominant du capitalisme mondialisé, ces collectifs proposent des visions alternatives de rapport à la vie, à la terre et au sous-sol. Celles-ci s’ancrent dans la défense de territoires locaux, non pas envisagés comme des espaces délimités par des frontières à protéger, mais comme le socle d’histoires, d’identités, de valeurs, de pratiques culturelles et rituelles à préserver et diffuser. Au moment où nous écrivions ces lignes, un « Sommet interculturel andin des communautés affectées par l’exploitation du lithium » (Cumbre Intercultural Andina de Comunidades Afectadas por la Minería de Litio) s’est tenu dans la province de Jujuy (Argentine), du 17 au 19 janvier 2025. Organisé avec le soutien de l’Indian Law Resource Center, une ONG autochtone étasunienne, ce Sommet a rassemblé plus de 200 représentants autochtones d’Argentine, de Bolivie, du Chili et du Pérou. Dans leur déclaration commune, ces représentants écrivent :
« nous nous identifions comme un peuple andin unique, sans aucune division établie par des limites frontalières et/ou affectées directement ou indirectement par des projets miniers de lithium, nous partageons les mêmes problèmes causés par l’exploitation minière et le racisme, et nous mènerons des actions conjointes pour la protection de notre Terre Mère Pachamama […] nous ne voulons pas faire partie d’une transition énergétique dans laquelle les pays et les entreprises d’extraction de lithium violent nos droits collectifs et affectent notre relation spirituelle avec notre Terre mère, PachamamaCitation originale : « nos identificamos como un único pueblo andino, sin división alguna establecida por límites fronterizos y/o afectación directa o indirecta de los proyectos de minería de litio, compartimos los mismos problemasprovocados por la minería y el racismo, y adoptaremos acciones conjuntas para la protección de nuestra Madre Tierra Pachamama […] no queremos ser parte de una transición energética, en virtud de la cual, los países y las empresas mineras de litio violen nuestros derechos colectivos y afecten nuestra relación espiritual con nuestra Madre Tierra Pachamama ». Source : https://indianlaw.org/story/declaraci%C3%B3n-de-comunidades-ind%C3%ADgenas-afectadas%C2%A0por%C2%A0miner%C3%ADa%C2%A0de%C2%A0litio ».
Dans la continuité des précédentes initiatives, ils placent ainsi leurs demandes de reconnaissance de leurs droits dans un rapport au territoire qui se distingue des frontières étatiques et des limites des concessions minières, pour s’inscrire dans une territorialité qui leur est propre.
Si le lithium fait et défait des mondes, il constitue aussi un objet de frictions autour duquel s’affrontent des visions du monde et des imaginaires du futur. Ce métal n’intègre pas uniquement des outils technologiques promettant de réagencer les systèmes énergétiques, de transformer les mobilités ou encore d’obtenir une énergie de fusion. Par la manière dont les sociétés envisagent de s’en saisir, il façonne aussi des aspirations en termes de modes de vie, de rapports à l’espace et à l’environnement matériel. Les processus de mise en ressource reposent non seulement sur la valeur qu’une société accorde à une matière première, mais aussi sur les valeurs collectives qui sous-tendent les sociétés.