Il y a de ces projets artistiques qui paraissent presque fous. En soi, l’ambition de Beauvoir de raconter sa vie par le genre des Mémoires alors qu’elle n’avait pas encore 50 ans l’était déjà un peu ; en faire un spectacle de moins de quatre heures sur la scène de l’atelier Berthier l’est encore davantage. D’autant plus que ce resserrement temporel de la vie de Beauvoir – ou en tout cas d’une grosse partie de sa vie, puisque le récit s’achève par la fin de la guerre d’Algérie et de La Force des choses –, s’oppose en partie au projet de Beauvoir. À son « positivisme narratifJacques Deguy, « Simone de Beauvoir : la quête de l’enfance, le désir du récit, les intermittences du sens », Revue des sciences humaines, n° 222, avril-juin 1991, p. 87. », d’une part, qui implique un désir vain de tout dire et de le dire avec la plus grande exactitude possible. À sa dictature de la chronologie, d’autre part, dénoncée par Philippe LejeunePhilippe Lejeune, « L’ordre du récit dans Les Mots de Sartre », Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 237. qui jugeait bien naïf ce respect d’une progression chronologique stricte au sein des Mémoires – à la différence des Mots de Sartre qui accumulait davantage les aller-retours entre l’enfance et la vie d’adulte. Lorsque Camille Dagen, qui incarne une sorte de Beauvoir archétypale, se promène sur le plateau où crie la petite Simone qui (sur)joue l’enfance, ou lorsque Marie Depoorter, qui incarne la Beauvoir adolescente, narre la rencontre avec Zaza, le spectacle résout la difficulté qui faisait aussi la beauté du projet des Mémoires : il donne du sens aux faits contingents d’une vie.
Le début du spectacle est sans doute le plus beauvoirien (et sartrien) en ce sens qu’il met en scène les comédies familiales et religieuses de la petite Simone. On la voit hurler dans une boîte qui incarne alors le carcan de la vie bourgeoise catholique ; on la voit incarner à l’excès le chauvinisme de la guerre 14-18 ; on la voit se complaire avec sa petite sœur Poupette dans des comédies religieuses qui prennent la forme de divers jeux masochistes. Là, le théâtre donne tout son sens au projet puisqu’il fait exister la comédie de l’enfance, incarnée par l’excellente Hélène Morelli. Tout change à partir du moment où la jeune Simone commence à devenir la Beauvoir qu’on connaît : le rire s’efface progressivement, sinon pour représenter les scènes entre l’adolescente et ses parents. Là, le genre bourgeois du vaudeville rend habilement compte des préjugés familiaux et du conditionnement dont a dû s’extirper Beauvoir. Mais à mesure que Simone devient Beauvoir, l’intérêt de l’adaptation théâtrale semble s’amoindrir. En témoigne la scène qui conclut la première partie du spectacle : la jeune Elisabeth Lacoin, aussi incarnée par Hélène Morelli, énonce les différents obstacles à son mariage avec Merleau-Ponty quand une vidéo filmée en hors champ et diffusée sur un écran montre la jeune Beauvoir glousser aux côtés de Maheu, Nizan et Sartre dans la « thurne » d’un des « petits camarades ». La mise en scène est intelligente ; elle révèle implicitement la culpabilité de Beauvoir, qui pointe à la fin des Mémoires d’une jeune fille rangée, lorsque sont simultanément racontées la mort de Zaza et la libération de Beauvoir. Mais elle révèle aussi toute la difficulté du projet. Car comment mettre en scène Sartre et Beauvoir ? Comment éviter le biopic sentimental et hagiographique quand il s’agit de représenter le début d’une histoire d’amour entre deux des plus grands intellectuels du xxe siècle ? La décision de faire jouer Sartre par une comédienne suffit-elle ? Tout à coup, le rideau tombe et se transforme en un écran géant où se voit projeter le nombre de morts pendant la Seconde Guerre mondiale, comme si le rappel des tragédies de l’histoire offrait la seule issue pour sortir de l’impasse où s’engouffrait progressivement le spectacle.
Après l’entracte, le rideau ne se relève pas directement. La troupe abandonne ses accessoires – fausses lunettes rondes et turban obligent – pour mimer une recherche Google et incarner, avec une ironie appuyée, les différents critiques du Deuxième Sexe, de François Mauriac à Paul B. Preciado. L’ironie est double ici : elle sert à moquer ceux qui moquaient (et continuent de moquer) le projet féministe de Beauvoir. Là où la première partie proposait des allers-retours entre la petite Simone et la jeune Beauvoir, la seconde partie suggère des parallèles entre l’histoire de la guerre d’Algérie et la fascisation de nos sociétés contemporaines. Ce changement de tonalité implique une prise de distance par rapport au projet mémorial. Désormais, Camille Dagen n’incarne plus Beauvoir, mais joue son propre rôle, celle de la metteuse en scène consciencieuse qui est allée consulter à la Bibliothèque nationale de France les manuscrits de La Force des choses. Elle explicite alors son choix de se concentrer désormais sur la seule guerre d’Algérie dans laquelle prend sa source le projet des Mémoires, entrepris dès l’automne 1956. On passe donc de la vie de Beauvoir jusque 1945 (première partie) au moment de l’écriture de cette vie (seconde partie). Entre les deux : la mise en scène de la polémique du Deuxième Sexe, qui sert aussi à indiquer la portée féministe des Mémoires. Car ce qui intéresse particulièrement Camille Dagen dans le récit de la guerre d’Algérie proposé par Beauvoir, c’est l’affaire Djamila Boupacha, seul viol médiatisé du conflit, qui permet d’évoquer simultanément l’engagement anticolonialiste et féministe des Mémoires. La tonalité du spectacle change alors, et le spectacle biographique se transforme en un théâtre documentaire d’où jaillissent çà et là quelques traits du théâtre de guignol quand Maurice Patin, président de la Commission de sauvegarde, tente de justifier son inaction. Si le genre mémorial permet de raconter la vie d’un·e homme/femme siècle, l’entracte des Forces vives semble avoir dissocié les deux parties de cet objet, et ce jusqu’à la scène finale jouée par Sarah Chaumette. Monologue issu des dernières pages de La Force des choses, la scène permet de réconcilier in extremis la vie de Beauvoir et le récit de son temps, en introduisant sur scène une réflexion bienvenue sur la vieillesse – vieillesse de Beauvoir, vieillesse des femmes, vieillesse des actrices.
Peut-être est-ce là que réside la dimension la plus beauvoirienne du spectacle, dans cette ambition du tota simul, dans ce désir de vouloir tout dire et tout faire dont rend si bien compte l’accumulation des points-virgules dans la prose des Mémoires : dire la vie de Beauvoir et faire le récit de la modernité, faire le récit de la modernité et raconter les temps qui restent, raconter les temps qui restent et donner à voir les différentes manières de faire du théâtre, quand il en est encore temps. En ce sens, le spectacle porte bien son nom.