Peut-on être léger et civilisé?
« Nous passions sur la terre, légers, comme de l’eau qui coule, bondit, descend du bassin plein de la source, glisse et serpente parmi les mousses et les fougères, jusqu’aux racines des lièges et des amandiers, ou alors descend, en glissant sur les pierres, de montagnes et des collines jusqu’à la plaine, des ruisseaux jusqu’au fleuve, pour ensuite ralentir vers les marais et la mer, appelée enfin en vapeur par le soleil pour devenir nuage dominée par les vents et les pluies béniesSergio Atzeni, Passavamo sulla terra leggeri, Lisso, Cagliari, 2003, ma traduction. Le livre a été traduit en français: Nous passions sur la terre, légers, trad. Marc Porcu, Arles, Actes Sud, 2010. »
Ainsi Sergio Atzeni décrit-il la vie des Sardes, ancien peuple mythique dont bien peu de témoignages nous sont parvenus : par un idéal où un bonheur lisse, dédramatisé et presque inconscient, communique avec les éléments naturels, dans une sorte d’apesanteur éloignée des multiples contraintes de l’Histoire. Peuple de l’eau, mobile et nomade, les Sardes d’Atzeni ont fait de la fluidité, de la légèreté et de la joie leurs idéaux civilisationnels, en éliminant drastiquement toute trace de leur existence, comme s’il s’agissait, au cours de leur passage sur terre, de laisser le moins possible de scories, de monuments, d’héritages. Laisser-être au lieu de transmettre, « peser » le moins possible tant sur l’entourage environnant que sur les générations à venir, organiser l’oubli de soi : ce sont là les éléments d’un imaginaire qui s’oppose terme à terme au récit sur les origines du pouvoir étatique et le lourd aménagement du territoire qu’il implique.
L’institution de l’État a pu se faire, en effet, par une longue entreprise d’enracinement et de territorialisation des sujets-travailleurs, pendant laquelle il est lui-même resté une variable assez mineureJames C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019.. La fixation de la force de travail à un lieu, à une terre, à un espace territorial défini par des frontières, correspond ainsi à la manière dont les humains ont commencé à « accabler » la terre (par des cultures appauvrissants les sols, ou en tout cas modifiant durablement leur composition chimique et organique) et à « peser » sur les générations suivantes, notamment à travers l’institution des formes d’organisation qui duraient dans le temps en survivant aux individus mortels. L’État : personne immortelle, rappelle LeibnizJean-Marc Rohrbasser, Jacques Véron, Leibniz et les raisonnements sur la vie humaine, Paris, INED, 2001.. La vocation de l’État n’est pas de laisser des traces, mais plutôt des marques durables, profondes, en creux ou en relief, dérivant de l’impression ou, mieux, du poids des cultures, des institutions et des modes de production sur la surface de la terre, transformant radicalement et plus rapidement que les autres formes de vie l’ensemble de la Zone CritiquePour le concept de zone critique, voir le livre de Jérôme Gaillardet, La Terre habitable, Paris, La Découverte, 2023, et son texte dans cette revue, « La grande désynchronisation », Les Temps qui restent, n°1, avril-juin 2024..
De même, l’on pourrait affirmer que le caractère prégnant de l’Anthropocène est précisément l’introduction par les humains de transformations structurelles de l’environnement qui survivront à leurs responsables et affecteront toutes les formes de vie sur terre pendant les millénaires à venir. Ainsi, que l’on fasse remonter cette ère géologique au Néolithique, à la Révolution industrielle ou à la Grande Accélération, il me semble que l’on pourrait caractériser l’Anthropocène comme l’ère de toutes ces empreintes (écologique, carbone, eau, etc.) qui désignent l’évolution de l’impact humain sur l’environnement. Peut-être même que ce que nous avons appelé d’abord « civilisation » et puis « modernité » pourraient être décrits comme une seule et même entreprise d’accroissement du poids humain, comme si une partie des terrestres avait choisi d’une part de s’enfoncer dans le sol en marquant pour toujours sa présence sur terre, et d’autre part de cumuler un patrimoine de signes, de traces et d’archives qui pèse comme un fardeau sur les épaules des générations futures.
La colonisation de la mince enveloppe qu’est la Zone Critique par une civilisation du béton et de l’acier depuis le début de la modernité est ainsi à l’origine de la technosphère, système global de la technologie humaine permettant d’extraire de la terre de grandes quantités d’énergie afin de les rendre exploitables par les humains. Le poids de cet ensemble d’infrastructures, qui s’étend de la masse rocheuse souterraine (mines, forages, plateformes) jusqu’aux manifestations les plus éthérées de notre culture - livres, CDs, softwares -, en passant par les maisons, les usines, les fermes, est calculé à 30.000 milliards de tonnes, soit une masse de plus de 50 kg pour chaque mètre carré de terre. Mais ce n’est pas le seul poids que l’humanité fait peser sur la Terre à l’âge de l’Anthropocène : que l’on pense, encore, à l’augmentation continue de la biomasse humaine (ainsi que de celles des animaux domestiques) qui a atteint le 97 % de la biomasse des vertébrés, ou aux opérations de terrassement qui déplacent désormais plus de sédiments que l’ensemble des processus naturels combinésDipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Paris, Gallimard, p. 30 et sq..
Au fur et mesure que le poids ou la « matérialité » des structures techniques soutenant les modes de vie des modernes sont devenus des « héritages » pléthoriques, qu’il fallait gérer par la fermeture ou l’allégementEmmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Héritage et fermeture, Quimperlé, Divergences, 2001., l’idéal de légèreté a refait surface, associé, encore une fois, à la libération par rapport à des structures politiques opprimantes et à un futur débarrassé du carcan du passé. En témoigne, depuis l’immédiat après-guerre, l’apparition d’un Zeitgeist de l’information, d’abord avec l’émergence de la cybernétique et de son lexique centré sur le flux, la connexion, la circulation, la liquidité, et ensuite avec l’idée, développée par la physique, la biologie et les sciences du vivant, que, derrière la matière, qu’elle soit inerte ou vivante, il y a de l’information éthérée, aérienne, impalpableFrançois Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Seuil, 1970 ; Jean-Pierre Dupuy, Aux origines de sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994.. Ainsi la double révolution informatique et numérique repose sur le mythe d’une légèreté enfin retrouvée, comme en témoigne le premier texte de Leçons américaines de Italo Calvino :
« Chaque branche de la science, de nos jours, semble vouloir démontrer que le monde repose sur des entités très subtiles : tels les messages de l’ADN, les impulsions neuronales, les quarks, les neutrinos errant dans l’espace depuis le commencement des temps… Vient ensuite l’informatique. Il est vrai que le logiciel ne pourrait exercer son pouvoir de légèreté sans le pesant intermédiaire du matériel ; mais c’est le logiciel qui commande, qui agit sur le monde extérieur et sur les machines, lesquelles existent en fonction du seul logiciel et évoluent de manière à élaborer des programmes d’une complexité toujours croissante. La seconde révolution industrielle, à la différence de la première, n’offre pas l’image écrasante des laminoirs ou des coulées d’acier, mais se présente comme les bits d’un flux d’information parcourant des circuits sous forme d’impulsions électriques. Les machines de métal existent toujours, mais elles obéissent à des bits impondérablesItalo Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le millénaire, « Légèreté », Paris, Seuil-Points, 1993, p. 26-27.. »
Peu importe, dit Calvino, la pesanteur du hardware ; la vraie révolution, et avec elle le futur de notre civilisation, arrive avec la diaphane souveraineté du software, sorte d’esprit qui habite la matière et la dirige miraculeusement par le flux incessant d’information qui irrigue de fond en comble toute la société. Wiener, fondateur de la cybernétique, considère par ailleurs que cette circulation d’information est néguentropique, car elle favorise l’ordre et la paix contre le désordre et les conflits générés par l’économie capitaliste. L’utopie cybernétique et plus tard communicationnelle consistera ainsi à remplacer l’échange marchand, que l’on reconnaît comme générateur d’agressivité, par l’échange d’informationBenjamin Loveluck, Réseaux, liberté, contrôle. Une généalogie politique d’internet, Paris, Armand Colin, 2015, p. 36-38.. De même, Yochai Benkler, auteur de la Richesse des réseaux, considère que les nouveaux modes d’organisation décentralisés, caractérisés par la baisse des coûts de transaction et la coopération horizontale, dépassent les mécanismes de marché pour renouer avec les mécanismes de l’économie politique classique : tout comme, dans le marché de Smith, les actions volontaires généraient des effets involontaires, les réseaux produisent miraculeusement « des effets coordonnés à partir d’actions non coordonnéesYochai Benkler, La richesse des réseaux : Marchés et libertés à l’heure du partage social, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2009.. »
L’invention et la diffusion d’Internet se sont aussi faites au nom de cette utopie politique aérienne, porteuse de toutes les promesses d’une communication d’autant plus démocratique, émancipée, décentralisée qu’elle serait « virtuelle », décentralisée, débarrassée de toutes les lourdeurs de la censure et de l’autorité arbitraire. Produit de l’hybridation entre contre-culture hippie et éloge du libre marché par les prophètes de la Tech, l’« idéologie californienne » qui se répand dans la Silicon Valley au cours des années 1970-1990 veut donner une nouvelle liberté aux individus et « désintermédier » les échanges en les décrochant des structures politiques encombrantes héritées de la modernité occidentale (États, systèmes de normes, régulations diverses et variées de la vie sociales par les lois) Richard Barbrook et Andy Cameron, « The Californian Ideology », Science as Culture, vol. 6, n°1, 1996, p. 44-72 ; Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, C&F editions, 2001.. En 1996, John Perry Barlow, dans sa « Déclaration d’indépendance du Cyberspace », s’en prend aux « gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier », au nom d’une nouvelle communauté de droit, construisant en toute liberté un nouvel espace social global, le cyberspace « constitué par des échanges, des relations, et par la pensée elle-même, déployée comme une vague qui s’élève dans le réseau de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas là où vivent les corps. » Ce monde nouveau décrit par Barlow, où « tous les sentiments, toutes les expressions de l’humanité, des plus viles aux plus angéliques, font partie d’une ensemble homogène, la conversation globale informatique » et « où chacun, où qu’il se trouve, peut exprimer ses idées, aussi singulières qu’elles puissent être, sans craindre d’être réduit au silence ou à une norme », représente peut-être l’illustration la plus parfaite du rêve d’une indépendance radicale obtenue par rapport à la double contrainte du politique et du vieux monde matériel, si pesant, fait « de briques et de mortier » (John Perry Balrow, « Déclaration d’indépendance du cyberspace », in Olivier Blandeau (éd.), Libres enfants du savoir numérique, Paris, Éditions de l’Éclat, 2000.).
La progressive transformation numérique de l’espace public en un monde de plus en plus interconnecté, qui devient concrète avec la diffusion d’Internet dans des strates toujours plus larges de la société, représente ainsi une fuite en avant de plus vers un futur impalpable et onirique, affranchi des contraintes physiques et délié pour toujours de la pesanteur politique et matérielle : les années 1990 et 2000 voient ainsi défiler les promesses du « virtuel », du « cyberspace », le « surfing » sur les vagues de l’information et enfin le cloud et l’« infosphère », autrement dit l’espace habité par des agents informationnels interconnectés (dont les humains) dont l’expérience peut être qualifiée d’onlife (au- delà de la distinction online/offline)Luciano Floridi, The Fourth Revolution: How the Infosphere is Reshaping Human Reality, Oxford: Oxford University Press, 2014..
Parallèlement, le travail devient « flexible » et le management « agile », l’architecture épouse l’imaginaire de l’apesanteur et les parois en verre dans les bâtiments se multiplient, toute la société devient « transparente », voire « liquide »Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2013.. En 2003, André Gorz publie l’Immatériel, sorte de manifeste critique du nouvel âge de l’information et de la production cognitive, où le capitalisme numérique apparaît comme le véhicule d’une dé-materialisation générale du travail et de la production dans la nouvelle « société de la connaissance » : « Le travail de production matériel, mesurable en unités de produit par unité de temps, est relayé par du travail dit immatériel, auquel les étalons de mesure classiques ne sont plus applicables. »André Gorz, « Le capital humain », in Id., L’Immatériel, Paris, Galilée, 2003. Curieusement, du moins de la part d’un protagoniste de l’écologie politique depuis les années 1970, aucune mention n’est faite des effets d’une transformation aussi radicale du mode de production sur l’environnement. Tout se passe comme si l’immatérialisation de la production dans la société de la connaissance, l’avènement d’une économie servicielle et la colonisation digitale de l’espace public permettaient de renouer, par une sorte de miracle technologique, avec l’ancien mythe de l’agilité et de la légèreté, refoulant cette modernité anthropocénique qui s’inscrit précisément, et de manière irréversible, dans les strates géologiques de la TerrePatrice Maniglier, « Des Temps Modernes aux Temps qui Restent : histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde », Les Temps qui Restent, n°1, avril-juin 2024.. Les réseaux sans fils, les portables ultra-légers et les smartphones nous permettent non seulement d’arpenter les rues de nos villes et de nous déplacer avec la même agilité que les Sardes d’Atzeni, mais ils nous autorisent aussi, simultanément, à oublier la pesanteur des structures technologiques et politiques qui rendent possible cette magique mobilitéLawrence Lessig, « Code is law. On liberty and Cyberspace », Harvard Magazine, 2000..
La promesse d’une techno-légèreté libératrice par le numérique est encore le présupposé caché dans l’imaginaire des twin transitions, mot d’ordre européen évoquant un scénario onirique où la transition écologique et numérique se relanceraient l’une l’autre, en renforçant la résilience des secteurs critiques et l’efficience productive durable, en organisant de manière plus efficiente la logistique aussi bien que l’agriculture, et enfin en réalisant la cohésion sociale nécessaire à un ambitieux objectif communBianchini, S., Damioli, G., & Ghisetti, C. (2023), « The environmental effects of the “twin” green and digital transition in European regions ». Environmental and Resource Economics, 84(4), 877-918..
Il convient de s’arrêter un instant sur cet imaginaire de la double transition, car il résume à lui seul la problématique du dossier qu’on va lire. D’une part, le mot et la notion de « transition » contredisent ici le lexique médical de la crise, selon lequel il y aurait, après une perturbation, retour à la normale, ce mot évoquant désormais le passage doux, insensible et un tout cas progressif, vers une réalité que l’on ne peut pas connaître : la transition c’est un pont entre un passé auquel on ne peut plus revenir et un futur qui nous est encore inconnu. C’est sans doute pour exorciser l’angoisse de l’imprévisible que l’on construit une histoire rétrospective où la transition énergétique à venir ne serait qu’un avatar des transitions précédentes – lesquelles n’ont en réalité jamais eu lieuJean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil, 2024.
D’autre part, on fait converger deux transformations sociétales profondément différentes sous une même notion. Or cette convergence n’a rien d’évident. En effet, alors que la « transition numérique » évoque l’élargissement des réseaux, l’extension de la connexion et la diffusion des usages, bref une augmentation de la taille des activités, la trajectoire de la transition énergétique et environnementale semble devoir suivre la direction opposée. Car, pour décarboner l’économie, le remplacement des sources énergétiques accompagné d’autres changements majeurs dans le système socio-technique actuel ne suffiront pas : il faudra aller vers une diminution de la consommation, en somme vers une sorte de sobriété énergétique. L’idéal de twin transition mise sur le fait que la progressive numérisation de toutes les activités humaines permettra une transformation sectorielle de l’économie qui finira par les « alléger », rendant ainsi possible, par un même mouvement, la transition énergétique : « plus de numérique permet forcément des gains environnementaux », tel est la conviction qu’on cherche à imposerPour une perspective critique sur ce présupposé, voir Gauthier Roussilhe, Que peut le numérique pour la transition écologique ? Mars 2021, https://gauthierroussilhe.com/ressources/que-peut-le-numerique-pour-la-transition-ecologique..
La fin de l’innocence: le numérique entre impact environnemental et aliénation sociale
Problème : l’explosion des usages liés au secteur numérique et plus particulièrement l’expansion de secteurs de l’intelligence artificielle et des technologies, comme le blockchain supportant le cryptomonnaies, est à l’origine d’une croissance exponentielle de la consommation énergétiqueAnne-Laure Ligozat et Gauthier Roussilhe, « Environnemental crisis and digitalization, the case of AI, séminaire Critique de l’intelligence artificielle, 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=4crXnKdPeJI. L’invention de technologies moins friandes en énergie n’améliore pas nécessairement la situation dans la mesure où presque inévitablement leur diffusion coïncide avec la croissance économique et la multiplication des usages (ce qu’on appelle l’effet rebond)Gauthier Roussilhe, Les effets environnementaux indirects de la numérisation, septembre 2022 : https://gauthierroussilhe.com/articles/comprendre-et-estimer-les-effets-indirects-de-la-numerisation.. Les data centers, centres de stockage des systèmes informatiques, exigent des systèmes de climatisation polluants, qui occupent des aires des plus en plus importantes à la périphérie des grandes villes et consomment actuellement environ 2-3 % de l’électricité mondiale – on prévoit que leur consommation atteindra 4-5 % avant 2026Fanny Lopez, À bout de flux, Quimperlé, Divergences, 2022.. On estime que l’empreinte du numérique correspond en tout à 10 % de la consommation mondiale d’énergie.
Mais l’empreinte énergétique n’est pas le seul problème, car un monde interconnecté est d’abord, à rebours de l’imaginaire éthéré du « cloud » et de la connexion sans fil, un monde câblé, requérant des dizaines de milliers de kilomètres de câbles de fibre optique qui transforment à jamais le paysage terrestre et sous-marinNicole Starosielski, The Undersea Network, Duke University Press, 2015.. De plus, la fabrication des équipements du numérique repose sur l’extraction de terres rares comme le cobalt, le germanium ou le tungstène aux quatre coins du mondeGuillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Paris, Les Liens qui libèrent, 2019., sur la mise en place de nouvelles filières industrielles et de nouveaux arrangements sociotechniques pour calculer, stocker ou mettre en réseaux des contenus, sur la construction matérielle de data centers, plateformes, fermes à click permettant de « miner » la cryptomonnaie, ou encore des escadrons de satellites de télécommunicationsFabrice Flipo, La numérisation du monde. Un désastre écologique, Paris, L’échappée, 2021.. En bref, l’infrastructure numérique n’est qu’une couche supplémentaire de la technostructure qui enfonce un peu plus les « Modernes » dans la Terre, qui génère sa pollution et ses toxiques tout en accélérant la transformation radicale des zones critiques, au même moment où l’existence des terrestres se planétariseBenjamin Bratton, The Stack : on Software and Sovereignity, Harward, MIT Press, 2016..
Ces constats se sont désormais banalisés, car un large pan des sciences humaines et sociales a mis en pièces la vision éthérée du numérique héritée des années 1990, en révélant les soubassements matériels de la technologie numérique et en faisant justice du mythe de la « twin transition ». Par un véritable material turn dans les digital studies, qui converge avec les nouveaux matérialismes en philosophieConcernant ce courant de la philosophie contemporaine que sont les « nouveaux matérialismes », on peut se contenter de prendre seulement trois exemples d’un mouvement beaucoup plus large : Karen Barad, Meeting the Universte Halfway : Quantum Physics and the Entaglement of Matter and Meaning, Durham, Duke University Press, 2007 ; Jane Bennett, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Durham, Duke University Press, 2010 ; Thimoty Morton, Hyperobjects. Philosophy and Ecology at the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013, la promesse d’émancipation céleste portée par le numérique s’est enfin traduite dans un alourdissement ultérieur de l’empreinte humaine, non compensé par les bénéfices du cloud et du wireless. En un mot, nous vivons la fin de l’illusion d’un retour à l’apesanteur des Sardes par la voie « technologique ».
Il reste toutefois à comprendre quelles conclusions il faut tirer du constat de la « matérialité profonde » du numérique, à propos de l’autre versant du mythe de la légèreté : le rêve politique d’une libération du carcan étatique, institutionnel, constitutionnel grâce à la « révolution numérique ». Ici aussi on peut parler de la fin d’une illusion. D’une part parce que l’espace numérique a fait rapidement l’objet d’une re-colonisation par les géants du web : les « communs informationnels » ont été appropriés par ce qu’on appelle désormais le « second mouvement des enclosures »Ronald V. Bettig, « The enclosure of cyberspace », Critical Studies in Mass Communication, vol. 14, no 2, juin 1997, p. 138–157 ; James Boyle, The public domain: enclosing the commons of the mind, New Haven, Conn. ; London, Yale University Press, 2008 ; Lionel Maurel, « Comprendre les risques d’enclosure des communs de la connaissance », La vie des idées, 25 septembre 2015., les flux informationnels ont été re-captés, structurés, hiérarchisés principalement par les algorithmes de recommandation dans une vaste entreprise de contrôle social porté principalement par des acteurs privésBenjamin Loveluck, Réseaux, liberté et contrôle. Une généalogie politique d’internet, Paris, Armand Colin, 2015, p. 231 et sq.. D’autre part, les États, qui n’ont jamais été absents du processus de numérisation de la société et de sa régulationAnne Bellon, L’État et la toile. Du développement de l’internet à la numérisation de politiques publiques, Paris, Le Croquant, 2022., ont participé activement au mouvement de re-centralisation faisant du secteur numérique non seulement un vecteur de contrôle de l’opinion publique et de structuration de la société civileFelix Tréguer, L’Utopie déchue. Une contre-histoire d’internet, XVe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2019., mais aussi un enjeu géopolitique de première importance comme le montre l’affaire Cambridge Analytica ou le récent épisode de l’ingérence russe dans les élections roumaines via un réseau social comme Tik Tokhttps://legrandcontinent.eu/fr/2024/12/09/comment-poutine-attaque-la-roumanie-10-points-sur-larsenalisation-avec-tiktok-dune-democratie/.
Il en découle le constat non seulement d’un renouvellement profond de la manière de gouverner les individus par la production de profils dans l’espace numérique, qui dissèquent les identités pleines en court-circuitant les volontésAntoinette Rouvroy, Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, n° 177(1), 2013, 163-196, mais aussi du changement radical des agents mêmes du pouvoir dans une ultra-modernité qui se teint de nuances archaïques et pré-modernesCédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020 ; Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l’économie, Paris, Les Liens qui Libérent, 2024.. Le « material turn » des sciences humains et sociales correspond ainsi à une vague de désenchantement dans les sciences politiques, en sociologie, ainsi que dans la philosophie politique et sociale, où les thèmes de la liberté numérique et de la richesse des réseaux, de la désintermédiation et de la décentralisation, en bref l’utopie démocratique de numérique ont été rapidement remplacés par ceux de la surveillanceAlexander R. Galloway, Protocol. How Control Exists after Decentralization, Harvard, MIT Press, 2004; Soshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020 ; Eugeny Morozov, Le mirage numérique, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015., de nouvelles servitudes Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, Paris, Seuil, 2022 ; Dominique Poitevin, La liberté numérique, une illusion ? La Fresnaye-Fayel, 2023, voire de l’aliénation numériques Etienne Balibar, « Sur la catastrophe informatique : une fin de l’historicité ? », Les Temps qui Restent, n° 1, avril-juin 2024..Tout se passe comme si le mythe de l’inter-activité comme promesse de la nouvelle démocratie numérique participative avait laissé la place à l’inter-passivité de la foule digitale, comme le soupçonnait déjà Žižek en 2003 :
« Ceux qui louent le potentiel démocratique des nouveaux médias se concentrent, en règle générale, sur ces aspects : comment le cyber-espace offre la possibilité à une large majorité de rompre avec la position de spectateur passif d’un spectacle créé par d’autres et de participer activement non seulement au spectacle mais, de plus en plus, à l’élaboration des règles mêmes du spectacle… L’interpassivité n’est-elle pas toutefois l’autre face de cette interactivité ? L’envers nécessaire de mon interaction avec l’objet n’est-il pas cette situation où l’objet lui-même me prend ma propre réaction passive de satisfaction (ou d’ennui ou de rire), m’en prive, en sorte que c’est l’objet lui-même qui prend plaisir au spectacle à ma place, me soulageant du devoir “surmoïque” de m’amuser… ? N’est-ce pas d’interpassivité qu’il s’agit dans un grand nombre d’affiches, ou de films, publicitaires qui, d’une certaine façon, jouissent du produit à notre place, à l’instar des boîtes de Coca dont la mention “Waouh, quel goût !” annonce à l’avance la réaction du consommateur idéalSlavoj Žižek, « Fétichisme et subjectivation interpassive », Actuel Marx, 2003/2, n° 34, p. 99-109. »
Dans la description de Žižek, la décentralisation de la décision promises par les médias digitaux semble redoubler l’emprise d’un nouveau fétichisme qui continue de se fonder sur l’expropriation des relations entretenues par chacun avec autrui, sans toutefois les réifier par un fétiche concret (comme pouvait l’être la monnaie), mais au contraire en l’engageant dans un processus de spectralisation dont le capitalisme numérique n’est peut-être que la dernière phase en date (et les cryptomonnaies un symbole éloquent). Cette inter-passivité ne doit pas être comprise comme une expérience négative, c’est-à-dire uniquement dans les termes d’une aliénation dérivant de l’invasion du champ politique par la gouvernementalité algorithmique. La passivation du sujet politique face à l’objet qui agit « à sa place » – qui est par ailleurs décrite par Žižek dans les termes d’un fétichisme ordinaire – ne pourrait-elle pas aussi signifier que le sujet humain n’est pas le seul à « informer » la matière avec sa pensée et à maîtriser la nature par son activité, mais qu’il doit continuellement se confronter à des agents non-humains, infra-humains, post-humains ? Cette passivation numérique, corrélée au retour de la matérialité, n’est-elle pas justement le signe du fait que le monde des artefacts humains est sujet aux forces ordinaires de la physique, de la chimie et de la biologie ? Ne sonne-t-elle pas le glas du mythe de l’affranchissement de toute contrainte matérielle, jusque dans l’expérience ordinaire du sujet des réseaux sociaux ?
Le sujet politique, confronté à cette nouvelle totalité relationnelle, permise autant qu’extorquée par les réseaux sociaux et dont l’extension sans cesse lui échappe, est ainsi renvoyé à son impuissance au moment même où il réalise l’existence des déterminations qui le dépassent. Dans ce contexte, la (re)découverte de la matérialité du numérique et de sa « pesanteur » politique pointe précisément la nature constitutive des processus et des entités matérielles dans la vie sociale et politique. La possibilité de la communication, de l’échange, du conflit – qui constituent les caractères premiers du politique –, ne se donne pas dans une sphère publique abstraite, mais dans un espace matériel qui est constitutivement contraint. Plus précisément : si toute la politique doit être repensée aujourd’hui comme une entreprise de reterrestrialisation où il s’agit de réconcilier les humains avec Gaïa en reconnaissant une priorité aux attachements qu’ils entretiennent avec la matière qui compose la trame du monde, c’est précisément à partir du numérique qu’il faut commencer, en tant qu’espace des relations sociales et politiques qui a pu être imaginé comme dématérialisé et diaphane, radicalement affranchi des contraintes dues à la place limitée que l’humain occupe dans la Zone Critique. Ainsi, avec la « découverte » de la matérialité du numérique, il ne s’agit pas seulement de souligner les présupposés et les conséquences environnementales de la double transition, mais de saisir la chance de re-matérialiser un rapport au monde du sujet politique évoluant dans un espace relationnel qui se numérise progressivement.
Se fait ici sentir la nécessité d’une nouvelle théorie politique, qui nous aiderait à cartographier les points nodaux de notre présent numérique et à le décomposer dans ses caractères élémentaires visant notamment à accompagner d’un côté la « re-terrestrialisation » du secteur numérique, de l’autre le dépassement de l’aliénation digitale. Ces deux tâches sont complémentaires et indissociables ; elles traversent les différents articles de ce dossier que j’interprète comme une contribution à cette philosophie politique et environnementale du numérique à l’âge de l’Anthropocène dont le besoin se fait si pressant. Une telle philosophie, encore en train de se chercher, se heurte présentement à plusieurs difficultés.
Présentation des textes du numéro
La première est que donner une définition univoque du numérique s’avère aujourd’hui une tâche titanesque. À première vue, on peut considérer que le numérique est simplement un système graphique permettant de traduire l’information en séquences de caractères discrets (01), et ces derniers en signaux organisés en flux, dont l’interprétation est déléguée à l’ordinateur.
C’est d’une telle définition basique que part, par exemple, l’article de Christel Fauché, «Peut-on rediriger le numérique ?», mais pour ensuite souligner immédiatement comment le numérique devient ainsi un espace et puis un environnement de l’action humaine, en compliquant ainsi une définition du numérique qui le cantonne à la communication comme transmission de signaux.
Fabrice Flipo insiste pour sa part, dans sa contribution à ce numéro («L’impératif de la sobriété numérique»), sur les fonctions d’information et commande-exécution associées traditionnellement aux algorithmes, et donc au caractère originairement logistique du numérique, qui rend possible la coordination d’une grande quantité d’agents et en fait une technique de rupture s’imposant dans un grand nombre de secteurs : « Le numérique recouvre donc le secteur numérique et ce qu’il permet dans les autres secteurs, c’est-à-dire la manière dont l’économie et les modes de vie se transforment sous l’effet de l’usage du numérique, y compris dans les pays en développement (agriculture, tourisme et transport). »
Si la clé principale pour définir ce qui est inclus dans le secteur numérique est le caractère primaire d’un produit dans le traitement et la transmission d’information par voie électronique, le caractère englobant de la numérisation rend la tâche de définition très compliquée, voire impossibleG. Roussilhe, « Est-ce que le secteur numérique existe ? (d’un point de vue environnemental) » : https://gauthierroussilhe.com/articles/secteur-numerique.. Mesurer les « effets rebond » du secteur numérique, par exemple, s’avère aussi utopique que circonscrire les « externalités négatives » de l’économie, dans la mesure où cette dernière enveloppe l’ensemble des activités sociales et tend à se confondre avec le numérique lui-même. La conséquence, c’est qu’il devient impossible de parler d’une « empreinte » environnementale spécifique du numérique, dans la mesure où toute la chaîne logistique depuis la production jusqu’à la vente des marchandises est numérisée. En réalité, plus qu’un « secteur », le numérique est un espace structural ou « de raccordement »Peppe Cavallari, Performativité de l’être-en-ligne. Pour une phénoménologie de la présence numérique [PhD thesis]. Université de Montréal, 2018. qui tend à structurer progressivement les échanges et puis toutes les activités humaines.
Pris dans ce sens, le mot « numérique » fait finalement davantage référence à une époque et à une situation socioéconomique qu’à une série d’objets, de technologies ou d’applications. Telle est l’approche que privilégie la contribution de Marcello Vitali-Rosati («Comment pensent docx, TEI et ekdosis ? Habiter l’espace numérique»), qui écrit: « “Le numérique” est l’ensemble des phénomènes socioculturels qui ont caractérisé nos sociétés à partir de la large diffusion des dispositifs électroniques. L’expression “le numérique” fait donc référence à quelque chose de très large et de très vague. Il peut être comparé à des expressions utilisées pour se référer à des époques : l’époque moderne, par exemple. “Le numérique” serait finalement une expression pour faire référence à notre époque historique, telle qu’elle émerge à partir du début des années 2000Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug : être libre à l’époque numérique, Zones, Paris, 2024.. » Selon Vitali-Rosati, lorsque l’on parle de numérique comme si c’était un seul secteur, au singulier, nous suggérons qu’une certaine uniformité caractériserait l’ensemble des environnements, des technologies, des applications et des approches qui partagent l’attribut numérique. Or cette idée est fausse pour une raison fondamentale : s’il est vrai que la modélisation numérique implique de faire primer certaines caractéristiques, ces dernières ne correspondent absolument pas à tout le numérique. Ce que l’on appelle « le numérique » exprime en réalité uniquement la domination de certains formats de structuration des contenus sur les autres (par exemple docx pour écrire, tinder pour draguer, teams pour communiquer à distance, etc.). L’imposition de certains formats pose la question du matérialisme numérique du point de vue de la contrainte que les formats représentent pour les activités sur le web. C’est uniquement du fait de l’ignorance de usagers, qui acceptent certaines modélisations comme les seuls formats possibles, qu’on peut parler de quelque chose comme « le numérique ». Une manière de re-dimensionner le numérique, à la fois du point de vue matérialiste et politique, consiste pour Vitali-Rosati à reprendre la main sur les formats, et notamment sur le travail d’éditorialisation, c’est-à-dire sur l’ensemble des opérations de structuration, mise en accessibilité et mise en visibilité des contenus dans l’environnement numérique.
Le texte de Nicole Starosielski, «Les éléments de la théorie des médias», ici traduit pour la première fois en français, est devenu un classique des media studies. Elle propose d’interpréter le tournant matérialiste comme un retour vers les éléments constitutifs de l’espace médiatique et numérique. Ici, il faut entendre l’« élémentaire » dans un sens au moins double : d’une part comme un retour vers le matières premières qui permettent d’édifier l’info-techno-structure, de l’autre comme une mise en évidence des parties constitutives, des briques relationnelles de l’activité médiatique en tant qu’activité sociale et politique. Décomposer l’infosphère en ses éléments fondamentaux signifie en effet la relier à des phénomènes infrastructurels profonds d’une part (mines, océans, terres rares), et de l’autre introduire des questions de justice environnementale mais aussi sociale, dans le domaine de media studies. Dans les deux sens, l’« élémentaire » est tout à la fois le principe et le medium, ou, comme elle l’écrit, « une manière de politiser la substance des médias » par une approche qui aborde les questions écologiques tout en « dépassant les frontières entre l’humain et son milieu ».
L’enquête menée par Clément Marquet et rapportée dans l’article que nous publions ici («Démanteler des réseaux en ruine: Câbles sous-marins et biodiversité en mer Méditerranée») peut être considérée comme un remarquable exemple de cette approche. Partant d’un cas précis, le démantèlement d’un câble sous-marin de télécommunication en proximité du port de Marseille, Marquet montre comment les niveaux d’existence de cet objet sont multiples : existence matérielle, administrative, écologique selon les strates élémentaires qui sont progressivement pris en compte dans l’article. Autour de la matérialité d’un câble apparaissent ainsi non seulement la complexité des procédures institutionnelles, des rapports de force entre acteurs internationaux, nationaux et locaux, eux-mêmes très variés (propriétaires des câbles, acteurs du numériques, communautés locales, autorités gérant les parcs marins, opérateurs du démantèlement, etc.), mais aussi la cohabitation entre humains et non humains, les vestiges des infrastructures numériques étant recolonisées par les coraux et la végétation sous-marine, les herbiers stabilisant l’évolution des câbles au point qu’on ne peut plus les retirer sans les endommager. Ainsi, dans un espace géographique aussi étendu que la distance de Martigues à Marseille c’est toute la vie, la mort et l’existence post-mortem des infrastructures matérielles du numérique qui apparaît, et encore plus la manière dont les vivants héritent des ruines hétérogènes du numériques, faisant un tri entre l’héritage que l’on cherche à valoriser et celui avec lequel « on est contraint de composer ». Les ruines réticulaires des câbles sous-marins qui, tout en ayant une emprise environnementale assez réduite, traversent des espaces très hétérogènes tant par leur topographie que par les réglementations qui les concernent, mettent ainsi en évidence la complexité des cultures et des rapports sociaux humains et non-humaines qui se tissent autour de la matérialité du numérique.
Dans «Décoloniser l’écologie du numérique», Laurence Allard revient précisément sur la question des rapports sociaux et politiques qui se nouent autour du numérique en mettant en évidence l’ordre politique néo-colonial global qui sous-tend la matérialité du numérique, plus particulièrement dans ses aspects extractivistes en Afrique. La ré-articulation de la colonialité et de l’écologie rend ainsi possible de repenser l’interdépendance entre l’écocide et l’exploitation des humains, la frontière ne passant plus entre humains et non-humains, mais entre colonisateurs et colonisésMalcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.. Dans les pas de Guattari et de ses « trois écologiesFelix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989. », le chantier sur la matérialité du numérique relève ainsi bien plus que d’une écologie environnementale : il soulève des problèmes d’écologie sociale et mentale relatifs à une colonisation numérique de esprits dont l’horizon est planétaire.
Bernard Stiegler parlait à ce propos d’une nouvelle forme de prolétarisation généralisée provoquée par le « tout numérique », au sens de la diminution, dépossession du savoir qui prive les sujets de leur capacité d’agir en extériorisant leurs savoir-faire, savoir-vivre et savoir-penser vers les machinesBernard Stiegler, États de chocs. Bêtise et savoirs au XXIème siècle, Paris, Fayard, 2012. Anne Alombert lui emboîte le pas dans sa contribution à ce dossier («La face cachée de l’« intelligence artificielle » : enjeux écologiques, psychiques et politiques des automates numériques»), en montrant comment l’impact environnemental des technologies numériques touche aux conditions mêmes de la socialité. Dans son article, elle déconstruit la notion d’intelligence artificielle et plus particulièrement le discours médiatique qui la présente comme une intelligence autonome, spontanée et tout à fait indépendante de l’humain. Elle nous invite alors à prendre en compte une autre logique extractiviste, où à la place des terres rares vient se trouver la donnée (« data is the new oil » est devenu un espèce de mantra des industries numériques) : « C’est seulement parce qu’ils sont entraînés sur ces quantités massives de données produites par des humains que les systèmes algorithmiques, qui fonctionnent sur la base de calculs probabilistes, peuvent produire des résultats susceptibles de les simuler ». La matière du numérique, au sens de son substrat exploitable, est devenue ici une capacité humaine, dépossédée par ces « machines spirituelles » qui ne sont en réalité que des prothèses de l’esprit rétroagissant sur les capacité mentales, sociales des sujets, voire sur leurs relations politiques. Là où les utilisateurs deviennent ressources du système qu’ils utilisent, les recommandations algorithmiques et la génération automatique des contenus affectent directement la vie politique, conduisant à l’homogénéisation du langage et à l’effacement des singularités. Pour Alombert, toutefois, la technologie numérique ne peut être destructrice en elle-même et on pourrait, par conséquent, la mettre en quelque sorte au service d’une écologie sociale et mentale renouvelée qui mettrait au premier plan le partage et la contribution, au lieu de l’appropriation privée des contenus qui en fait des marchandises informationnelles. Il s’agit en un sens de revenir, certes avec moins de naïveté, au web collaboratif des origines et à des outils permettant la reprise en main par les citoyens de la circulation des informations.
Les autres auteurices de ce numéro aussi écartent à différents titres la perspective technophobe et affirment la nécessité de sortir le numérique du règne de l’efficacité écologique, sous l’angle de l’énergie, des toxiques ou de l’économie des matériaux, pour questionner plus radicalement la question de usages dans une approche où la matérialité est celle des formats, des objets, des besoins. Pour Vitali-Rosati il faut en finir avec le mythe de l’accessibilité et plutôt éduquer les usagers à la « littératie numériqueRappelons que le terme « littératie » (dérivé de l’anglais literacy, alphabétisation) signifie originellement la capacité à comprendre et utiliser l’information écrite dans la vie quotidienne. De la même manière, la « littératie numérique » est la capacité à comprendre et utiliser les technologies numériques. Pour une perspective originale sur cette comparaison, on peut se rapporter au livre de Warren Sack, The Software Arts, Cambridge Mass., M.I.T. Press, 2019. », chacun devant monter en expertise afin de se réapproprier les savoirs du numérique et en multiplier les sens, afin de se libérer de la tyrannie du format unique. Flipo envisage une démarche de sobriété numérique, où celle-ci est conçue comme « un rapport des usages au Tout de la cité ou, dans une analyse réactualisée, de la planète », il pointe ainsi la nécessité d’une « socialisation des modes de vie », plus particulièrement là où les législations actuelles se révèlent inefficacescf. Fabrice Flipo, L’impératif de la sobriété numérique: l’enjeu des modes de vie, Paris, Éditions Matériologiques, 2020 ; Changer les modes de vie. Une dialectique matérialiste par-delà le plan et le marché, Paris, Les éditions du Croquant, 2024.. Allard parle, de son côté, d’ensobrement pour qualifier une double démarche de déconnexion et de mise en place d’une culture de la réparation et de la maintenance. L’ensobrement désigne ainsi une véritable politique d’intensification de l’existant, qui suppose de questionner les usages autant que l’utilité des objets, et à faire durer l’existant autant qu’à apprendre à s’en dispenser. Enfin, Fauché interroge la notion même de besoin dans le cadre d’une reformulation plus générales des usages pertinents et légitimes, inspirée par la notion de redirection écologiqueBonnet, Landivar & Monnin, 2021, op.cit.. Comment hériter, mais aussi comment arbitrer, sélectionner, renoncer aux nombreux possibles ouverts par la révolution numérique ? Une politique du numérique doit cartographier les attachements, les dépendances, les usages superflus, puis envisager des axes concrets de dénumérisation, de désinnovation, de désattachement aussi (par exemple aux idéologies périmées de la légèreté digitale) comme de réattachements à des horizons nouveaux de cohabitation avec les terrestresAlexandre Monnin, Politiser le renoncement, Quimperlé, Divergences, 2023..
Ces esquisses de solutions pointent d’une certaine manière vers la nécessité du politique, entendu non pas comme solution autoritaire, mais comme une nouvelle manière de créer des liens ainsi que de délibérer collectivement sur les futurs souhaitables. Si le constat est désormais consensuel quant à la transformation puissante que l’avènement d’une société numérique a produit sur les formes politiques et sociales du vivre communcf. Lucy Bernholz, Hélène Landemore, Bob Reich (éds), Digital Technology and Democratic Theory, The University of Chicago Press, 2021 ; Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant, Paris, Gallimard, 2023., la prise de conscience quant à la matérialité du numérique impulsée par les sciences sociales et les technology studies nous impose une ultérieure mise à jour quant aux contraintes matérielles que ces nouvelles technologies font peser sur l’horizon environnemental de notre société. Un point commun aux différentes contributions de ce dossier est sans doute l’insistance sur le lien nécessaire entre responsabilité et compétence : faire « atterrir » le numérique signifie d’abord se l’approprier, c’est-à-dire passer d’un usage hétérodirigé par les interfaces à une connaissance réelle des moyens informatiques ainsi que des besoins. Un autre point transversal aux articles ici publiés est de confronter la politique aux pratiques de communautés hétérogènes, faisant du numérique lui-même un espace de négociation plutôt que d’un accord préétabli. Les contributions réunies dans ce dossier dessinent ainsi les contours d’une nouvelle gouvernementalité environnementale, visant d’une part à abandonner l’illusion d’un retour numérique à la merveilleuse légèreté des temps mythiques d’avant l’État, d’autre part à réenchanter les possibles liées à l’émergence d’un sujet politique inédit qui déborde de tout part la politique étatique : la foule (crowd)Olivier Sarrouy, Faire foule : organisation, communication, et (dé)subjectivation à l’ère hyperindustrielle, thèse de doctorat, Rennes 2, 2014, à paraître. La philosophie politique du numérique, cette philosophie qui vient, sera une composante indispensable pour les temps qui restent.