Au bord du lac.
Réflexions sur Bye bye Tibériade

Après lecture du texte de Peter Pál Pelbart «Être juif au Brésil: un récit personnel», paru dans ce même numéro, Benjamin Lévy, qui a vu récemment le documentaire de Lina Soualem, Bye Bye Tibériade, propose à son tour, à partir de ce film, une brève réflexion subjective sur sa condition de Juif en France.

Un frère cadet de ma mère, parti du Maroc quelque temps après elle, est allé vivre en Israël non loin de Tibériade. Il a fait sa vie là-bas. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, lors d’un voyage effectué de ma propre initiative. C’était en 2011. Avec lui, sa femme et ses enfants, nous avons été nous promener au bord du lac, sur les quais qui apparaissent aussi dans le documentaire de Lina Soualem, Bye Bye Tibériade, sorti en février 2024.

Ce très beau film voit Lina Soualem revenir sur les traces de sa famille maternelle, dans la région de Nazareth, toute proche de Tibériade. Elle parcourt les rives du lac avec sa mère, et c’est comme s’ils voyaient les fantômes de leurs aïeux, Palestiniennes et Palestiniens chassés de ces terres. Lorsqu’en 2011 j’ai parcouru les mêmes rives avec mon oncle, il s’est lancé dans une tirade raciste et haineuse. Désignant un ferry sur le lac : « Il est plein d’Arabes, le mieux serait qu’il coule avec eux. »

La réaction du jeune homme que j’étais alors a été une sorte de passage à l’acte : pour faire diversion j’ai enlevé mon t-shirt, ôté mon sac et, enjambant la balustrade, j’ai plongé dans le lac. Bref je me suis jeté à l’eau, sous le regard étonné de mes cousines et cousins, qui ne comprenaient pas trop ce que je faisais. N’étant pas Jésus, j’ai un peu nagé, infichu que j’étais de marcher sur cette étendue clapotante.

Mon plus jeune cousin se rendait compte que son père délirait à pleins tubes ; l’aîné, je n’en suis pas certain. Cela dit, la haine qui animait mon oncle s’est aussi retournée contre lui-même puisque, déjà diabétique, dialysé chaque semaine, il n’en continuait pas moins de fumer comme un pompier, et de manger aussi gras que sucré. Son diabète n’a pas beaucoup tardé à avoir le dessus.

À l’époque – pour lui faire les pieds – j’ai avancé mon arrivée en Jordanie au lendemain de mon départ de chez lui, bien qu’il ait tenté de me dissuader de me rendre chez les Arabes, ces sauvages cruels. Si l’aîné de mes cousins semblait patibulaire, le plus jeune était ouvert d’esprit. Il avait appris les rudiments du français que son père parlait au Maroc et, dans un franco-anglais approximatif, nous avons partagé quelques discussions. Son frère restait silencieux. J’ignore leurs opinions politiques aujourd’hui. Je m’interroge sur ce qu’ils ont pu devenir. Mes cousines, quant à elles, avaient été plus ou moins sacrifiées. D’après ce dont je crois me souvenir, leurs aspirations semblaient peu prioritaires. Je ne sais ce qu’elles et ils sont devenu·e·s. Il est certain qu’une partie de moi craint d’en savoir trop long. 

À tort ou à raison, je suis persuadé que Lina Soualem, la réalisatrice du documentaire Bye Bye Tibériade, a elle aussi dans sa famille des personnes dont elle n’a pas trop envie de savoir ce qu’elles pensent des conflits actuels. Le parallélisme, cependant, ne s’arrête pas là.

La mère de Lina Soualem, Hiam Abbass, a dans sa jeunesse quitté la Palestine pour s’installer en France. Elle y est devenue une actrice reconnue, réalisatrice, photographe et écrivaine. En 2012, elle a elle-même réalisé un film, Héritage. Ce film est largement inspiré de la période qui a vu Hiam Abbass s’émanciper pour commencer à vivre avec un homme étranger en dépit de l’opposition de son père.

Je retrouve dans ce personnage de femme palestinienne émancipée celui de ma propre mère qui, aînée de sa fratrie, a quitté le Maroc à ses 18 ans pour faire des études et habiter dans un foyer de jeunes étudiantes juives en France. Ma mère avait auparavant décliné un prétendant au mariage bien plus âgé qu’elle, qui lui aurait offert, outre le confort matériel, une « agréable » vie de mère juive au foyer. Mes grands-parents l’ont laissée partir, mais plusieurs années plus tard mon grand-père ne s’est pas rendu à son mariage, car mon père, ashkénaze, n’était pas le genre de mari qu’il aurait souhaité pour sa fille. Mon grand-père est décédé peu d’années plus tard, tout comme – dans le film de Hiam Abbass – le décès du père semble présenté comme une conséquence indirecte de la décision irrévocable de sa fille d’affirmer son émancipation.

Je suis né en 1987, Lina Soualem peu d’années après. Nous sommes de la même génération. Le destin de nos mères, l’une d’origine marocaine et juive, l’autre d’origine palestinienne et musulmane, sont parallèles. 

En 2021, Lina Soualem avait dédié un premier documentaire à la famille de son père, intitulé Leur Algérie. Son père est l’acteur Zinedine Soualem. Ses grands-parents algériens installés en France, à Thiers, pourraient être mes grands-parents d’origine allemande installés à Forbach. Mes propres grands-parents paternels, juifs, avaient créé Leur Allemagne en Moselle tout comme ses  grands-parents paternels, musulmans, avaient installé Leur Algérie dans le Puy-de-Dôme. Ni les uns ni les autres n’avaient de métier hautement qualifié. Les uns comme les autres auront fini leur vie dans une petite ville frappée par la désindustrialisation.

Mes grands-parents paternels ont été enterrés en terre allemande, à quelques centaines de mètres de la frontière française. Les siens le sont ou le seront peut-être en Algérie, comme il apparaît que l’ont été ses grands-oncles.

Mes grands-parents juifs, d’Allemagne et du Maroc, ne sont pas très différents des siens musulmans, d’Algérie et de Palestine. La France en est venue à représenter beaucoup, pour eux et leurs enfants.                                               

Juifs ou musulmans, nous avons parfois les mêmes histoires – déployées en parallèle, et ce en dépit des conflits ouverts ou larvés qui mettent de part et d’autre du champ de bataille certains pans de nos familles respectives. Dans le contexte actuel, qui nous rend presque tous fous de douleur et d’inquiétude, il me semble essentiel de continuer à raconter ces histoires pour les faire connaître. L’expérience nous montre que c’est sur une base narrative que la reconnaissance mutuelle peut s’établir, et que peuvent se développer des mouvements assez robustes pour permettre des rapprochements – ici comme ailleurs.