Les éléments sont des parties constitutives d’un tout, définies par leur rôle dans une composition. Les éléments de la pensée grecque classique – l’air, l’eau, le feu et la terre – étaient des « substances », chacune ayant sa propre spécificité dans la composition de l’univers. Le tableau périodique [de Mendeleïev] est une classification des éléments chimiques de base, souvent considérés comme les briques fondamentales de la matière. Hors de tout contexte matériel ou écologique particulier, la notion d’« élément » renvoie tout simplement à des principes de base. Mais les éléments peuvent également décrire des conditions écologiques (par exemple, les éléments de la nature). L’expression être dans « son élément » veut ainsi dire être en harmonie avec son environnement « naturel ».
Au cours de la dernière décennie, les media studies ont pris un tournant « élémental ». Ce que je veux dire par là est que le champ des media studies s’est tourné vers la quête des éléments constitutifs des média, en particulier les substances et substrats qui les composent. Ainsi, les chercheurs en media studies ont mis en lumière les minéraux qui composent les technologies de l’information et de la communication (Parikka 2015 ; Mattern 2017), les terres rares nécessaires aux médias sonores (Smith 2015), la lumière qui conditionne la visibilité (Bozak 2012), ou encore toutes les infrastructures qui soutiennent la circulation des signaux (Mukherjee 2017 ; Parks et Starosielski 2015 ; Plantin et Punathambekar 2018). L’étude du hardware et des plateformes pourrait également être envisagée comme une pratique analytique visant à décomposer les médias en leurs éléments constitutifs. Alors que John Durham Peters plaide explicitement en faveur d’une « philosophie des médias élémentaux » , considérant la mer, le ciel, le feu et la terre comme des moyens de communication (Peters 2015), d’autres chercheurs examinent les médias atmosphériques dans leur milieu élémentaire (McCormack 2018), d’autres encore analysent le plastique comme un substrat, un medium, du capitalisme avancé (Davis 2015), voire la Terre elle-même comme un « média bien avant d’être notre maison, un vaisseau, un écosystème, un globe, Gaia, ou encore la célèbre «bille bleue» (blue marble) » (Russill 2017). Bien que ces approches interviennent dans des contextes et débats variés, je propose de les regrouper sous le terme générique d’ « analyse élémentale » (elemental analysis), définie comme l’étude des matières et substrats conditionnant les médias.
Bien que l’effort pour faire ressortir la composition matérielle des médias prenne des formes variées, une grande partie des recherches qui mobilisent la notion de « média élémentaux » est orientée par les éléments au sens du tableau périodique ou de la pensée grecque. Elles s’inscrivent dans un « tournant élémental » plus large dans les sciences humaines et s’inspirent d’ouvrages comme Elemental Ecocriticism (2015) de Jeffrey Cohen et Lowell Duckert, ou Elemental Philosophy (2010) de David Macauley. Stefan Helmreich soutient que la pensée en termes d’éléments représente un tournant majeur dans la théorie sociale, qui s’attache à « comprendre les amalgames entre objets naturels et objets culturels à travers leurs connexions et relations chimiques, leur tissu molaire-moléculaire, et leurs substantiations matérielles et médiatisées. » Or, même au-delà du domaine des media studies, cette réflexion fondamentale sur les éléments implique souvent de prêter attention au travail de médiation.
Je considère que l’analyse en termes d’éléments représente une opportunité pour le domaine tout entier des media studies. Tout d’abord, bien que toutes les analyses matérialistes ou élémentales ne fassent pas explicitement partie des environmental media studies, pour de nombreux auteurs s’intéresser aux éléments qui constituent les médias s’inscrit dans un projet fondamentalement écologique. Autrement dit, c’est une manière de politiser la substance des médias. L’élémental constitue une alternative aux notions de «nature» ou d’«environnement» - domaines qui, dans la culture populaire, restent souvent perçus comme extérieurs à l’humain, quelle que soit l’ampleur des recherches sur les média-natures ou les environnements médiatiques (Parikka 2012). Une approche par les éléments, en revanche, « offre la possibilité (de manière détournée et par un pas de côté) de découvrir un cadre philosophique et un domaine écologique plus fluides, plus ouverts et plus évolutifs » (Macauley 2010, 4). Par exemple, dans son analyse de l’air en tant que milieu, Eva Horn (2018, 8) écrit qu’une telle enquête implique de comprendre l’air « non seulement comme un environnement, mais aussi comme un élément intrinsèque de la civilisation humaine, de la connaissance humaine et de l’expérience phénoménologique ». En d’autres termes, travailler sur les éléments permet non seulement d’aborder les questions écologiques sous un angle différent, mais aussi de dépasser les frontières entre l’humain et son milieu, et de redéfinir par-là les termes dans lesquels se posent les débats dans le domaine des environmental media studies.
L’analyse des médias par leurs éléments peut déstabiliser à la fois les cadres traditionnels de la notion d’« environnement » et la compréhension usuelle des « médias ». Le livre Wild Blue Media de Melody Jue, par exemple, adopte une approche centrée sur les éléments afin de recalibrer notre compréhension de la médiation et replacer toute activité médiatique dans un milieu (2020). L’analyse des éléments peut ainsi étendre les études environnementales à un large éventail de médias. Par exemple, Internet n’est pas simplement un ensemble d’ordinateurs et de câbles contrôlés par des entreprises, mais inclut également des éléments tels que l’eau et sa régulation (Hogan 2015) ainsi que les systèmes de climatisation et les pratiques thermoculturelles (Velkova 2016 ; Starosielski 2016). Cette perspective nous amène à concevoir tous les médias comme des médias environnementaux, et par conséquent l’ensemble des media studies deviennent les environemental media studies. En retour, cela ouvre la voie à l’étudie de tous les environnements au prisme d’une compréhension critique de la médiation, comprise au sens large.
Qu’il soit considéré comme un sous-domaine, une réorientation ou une extension des media studies, le tournant « élémental » des médias implique à la fois un analyse interne de leurs composantes et une ouverture vers d’autres domaines et disciplines. L’approche par les éléments relie les media studies à un réseau de phénomènes infrastructurels et écologiques, incluant mines, océans, routes et mondes sociaux, souvent ignorés dans le cadre de l’analyse traditionnelle des media studies. Ce tournant invite également au dialogue avec de nouveaux groupes de chercheus, non seulement ceux qui étudient la terre, l’eau, l’air et le feu dans d’autres disciplines, mais aussi avec des chercheurs et des publics désireux de mieux comprendre les formes spécifiques que prend la matérialité. De plus, ce tournant introduit des théories rarement lues dans les environmental media studies, allant de Harold Innis à Luce Irigaray (voir, par exemple, Young 2017 ; Horn 2018). En somme, la recherche sur les éléments constitue une « zone de contact » où les chercheurs repoussent, expérimentent et redéfinissent les frontières des media studies.
Cependant, les possibilités offertes par la recherche sur les éléments s’accompagnent de plusieurs défis. L’un d’entre eux réside dans le fait que, bien que cette recherche propose un cadre distinct de celui de « l’environnement » ou de « la nature », elle génère ses propres malentendus. Les lecteurs occasionnels de travaux sur les éléments, s’appuyant uniquement sur l’imaginaire populaire des éléments de la pensée grecque ou du tableau périodique, tendent à considérer les éléments comme des unités bien délimitées et discontinues. De même, la recherche sur les éléments au sens large – portant sur les matériaux, plateformes et infrastructures des médias – est perçue à tort comme une simple exploration des soubassements durs et solides des médias. À l’inverse, la théorie élémentale, l’étude des infrastructures et les nouveaux matérialismes interprètent rarement leurs objets comme des blocs de construction mutuellement exclusifs ou même comme des objets tout court. Les éléments ne sont pas des choses. Les recherches sur les éléments des médias ont au contraire montré à maintes reprises que ceux-ci sont processuels, dynamiques et intra-actifs.
Un deuxième défi, d’ordre politique, émerge également : bien que des travaux substantiels aient été menés pour définir une philosophie des médias élémentaux, il reste encore beaucoup à faire pour formuler une politique des médias élémentaux. Dans la théorie sociale et écologique, la démarche élémentale s’est alliée aux enquêtes sur la justice environnementale. Prenons, par exemple, l’enquête de Catherine Fennell (2016) sur le plomb contenu dans les infrastructures hydriques de Flint, dans le Michigan, ou encore l’étude de Michelle Murphy (2017) sur la manière dont la diffusion des BPC prolonge le colonialisme et le racisme. Les recherches sur les déchets électroniques et les effets environnementaux des composants des médias ont ouvert la voie (Gabrys 2011 ; Parikka 2012), mais ce domaine reste encore insuffisamment étudié. Il est également nécessaire de politiser les frontières de la définition des éléments dans les media studies. Dans la veine du courant Media and Environment, Yuriko Furuhata (2019) analyse la cosmologie latente des médias élémentaux et plaide pour une prise en compte de leur géopolitique. En attirant l’attention sur les cinq éléments et phases de la philosophie chinoise, elle demande « quelles approches épistémiques et techniques de contrôle de l’environnement ont été considérées pour acquises, et lesquelles ont été négligées dans les media studies ? ». Son étude met en lumière les manières dont l’analyse des éléments peut renforcer tacitement des visions du monde eurocentriques, patriarcales et racistes. On ne peut penser les éléments des media studies en nous référant uniquement aux éléments grecs ou à ceux du tableau périodique. Le faire reviendrait à « naturaliser » les schémas de pensée occidentaux en les imposant d’emblée dans les rubriques et le lexique de base de notre compréhension de la composition des médias.
Troisièmement, bien qu’une grande partie des recherches sur les éléments chimiques et antiques présuppose une uniformité de la composition des éléments, il est nécessaire de mieux comprendre les problèmes liés au statut de la différence dans le cas des formes élémentales des médias. Comme le dit Melody Jue (2016, 2) : « À quoi ressemblerait une théorie des médias en termes d’éléments qui prêterait attention aux questions de déviance, d’antinormativité et d’échec ? ». À quoi ressemblerait cette théorie, par exemple, si l’on suivait l’analyse d’Anne Pasek (2019) sur le carbone, qu’elle étudie non pas comme une brique élémentaire a priori mais comme une entité qui nécessite toujours d’être stabilisée et qui présente ses propres défis de communication ? Les recherches sur les éléments dans les médias sont d’autant plus fascinantes qu’elles ne se contentent pas d’offrir un cadre ontologique stable dans lequel la différence serait soit aplatie, soit définitivement codée, mais ouvrent de nouveaux espaces pour observer où et comment la différence se matérialise.
La recherche élémentale n’est qu’une des nombreuses approches permettant d’aborder l’environnement des médias, aussi bien celui dans lequel ils sont que celui dont ils sont faits. Cependant, pour en comprendre et exploiter pleinement le potentiel, il est primordial de se rappeler que les éléments ne sont ni des essences ni des fondements. Les éléments composent. Ce sont les choix de compositions auxquels on s’intéresse, ainsi que les langages utilisés pour les distinguer, qui portent des implications géopolitiques majeures. Les éléments ne sont pas des entités discrètes. Ils sont relationnels. Ils ne se tiennent jamais entièrement seuls. Ils s’attachent, se lient et se transforment. Les infrastructures évoluent, la matière se décompose, les molécules se séparent. Les éléments ne sont pas épiques, ils sont particulaires. En d’autres termes, la recherche élémentale ne vise pas à stabiliser le flux des media studies dans un sol ferme — au contraire, la force de ce paradigme réside précisément dans sa capacité à ouvrir, déstabiliser et fluidifier les courants existants de la pensée environnementale.
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