Le 12 juillet 2022, j’ai participé à une table ronde organisée sous les auspices de la revue Law and Literature et consacrée au livre exceptionnel de Lisa Siraganian Lisa Siraganian est professeure de littérature comparée à Johns Hopkins University (elle occupe la chaire R. Herbert Boone en Humanités), elle a obtenu un diplôme en Droit (Juris Doctor) et un doctorat en Littérature comparée., Modernism and the Meaning of Corporate Persons. Cette étude, publiée par Oxford University Press en 2020, met en lumière les rapprochements entre la notion de personnalité juridique et celle d’impersonnalité du sujet dans le modernisme littéraire. Siraganian convoque sa formation de juriste pour éclairer les contradictions jurisprudentielles émanant de la notion de personne morale qui, elle-même, repose sur une abstraction de la volonté, de l’intention et de la croyance humaines. Elle montre la façon dont ces abstractions au cœur même du système juridique ont été manipulées tout au long de l’histoire pour justifier l’esclavage, les inégalités, l’indifférence attribuée à la personne morale, la responsabilité limitée et l’activisme juridique (ce dernier étant particulièrement virulent et confinant à l’extrémisme depuis la révocation de l’arrêt Roe v. Wade en 2022).
Modernism and the Meaning of Corporate Persons décrit comment « la déduction d’intention et de signification attribuées aux entités juridiques reprises sous le statut de corporation » a permis à ces dernières de se saisir de toutes sortes de pouvoirs réservés auparavant aux personnes physiques. Cette logique explique, par exemple, l’étonnant arrêt de la Cour Suprême américaine en 2010, Citizens United v. Federal Election Commission, qui, en arguant que corporations are people [« les entités juridiques qui ont le statut de corporationNote de la traductrice : Le terme anglais corporation renvoie à une entité juridique « incorporée », c’est-à-dire, constituée en corporation et dotée d’une personnalité morale. Le terme ne recouvre pas tout type de société à capitaux : « toutes les sociétés par actions sont des corporations mais toutes les corporations ne sont pas des sociétés par actions » (Robert L. LeBlanc, Les sociétés par actions, Collection Common Law en poche, Volume 9, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 9), par exemple les coopératives ou les associations à but non lucratif peuvent être des corporations. Nous garderons le terme anglais italicisé pour souligner la spécificité anglo-saxonne de cette notion juridique.sont des personnes »] a permis de recatégoriser les dépenses électorales sous l’autorité du premier Amendement de la Constitution et de la « liberté d’expression » qu’il définit. Elle permet aussi d’expliquer pourquoi et comment « la personnalité juridique abstraite dont jouissent les entités constituées en corporations s’est développée alors même que la stigmatisation de la personne africaine américaine persistait […]. Afin de masquer le pouvoir de la personne morale et d’élever ses droits, son corpus [sa nature en tant que corporation] a été caché (devenu alors « invisible ») et rendu abstrait (« intangible »), alors même que les Africains Américains étaient hyper-marqués par l’expérienceLisa Siraganian, Modernism and the Meaning of Corporate Persons, Oxford, Oxford University Press, 2021, p. 191.».
Siraganian retrace la façon dont ce raisonnement juridique raciste a implosé au cours des années et démontre que la personne morale « invisible » (incarnée ici par le corporate man américain) a fini par « montrer sa vulnérabilité à sa propre logique » lorsque « des plaignants africains américains ont eux-mêmes utilisé, de manière contre-intuitive, la logique de la personne morale abstraite comme modèle d’égalité, sapant ainsi au passage le fondement même des contrats reposant sur une base raciale restrictive, ainsi que celui des organisations à caractère discriminatoire, deux manifestations persistantes de la législation Jim CrowIbid., p. 195.». Dans un arrêt historique prononcé en 1908, People’s Pleasure Park C. v. RohlederNdT : Cette affaire oppose une société détenue par des actionnaires africains américains qui voulaient construire à Richmond (Virginie) un parc d’attraction pour un public noir. La Cour suprême a considéré que même si tous les actionnaires de la société Pleasure Park Co. étaient africains américains, il n’était pas possible d’en dire de même de la société-même puisqu’elle avait été créée par la loi à laquelle ne peut être attribuée aucune appartenance raciale. La couleur des actionnaires ne peut donc déterminer le caractère de la société., la Cour suprême a été contrainte de « suivre la logique de la personnalité abstraite dont les corporations avaient été dotées mais dont n’avaient pas pu bénéficier les Africains Américains » car si elle n’avait pas reconnu le caractère non racial de la personne morale, elle aurait ouvert la voie à « une hausse de l’exposition financière au risqueLisa Siraganian, Modernism and the Meaning of Corporate Persons, op. cit., p. 197.(Siraganian cite ici un argument présenté par Richard R.W. Brooks dans son article « Incorporating RaceNdT : « All these parties would be exposed to greater financial liability if corporations were raced at this time. Had the court in People’s Pleasure Park ruled the corporation black, asset partitioning would have been defeated by attributing a liability (disability) of the owners of the corporate stock to the corporation itself. Permitting this to be done even in this one context would increase the information costs of dealing with corporate assets in all contexts, since creditors (broadly defined) would have to worry about whether a corporation will be treated as though it has a disadvantageous racial identity (because of the race of its owners) and hence be subject to additional liabilities (disabilities) relative to white-owned or unraced corporations. » (Richard R.W. Brooks, « Incorporating Race », Columbia Law Review, déc. 2006, 106(8), p. 2023-2094, p. 2024).»).
Le livre de Siraganian met aussi en lumière à quel point les définitions juridiques d’« action agentielle» (human agency) et de « responsabilité limitée de la personne moraleNdT : Siraganian explique que la question cruciale dans ce débat juridique est « d’évaluer si les actions des personnes morales peuvent être fondamentalement interprétables comme des actions humaines, puis, si tel est le cas, de déterminer le vide de responsabilité [accountability vaccum] ainsi que le préjudice éthique qui en résultent. » (Lisa Siraganian, Modernism and the Meaning of Corporate Persons, op. cit., p. 20).» façonnent nos sociétés en circonscrivant le champ d’action des tensions politiques actuelles autour des notions de dignité, de reconnaissance, de respect du droit, et d’intégrité physique.
La notion de personne morale ainsi que la portée politique de celle-ci instituée en corporation s’est étendue et développée depuis les années 1890 jusqu’à l’ère Reagan. Nous pouvons ainsi mieux comprendre comment des entités non vivantes ont été dotées d’un statut réservé jusque-là aux personnes humaines. Les conséquences ne sont pas anodines, notamment lorsqu’elles se déclinent dans les domaines touchant à la liberté d’expression (dépenses considérées comme « expression »), à la représentation politique (l’association sans but lucratif conservatrice Citizens United dans l’arrêt de la Cour suprême susmentionné) et à la liberté religieuse érigée en convictions attribuées à une personne morale dans l’arrêt Burwell v. Hobby Lobby Stores, Inc. (2014) afin de renverser les pratiques non discriminatoires, imposées par la loi Affordable Care, en matière de prise en charge par l’entreprise des coûts de soins de santé pour les employé·es, en particulier les femmes qui ont recours à la contraception.
En lisant le livre de Siraganian au moment où l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Org. (le 24 juin 2022) a annulé celui de 1973, Roe v. Wade, je n’ai pu m’empêcher d’être frappée par les affinités entre le statut d’impersonnalité propre au protagoniste de la littérature moderniste et celui de « personnalité fœtale » invoquée dans l’arrêt pour justifier l’octroi du statut de sujet de droits aux « pré- » ou « non- » nés. Dobbs v. Jackson Women’s Health Org. reprend, pour délimiter les contours d’une « personnalité fœtale », la même logique que celle sur laquelle reposent les modèles élaborés par les mouvements conservateurs pour définir la personne morale : une raison d’être littérale garantie aux entités dotées de droits et détachées de toute subjectivité physiquement incarnée [embodied]. L’arrêt décrit comment, « dans les années 1880, cette Cour a reconnu que la personnalité morale des corporations était placée sous la protection décrite dans la section 1 du XIVe Amendement qui interdit aux États et au gouvernement fédéral de priver une personne de sa vie sans procédure légale régulière et qui garantit une égale protection des lois à quiconque relève de sa juridiction. Cette interprétation a été énoncée pour la première fois par le 4e Juge en Chef des États-Unis John Marshall et se trouve aujourd’hui au cœur de la théorie originaliste. Cette logique empêche toute tentative analytique d’en exclure les non-nés. En effet, l’argument originaliste pour y inclure les non-nés est bien plus solide que celui qui a prévalu pour les corporations Brief of Amici Curiae, No. 19-1392 Dobbs v. Jackson Women’s Health Org. https://www.supremecourt.gov/DocketPDF/19/19-1392/185196/20210729093557582_210169a%20Amicus%20Brief%20for%20efiling%207%2029%2021.pdf (3-4), consulté le 30 octobre 2024.». Comme l’exprime Lisa Needham dans « A Brief Guide to Fetal Personhood », cette logique appelle « une critique tout aussi sévère de l’interprétation par la Cour suprême de la jurisprudence en droit des affaires que de la vision originalisteLisa Needham, « A Brief Guide to Fetal Personhood, the Next Frontier in Anti-Shock Politics », Balls and Strikes [en ligne], 25 mai 2022, https://ballsandstrikes.org/law-politics/fetal-personhood-explainer/, consulté le 30 octobre 2024.».
J’imagine l’insertion dans l’ouvrage de Siraganian d’un chapitre supplémentaire qui relierait la notion de personne morale à celle de personne humaine prénatale (dont les premiers mouvements [quickening] initiant la transformation d’une masse de chair en anima ou âme humaine, l’« animation », comme la décrit la Constitution, signalent une vision scientifique anachronique que les originalistes à l’œuvre dans l’arrêt Dobbs ont bien du mal à neutraliser).
Dobbs v. Jackson Women’s Health Org. perçoit les personnes morales et les non-nés comme des hypothétiques d’existence (qui rappellent les « objets sans être » d’Alexius Meinong inspirés du concept de Sosein ou « être-tel »qui désigne une catégorie d’êtres sans réalité qui existent dans des mondes métaphysiques en dehors du nôtreAlexius Meinong, Über Gegenstandstheorie, 1904 (Théorie de l’objet, trad. M. de Launay et J.-F. Courtine, Vrin, 1999). Voir Realism and the Background of Phenomenology, dir. Roderick M. Chisholm, Glencoe, IL, Free Press, 1960, p. 76-117.). Ces « êtres-tels » sont dotés d’une emprise énorme sur les êtres vivants, surtout sur les gestants.
Nous devons aujourd’hui nous frotter à la question, qui semble tirée de l’univers de la science-fiction, de la portée d’une personnalité juridique « zombie ». Si l’opinion concordante énoncée par le Juge Clarence Thomas dans Dobbs v. Jackson Women’s Health Org. peut être considérée comme une indication de ce qui pourrait advenirNdT : Pour une analyse plus détaillée, voir https://www.leclubdesjuristes.com/societe/remise-en-cause-par-la-cour-supreme-des-etats-unis-du-droit-a-lavortement-analyse-et-perspectives-906/, consulté le 30 octobre 2024., la personnalité morale attribuée aux non-nés pourrait mener à ériger en sujets de droit les non-conçus — c’est-à-dire ceux dont l’existence a été empêchée, « saisie » ou « forclose » [foreclosed] par la prise d’un moyen soit contraceptif soit contragestifNdT : Ces enfants « non conçus » sont désignés comme des contracepted et des contragested (pour ce dernier terme, voir Lauren Collins, « The Complicated Life of the Abortion Pill », The New Yorker [en ligne], 5 juillet 2022, https://www.newyorker.com/science/annals-of-medicine/emile-baulieu-the-complicated-life-of-the-abortion-pill, consulté le 30 octobre 2024.).
L’étrangeté spectrale de légions de sujets non encore conçus à l’existence putative s’imposant dans la vie des vivants est ainsi déjà manifeste. Elle était déjà présente dans la conclusion inquiétante du roman d’Emile Zola Fécondité (1899), manifeste nataliste sous les atours d’une fiction dans lequel l’auteur convoque une armée invisible de non-encore-nés dont la gestation sera assurée par les femmes répondant à l’appel de peupler les colonies françaises en Afrique (ce qui témoigne d’un Zola colonialiste et pro-life peu connu de ceux et celles qui l’encensent pour son courageux engagement lors de l’affaire Dreyfus).
Alors même que les principes régulant la personne morale gagnent du terrain dans les arrêts de la Cour suprême dominée par une majorité ultraconservatrice ainsi que dans les jugements rendus par les cours et tribunaux à travers les États-Unis (exerçant ainsi un pouvoir de plus en plus fort sur l’intégrité des corps vivants et diminuant drastiquement l’indépendance régulatrice des agences gouvernementales), le spectre de la personne morale se profile comme le nouveau léviathan de ce début de XXIe siècle.