Le juriste Martial Manet, membre du Conseil des Temps qui restent, s’entretient ici avec Insaf Rezagui, chercheure en droit international, spécialiste de la stratégie de recours aux organisations internationales mise en place par l’Autorité palestinienne au service de la reconnaissance de l’État de Palestine. En revenant sur les manifestations passées et contemporaines de cette lutte par et pour le droit, Insaf Rezagui fournit des clefs de lecture essentielles à la compréhension de la reconfiguration de l’ordre international qui est en train de se jouer au Proche-Orient.
On trouvera en annexe de cet entretien un glossaire, permettant, à qui n’a pas les idées claires sur les différentes instances en jeu dans cette question, de mieux se les remettre en mémoire, ainsi qu’une chronologie rappelant les dates clés de cette histoire judiciaire complexe.
Martial Manet : Entre la procédure déclenchée par l’Afrique du Sud à la Cour internationale de Justice (CIJ) et la délivrance par la Cour pénale internationale (CPI) des mandats d’arrêt à l’encontre de deux dirigeants israéliens et du chef de la branche armée du Hamas, jamais le recours à la justice internationale dans le cadre du conflit israélo-palestinien n’avait eu un tel écho politique et médiatique. Ce n’est pourtant pas la première fois que ce conflit se déplace vers les instances judiciaires de La Haye. Si l’État d’Israël s’est toujours montré méfiant vis-à-vis du droit international et de ses incarnations institutionnelles, tel n’a pas été le cas de l’État de Palestine. En effet, très tôt, les représentants palestiniens se sont tournés vers l’ONU et son organe judiciaire principal, la CIJ, pour faire valoir les droits du peuple palestinien et demander le respect des obligations qui incombent à Israël. Est-ce que vous pourriez revenir, avec toute la profondeur historique nécessaire, sur ce processus de « judiciarisation » du conflit israélo-palestinien porté par les Palestiniens ?
Insaf Rezagui : Le tournant à la fois stratégique, mais aussi juridique, de l’action que porte l’Autorité palestinienne sur la scène internationale, c’est 2004 et l’avis consultatif dans l’Affaire du Mur, rendu par la Cour internationale de Justice. Ce que me disent dans mes entretiens les dirigeants de l’Autorité palestinienne, c’est qu’ils ne s’attendaient pas du tout à ce que la Cour rende une telle décision. Ils pensaient qu’elle allait dire « oui, le mur est construit en empiétant en partie survotre territoire et c’est illégal, on demande son démantèlement ou en tout cas que la construction s’arrête ». Mais finalement, la CIJ est allée beaucoup plus loin, en se prononçant sur le cadre juridique du conflit, en qualifiantjuridiquement l’occupation militaire israélienne en Palestine, etc. La Cour dit qu’il s’agit d’un conflit armé international, car on est en présence d’une occupation militaire. Elle dit que cette occupation concerne l’intégralité du territoire palestinien de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza qui à l’époque n’est pas encore sous blocus israélien, avec la présence de colons et de l’armée. Elle précise aussi que la légitime défense ne peut pas être invoquée par Israël en tant que puissance occupante dans les rapports qu’elle entretient avec le territoire et la population qu’elle occupe, ce qui peut faire écho aux opérations militaires israéliennes en cours dans la bande de Gaza. Ensuite, elle rappelle que le peuple palestinien, comme pour tous les peuples dans le cadre des processus de décolonisation, a le droit à l’autodétermination, et que celui-ci est actuellement entravé par la poursuite de l’occupation et par la construction du mur. Elle affirme qu’Israël viole un certain nombre d’obligations du droit international général, du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme qui s’applique aussi en temps de conflits armés, sauf rares exceptions. Enfin, elle appelle les États et la société internationale à reconnaître l’illicéité de la situation qui découle de la construction du Mur et de l’occupation. Depuis, l’Autorité palestinienne, dans tous ses discours, fait référence à cet avis qui, même s’il n’est pas contraignant, revêt une force morale et politique importante. Preuve en est, le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale des Nations Unies et de nombreux États y font référence depuis.
MM : Dans quel contexte intervient cet avis ?
IR : Cet avis intervient dans un contexte particulier, avec l’échec du processus d’Oslo des années 1990, qui a accentué le contrôle israélien du territoire palestinien, la seconde Intifada au début des années 2000, avec le peuple palestinien qui se soulève notamment parce que les Accords d’Oslo n’ont pas répondu à ses attentes et que ses droits fondamentaux sont toujours plus bafoués. Puis, quelques mois après, en novembre 2004, Yasser Arafat meurt et Mahmoud Abbas arrive à la tête de l’Autorité et de l’Organisation de libération de la Palestine. Il est contre le recours à la lutte armée comme stratégie internationale et défend plutôt une ligne « discutons, voyons ce qu’on peut faire ». À ce moment-là, les dirigeants de l’Autorité palestinienne se disent : « on doit faire quelque chose avec cette décision, on ne va pas en faire tout de suite notre stratégie principale sur la scène internationale, mais on réfléchit à comment on pourrait construire un argumentaire juridique qui permette d’aller revendiquer quelque chose à l’international ». Toutefois, toujours à cette période-là, ils croient encore, officiellement en tout cas, que le processus bilatéral peut aboutir à un accord avec Israël. Ils se disent qu’il est toujours possible de négocier, notamment sur la base de la feuille de route établie par le Quartet en 2003, qui doit permettre d’aboutir à la résolution du conflit israélo-palestinien, reprise par le Conseil de sécurité. Ce texte soutient la mise en œuvre de la solution à deux États, donc ils ont le sentiment qu’il existe des outils politiques pour négocier. Le second tournant dans le recours au droit international et aux organisations internationales intervient en 2009 avec le début d’opérations militaires israéliennes dans la bande de Gaza à l’hiver 2008-2009. En parallèle, juste avant le début de cette guerre, il y avait encore des négociations officieuses, menées avec l’intervention d’États et d’organisations tiers (Turquie, États-Unis, Quartet, Ligue arabe…).
MM : La guerre à Gaza de 2008-2009, autrement nommée par Israël « opération Plomb durci », constitue un moment clef dans la stratégie palestinienne de recours au multilatéralisme et aux juridictions internationales.
IR : Oui, la guerre à Gaza entre décembre 2008 et janvier 2009 fait prendre conscience à l’Autorité palestinienne qu’elle doit changer de stratégie, car le bilatéralisme ne marche pas, et qu’il est, en réalité, un moyen pour Israël de gagner du temps, pour pouvoir accentuer son contrôle de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza. À cela s’ajoutent des questions de politique intérieure pour l’Autorité, qui est délégitimée auprès de sa population, car elle est devenue inaudible, et collabore directement d’un point de vue sécuritaire avec Israël. En somme, avec cette nouvelle stratégie de recours au multilatéralisme, l’Autorité vise deux objectifs, d’abord international (la légitimation de ses revendications, notamment la reconnaissance du droit du peuple palestinien à un État de Palestine), et ensuite interne (redorer son blason auprès de la population palestinienne). Ces deux objectifs, couplés à un contexte d’échec des négociations, expliquent que l’Autorité palestinienne change de stratégie et décide de recourir en priorité aux organisations internationales, en s’appuyant sur le droit international. Je qualifie cette stratégie de multilatéralisme de raison, parce que l’Autorité a été contrainte d’y recourir, en raison du contexte et de l’échec des précédentes stratégies palestiniennes. Avec le multilatéralisme, l’Autorité pense alors qu’il s’agit de sa dernière carte, celle de la dernière chance.
MM : C’est la seule voie possible pour eux à ce moment-là.
IR : Oui exactement et comme c’est la seule voie possible pour eux, ils construisent un argumentaire juridique avec, en parallèle, un processus de state building qui se met en place au sein de l’Autorité palestinienne. Ils ont les ministères pour, ils ont les départements pour, le ministère des Affaires étrangères palestinien est extrêmement bien structuré avecnotamment un département des affaires multilatérales et un département des affaires européennes.
MM : Avant l’avis consultatif de 2004, les dirigeants de l’OLP puis de l’Autorité palestinienne avaient déjà tenté d’investir l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU). À quand remonte la naissance de cette stratégie de« recours au multilatéralisme » ?
IR : Je pense que, sans que cela soit une stratégie, les années 1970 sont un point de bascule pour la Palestine, avec l’action de l’OLP, fondée en 1964 par la Ligue arabe. L’organisation régionale entend alors structurer la lutte pour l’autodétermination du peuple palestinien, en créant une structure unique pour mener ce combat. L’OLP est alors dirigée par Ahmed Choukairy. Puis, il y a la guerre des Six Jours en juin 1967, avec une bataille de leadership interne au sein de l’OLP. Choukairy est mis de côté et Yasser Arafat, un des fondateurs du Fatah, prend la présidence de l’OLP. Son parti contrôle alors largement le mouvement palestinien. En parallèle, il y a tout le mouvement de décolonisation des années 1960-1970, qui permet à de nombreux États africains et asiatiques, nouvellement indépendants, de devenir membres à l’ONU. La composition politique et géographique de l’Assemblée générale évolue et devient favorable à la cause palestinienne, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ces États font de la question de l’autodétermination en généralun mantra qui se cristallise dans la question palestinienne. Dans ce contexte, Arafat prend conscience qu’il ne peut pas être à la marge de la société internationale et qu’il doit légitimer la cause palestinienne. Cela passe par l’octroi d’un statut juridique à l’OLP, qu’il obtient en 1974 avec le statut d’observateur à l’Assemblée générale. Ils y ont alors certains droits, comme le fait d’assister à des conférences organisées par l’Assemblée générale, mais ce n’est pas encore une stratégie internationale organisée et structurée. Les négociations avec la partie israélienne vont progressivement être la priorité et le bilatéralisme devient la nouvelle stratégie palestinienne dans les années 1980, l’OLP renonçant progressivement à la lutte armée.
MM : C’est la différence avec l’après 2004. Le multilatéralisme, à cette époque, reste un instrument parmid’autres.
IR : Oui, quand l’OLP décide d’obtenir le statut d’observateur aux Nations Unies en 1974, il s’agit avant tout de légitimer son existence et son action en tant que mouvement de libération nationale, et non en tant qu’État. À ce moment-là, la solution à deux États ne fait pas encore partie des stratégies internationales de l’OLP ou de la Ligue arabe. Le premier tournant dans l’adoption de la solution à deux États par l’OLP intervient en 1988 avec la proclamation à Alger par YasserArafat de l’indépendance de l’État de Palestine sur les lignes de 1967. Dans la foulée, plus de 80 États reconnaissent l’État de Palestine. Avec cette proclamation, l’OLP revendique ne pas être un simple mouvement de lutte pour la libération d’un territoire, mais aussi une entité politique en capacité d’assumer les fonctions étatiques, comme n’importe quel gouvernement. L’Assemblée générale acte ce changement et décide que désormais, la terminologie employée à l’ONU sera la « Palestine » et non plus « l’OLP ». Ensuite, en 1998, l’Assemblée adopte la résolution 52/250 et octroie de nouveaux droits importants à la Palestine, tels que le droit de participer au débat général de l’Assemblée générale, le droit d’inscrire des orateurs à l’ordre du jour pour d’autres questions que celles qui concernent la Palestine et le Moyen-Orient, le droit de réponse, le droit d’avoir une place réservée dans les discussions immédiatement après les États non membres et avant les autres observateurs, etc.
MM : En effet, grâce à la résolution 52/250, qui lui accorde des droits et des privilèges supplémentaires (droit de réponse, droit de participer au débat général, droit de présenter des motions, etc.), la Palestine passe en quelque sorte du statut d’« observateur passif » à celui d’« observateur actif ». Le seul droit qu’elle n’a pas, c’est le droit de vote.
IR : Oui, parce que ce droit est réservé aux États membres. Mais la stratégie multilatérale que la Palestine met en œuvre a pour objectif in fine d’être admise à l’ONU en tant qu’État de plein droit et donc de bénéficier du droit de vote.
MM : Comment expliquer que l’Assemblée générale des Nations Unies décide, en 2003, de saisir la CIJ pour lui demander un avis consultatif sur, je cite la résolution ES-10/14, « les conséquences de l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le Territoire palestinien occupé » ?
IR : Je pense que, si l’Assemblée générale saisit la CIJ pour lui demander de rendre un avis, c’est parce qu’elle est consciente du contexte. Toutes les évolutions dans la stratégie palestinienne sont liées au contexte interne à la Palestine et à Israël. En l’occurrence, Oslo est un échec retentissant qui permet à Israël d’accentuer son contrôle du territoire palestinien avec le découpage en trois zones, A, B et C, la zone C qui représente 60 % de la Cisjordanie passant sous le contrôle militaire et civil israélien. De plus, la seconde Intifada fait un nombre de victimes important des deux côtés, le pouvoir en Israël se radicalise, Benyamin Netanyahou arrive au pouvoir en 1996, puis Ariel Sharon en 2001, etc. C’est bien le contexte politique intérieur à la fois en Israël et en Palestine qui explique que l’Autorité palestinienne décide de passer une nouvelle étape dans sa stratégie multilatérale, en s’appuyant sur l’Assemblée générale.
MM : Ce n’est pas donc pas uniquement l’aboutissement de « l’investissement » par la Palestine de l’AGNU et de sa « montée en droits » dans cette instance qui explique l’adoption d’une résolution demandant un avis consultatif à la CIJ.
IR : La Palestine est toujours impliquée dans les discussions à l’Assemblée générale, mais l’avis de 2004 n’est pas l’aboutissement d’une stratégie comme cela est le cas pour la décision qui a été rendue le 19 juillet 2024 par la Cour (nous y reviendrons). Les questions au fondement de cette dernière ont été murement réfléchies en coordination, notamment, avec le Groupe arabe à l’Assemblée. En 2003, c’est l’intensification des évènements sur le terrain qui oblige l’Assemblée générale à réagir très vite, afin de replacer la question palestinienne sur l’agenda international.
MM : Revenons sur ce moment clef que constitue la guerre de 2008-2009.
IR : La guerre à Gaza en 2008-2009 change tout parce que les négociations sont finies, elles n’aboutiront pas. Cette guerre intervient aussi alors que le blocus de la bande de Gaza a commencé depuis quelques années (2006-2007), avec le Hamas qui contrôle l’enclave. Cette guerre fait énormément de victimes civiles, 1400-1500 Palestiniens sont tués. L’Autorité palestinienne est contrainte de réagir et prend appui sur les arguments juridiques mis en exergue par la CIJ en 2004. L’Autorité acte alors définitivement le fait qu’elle va opter pour une stratégie multilatérale avec une saisine de la CPI par le ministre de la Justice de l’époque, Ali Khashan. Trois jours après le cessez-le-feu dans la bande de Gaza, le 21 janvier 2009, ce dernier soumet à la CPI une déclaration de reconnaissance de sa compétence.
MM : Sur quelle base légale est faite cette déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cour pénale ?
IR : Elle est faite sur la base de l’article 12 paragraphe 3 du statut de Rome, qui permet à des États non membres de la CPI de demander au Bureau du Procureur d’ouvrir un examen préliminaire pour des allégations de crimes relevant de la compétence de la Cour.
MM : Donc la Palestine se prévaut déjà de la qualité étatique.
IR : Exactement, parce que d’après elle, depuis 1988, c’est un État. En 2009, le Bureau du Procureur, qui est à ce moment-là dirigé par Luis Moreno-Ocampo, ouvre de façon automatique un examen préliminaire du dossier. Il faudra attendre trois ans pour qu’il rende sa décision tandis qu’en parallèle, la Palestine lance en 2011 sa campagne d’adhésion aux Nations Unies, dénommée « Palestine 194 », dont l’objectif est qu’elle devienne le 194e État membre de l’organisation. Mahmoud Abbas publie une tribune dans le New York Times en 2011 où il explique la stratégie. Il dit : « désormais, on se prévaut à la fois du droit international et des organisations internationales pour faire valoir notre droit à un État qui est la concrétisation du droit à l’autodétermination ». C’est un texte fondateur de la stratégie de l’Autorité palestinienne. Ensuite, Abbas prononce un discours à l’Assemblée générale où il annonce le lancement du processus d’admission au sein de l’organisation multilatérale. C’est l’article 4 de la Charte des Nations Unies qui encadre ce processus, avec deux filtres. D’abord, le Conseil de sécurité doit rendre une recommandation qui doit être favorable pour que la demande soit transmise à l’Assemblée générale. Il y a un débat au Conseil de sécurité à la fin de l’année 2011 : les membres débattent officiellement de savoir si la Palestine remplit les cinq critères imposés par la Charte pour devenir un membre, notamment le fait d’être un État. Ces débats ont été très intéressants à suivre parce qu’ils nous ont aussi permis de voir la position juridique des États sur la question. Un certain nombre d’États, dont la France, qui ne reconnaissent pas l’État de Palestine, ont affirmé que la Palestine disposait d’une population, d’un gouvernement et d’un territoire, critères exigés en droit international pour être qualifié d’État. Pour d’autres, s’il y a bien un gouvernement palestinien, celui-ci ne dispose pas du contrôle de son territoire, en raison de l’occupation israélienne et l’absence d’effectivité gouvernementale empêche la Palestine d’être un État. À l’issue de ces débats, les membres du Conseil de sécurité ne sont pas parvenus à obtenir un consensus, en raison de la menace des États-Unis de recourir à leur droit de veto. À ce moment-là, l’Autorité palestinienne décide de suspendre son processus d’admission aux Nations unies et d’adopter une stratégie de contournement du Conseil de sécurité. Cette stratégie passe par l’investissement de tout le système onusien, notamment les institutions spécialisées, l’Assemblée générale, les organes subsidiaires, etc. Il y a un vrai travail de la mission palestinienne qui est plutôt bien dotée et structurée et qui s’appuie sur ses diplomates à New York, Genève, Paris, etc. Cette stratégie aboutit à un nouveau succès en 2011, avec l’admission de la Palestine en tant qu’État membre de l’UNESCO. Cette admission est très intéressante du point de vue de la reconnaissance de la Palestine, parce que des États qui ne reconnaissent pas la Palestine votent favorablement à son admission, notamment la France et la Belgique. Se pose alors la question de savoir si ce vote favorable signifie que ces États reconnaissent implicitement l’État de Palestine. La France a bien conscience qu’un problème se pose ; elle fait une déclaration à l’issue du vote pour préciser que sa position à l’UNESCO ne vaut pas reconnaissance implicite de la Palestine comme État, mais vise davantage à soutenir une relance du processus de paix afin d’aboutir à une solution à deux États. Au-delà du système onusien, la stratégie multilatérale palestinienne se poursuit du côté de la CPI. En avril 2012, le Procureur, Luis Moreno-Ocampo, clôture son examen préliminaire, trois ans après la déclaration palestinienne de reconnaissance de la compétence de la Cour. Il affirme qu’en raison du statut étatique imprécis de la Palestine, il ne peut ouvrir une enquête. Toutefois, il ne ferme pas la porte à une adhésion future de la Palestine. Il précise que la Palestine dispose désormais de deux options : soit elle clarifie son statut auprès de l’Assemblée générale des Nations Unies, sans passer par le Conseil de sécurité, soit elle se tourne vers l’Assemblée des États parties à la Cour pénale internationale. La Palestine suit la première voie et obtient le 29 novembre 2012 à l’Assemblée générale le statut d’État non membre observateur.
MM : L’obtention de ce statut, qui n’est pas formellement prévu par la Charte des Nations Unies, mais a été créé par la pratique de l’Assemblée générale, est une étape très importante, car elle signifie la reconnaissance de la qualité étatique de la Palestine, mais sans la plénitude des droits afférents aux États membres.
IR : Tout à fait. L’une des conséquences juridiques majeures de ce changement est que, désormais, la Palestine peut ratifier tous les traités internationaux qui ont pour dépositaire le Secrétaire général de l’ONU. C’est ce qu’on appelle la formule « tous les États » en droit international. Cela signifie que le Secrétaire général, en tant que dépositaire d’un traité, doit suivre la pratique et les consignes de l’Assemblée générale en cas de doute sur le statut étatique d’un candidat à la ratification. C’est précisément le cas de la Palestine. Dans la résolution du 29 novembre 2012, l’Assemblée générale indique à la fin du texte que le Secrétaire général doit prendre toutes les mesures pour faire vivre cette résolution. La Palestine se saisit pleinement de cette conséquence puisqu’entre 2012 et 2022, elle ratifie 99 traités multilatéraux. Aujourd’hui, elle a ratifié plus d’une centaine de traités portant sur des domaines très larges du droit international : droit international général, droit international humanitaire, droit international des droits humains, droit des femmes, droit de l’environnement, droit diplomatique, etc. Elle est aussi membre d’une vingtaine d’organisations internationales. Tout ceci traduit une chose : sur la scène internationale, la Palestine est un État. De plus, il y a 147 États membres des Nations Unies sur les 193 qui reconnaissent la Palestine en septembre 2024.
MM : À titre de comparaison, le Kosovo est reconnu par 100 États et Taïwan par 13 États. Pouvez-vous revenir sur les conséquences pour la Palestine de cette reconnaissance de la qualité étatique, en particulier à la CPI ?
IR : Entre 2012 et 2014, la Palestine ne se saisit pas pleinement de son nouveau statut juridique. Elle prend le temps de structurer et d’adapter sa stratégie à cette nouvelle situation. Tout au plus, elle ratifie quelques traités. En juillet 2014, une nouvelle guerre de l’armée israélienne a lieu à Gaza, contraignant de nouveau l’Autorité palestinienne à réagir. Une de ses réponses est sa demande d’adhésion au Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Cette demande aboutit le 1er avril 2015, la Palestine devenant alors le 123e État partie à la Cour. Cette adhésion est un succès, car seuls les États peuvent adhérer à la juridiction. Dès lors, la Palestine est implicitement reconnue comme tel par la CPI, même si la Cour ne le dit pas officiellement. La Procureure de l’époque, Fatou Bensouda, ouvre alors un examen préliminaire. En mai 2018, l’État de Palestine choisit de son côté de déférer la situation en Palestine au Bureau du Procureur. Cette décision de renvoyer l’affaire est purement symbolique, l’examen préliminaire étant déjà ouvert. Il s’agit surtout pour l’Autorité de faire part de son mécontentement face à la lenteur du traitement de l’examen. Quelques semaines plus tard, en mars 2019, la Procureure clôture son examen préliminaire, affirmant que tous les critères prévus par le Statut sont remplis pour l’ouverture d’une enquête en Palestine et qu’elle entend enquêter sur trois situations : la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, la Marche du retour à Gaza en 2018 et les opérations militaires israéliennes menées à Gaza depuis 2014. La Procureure s’en tient à ce stade à affirmer que des crimes de guerre ont été commis et ne mentionne pas l’éventualité de la commission de crimes contre l’humanité. Dans son annonce, elle affirme qu’en raison de la sensibilité et du caractère unique de la situation, elle demande à la Chambre préliminaire I de confirmer que la compétence territoriale de la CPI s’exerce sur l’intégralité du territoire palestinien. Cette demande vise à légitimer sa décision et à affirmer qu’elle bénéficie du soutien des juges, dans un moment où la Procureure est menacée, attaquée et mise sous pression par Israël et ses alliés. Les juges de la Chambre rendent leur décision en février 2021 et confirment que la compétence territoriale de la Cour s’étend à tout le territoire palestinien, à savoir la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est. L’enquête s’ouvre alors formellement en mars 2021. Mais jusqu’au 7 octobre 2023, l’enquête ne semble pas avancer. Karim Kahn, le nouveau Procureur de la Cour qui prend ses fonctions en juin 2021, semble vouloir déprioriser le dossier palestinien. Cela se traduit par des moyens budgétaires, financiers et humains limités pour l’enquête.
MM : Et concernant cette fois-ci non plus la Cour pénale, mais la Cour internationale de Justice, quelles sont les conséquences de l’obtention du statut d’État observateur non-membre à l’Assemblée générale ?
IR : C’est la même logique qui guide l’action de la Palestine devant la Cour internationale de Justice : pour recourir à la fonction contentieuse de la Cour (à savoir déposer une requête introductive d’instance contre un État pour un différend), il faut être un État. Là encore, c’est le contexte au niveau politique qui change tout. En mai 2018, Donald Trump, alors Président des États-Unis, décide de transférer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem alors que Jérusalem est censée avoir un statut international. En novembre 2018, la Palestine, sur la base de son nouveau statut à l’Assemblée générale, soumet à la CIJ une requête introductive d’instance, une sorte de plainte, contre les États-Unis, sur la base de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques qu’elle a ratifiée en 2014 et que les États-Unis ont aussi ratifiée. Dans cette convention, il y a une clause compromissoire qui dit qu’en cas de différend sur l’interprétation ou l’application de la convention, la CIJ est compétente. Toutefois, depuis que cette requête a été déposée par la Palestine, il faut noter que l’affaire n’avance pas. La Cour en est toujours au stade de la détermination de sa compétence à trancher l’affaire. Il semblerait que des échanges officieux aient eu lieu avec l’administration Biden et l’Autorité palestinienne pour ralentir la procédure, le temps de trouver un compromis politique. Toutefois, l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis pourrait pousser l’Autorité à relancer le dossier. L’Autorité palestinienne garde donc cette arme juridique dans sa manche pour la ressortir si besoin. Mais, au-delà de la qualité étatique de la Palestine devant la CIJ, se pose aussi la question de savoir si le différend peut être tranché depuis que les États-Unis se sont retirés du protocole de la convention de Vienne sur le règlement des différends, qui organise la procédure devant la CIJ en cas de différend portant sur la convention. Toutefois, il faut noter que les États-Unis se sont retirés a posteriori, ce qui pose une nouvelle question juridique : un retrait a posteriori empêche-t-il toute action contentieuse devant la CIJ entre deux parties audit traité ? Il y a donc un vrai intérêt, au-delà de la question palestinienne, à ce que la Cour rende une décision sur sa compétence parce que ça peut amener un certain nombre d’autres contentieux par la suite.
MM : Pouvez-vous revenir sur l’avis consultatif rendu le 19 juillet 2024 par la Cour internationale de Justice ?
IR : En décembre 2022, l’Assemblée générale a saisi de nouveau la Cour internationale de Justice. Cette requête est co-signée par l’État de Palestine. L’Assemblée générale interroge notamment la Cour sur les conséquences juridiques de la persistance de l’occupation, de la colonisation et de l’annexion d’une partie du territoire palestinien sur le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Les questions adressées à la CIJ sont donc plus larges que celles de 2004, qui s’intéressaient principalement à la construction du Mur. Dans cet avis, la Cour reconnaît notamment une violation de l’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale qui traite de la ségrégation raciale et de l’apartheid. La CIJ constate que les mesures prises par Israël en Cisjordanie et à Jérusalem-Est instaurent une séparation physique et juridique quasi totale entre les Palestiniens et les colons transférés délibérément par Israël dans le Territoire palestinien, en violation de la Quatrième convention de Genève (relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre). Selon les juges, cette séparation systématique et presque totale entre les communautés de colons et les Palestiniens équivaut à de la ségrégation raciale et/ou à un apartheid, ce dernier étant considéré comme l’ultime stade de la discrimination raciale.
MM : Cette demande d’avis consultatif est une nouvelle marque de la stratégie palestinienne de judiciarisation du conflit et, plus généralement, de recours au multilatéralisme.
IR : Tout à fait, cette requête pour avis de l’Assemblée générale s’inscrit pleinement dans la stratégie multilatérale de l’Autorité palestinienne. Celle-ci a supervisé la rédaction de la résolution avec d’autres alliés au sein de l’Assemblée générale, afin de formuler des questions qui permettent à la Cour de se prononcer sur l’illégalité même de l’occupation et de l’annexion par Israël d’une large partie du territoire palestinien, mais aussi de trancher la question des discriminations auxquelles font face les Palestiniens par rapport aux colons israéliens.
MM : Les attaques meurtrières du 7 octobre 2023 ont donné un écho important à cette procédure dont la phase orale s’est déroulée en février 2024. Est-ce que le 7 octobre et ses funestes conséquences ont eu un impact sur la stratégie de l’État palestinien ?
IR : Après le 7 octobre 2023, l’Autorité palestinienne a poursuivi sa stratégie de recours aux organisations internationales et au droit international. C’est intéressant de voir qu’à ce moment-là elle est convaincue qu’il faut maintenir, voire accentuer le processus multilatéral et juridique pour établir la paix. Cela se traduit par le déclenchement d’une procédure juridictionnelle de nature contentieuse cette fois-ci, devant la CIJ, à travers son allié sud-africain. L’Afrique du Sud soumet à la CIJ en décembre 2023 une requête introductive d’instance contre Israël, affirmant que l’État hébreu viole ses obligations prévues dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, dans le cadre de ses opérations dans la bande de Gaza. C’est une action très importante qui met au centre du débat le crime de génocide. Dire que les dirigeants israéliens ont des discours génocidaires ne semble pas incohérent quand on écoute Yoav Gallant parler d’« animaux humains » ou quand on écoute Itamar Ben Gvir appeler à « raser des villages entiers palestiniens ». Dans le documentaire Arte de Jérôme Sesquin et Nitzan Perelman, Les ministres du chaos, Bezalel Smotrich donne trois options aux Palestiniens : « renoncer à leurs aspirations nationales, immigrer vers un autre pays, disparaître ». Par exemple, quand j’étais en Palestine cet été, à un checkpoint sur une route entre Hébron et Bethléem, il y avait écrit « destroy Gaza ». Donc, on voit que le discours génocidaire se repère à tous les échelons de la hiérarchie militaire et politique et qu’il est assumé. On ne doit pas attendre que le génocide soit terminé, que le groupe en question ait disparu pour dire qu’un génocide est en train de se produire. La définition ne dit pas « il faut une destruction totale du groupe ». Ce qui se passe à Gaza, couplé à ce qui se passe en Cisjordanie, doit interroger aujourd’hui sur l’intention des dirigeants israéliens de se débarrasser des Palestiniens de Gaza. D’ailleurs, dans ses trois ordonnances sur les mesures conservatoires rendues en janvier, mars et mai 2024, la CIJ le reconnaît. Elle affirme qu’« il y a un risque réel et imminent de génocide » et, en citant Yoav Gallant, que certaines déclarations des dirigeants israéliens s’apparentent à des déclarations génocidaires. Elle cite aussi un certain nombre d’actes, comme l’entrave à l’acheminement d’aide humanitaire, les destructions massives, les meurtres de civils qui peuvent aussi traduire une intention génocidaire. Beaucoup se sont satisfaits du contenu des trois ordonnances qui ont été rendues, mais à aucun moment la Cour ne demande un cessez-le-feu comme elle a pu le faire dans le cas de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Il y a eu une forme de déception côté palestinien de voir que la CIJ n’allait pas au bout de sa logique. Il en est de même pour le Conseil de sécurité. Quand il adopte ses résolutions, il s’inquiète du sort des civils, mais quand on s’inquiète de quelque chose et qu’on a la responsabilité du maintien de la paix, on ne fait pas que s’inquiéter, on adopte des mesures et on les fait respecter. Le Conseil ne tire pas les leçons de l’absence de respect de ces décisions par une des parties visées par la résolution. C’est aussi cela qui interroge sur la validité et la solidité de notre ordre international.
MM : Outre la mise en exergue du « risque réel et imminent de génocide », cette procédure lancée par l’Afrique du Sud participe aussi de la lutte pour la reconnaissance du statut étatique de la Palestine par les organisations et juridictions internationales.
IR : Oui tout à fait ! Le 3 juin 2024, l’État de Palestine a soumis une requête à fin d’intervention, reconnaissant la compétence de la CIJ à trancher ce différend. Toutefois, il faut être un État pour y prétendre. Si la Cour donne suite à la demande d’intervention palestinienne, elle devrait donc implicitement reconnaître le statut étatique de la Palestine, qui n’est actuellement ni un État membre de l’ONU, ni un État partie au Statut de la CIJ. Toutefois, il est possible, et c’est la troisième voie empruntée par la Palestine, d’être un État partie à un contentieux devant la Cour, sur la base de la résolution 9 adoptée en octobre 1946 par le Conseil de sécurité. Cette résolution s’adresse aux États qui ne sont ni membres des Nations Unies, ni partie au Statut de la CIJ, mais qui souhaitent tout de même enclencher une procédure juridictionnelle devant la CIJ. Il faut alors remplir deux conditions : reconnaître la compétence de la Cour ; s’engager à respecter de bonne foi les décisions de la Cour. Avec cette déclaration du 3 juin 2024, la Palestine s’y engage. Enfin, cette procédure contentieuse a également pour objectif d’isoler Israël sur la scène internationale et de le contraindre à revenir à la table des négociations pour accepter un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Cet isolement international passe par l’accélération de l’enquête du Procureur de la CPI, par les procédures en cours devant la CIJ, par la reconnaissance de l’État de Palestine par des États, notamment occidentaux (l’Espagne, l’Irlande, la Norvège, la Slovénie), par la mobilisation de nombreux États du Sud en faveur de la Palestine et par la relance par la Palestine de son processus d’admission en tant qu’État membre à l’ONU, mis en échec au Conseil de sécurité par le veto des États-Unis en mai 2024.
MM : Durant la procédure et surtout lors des réactions qui ont suivi le rendu de l’avis consultatif par la CIJ en juillet 2024, on a pu constater un clivage entre des États du Sud qui ont souvent clairement pris position en faveur des droits du peuple palestinien, et des États du Nord qui se sont montrés beaucoup plus mesurés. La position des États-Unis, mais également de l’Allemagne ou de la France depuis qu’Israël a commencé à bombarder Gaza le 8 octobre, ne fait qu’alimenter ce clivage.
IR : Le conflit en cours à Gaza intervient alors que la guerre en Ukraine se poursuit. Les États du Sud global ont l’impression d’un « deux poids deux mesures », d’un double standard, dans la position occidentale. Même si ce sont des dynamiques et des histoires différentes, ils se disent : « pourquoi est-ce que pour l’Ukraine, les Occidentaux sont très vigoureux, demandent au Conseil de sécurité de se mobiliser, prennent des mesures et des sanctions très fermes d’un point de vue économique, diplomatique et politique pour isoler Vladimir Poutine alors que dès qu’il s’agit d’Israël, ils font complètement l’inverse, ils vendent des armes et soutiennent économiquement, politiquement et militairement Israël ». On sent qu’il y a une ligne de fracture qui est en train de se créer et que l’ordre international tel qu’on le connaît depuis 1945 est en train d’être délégitimé. Cela se voit notamment avec les critiques virulentes de la composition du Conseil de sécurité et du droit de veto, outil que plus personne ne comprend. Les Palestiniens avec qui je discute me disent : « comment c’est possible qu’un seul État puisse décider de notre avenir et celui de millions de personnes qui sont aujourd’hui victimes de ces conflits armés ? ». Tout cela est en train de délégitimer le rôle du Conseil de sécurité qui est censé être responsable du maintien de la paix et de la sécurité, et plus largement de notre ordre international.
MM : Pensez-vous que la guerre actuelle à Gaza va constituer un tournant pour le droit international ?
IR : C’est un virage, qui interroge. Ce droit a été construit principalement à la sortie de la Seconde Guerre mondiale par une cinquantaine d’États, dont certains étaient encore des empires coloniaux. Ils ont décidé de mettre en œuvre ce droit international en instaurant des verrous qui les favorisent eux. Je cite souvent cette phrase d’un ami palestinien : « de toute façon le droit international n’est pas pour nous ». Quand il dit « pas pour nous », il entend par là « nous en tant que Palestiniens, nous pays du Sud ». Je lui demande pourquoi il dit ça et il me répond : « vous êtes tous en train de nous dire qu’il y a des procédures devant la CIJ et la CPI, mais en fait ça ne redescend pas jusqu’à nous. C’est bien beau d’avoir des décisions juridiques, si elles ne sont jamais appliquées ». Pourtant, il existe des leviers pour favoriser la mise en œuvre des décisions des juridictions internationales. Le Conseil de sécurité peut très bien adopter des sanctions contre Israël, comme il l’a fait contre l’Afrique du Sud pendant l’apartheid. Au niveau régional et bilatéral, on peut penser à la suspension des accords économiques et d’association, sans oublier la question des ventes d’armes. Il y a un certain nombre de leviers, mais on ne fait rien et cette inaction fait dire à ce Palestinien : « c’est bien beau vos belles déclarations : vous dites que vous pensez à nous, que ce n’est pas bien, qu’il y a trop de victimes civiles, mais en fait vous ne faites rien ». Je pense que c’est ça qui est en jeu aujourd’hui dans la contestation par les pays du Sud. J’ai bien conscience que la CIJ et la CPI n’ont pas de forces de police. Mais je veux rappeler que ces organisations ont été bâties par des États qui adhèrent au mandat fixé par leurs différents actes constitutifs. Il y a tout de même 124 États parties à la CPI. Maintenant que les mandats d’arrêt ont été émis, notamment contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, ces États parties doivent coopérer avec la Cour, comme l’impose le Statut de Rome. Or, certains États, dont la France, n’ont pas affirmé clairement leur soutien au mandat de la Cour, bien au contraire. Le droit international est devenu pour certains États occidentaux une variable d’ajustement de leur politique étrangère. La CIJ n’a pas non plus de forces de police, mais c’est l’organe judiciaire principal des Nations Unies. En conséquence, le Conseil de sécurité, s’il suit la logique de son de son mandat et de l’organisation à laquelle il appartient, est censé adopter une résolution reconnaissant les décisions de la Cour et appelant Israël à respecter les ordonnances obligatoires rendues par la CIJ dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël. Autant l’Assemblée générale a mis au vote une résolution sur la décision rendue cet été – et sur un certain nombre d’autres points depuis la guerre –, autant le Conseil de sécurité n’a jamais réellement pris part à toutes ces questions-là et n’a pas adopté de sanctions à l’encontre d’Israël.
MM : Est-ce que vous pensez que si le Conseil de sécurité n’avait pas été bloqué par les vetos américains et avait adopté des résolutions après les ordonnances et l’avis consultatif de la Cour, les dirigeants israéliens n’auraient pas autant bafoué le droit international ?
IR : Je ne sais pas, parce que Benyamin Netanyahou est embourbé dans une question de survie politique : il est prêt à tout pour se maintenir au pouvoir. Néanmoins, ça aurait rendu un peu de légitimité à notre système international, qui doit se dresser aux côtés des peuples opprimés. Aujourd’hui, dans le contexte international et les crises qu’on connaît, on ne peut pas se permettre de perdre la légitimité d’un système international, car sinon tout s’effondre. Je sais qu’on n’aurait peut-être pas contraint Israël, mais rien ne nous dit que le gouvernement israélien n’aurait pas alors décidé de prendre part à de réelles négociations pour mettre fin aux opérations militaires et obtenir un cessez-le-feu. Je ne dis pas que la guerre et les massacres se seraient arrêtés du jour au lendemain à Gaza, mais Israël n’aurait sûrement pas envisagé d’étendre la guerre au Liban comme il l’a fait.
MM : C’est vraiment la crédibilité, et donc le devenir, de notre « ordre international » qui est en train de se jouer au Moyen-Orient en ce moment.
IR : L’ordre juridique international doit être refondé. Évidemment, cette refonte ne peut se faire sans les principaux acteurs de la société internationale qui semblent ne pas vouloir de cette refonte. Mais peut-être qu’ils le voudront un jour quand ils seront directement concernés par ces questions-là. À ce stade, ils font en sorte de maintenir cet ordre juridique, même s’il se fissure de toute part. Le jour où il s’effondrera, nous aurons peut-être un changement ou une refonte de notre système international. En l’occurrence aujourd’hui, ni les États-Unis, ni la Chine, ni la Russie n’ont intérêt à ce que ça change. La Russie et la Chine ne se sont pas réellement investies dans le conflit israélo-palestinien, qui est loin de leurs préoccupations. Les États-Unis sont les seuls décisionnaires à propos de ce conflit au sein du Conseil de sécurité aujourd’hui et pour l’instant, ils bloquent tout. Et cela ne va pas s’arranger avec le retour de Trump, Les Américains laissent les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, et possiblement un génocide, se dérouler sous nos yeux. Il faut donc remettre à l’ordre du jour le débat sur la réforme du Conseil de sécurité qui a été portée par un certain nombre d’États. Il y a quelques années, la France a notamment proposé qu’en cas de crimes de masse, le veto ne puisse pas être utilisé. Je pense aussi que l’on doit avoir un vrai débat sur la place de l’Assemblée générale dans les questions internationales qui, face au blocage du Conseil de sécurité, tente de se réapproprier un certain nombre de conflits. Enfin, les organisations régionales comme l’Union européenne ou la Ligue arabe doivent jouer un rôle plus important dans la résolution des conflits.
Glossaire
Cour internationale de Justice (CIJ) : organe judiciaire principal des Nations Unies chargé du règlement pacifique des différends entre États, établi par l’article 92 de la Charte des Nations Unies (1945)
Cour pénale internationale (CPI) : juridiction pénale internationale permanente chargée de juger les individus accusés de génocide, de crime contre l’humanité, de crime d’agression et de crime de guerre, établie par le Statut de Rome (2002)
Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) : organe plénier des Nations Unies (193 États) au sein duquel sont prises la grande majorité des décisions de l’organisation
Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) : organe restreint des Nations Unies (15 États, 5 membres permanents disposant d’un droit de veto et 10 membres non permanents) ayant la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale
Chronologie
1964 : fondation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) par la Ligue arabe
1974 : l’OLP obtient le statut d’observateur à l’Assemblée générale des Nations Unies
1988 : proclamation de l’indépendance de l’Etat de Palestine
2004 : avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur la construction du mur de séparation dans les territoires palestiniens occupés (https://www.icj-cij.org/fr/affaire/131/avis-consultatifs)
2009 : l’Autorité palestinienne formule une déclaration reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale et demande au Procureur de la Cour d’ouvrir une enquête concernant des allégations de crimes de guerre commis sur les territoires palestiniens occupés
2012 : la Palestine obtient le statut d’État observateur non membre à l’ONU
2015 : ratification du Statut de Rome par l’État de Palestine
2018 : introduction d’une requête par la Palestine à la CIJ contre les États-Unis au sujet du transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem
2024 : avis consultatif de la CIJ relatif aux conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est (https://www.icj-cij.org/fr/affaire/186/avis-consultatifs
2024 : émission de mandat d’arrêt par la CPI à l’encontre d’un dirigeant du Hamas ainsi que du Premier ministre israélien et de son ministre de la Défense pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis respectivement depuis les 7 et 8 octobre 2023.