Remembrements

Le remembrement agricole est un moment marquant de l’histoire de l’agriculture et de l’environnement. En France, dans les années 1960, la restructuration du parcellaire rural a été massive afin de permettre la révolution agricole et la production intensive. Remembrement(s), récit en cours d’écriture dans le cadre d’une thèse en création littéraire, retrace, à partir d’archives et de témoignages, l’histoire de cette période dans la commune de Bazoges-en-Pareds, située au sud de la Vendée. Extrait. 

Sol. Je gratte avec l’ongle la surface d’une coquille d’escargot blanchie par le soleil. De la pulpe du doigt, je fais le tour de la spirale, cherche un angle depuis lequel décoller la carcasse du sol. J’y parviens en faisant légèrement levier avec l’index et dépose la coquille un peu plus loin. L’espace dégagé m’offre une amorce pour la fouille alors je creuse ; d’abord avec un doigt, bientôt deux, trois, puis à pleine main. Je cherche l’humidité, la terre brune et légèrement collante qui attend tassée et tapie sous la mosaïque de cailloux, coques de noix, restes d’insectes ou d’escargots qui s’est formée à la surface. Je m’agrippe, fait grincer mes ongles contre l’épaisseur dure des pierres de profondeurs. Une racine vient se loger en travers de mes doigts, me fait barrage et bloque ma progression. Dans un bref mouvement de phalanges, je la contourne légèrement, avant de l’agripper par le dessous pour l’arracher nette et plonger plus loin vers l’épaisseur brune. De cette matière-là, je fais une potion. Dans un seau de plastique noir je mélange terre humide, restes de petit bois, vers de terre et trèfle des champs. J’ajoute un peu d’eau, je malaxe longuement sous la paume en invoquant les forces du ciel et des sous-bois. Le sol, c’est d’abord ça. La matière superstitieuse qui arrive par la main, s’anime dans la langue et construit pour l’enfance un terrain de forces magiques. 

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[Août 1960. Journal officiel de la République française. Extrait.]

La loi d’orientation de l’agriculture française a pour but, 

d’établir la parité 

entre l’agriculture 
et les autres activités économiques. 

En éliminant 
les causes de disparité
entre le revenu des personnes 
exerçant leur activité dans l’agriculture 
et celui des personnes 
occupées dans d’autres secteurs.

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Je ne peux pas échapper aux documents.

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Grammaire. Marqueterie de pièces cultivées, closes par d’épais buissons, le bocage est une forme paysagère gagnée par les hommes sur la forêt ; elle naît par remembrement d’usage, parce qu’avec le temps les hommes ont besoin de plus de bêtes, de plus de culture, de plus de grains. Réseau de chemins souvent étroits, légèrement encaissés, c’est un paysage d’horizon court, qui se déplie furtivement, à portée de bras. Il y a toujours une haie, un hameau, un taillis, un chemin creux ou un ruisseau pour briser la ligne de fuite et combler le lointain. Dans le bocage, les bêtes, comme les voisins, surgissent presque sous vos pieds. C’est un pays pour l’embuscade, le maquis ; un pays où l’on se cache sans effort, où chaque apparition est une surprise. 

Le paysage n’est pas un décor dans lequel un peuple et des bêtes évoluent, c’est une grammaire. La manière dont s’agence l’espace requiert que la pensée s’adapte pour y loger. La pensée-bocagère connaît l’ellipse, intègre ses manques, construit des phrases autour de ses trous, n’hésite pas à s’élaborer malgré un manque de visibilité. Pensées-buissons, perceptions-haies, phrases-bosquets, la pensée-bocagère connaît sa force. Elle s’élabore en réseaux, peut cacher les corps, les dérober aux puissances politiques, abriter tout un monde. 

Inévitablement, il faut que cela cesse. Après-guerre, le général de Gaulle a d’autres ambitions pour la France. Il faut mettre les choses à plat, déployer une vision d’ensemble, le paysage ne fait pas exception. Dans ce décor de dentelles et recoins, le tracteur Ford nouvellement arrivé d’outre-Atlantique n’entre pas. Tout est trop petit. Il faut secouer la campagne. Avec un engin pareil, il faut un horizon propre et net ainsi qu’un recul suffisant ; de quoi apprécier l’ampleur de la mécanique qui avance et retourne la nouvelle plaine au couchant. 

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La maison est coupée en deux. 
D’un côté, mes grands-parents paternels.
De l’autre. Mon père, ma mère, ma sœur et moi. 
Une seule maison dont on a colmaté des portes à l’intérieur pour marquer la clôture, être chacun chez soi.

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Démarcation. Ils sont six, dans le matin de mai pour arpenter la ligne de démarcation entre les deux communes. Six corps en marche, au travail, s’efforçant de faire coïncider le paysage avec la géométrie plane des tracés cadastraux. Un géomètre plus deux maires accompagnés de trois indicateurs habitants.  
Ce matin-là, c’est encore le moment où la parole a le pouvoir de faire bouger les lignes et peut déplacer les frontières, les remettre en cause au moins. Après l’inscription sur le procès-verbal de l’accord commun, il sera trop tard. Le dessin du territoire fera loi, absorbant toute liberté de mouvement. 
Six corps sur les chemins et une marche étrange, ponctuée d’arrêts. 
Le matin du 21 mai 1973, la frontière entre MOUILLERON et BAZOGES en PAREDS prend plusieurs formes. Ils sont six à le constater. Elle est à la fois une rivière, des bornes puis des piquets. Elle s’hybride en plusieurs états et n’est pas perceptible à l’œil nu. La rivière n’est pas seulement un point d’eau en bordure de prairie, c’est aussi une séparation. Dans son lit, les collectifs se délayent pour un temps étroit qui ne dure que l’épaisseur d’une ligne. Sur les rives, les communes se font face.
Le géomètre est le sixième homme. Il arrive de la ville et sera là plusieurs jours. C’est à lui que sont confiés les tracés existants. Ce sera à lui d’en dessiner de nouveaux, à lui de faire de la place. Mais avant de modeler, dans les bureaux de la ville, la nouvelle silhouette de ce paysage, il lui faut multiplier les marches puisque différents bords sont à circonscrire. Une fois le périmètre communal bien délimité, la véritable réforme se fera à l’intérieur sans jamais déborder. Le remembrement est un huis clos à ciel ouvert. 

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Née en légataire, j’aurais pu regarder, indéfiniment, passer les bêtes sous les noyers et chaque printemps, aller replanter mes piquets. J’aurais été le membre offert aux champs, pour que rien ne change, que l’essentiel soit préservé.

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Orientation. Le 5 août 1960, la France, par l’intermédiaire du gouvernement de Michel Debré, formule ses repères en matière d’agriculture. Elle se fixe un Nord, une marche à suivre et des objectifs. La loi d’orientation agricole se fait géomètre. Point par point, article après article, sur la surface plane des pages du Journal Officiel, elle dépose le nouveau tracé de tout un corps de métier. 
Depuis cet ensemble de lignes, la profession va se transformer. L’empreinte de ce dessin viendra s’inscrire dans la chair des travailleuses et travailleurs paysans, dans la morphologie et l’architecture des fermes, dans le paysage aussi. Il faut faire entrer l’agriculture dans l’économie réelle du pays, ne plus la laisser vivoter aux abords du monde, mais la plonger toute entière dans un bain d’obligations mondialisées.
La politique agricole a pour objet d’assurer la conservation et l’amélioration du patrimoine foncier bâti et non bâti, ainsi que la modernisation de ce dernier. La formule ne laisse apparaître aucun branchage, pas un chemin bordé d’aubépine, pas la moindre portion de terre ou de bois. La campagne est inerte, recroquevillée dans quelques mots, patrimoine foncier non bâti. C’est ici, dans la modernisation de ce dernier que le remembrement des années suivantes prendra sa source et légitimera sa virulence. L’amélioration devra être radicale pour satisfaire aux exigences de ce Nord commun fixé dans la loi. 
En quelques mots, s’instaure une profonde métamorphose dans la pratique du métier. C’est la fin d’une agriculture vivrière et diversifiée. La fin des fermes complexes avec veaux, vaches, cochons, céréales et volailles. La fin de ces mondes tournés vers leur propre ventre. Désormais on s’organise, l’agriculture s’oriente vers l’industrie, la production de masse et la marchandisation. Les territoires se spécialisent par affinités pratiques. La plaine de la Beauce sera céréalière ou ne sera pas, la Bretagne fera du cochon, les Landes du maïs, et ainsi de suite, à chacun son affaire. La modernité s’impose droit devant, avec son cortège d’évolutions réjouissantes et sa vitesse, redoutable force par laquelle tout devient férocement autre.

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La mer préhistorique retirée
loin sous le pays 
une veine de calcaire.