
La voiture électrique est devenue l’un des principaux symboles de la soi-disant « transformation verte » du capitalismeCe billet pour Les Temps Qui Restent reprend des extraits de mon livre Das Auto und die ökologische Katastrophe (Bielefeld, Transcript, 2024), qui sera publié en 2025 en français dans une version courte aux éditions Wildproject, probablement sous le titre Autodestruction - Critique de la raison automobile.. Grâce aux batteries à base de lithium, on veut changer le moteur des voitures - et faire tout le reste comme avant. Il s’agit là d’un symbole parfait de l’idéologie de l’ordre dominant. Celui-ci est désormais contraint de reconnaître le problème écologique. Mais les solutions majoritairement avancées (qui culminent dans des expressions comme « neutralité climatique » et « neutralité carbone ») présentent un dangereux vide imaginaire, indiquant en premier lieu un maintien du statu quo sous de verts auspices. Le simple fait de changer le moteur pour passer d’un fonctionnement au pétrole à un fonctionnement sur batterie, loin de surmonter l’extractivisme et ses effets catastrophiques d’un point de vue écologique, le diversifie au contraire et l’étend à de nouvelles matières premières (telles que les “métaux critiques” comme le lithium, le cérium ou l’ytterium), sans que les fondements du capitalisme fossile ne changent.
Les dynamiques globales, les problèmes planétaires et les relations complexes sont plus faciles à illustrer lorsqu’on se concentre sur un objet concret. Et rien ne marche mieux que la voiture, peut-être le symbole de la « bonne vie » moderne, avec tous ses problèmes, ses contradictions et sa charge affective. Dans ce texte, je reviens sur l’effet politiquement paralysant de concepts tels que la « neutralité climatique », avant d’entamer une excursion dans l’histoire de l’automobile afin de montrer que la forme de la voiture est indissociable de la forme de la société dans laquelle elle s’inscrit. Dans l’ordre patriarcal et capitaliste, la forme du véhicule « monomodal » qu’est la voiture à moteur à combustion a toujours été la forme logique de la « voiture » et, à moins d’un changement de société radical, le boom actuel de la mobilité électrique ne changera pas fondamentalement cette forme monomodale de la voiture. L’approche de la mobilité actuellement majoritaire dans nos sociétés implique que seul un « ancien extractivisme renouvelé » peut s’étendre à de nouvelles matières premières comme le lithium, sans que rien ne change fondamentalement dans la dynamique d’exploitation globale sous-jacente ou dans la forme fossile de notre économie mondiale globale. En conclusion, je soutiendrai que la question de la voiture électrique (« pour » ou « contre ») est posée avec trop d’angles morts si on ne la place pas dans son contexte social : dans une autre société, plus communautaire et plus féministe, d’autres formes de véhicules motorisés pourraient s’imposer majoritairement, qui ressembleraient peut-être bien plus aux flottes de taxis électriques des débuts de l’automobilisme qu’aux « bolides en chaleur » incarnés par une Tesla ou une Porsche, lascives promesses pour une clientèle de consommateurs principalement masculine.
La neutralité climatique - le summum de l’émotion technique ?
Aujourd’hui, l‘« état d’urgence climatique » a été décrété dans presque tous les pays industrialisés. Même les représentants aussi haut placés que le pape, le secrétaire général de l’ONU ou la présidente de la Commission européenne ont mis en garde contre la catastrophe à venir, parfois sur un ton strident. On pourrait donc penser que, une fois le problème arrivé dans les plus hautes sphères, on travaille partout d’arrache-pied pour trouver des solutions. La stratégie de mobilité du « European Green Deal » de la Commission européenne (2021) est un exemple de cette Can-Do Attitude de l’ordre dominant. Le volet « Sustainable and Smart Mobility Strategy » rassemble ainsi 82 initiatives avec pour objectif d’atteindre les jalons suivants au cours des prochaines années :
D’ici 2030
au moins 30 millions de voitures zéro émission circuleront sur les routes européennes
100 villes européennes seront climatiquement neutres
le trafic ferroviaire à grande vitesse doublera dans toute l’Europe
les déplacements collectifs programmés pour des trajets inférieurs à 500 km seront neutres en carbone
la mobilité automatisée sera déployée à grande échelle
les navires maritimes zéro émission seront prêts à être commercialisés
D’ici 2035
les gros avions zéro émission seront prêts à être commercialisés
D’ici 2050
presque toutes les voitures, camionnettes, bus ainsi que les nouveaux véhicules lourds seront zéro émission.
le trafic de fret ferroviaire aura doublé
un réseau de transport transeuropéen (RTE-T) multimodal sera pleinement opérationnel pour un transport durable et « intelligent » [smart], muni d’une connectivité à haut débit
Bientôt, selon l’UE, l’ensemble des ports, villes, aéroports, autoroutes et bien plus encore seront « neutres en carbone », « climatiquement neutres » et auront atteint l’objectif « zéro émission ». Bonne nouvelle ! Dans un avenir proche, les avions et les bateaux « zéro émission » auront été inventés. Comment cela sera-t-il possible ? On ne le sait pas encore, mais on a toute confiance en les ingénieurs. Heureusement, les « bonnes » voitures sont déjà là, et la « politique » peut se contenter de gérer la production et la distribution de ces nouveaux véhicules à des consommateurs·trices enthousiastes. Si nous essayons d’imaginer le monde futur « vert » (green) et « intelligent » (smart) de l’UE, nous constatons avec ravissement mais aussi étonnement que tout est en fait identique à ce qui existait jusqu’à présent. Dans ce futur écologique, les échangeurs autoroutiers, les ports et les aéroports continueront de desservir le trafic international de marchandises du marché mondialisé et, espérons-le, de le faire croître encore davantage. Les moteurs ronronneront désormais uniquement à l’électricité et quelques arbres supplémentaires seront plantés au bord des routes des centres urbains.
Des « visions » comme celle de la Charte verte de l’UE se lisent comme des listes de vœux magiques. À y regarder de plus près, cette vision d’une « Europe verte », qui se veut innovante et audacieuse, révèle l’extrême manque d’imagination de l’ordre dominant pour se réinventer face à la catastrophe. « Neutre pour le climat », « neutralité carbone » et « zéro émission » sont des expressions étroitement liées qui se sont largement imposées dans notre langage quotidien et qui définissent un objectif moral pour une grande partie de la population : marchez sur la pointe des pieds et faites le moins de bruit possible ! Chaque action, chaque trajet, chaque achat est en principe « négatif ». Mais il est possible d’y remédier en consommant la bonne marchandise ou le mode de transport climatiquement neutre (et généralement un peu plus cher).
Le designer et chimiste Michael Braungart souligne avec son collègue William McDonough le triste rapport à la matérialité planétaire qui se perpétue dans de tels « idéaux verts » :
Lorsque les gens se fixent pour objectif la triste et auto-humiliante « zéro émission », ils se battent pour réduire la population, ils souhaitent une réduction de la consommation et de la croissance, ils menacent l’industrie du doigt et se voient prisonniers d’un monde plein de limites. Dans l’ensemble, ils n’ont pas une très haute opinion de leur espèceMichael Braungart et William McDonough, Intelligente Verschwendung: The Upcycle: Auf dem Weg in eine neue Überflussgesellschaft, traduit par Gabriele Gockel, Thomas Pampuch et Sonja Schumacher, München, oekom verlag GmbH, 2014. Traduction de la rédaction..
En outre, « ils [marquent] ainsi la séparation entre le ‘naturel’ et l’’humain’Ibid., p. 44 ». En fin de compte, toute interaction physique avec l’environnement apparaît alors comme négative. Dans le meilleur des cas, notre relation avec la terre est « neutre ». Selon BraungartMichael Braungart, Cradle to Cradle - Nachhaltige Produktion Im Kreislauf. Conférence au Festival international des sciences. Heidelberg, DAI Heidelberg, 2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=FMMSke27c6k, un motif chrétien primitif se perpétue ici dans un habit écologique séculier : toute interaction physique avec le monde terrestre est entachée de péché et l’on ne peut se maintenir aussi pur que possible qu’en faisant pénitence ou en consommant. Une action positive sur cette planète sort ainsi totalement du domaine de l’imaginable et donc du champ d’action moral et politique.
C’est précisément ce genre d’état d’esprit qui renforce l’impasse moderne du statu quo. Certes, nous savons désormais que beaucoup de choses ne vont pas du point de vue écologique. Mais pour la perspective majoritaire, il n’y a pas de référence environnementale plus positive, meilleure, pas d’horizon d’action. Un rapport « neutre » ne suscite ni enthousiasme individuel ni potentiel de mobilisation collective pour une vie meilleure. Le ressentiment des moins privilégié·es se traduit plutôt par une nouvelle stabilisation du statu quo dans un contexte d’inégalités persistantes, car celles et ceux qui ne peuvent pas se permettre d’adopter le mode de consommation le moins pire d’un point de vue environnmental se complaisent dans une affirmation défiante des modes de vie plus toxiques, sous forme de moteurs bruyants, faute d’alternatives.
Derrière des leitmotivs tels que la « neutralité climatique », la crise climatique, tout comme la question des transports, est le plus souvent traitée par la politique actuelle comme un sujet que l’on pense maîtriser par des solutions presque exclusivement techniques : éoliennes, panneaux solaires, captation du carbone, nouvelles centrales nucléaires – et bien sûr, en premier lieu, par la voiture électrique.
La voiture électrique est désormais, dans presque toutes les couches sociales, le symbole de la politique de « transformation écologique » d’un « capitalisme vert », quelle que soit l’opinion que l’on ait de ce dernier. Les critiques réactionnaires de droite tout comme les militants écologistes de gauche parlent souvent de la voiture électrique comme d’un symbole de l’hypocrisie du paradigme promu par l’ordre capitaliste étatique actuel. Le reproche le plus souvent formulé est que les dommages environnementaux ne sont que déplacés ailleurs, sans vraiment s’attaquer à la racine du problème. Alors qu’à droite, cela conduit à une position cynique en affirmant que c’est ce qui a déjà été fait, les personnes de gauche sont tiraillées par un dilemme infernal : d’une part, elles ne veulent pas rejeter totalement la voiture électrique « écologiquement meilleure » (et peut-être même faire ainsi le jeu de la droite), mais d’autre part, elle ne veulent pas non plus être celles qui accueillent un capitalisme qui se dit « vert » et, avec lui, ses nouvelles dynamiques d’exploitation.
Ici, je ne m’intéresse cependant pas tant aux avantages et aux inconvénients de la voiture électrique. Je ne pense pas qu’un simple changement de mode de propulsion puisse apporter la moindre solution à notre situation écologique catastrophique. Je pense que la question de la voiture électrique comme symbole du « tournant écologique » n’est tout simplement pas la bonne : ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant de calculer dans tous les sens les émissions de CO² ou d’atteindre le nouvel idéal de la « neutralité climatique », mais plutôt de politiser les modes de vie auxquels la voiture, quelle que soit sa motorisation, donne accès de manière majoritaire. Ceux-ci ne semblent pouvoir être abordés directement ni par la gauche ni par la droite dans le cadre de la politique mainstream, car ils impliqueraient une remise en question de la normalité dans laquelle on ne peut que continuer à perdre politiquement. Le pour et le contre de la voiture électrique, comme de nombreux autres aspects de la soi-disant « politique environnementale », font partie et sont dérivés d’une logique dont la genèse constitue pour moi le véritable problème. En effet, l’environnement y est toujours présenté comme quelque chose dont on peut disposer passivement et que l’on peut ensuite gérer d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire soit en nuisant au climat, soit en étant neutre pour le climat. Mais dans cette configuration, rien ne change dans la composition de notre corps politique et donc dans les évidences qui composent une normalité. Comme je le suggérerai à la fin, une politique qui veut rendre possible des alternatives radicales devrait en premier lieu travailler à retirer à cette logique hégémonique sa position de monopole et ainsi faire apparaître d’autres relations environnementales comme désirables et réalisables. C’est à cette seule condition que le type de véhicules motorisés peut devenir un enjeu politique pertinent.
Différentes formes (précoces) de l’automobile et son déterminisme pétro-patriarcal
Il y a une certaine ironie dans le fait que ce qui est aujourd’hui souvent promu comme « visionnaire » pour l’avenir des centres urbains verts ait déjà constitué la réalité de l’automobile à sa naissance : des flottes de taxis à propulsion électrique, dont l’autonomie pouvait atteindre 30 km et qui devaient remplacer le transport individuel, aujourd’hui reconnu comme inefficace et écologiquement catastrophique, là où les transports publics et le vélo ne suffisaient pas. En effet, il existait déjà une flotte de taxis électriques très fréquentés à Londres dès 1897, à Paris dès 1898, à Berlin et dans diverses villes américaines dès 1899F. W. Geels, “The Dynamics of Transitions in Socio-Technical Systems: A Multi-Level Analysis of the Transition Pathway from Horse-Drawn Carriages to Automobiles (1860-1930)”, Technology Analysis and Strategic Management, vol. 17, no. 4, 2005, 445–476, p. 460.. Comme nous l’avons mentionné, la part des voitures électriques aux États-Unis était d’environ un tiers en 1900. En Europe également, la part des trois grandes formes de propulsion des débuts de l’automobile (moteur à combustion, propulsion à vapeur et propulsion électrique) était à peu près équivalente, avec un léger avantage pour les véhicules à moteur électrique. Le premier record de vitesse de plus de 100 km/h a été établi par une voiture électrique (un modèle belge, « La Jamais Contente » en 1899) et la propulsion électrique était largement considérée comme supérieure aux deux autres options, ce qui a poussé des personnes aussi haut placées que l’empereur Guillaume de Prusse à choisir ce moteur.
Qu’est-ce qui a donc conduit au déclin de la voiture électrique, qui a été si dramatique que des magazines comme Der Spiegel ont pu titrer en 2017 : « Si le boom des voitures électriques continue ainsi, nous atteindrons bientôt les chiffres de 1899Frank Patalong, “Elektroautos: So modern wie 1899 - zurück in die Zukunft,” Der Spiegel, 14 Novembre 2017, https://www.spiegel.de/geschichte/elektroautos-so-modern-wie-1899-zurueck-in-die-zukunft-a-1176851.html » ? Outre la progressive mise à disposition commerciale de l’essence et autres carburants à base de pétrole, ainsi que l’introduction de certaines innovations techniques comme l’allumage électrique du moteur à essence, un autre facteur de ce déclin, peut-être plus inattendu, est particulièrement mis en avant par divers chercheurs et chercheuses : la course automobile.
La plupart du temps, l’histoire de l’adoption de la voiture est présentée à tort comme plus ou moins linéaire. La voiture, étant trop chère et trop peu fiable, n’a en aucun cas immédiatement remplacé la calèche, le cheval ou le vélo. Avant et pendant les premiers temps de l’automobile, toutes les grandes villes occidentales (où la voiture s’est répandue en premier) disposaient d’un réseau de mobilité multimodal bien rodé, composé de tramways, de trains, de chevaux, de calèches, d’omnibus, de vélos et de piétons. L’automobile, en tant qu’invention récente, n’a pu s’ajouter à ce réseau existant qu’au sein de petites niches, comme les flottes de taxis, ou comme symbole de statut social pour la bourgeoisie naissante, ou encore pour les promenades en campagne. Selon le chercheur en mobilité Frank Geels, ces dernières ont joué « un rôle essentiel dans la formation de l’idée de ce que ‘l’automobile’ devait pouvoir faireGeels, op. cit., 462 ».
La première voiture électrique avait un inconvénient majeur par rapport à la voiture à combustion : son autonomie réduite. Au bout de 80 km maximum, les batteries très sensibles devaient être rechargées dans un « dépôt d’accumulateurs ». Alors que cela ne posait aucun problème dans ses champs d’application initiaux, comme les taxis urbains ou les promenades dans les parcs, la propulsion électrique était à la traîne dans les courses automobiles, très populaires à l’époque. Dès les premières grandes courses de « voitures sans chevaux », comme la course Paris-Bordeaux-Paris de 1895, huit des neuf voitures qui ont franchi la ligne d’arrivée avec succès étaient propulsées au pétrole. Cela a conduit à ce que les moteurs à combustion soient perçus comme « plus forts » et « plus puissants » dans l’esprit du grand publicKingsley Dennis et John Urry,After the Car, Cambridge & Malden, Polity, 2009, p. 28-33. La voiture électrique a certes été souvent vantée comme étant plus silencieuse et plus propre : par exemple, seules les voitures électriques étaient autorisées à se promener à Central Park à New YorkGeels, op. cit., p. 461. En 1900, le journaliste influent Louis Baudry de Saunier décrivait déjà le moteur électrique comme étant « le plus propre, le plus souple que l’on puisse souhaiter […].] Il ne répand pas d’odeur nauséabonde et ne laisse pas de nuages de fumée blanche ou noire comme signe désagréable de sa présence à l’arrière du véhiculecité dans Peter Maxwill, “Elektroauto-Revolution vor 100 Jahren”, Der Spiegel, 11 juin 2012, https://www.spiegel.de/geschichte/elektroauto-revolution-vor-100-jahren-a-947600.html. ».
Mais la publicité dont ont bénéficié les moteurs à combustion, plus bruyants et suintants, grâce à leurs succès dans les courses automobiles, a conduit, en particulier le public masculin, à les identifier comme symbole du progrès fulgurant de la modernité. Et comme ces hommes, marqués par des fantasmes de domination mécanique, représentaient le segment de la société avec le plus fort pouvoir d’achat, leur influence sur l’évolution du marché et de sa technique a été décisive. La première voiture produite en masse, la Ford Model T de 1908, était ainsi équipée d’un moteur à combustion, ce qui correspondait également aux intérêts de l’industrie pétrolière naissante aux États-Unis à cette époque. Grâce à ce complexe d’une virilité mécanique alimentée par le carburant fossile, qui associait le progrès à des moteurs bruyants et suintants qui soumettent la nature comprise comme féminine, le mode de propulsion du moteur à combustion fut bientôt considéré comme inévitable lire à ce sujet Cara New Dagge, Pétromasculinité. Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes, traduit par Clément Amezieux, Marseille, Wildproject, 2023..
La production de voitures électriques a ainsi été reléguée à des niches de plus en plus petites, sans jamais s’éteindre complètement. Les flottes de taxis électriques ont encore survécu pendant quelques décennies, jusqu’à ce que la fin du fascisme et de l’industrie de guerre finissent par imposer la voiture à combustion comme unique paradigme et mode de mobilité. À l’origine de cette évolution se trouve le pouvoir d’achat de la bourgeoisie aisée, qui infléchissait le marché par ses désirs et qui voyait dans la voiture à essence la meilleure concrétisation de sa conception bourgeoise de la libertéCes éléments sont développés dans le livre à paraître chez Wildproject à l’automone 2025..
Bref, la forme de propulsion de la voiture n’était pas prédéfinie par la technologie. Dans un autre ordre social, un autre mode de propulsion, comme celui de la voiture électrique, se serait peut-être imposé. Mais dans les sociétés capitalistes et patriarcales dans lesquelles la voiture s’est développée, elle témoigne d’un amalgame entre désir bourgeois de soumission de la nature, fantasmes masculins de puissance technique, atomisation de la société sous une conception libérale de liberté « sans aucune attache » et émergence de l’industrie pétrolière. Même dans ces conditions, la voiture est d’abord restée un phénomène de niche réservé à quelques citoyen·nes privilégié·es, jusqu’à ce que les coups de boutoir du fascisme permettent à la voiture de devenir un mode de transport et de vie adopté par la grande majorité de la population des pays “sur-developés”, éliminant toute alternative.
Forme technique = forme sociale
On ne peut donc ni considérer en bloc les voitures électriques comme un remède, ni les diaboliser. En effet, un petit taxi électrique autotracté suggérerait un rapport à la société et à l’environnement complètement différent de celui d’un gigantesque SUV Tesla détenu par un particulier. Malheureusement, si l’on regarde de plus près le marché automobile actuel et les programmes d’aide publique en faveur d’un « tournant de la mobilité verte », la situation est loin d’être rose. Le débat public se concentre sur le pour et le contre de la voiture électrique en ne la considérant que comme un objet de propriété privée et un moyen de transport monomodalC’est peut-être le Premier ministre français Jean Castex qui l’a exprimé le plus clairement en 2022, déclarant dans un discours public que le problème n’était pas les routes, mais les voitures qui y circulaient. Ou en d’autres termes : tout peut et doit rester comme avant, mais électrique s’il vous plaît (pratique, la même année, l’électricité nucléaire a été déclarée « verte » par l’UE à l’initiative de la France). En comparaison, on entend peu parler, par exemple, de flottes de taxis électriques.
Le constructeur américain de voitures électriques Tesla est généralement considéré comme celui qui a sorti la voiture électrique de sa niche au début du 21e siècle et en a fait une « alternative réelle » à la voiture à combustion. Mais qu’est-ce qui distingue les Tesla des voitures électriques qui existaient déjà auparavant ? Alors que d’autres voitures électriques étaient plus légères et plus petites que les voitures à combustion en raison de leur mode de propulsion et de leur domaine d’utilisation, Elon Musk a insisté pour conserver la forme et l’architecture des voitures à combustion les plus chics en n’électrifiant que le moteur. En termes de taille, de poids, de vitesse et de chevaux, les Tesla peuvent facilement rivaliser avec les modèles haut de gamme de BMW et Mercedes. Elles s’adressent manifestement à la même catégorie de consommateurs, majoritairement des hommes avec des revenus importants. Leur design s’inspire du langage formel des « bolides les plus excitants », des voitures de course et des SUV, et offre en plus une surface plus sleek [lustré, élégant, épuré] qui leur donne un air plus contemporain en harmonie avec l’ère du numérique. La forme, le statut, les rapports de classe et de taille ont donc été rapprochés au maximum de l’ordre existant des voitures à combustion fossiles et capitalistes. Contrairement aux voitures électriques précédentes, qui ne correspondaient pas à l’aspect normalisé d’une « bonne voiture », une Tesla ressemble exactement aux « voitures à combustion les plus sexy » - et paraît même plus moderne. Ce n’est qu’ainsi que la voiture électrique a été considérée comme viable sur le marché et digne d’être soutenue politiquement.
La vision d’avenir de l’e-mobilité prônée aujourd’hui par la politique majoritaire repose non pas sur une volonté de transformer le paradigme dominant de la mobilité, avec ses modes de perception implicites et ses rapports sociaux, mais sur sa poursuite et sa radicalisation sous des auspices « verts ». La voiture continue d’être comprise et encouragée comme un moyen de liberté individuel et privéOn se demande souvent s’il serait plus judicieux, dans l’esprit de la justice climatique et des valeurs qu’elle exige (et qu’un État contribue à produire), de verser les 5.000 € minimum de subvention publique que l’on reçoit pour l’achat d’une voiture électrique (en plus des programmes d’aide à l’automobile déjà gigantesques de l’État et de l’Europe !) vers l’achat d’un abonnement de train, d’un ticket pour tous les transports ou d’un bon vélo. De même, certains demandent une « prime de non-automobile » de 5000 euros, car ne pas acheter de voiture est toujours bien plus écologique que d’acheter la meilleure voiture électrique du monde - sauf que dans le segment de prix supérieur, les voitures les plus prisées sont désormais proposées avec une prime à la bonne conscience éco-politiqueIl est certain que le passage à la voiture électrique comme véhicule idéal entraînera de légères modifications (et clivages) dans l’ordre des désirs automobiles. Après tout, une Tesla est loin d’avoir une sonorité aussi « virile » et « autoritaire » qu’une voiture à essence comparable. Peut-être est-il vrai qu’un nouveau type de citoyenneté dominante se détournera de l’amour de la suie et de la domination patriarcale de la nature au profit d’un modèle de gouvernance « intelligent » et « climatiquement neutre », qui ne glorifie plus sa propre toxicité sous une forme protofasciste, mais l’invisibilise complètement grâce à une nouvelle « optimisation de l’efficacité » via la production et la délocalisation. Mais il est beaucoup plus probable que la bourgeoisie se scinde en deux camps, menant une lutte de façade l’un contre l’autre, tout en laissant intacts les fondements de l’ordre social. Car ici aussi, une fierté pour les « valeurs d’antan » se forme déjà autour du moteur à combustion, reprochant aux conducteurs et conductrices de voitures électriques leur mollesse et leur plus grande dépendance « au système ». Ceci est bien entendu soutenu par les spots publicitaires spectaculaires des industries concernées, comme par exemple celui du géant pétrolier ExxonMobile, qui présente la voiture électrique comme l’instrument d’un monde dystopique où les hommes sont entravés dans leurs mouvements par d’énormes tentacules de câbles. Intitulé « Breaking Free », le spot met en scène un homme barbu et légèrement corpulent redécouvrant la vertu de son vieux pick-up à combustion, avec lequel il retrouve la liberté en roulant sur les autoroutes vides de la wilderness américaine, tandis que, derrière lui, sur la route, s’agitent les câbles arrachés dont il s’est affranchi grâce au pétrole. https://www.youtube.com/watch?v=9s—8LEML_E [15.3.24].
Mais ce n’est pas seulement la forme de la voiture qui est stabilisée par ce type de politique de la voiture électrique. Paradoxalement, il se pourrait même que la promotion de la voiture électrique stabilise et garantisse l’avenir de la voiture à combustion. En effet, selon les calculs du politologue Conrad KunzeConrad Kunze,Deutschland als Autobahn: Eine Kulturgeschichte von Männlichkeit, Moderne und Nationalismus, Bielefeld, transcript, 2022, p. 23., même en se basant sur les prévisions optimistes de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), il faudrait encore 130 ans pour que l’ensemble du parc automobile mondial actuel (environ 2 milliards de voitures, un chiffre toujours en hausse) soit électrifié - car il serait impossible de produire autant de voitures électriques plus rapidement. De plus, il n’est pas du tout certain qu’il y ait suffisamment de ressources (métaux critiques, terres rares, etc.) pour électrifier théoriquement tout le parc automobile mondial qui ne cesse de croître.
En refusant d’envisager une réduction radicale du transport individuel, sa re-collectivisation et sa multimodalisation, les politiques d’électrification des transports pourraient paradoxalement favoriser le retour à la voiture à combustion, faute d’alternatives - parce qu’il n’y a pas d’autres voitures - et perpétuer une politique d’investissement beaucoup trop timide dans des modes de mobilité radicalement différents. Les premiers signes de ce retour de bâton sont malheureusement déjà visibles. En 2023, sous l’impulsion de l’Allemagne, nation de l’automobile, l’UE a assoupli sa décision de « mettre fin au moteur à combustion en 2035 ». Désormais, sous certaines conditions (mot-clé : le moteur à combustion vert, neutre pour le climat), de nouvelles immatriculations de véhicules thermiques seront encore autorisées après 2035. Un regard historique montre que les crises de vente du secteur automobile ont toujours été facilement absorbées par une légère modification techniqueCe phénomène est plus souvent appelé « effet de rebond » : dès lors qu’un nouvel objet technique est perçu comme plus « propre » , ses utilisateur·trices ont tendance à l’employer davantage et à développer de nouveaux usages supplémentaires, annulant ainsi ses bénéfices. Un bon exemple est celui des vététistes électriques âgés et en surpoid qui gravissent des sommets qu’ils n’auraient jamais pu atteindre à pied, et encore moins avec un VTT sans moteur.. Après un bref effondrement des chiffres de vente, une nouvelle « innovation » (comme l’introduction du catalyseur dans les années 80) entraîne un nouveau boom des ventes, permettant à la courbe du nombre de voitures disponibles dans le monde de continuer à grimper de manière presque exponentielle. Ce scénario pourrait fatalement se répéter pour la voiture électrique, d’autant plus qu’une grande partie de la politique actuelle semble aller dans cette direction, consciemment ou non. Après l’effondrement des ventes durant la « crise » du Covid (période marquée par un écologisation sans précédent des courants politiques dominants, impulsée par « Fridays for Future » au cours des années précédentes), le marché automobile s’est redressé jusqu’au printemps 2024 avec des taux de croissance à deux chiffres dans l’UE (depuis, les chiffres varient énormément et on ne peut donc pas avancer de prévisions précises). La voiture électrique est présentée comme le facteur déterminant de ce rebond, bien que le nombre total d’immatriculations de voitures à combustion continue d’augmenter (et fin 2024, il semble même que l’augmentation du nombre de voitures électriques soit en train de s’effondrer au profit des voitures à combustion - ce qui pourrait confirmer l’hypothèse développée ci-dessus, mais là encore, il est trop tôt pour être tout à fait fixé). Curieusement, cette reprise a lieu dans le contexte d’une autre crise qui, à première vue, devrait rendre la voiture privée beaucoup moins attractive : en effet, alors qu’à l’époque du Covid, l’isolement était érigé en vertu et le prix essence atteignait un niveau historiquement bas, la guerre en Ukraine a depuis entraîné une flambée du prix du pétroleCe passage a été écrit en mai 2024 et depuis les prix ont baissé, notamment en raison d’une exploitation pétrolière décomplexée, résumée par la phrase de Trump : « Drill, baby, drill ! ». Pourtant, c’est justement maintenant que les ventes automobiles repartent à la hausse. La forme-voiture se révèle une fois de plus bien trop ancrée pour que les crises politiques traitées dans l’actualité quotidienne puissent y changer quelque chose.
Un ancien extractivisme renouvelé
Alors que le pétrole a largement déterminé à lui seul les formes de propulsion du 20e siècle, le 21e siècle voit l’émergence de moteurs dépendant de métaux critiques, qui viennent s’ajouter au même régime de mobilité. Tout indique que nous ne nous dirigeons pas vers un remplacement mais vers une diversification des régimes respectifs des matières premières, ce qui conduira à une exploitation encore plus étendue des ressources planétaires, à différents niveaux. Alors que le pétrole continue d’être extrait et exploité de manière agressive (ruée vers l’Arctique, fracturation, etc.), un nouvel extractivisme se développe simultanément autour des métaux critiques comme le lithium, le cérium et l’ytterium, non seulement nécessaires à la fabrication des batteries des voitures électriques modernes, mais également irremplaçables pour la plupart des autres « infrastructures vertes » comme les panneaux solaires ou les éoliennes, et bien sûr aussi pour les smartphones. Les médias nationaux continuent de célébrer les nouvelles découvertes de ces métaux comme un avantage concurrentiel sur la voie de la « transformation verte » sans jamais évoquer les dommages environnementaux massifs et les expulsions de populations autochtones que leur extraction entraîneraitPar exemple, l’annonce de la découverte de terres rares à Kiruna, en Suède, a fait le tour des médias en janvier 2023, sans jamais mentionner que les Samis autochtones en pâtiraient. Les troupeaux de rennes, dont les Samis nomades dépendent pour leur mode de vie, ont été décimés par milliers au cours de la dernière décennie en raison de l’exploitation déjà galopante du minerai de fer, ce qui rend la poursuite de leur mode de vie nomade de plus en plus difficile / peu attrayante pour les jeunes Samis. La ville de Kiruna a été déplacée pour la dernière fois en 2015 à cause de l’exploitation du minerai de fer - il semble que la ville soit à nouveau confrontée au même sort à cause des terres rares. Voir Simonetta Dibbern, “Seltene Erden in Kiruna: Schatzsuche in Schweden”, Deutschlandfunk, 10 janvier 2023, 55 minutes [podcast]. Disponible sur : https://www.deutschlandfunk.de/milliardenschwerer-bodenschatz-kirunas-umbau-auf-und-unter-der-erde-dlf-922b1650-100.html.. Il est souvent dit ouvertement qu’il faut faire des sacrifices pour le « tournant écologique » et qu’on ne peut pas plaire à tout le mondeLa contradiction apparaît encore plus ouvertement dans le conflit commercial naissant avec la Chine : l’UE a entre-temps décidé d’imposer des droits de douane massifs sur les voitures électriques chinoises, beaucoup moins chères, et empêche ainsi l’établissement et l’importation de ces véhicules, généralement petits et abordables, en Europe - malgré l’agenda officiel visant à faire progresser le plus rapidement possible « l’électrification du trafic automobile ». Les intérêts coloniaux du maintien du pouvoir impérial continuent de primer sur la soi-disant « écologisation » des transports..
Une autre lutte paradigmatique est celle qui se déroule actuellement dans l’ouest de la Serbie, où l’entreprise minière anglo-australienne Rio Tinto veut exploiter le lithium à grande échelle depuis des années, et ce avec le soutien en grande partie explicite de la politique européenne, ce qui rendrait des villages et des villes entières pollués et inhabitables. « Vous détruisez nos moyens de subsistance pour pouvoir rouler à vélo électrique dans un environnement propre à Amsterdam », résume de manière hyperbolique un activiste local lors d’un entretien radio Christoph Kersting, “Lithiumabbau - Der schmutzige Kampf um Serbiens Rohstoffe,” Deutschlandfunk Kultur. 6 décembre 2023, 35 minutes [podcast]. https://www.deutschlandfunkkultur.de/lithiumabbau-serbien-100.html.. Dans la constellation politique actuelle, la mobilité électrique menace d’aggraver les structures d’exploitation et les inégalités mondiales déjà existantes. Les pays financièrement pauvres, dotés d’une législation environnementale faible et gouvernés par des élites corrompues, sont de plus en plus ciblés par les entreprises de terrassement sous le signe de ce nouvel extractivisme vert. Cela est souvent déguisé - comme par l’UE - en « aide au développement », mais, comme l’exprime l’activiste serbe Marija Alimpić, ce n’est rien d’autre que la poursuite des anciennes stratégies d’exploitation coloniale avec un vernis vert Ibid., min. 15. Selon eux, il s’agit de donner de plus en plus l’illusion de la propreté et du respect de l’environnement aux nations riches sur-consommatrices et à leur électorat à fort pouvoir d’achat - alors que les dégâts environnementaux de leur mode de vie vampirique, qui continue à dépasser toutes les limites planétaires, sont de plus en plus habilement reportés sur les pays pauvres. Pourtant, il y aurait aussi, par exemple, dans le fossé du Rhin supérieur allemand, entre Francfort-sur-le-Main et Bâle, de grands gisements de lithium qui seraient même trois fois plus grands que ceux de toute la Serbie et qui seraient en outre plus faciles à exploiter Ibid., min. 11. Mais dans les rapports de force politiques actuels, il semble plus facile d’exploiter un État pauvre comme la Serbie, la Mauritanie ou la Bolivie contre la volonté de sa population. D’une part, il est moins coûteux pour les entreprises concernées d’exploiter dans des pays qui n’ont pas de réglementations environnementales strictes ni de bonnes conventions collectives. Et d’autre part, la population des pays riches sait mieux se défendre. Les gisements de lithium en Allemagne ne sont donc pas touchés, et le riche land de Hesse, superficiellement progressiste, peut aussi bien se réjouir que les gaz d’échappement de sa propre voiture ne soient plus perceptibles dans son environnement immédiat et s’indigner en même temps de l’état déplorable de l’environnement et des lois sur la protection de la nature en Serbie.
La lutte en Serbie n’est particulière que dans la mesure où la distance avec les pays riches de l’UE est relativement faible et que la délocalisation de l’exploitation éco-sociale ne peut donc pas être rendue aussi facilement invisible que dans les pays du Sud. C’est pourquoi on essaie de faire passer cet extractivisme pour une « aide au développement » et on le défend ouvertement en arguant que sinon, on laisserait l’exploitation à la Chine totalitaire et que, de ce point de vue, il vaudrait mieux que ce soit « l’Occident démocratique » qui s’en charge. L’exemple de la Bolivie, montre que les acteurs économiques occidentaux ont, comme toujours, très peu à voir avec les principes démocratiques dans l’obtention des ressources convoitées par l’automobile. Le président démocratiquement élu Evo Moralez a décidé en 2019 de mettre fin à l’exportation du lithium non transformé et de nationaliser l’ensemble du secteur. Comme dans les années 1950 et 1960, lorsque Mohammed Mossadegh en Iran ou Abd al-Karim Qasim en Irak voulaient nationaliser les gisements de pétrole de leur pays, Evo Moralez a subi en 2019 ce que l’on appelle un « putsch du lithium » Conrad Kunze, op. cit., p. 22, au cours duquel l’armée et la police ont pris le pouvoir et ont promis aux partenaires contractuels occidentaux de privatiser à nouveau la production de lithium et de développer les exportations. Lorsqu’Elon Musk, « probablement le plus grand acheteur de lithium au monde », a été accusé sur Twitter d’être derrière le coup d’État, il a ouvertement ironisé : « Nous éliminons qui nous voulons ! Faites-vous une raison » Ibid..
Heureusement, le pouvoir de Musk n’était pas aussi illimité qu’il le prétendait dans ce tweet rapidement supprimé. Car le gouvernement putschiste a été destitué l’année suivante par le gauchiste Luis Acre. Mais cet exemple montre le vrai visage du soi-disant « capitalisme vert », que ce soit sous des auspices démocratiques ou dictatoriaux. Autant les Etats-Unis que l’UE ont immédiatement qualifié le gouvernement putschiste de « démocratique » et de légitime - il n’a pas été sérieusement question de sanctions. L’extractivisme autour des terres rares montre de plus en plus clairement une continuité avec les pratiques antérieures du capitalisme fossile : les matières premières, que le modèle économique respectif définit comme essentielles, sont sécurisées en utilisant tous les moyens de pouvoir. De même que l’Irak et l’Iran ont été renversés avec l’aide active de l’Occident parce qu’ils voulaient nationaliser leur pétrole, de nombreux pays économiquement pauvres et riches en lithium doivent aujourd’hui craindre des scénarios similaires - telle est la leçon de la Bolivie. Dans le cas de la Bolivie, la société minière publique YLB coopère désormais avec des entreprises chinoises et russes, ce qui a donné lieu à de nombreux gros titres négatifs dans les médias occidentaux. En Serbie, le projet a été provisoirement suspendu après les plus grandes manifestations environnementales de l’histoire de l’État, au cours desquelles plusieurs dizaines de milliers de personnes ont complètement paralysé l’autoroute urbaine de Belgrade à l’automne 2021. Mais le Premier ministre Vucic, après sa réélection au printemps 2022, a qualifié l’annulation de la mine de lithium de sa plus grande erreur politique. Il hésite entre une alliance avec l’Occident ou avec la Russie et la Chine - de nombreux acteurs de l’UE proposent de reprendre l’exploitation à la place de Rio Tinto. En général, la situation en Serbie est encore trop incertaine à l’heure où nous écrivons ces pages pour que nous puissions faire des prévisions plus précises. Mais à ce stade, ce ne sont pas tant les luttes spécifiques et leurs issues qui m’intéressent. Ce qui m’intéresse davantage, c’est la dynamique d’exploitation globale qui se dessine derrière elles.
Conclusion
On l’a vu : si la forme de mobilité sociale et ses rapports sociaux implicites analysés ci-dessus sont maintenus, les mêmes dynamiques d’exploitation globales seront également reproduites. En fin de compte, peu importe que ce soit le pétrole ou les métaux critiques : leurs effets catastrophiques en termes de politique démocratique se produisent lorsqu’ils sont utilisés comme solution dominante de la mobilité et de la technique. Puisqu’il ne semble pas que la voiture électrique remplacera complètement le moteur à combustion au cours de ce siècle, une nouvelle diversification de l’extractivisme mondial et de ses dynamiques d’exploitation est en jeu. Si la « transition verte » et la « neutralité climatique » signifient principalement le remplacement des moteurs à combustion par des voitures électriques, le régime existant d’exploitation extractiviste basé sur les inégalités mondiales se poursuivra presque automatiquement, mais s’étendra également à d’autres couches de la Terre. Cette situation est encore aggravée par le fait que les voitures électriques et autres « technologies vertes », comme les éoliennes ou les panneaux solaires, ne font que prétendre remplacer le pétrole. En effet, selon Paolo Servigne et Raphael Stevens, il n’y a tout simplement pas assez d’énergie facilement convertible au-delà du pétrole pour permettre, même partiellement, une telle transition prétendument « verte » Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer: Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Points, 2021, p.53.. Dans la configuration politique dominante, les voitures électriques, les éoliennes et les panneaux solaires ne sont « post-fossiles » que dans les apparences et pour le consommateur final : leur production et l’extraction de leurs ressources continuent à dépendre du capitalisme fossile, et ce pour une durée indéterminée.
J’espère l’avoir montré : la forme de la voiture ne peut pas être séparée de la forme de la société. Il ne sera pas possible - contrairement aux promesses des politiques majoritaires - d’écologiser la société sans changer fondamentalement son rapport à l’environnement, à la technologie, à la mobilité et aux identités de genre.