Égalité, environnement, démocratie: le Nouveau Front Populaire entre deux siècles

Il existe un large consensus sur le fait qu’un projet politique progressiste aujourd’hui doit combiner les revendications démocratiques, sociales et écologiques. Le Nouveau Front Populaire, s’il devient plus qu’un accord électoral à court terme, vise exactement cela. Mais une telle démarche doit tenir compte d’un fait historique : l’urgence écologique est née du fait que, depuis le milieu du xxe siècle, les élites occidentales ont tenté de résoudre la question sociale et ses risques politiques en mobilisant les combustibles fossiles. Cet article retrace l’histoire de l’impasse dans laquelle les États occidentaux se sont mis eux-mêmes en choisissant cette solution au nouage des trois questions.

Un projet politique progressiste doit aujourd’hui combiner les revendications démocratiques, sociales et écologiques. Le Nouveau Front Populaire, s’il s’avère être plus qu’un accord électoral à court terme, s’impose exactement en cet endroit-là. Il y trouve aussi sa signification historique. Car, quoi qu’il arrive dans le futur immédiat, la question qu’il pose sera la nôtre pour longtemps.

Il s’agit incontestablement d’un défi considérable. Le Nouveau Front Populaire est d’autant plus urgent et salutaire qu’il se construit dans une situation où les engagements écologiques et sociaux semblent souvent s’opposer. Dans une certaine mesure, les politiques écologiques sont rejetées en raison de l’impact social négatif qu’elles sont censées avoir. Cette opposition est accentuée par le fait que les politiques écologiques doivent avoir une orientation mondiale, notamment en ce qui concerne le changement climatique et la biodiversité, alors que les politiques sociales sont souvent considérées comme des politiques nationales destinées aux citoyens ayant droit à l’État-providence.

Bien entendu, l’opposition ne doit pas être exagérée et il ne faut pas sous-estimer le fait que la mobilisation contre les politiques écologiques est justifiée par de fausses déclarations émanant des parties intéressées, ou tout simplement instrumentalisée par certaines forces politiques pour faire avancer leur cause, comme cela est clairement le cas de la part du Rassemblement National dans la campagne pour les élections législativesVoir « Pourquoi le rejet de l’écologie est-il un moteur du vote pour le Rassemblement national ? », Le Monde, 19 juin 2024. Il n’en reste pas moins que le résultat politique immédiatement visible de ce prétendu conflit n’est autre que la résurgence de politiques autoritaires, notamment la répression de l’activisme écologique, et la montée continue de l’extrême droite aux élections. De fait, celle-ci se nourrit de l’exacerbation du conflit social, en se montrant capable de politiser par ce moyen d’autres aspects du débat public que la structure de la propriété, les questions de redistribution et de fiscalité ou la dynamique des inégalités. Après « l’immigrationnisme », « l’écologie punitive » est devenue, dans le discours de l’extrême-droite, l’illustration de la « trahison des élites » et la preuve de la « folie » de ceux qui gouvernent, ainsi que de la nécessité, pour la population nationale, de bénéficier de nouveaux dirigeants, supposément plus protecteurs et plus raisonnables. Droit des étrangers et droit de l’environnement sont effectivement deux des principales cibles du Rassemblement National, également parce que ce sont deux domaines dans lesquels un éventuel gouvernement d’extrême-droite pourra effectivement prendre des mesures immédiates et concrètes, prouvant à son électorat qu’il n’est pas impuissant… alors même qu’il n’aura rien fait pour s’attaquer au principal moteur du conflit social : les inégalités !

Mon objectif, dans les lignes qui suivent, est d’éclairer cette situation à travers une réflexion historique sur la relation entre la question sociale, la question écologique et la question démocratique dans les sociétés démocratiques-capitalistes. La question sociale est ici comprise comme exigeant des niveaux décents de bien-être matériel pour l’ensemble de la société ; la question écologique exige une manière de vivre avec la nature non humaine qui soit viable à long terme ; et la question démocratique exige que les décisions concernant la vie commune soient prises dans le cadre d’une participation égalitaire et inclusive. Je soutiendrai que la relation entre ces trois questions s’est transformée à deux reprises depuis le milieu du xxe siècle. Cette histoire a rendu la combinaison des revendications démocratiques, sociales et écologiques beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’elle ne l’était au moment où elle s’est présentée. Cela explique en partie pourquoi un projet politique comme celui que porte le Nouveau Front Populaire n’est pas aussi facilement réalisable que cela serait souhaitable – et même nécessaire.

Éviter le fascisme (de la Première Guerre Mondiale aux années 1968)

Le nom de cette alliance électorale de circonstance, « Nouveau Front Populaire », invite de lui-même à une comparaison historique avec un moment où l’articulation de la question démocratique et de la question sociale était en cause. Dans le contexte de la menace d’une conquête du pouvoir par des mouvements apparentés au fascisme, le Front Populaire historique peut être considéré comme une de ces tentatives pour résoudre la question sociale à travers une participation politique de masse qui ont eu lieu non seulement en France, mais aussi ailleurs, sous des noms différents et avec des programmes politiques variés. Cependant, dans une grande partie de l’Europe, ces tentatives ont échoué et ont abouti à la défaite de la gauche, souvent par des moyens militaires, que ce soit dans le cadre d’une guerre civile ou d’une guerre internationale, et dans l’autoritarisme.

Regardons plus en détail les observations d’un contemporain quelque peu distant. Joseph A. Schumpeter est né dans l’empire des Habsbourg et a connu les brèves tentatives de révolution socialiste après la Première Guerre mondiale en Autriche et en Allemagne. En 1932, il émigre aux États-Unis et y observe la montée d’un nouveau capitalisme, combinant production et consommation de masse, qui sera qualifié de fordisme, entre autres par Antonio Gramsci. En 1942, Schumpeter rédige sa principale tentative pour tenter de proposer à la fois un diagnostic de l’époque et une vision sur des perspectives d’avenir, Capitalism, socialism and democracy Publié en traduction française (par Gael Fain) sous le titre Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris : Payot, 2023 ; les numéros de page suivants font référence à l’édition anglaise de 1946 : Capitalism, Socialism and Democracy. Londres : Allen & Unwin, 1976 (mes traductions)., livre qui sera mis à jour en 1946 après la défaite du nazisme et le début de la guerre froide.

Il y reconnait que la détérioration des conditions de vie et de travail de la majorité de la population due à la propagation du capitalisme industriel à la fin du xixe et au début du xxe siècle avait donné naissance aux revendications socialistes d’une transformation sociale radicale. Il diagnostique « l’ordre capitaliste [… comme] non seulement réticent mais aussi tout à fait incapable de garantir » un niveau de vie décent aux masses, utilisant le sort des chômeurs comme illustration principale (pp. 68-70). Au moins jusqu’à la fin du xixe siècle, selon lui, régnait « l’impossibilité de subvenir aux besoins des chômeurs de manière adéquate sans compromettre les conditions d’un développement économique ultérieur » (p. 70, italiques dans l’original), ce qui a conduit à affirmer la nécessité de vaincre le capitalisme. Son expérience récente aux États-Unis lui avait cependant appris que le capitalisme s’y était radicalement transformé, au point de laisser émerger la « grande possibilité » (p. 380) que son « succès industriel colossal […] puisse annihiler toute la cause du socialisme » (p. 382). Observant la tendance déjà existante vers une « production destinée à la consommation intérieure », encore renforcée par la conversion de l’économie de guerre, « l’énorme masse de biens et de services disponibles […] promettait un niveau de satisfaction des besoins économiques, même des membres les plus pauvres de la société » (p. 384) dès 1950. La prochaine « avalanche de biens de consommation » impliquerait « que tous les desiderata qui ont été jusqu’ici adoptés par tous les réformateurs sociaux […] pourraient être réalisés sans interférence significative avec le processus capitaliste » (pp. 68-69, italiques dans l’original), ce dernier point étant si important pour l’auteur qu’il répète plus tard l’affirmation : « tout cela peut être accompli sans violer les conditions organiques d’une économie capitaliste » (p. 384).

La « grande possibilité » de Schumpeter esquisse une voie sur laquelle le capitalisme, la démocratie et le bien-être matériel dans l’ensemble de la société peuvent se combiner. Au cœur de ce projet se trouvait une forme de capitalisme qui stimulait la consommation de masse et qui, ainsi, était censée résoudre la question sociale. Jusqu’ici, l’histoire est désormais familière. Mais deux autres aspects doivent être soulignés.

Premièrement, pour que cette idée fonctionne, il fallait une nouvelle compréhension de la politique démocratique (souvent aujourd’hui appelée modèle schumpétérien), qui décourageait la mobilisation de masses supposées politiquement immatures. La démocratie devait désormais signifier la sélection d’une minorité de décideurs politiques par une population définie de manière inclusive et qui reste apathique en dehors des brefs instants des campagnes électorales et des élections. La combinaison entre, d’une part, une division entre la classe politique et l’ensemble des citoyens, en contact seulement au moment des élections, et, d’autre part, l’apathie de ces derniers, devait assurer la légitimité démocratique et la stabilité du gouvernement.

Deuxièmement, Schumpeter ne voyait aucune limite naturelle à ce « succès industriel ». Lui-même n’avait aucune sensibilité pour la question écologique, mais il était assez conscient de cette éventuelle objection pour en discuter explicitement. Son analyse partant des États-Unis, il se concentre sur la possibilité que de la disponibilité de « nouvelles terres » aient pu être une condition préalable au succès colossal de ce capitalisme dans ce pays, soulignant ainsi une possible exception. Il mentionne également la « présence de charbon et de minerai de fer en Angleterre ou de pétrole dans ce pays et dans d’autres » comme « une opportunité non moins unique » (p. 109). En conséquence, la question se pose de savoir si « les accomplissements du capitalisme […] sont des accomplissements qui ne peuvent pas être répétés » (p. 110). Même si cette réflexion se pose au sujet de la terre, du charbon et du pétrole, la disponibilité limitée des ressources biophysiques ni les conséquences négatives de leur utilisation ne lui apparaissent pas comme un problème pour le développement économique. Selon lui, le caractère unique de ces ressources n’implique pas que l’exploitation d’une ressource donnée crée une limite ou une contrainte pour les « progrès » futurs. Au contraire, la disparition d’une opportunité conduira à la recherche d’une nouvelle. Bien que l’expression soit anachronique, on peut dire que Schumpeter raisonne même en termes de frontières planétaires lorsqu’il réfléchit à la « fermeture de la frontière », thème clé de l’expansion des États-Unis vers l’Ouest. Dans une formulation qui sonne étrangement à notre époque bouleversée par l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, il affirme que « la conquête de l’air pourrait bien être plus importante que ne l’était la conquête de l’Inde – nous ne devons pas confondre les frontières géographiques avec les frontières économiques » (117). L’un des plus ardents disciples de Schumpeter en France aujourd’hui, Philippe Aghion (un des principaux conseillers d’Emmanuel Macron, ce qui n’est sans doute pas un hasard), affirme en ce sens que l’innovation future sera la clé simple et directe pour lutter contre le changement climatique.

Une décennie et demi plus tard, la voie tracée par Schumpeter était bel et bien engagée en Occident. La croissance de la production avait atteint des niveaux sans précédent, et une grande partie de cette production était destinée à la consommation. La démocratie semblait s’être consolidée, comme devaient le dire bientôt les politologues, à mesure que les politiques sociales financées par la taxation des bénéfices des entreprises suscitaient l’apathie des citoyens. C’est à ce moment-là que l’on put commencer à analyser systématiquement les « exigences sociales de la démocratie », comme Seymour Martin Lipset entreprit de le faire à la fin des années 1950Seymour Martin Lipset, Some social requisites of democracy: economic development and political legitimacy. American Political Science Review 53, 1959: 1 (les numéros de pages suivants font référence à cet article)..

S’appuyant sur la compréhension schumpétérienne de la démocratie et développant une perspective comparative systématique, Lipset configure les indicateurs de « développement économique » et de « légitimité » comme les deux caractéristiques complexes des systèmes sociaux en corrélation avec une démocratie stable. Le développement économique est considéré comme « comprenant l’industrialisation, la richesse, l’urbanisation et l’éducation » (p. 71). En opérationnalisant ces caractéristiques, Lipset mesure la richesse à travers « le revenu par habitant, le nombre de personnes par véhicule à moteur et par médecin, et le nombre de radios, de téléphones et de journaux pour mille personnes » (p. 75), incluant ainsi en bonne place les biens de consommation durables sur lesquels Schumpeter s’était également concentré. À son tour, l’un des indicateurs de l’industrialisation est l’« énergie » produite commercialement par habitant et utilisée dans le pays, mesurée en termes de tonnes de charbon par personne et par an » (p. 78), ciblant ainsi directement ce qui était encore le principal combustible fossile utilisé à cette époque. Lipset constate que les démocraties anglophones et européennes brûlent en moyenne deux fois et demi plus de charbon par personne que les dictatures européennes et même six fois plus que les démocraties latino-américaines, qu’il considérait alors comme instables (p. 76). En conséquence, selon sa lecture, l’analyse confirme la « généralisation la plus répandue » à propos de la démocratie, à savoir « que plus une nation est aisée, plus grandes sont ses chances qu’elle maintienne la démocratie » (p. 75).

Avec le recul, on peut dire que Lipset a validé une stratégie politico-économique dans laquelle les sociétés occidentales, États-Unis en tête, s’étaient engagées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a en même temps contribué à rendre cette stratégie plus explicite et mieux généralisable. L’Union européenne, dont nous venons d’élire le Parlement pour les prochaines années, commençait alors sous la forme de la Communauté économique européenne (d’abord sous la forme du charbon et de l’acier), précisément sur cette conviction : elle espérait résoudre la question sociale, dont l’absence de solution était considérée comme politiquement dangereuse, en s’engageant sur la trajectoire même qui a créé l’urgence écologique actuelle. 

L’occasion manquée des années 1970 et les défis du présent

 On peut dire que cette stratégie a été couronnée de succès. Mais seulement temporairement – plus précisément jusqu’au début des années 1970. Durant toute cette période, les sociologues, qu’ils soient critiques ou apologétiques, s’accordaient sur le fait que des problèmes surgissaient pour lesquels aucune solution immédiate n’était à portée de main ;les premiers l’ont qualifié de crise de légitimité, les seconds de crise de gouvernabilité. Mais la plupart d’entre eux ne s’intéressaient qu’à la situation sociopolitique interne des sociétés occidentales. Ainsi, ils ont reconnu l’insatisfaction et l’aliénation croissantes malgré l’augmentation de la richesse et du bien-être matériel, conduisant à ce que l’on a appelé la participation politique non conventionnelle dans « les années 1968 ». Mais ils n’ont pas accordé beaucoup d’importance à la simultanéité et à l’inter-dépendance de ce mécontentement intérieur avec trois phénomènes : la dégradation croissante de l’environnement mondial et l’épuisement des ressources, que soulignera au contraire le rapport du Club de Rome Les Limites à la croissance de 1972 ; les demandes pressantes des pays postcoloniaux du « tiers monde » de contrôler leurs ressources, qui se firent entendre dans le cadre du Nouvel Ordre Économique International voté par les Nations Unies en 1974 ; et les guerres que l’Occident perdait, comme la guerre du Vietnam, ou ne gagnait qu’au prix de perpétuer et d’aggraver des situations hautement conflictuelles, comme les guerres dites des Six Jours et du Yom Kippour ou du Ramadan au Moyen-Orient, étroitement liées aux questions de ressources telles que le contrôle des terres et le prix des combustibles fossiles. Si l’on considère l’ensemble de ces éléments, tout semblait être en place, au début des années 1970, pour un tournant dans l’histoire du monde. 

Ce qui apparaissait à l’époque comme un tournant potentiellement critique s’est en réalité transformé en une occasion manquée de transformation socio-écologique. C’est pourquoi nous devons considérer l’histoire du capitalisme démocratique depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale comme comprenant deux périodes avec des préoccupations et des stratégies politiques différentes. Dans ce qui suit, j’examinerai d’abord le changement d’orientation à partir des années 1970, puis je comparerai les deux périodes à la lumière de notre présent et de notre avenir.

Ne parvenant pas à reconnaître les multiples connexions, préférant même les ignorer, les élites occidentales ont tenté de résoudre la crise du capitalisme démocratique dans les années 1970 en intensifiant la mobilisation des combustibles fossiles dans leur région, tout en modifiant leur rapport au contexte mondial. En se concentrant sur les questions intérieures et en considérant le globe et la planète comme une simple condition de fond, les sociétés occidentales ont eu recours à un triple déplacement du problème multiple, au lieu de proposer une tentative sérieuse de diagnostic et de solution globale. Sur le plan intérieur, on a assisté à un ralentissement de l’économie, qui ne s’est jamais complètement remise de la récession de 1974-1975 ; à des revendications en faveur d’une amélioration continue des conditions de travail et du bien-être, soutenues par des syndicats forts ; et à des appels à l’amélioration des conditions environnementales exprimés par des mouvements écologistes de plus en plus puissants. La question sociale était sur le point de faire retour, la question écologique s’imposait désormais avec force, et elles ont conjointement entraîné une montée des protestations, mettant ainsi fin à l’apathie civique. La « solution » des élites à ces problèmes a consisté à déréguler l’action économique et à renforcer le commerce international en vue de restaurer la rentabilité du capital, notamment en permettant aux industries ayant un coût élevé en main-d’œuvre et un fort impact environnemental de se délocaliser vers d’autres régions du monde, en particulier en Asie de l’Est. Cette décision a affaibli le pouvoir de négociation des syndicats et amélioré les conditions environnementales nationales, tout en maintenant la « loyauté des masses » grâce à l’importation de biens de consommation bon marché produits ailleurs dans des conditions à faible coût. Ainsi, le problème occidental a connu un triple déplacement : vers d’autres régions du monde, renforçant par inadvertance les sociétés asiatiques ; vers la nature, du fait d’une extraction plus étendue des ressources et de l’accumulation de dioxyde de carbone dans l’atmosphère ; et enfin vers le futur, puisque les solutions à court terme créent des problèmes à l’avenir, problèmes auxquels aucune solution vraisemblable n’est proposée.

Ces changements peuvent être résumés dans trois faits, qui ont une valeur exemplaire :

            - Le Nouvel Ordre Économique International s’est transformé en une nouvelle division internationale du travail. Autrement dit, un arrangement visant à renforcer la justice socio-économique mondiale au sein de l’organe représentatif des États formellement souverains a cédé la place à l’exploitation des avantages comparatifs dans une économie mondiale plus étroitement connectée. 

            - L’évaluation de l’état de la planète est passée du Club de Rome au Groupe d’experts international sur l’évolution du climat (GIEC). Autrement dit, la menace d’épuisement des ressources s’est transformée en menace pour l’habitabilité de la planète en raison d’une utilisation excessive des ressources.

            - L’État-providence démocratique est passé d’un modèle mondialisable à un bastion bien circonscrit de privilèges globalement insoutenables. Autrement dit, la notion d’un ordre politique à la fois juste et démocratique a échoué à passer le test d’expansion au-delà de la région du monde où elle a émergé.

Ce qui rend aujourd’hui l’action politique si problématique, c’est le fait que ces deux transformations historiques s’appuient l’une sur l’autre et ont des effets cumulatifs. Si l’on considère l’ensemble de la période d’après-guerre, on constate que la période allant jusqu’au milieu des années 1970 a été marquée par des gouvernements étatiques plutôt forts qui ont abordé la question sociale en radicalisant involontairement la question écologique et en cherchant à atténuer l’importance de la question démocratique. À partir des années 1970, la crise écologique est apparue, a pris de plus en plus d’importance et a été aussi dans un premier temps l’un des thèmes centraux du retour en force de la question démocratique. Face à cette poly-crise (pour reprendre une expression d’Edgar Morin), les gouvernements – de centre-gauche comme de centre-droit – ont abdiqué leurs responsabilités en privatisant les entreprises publiques et en renforçant le commerce international. Ils ont peut-être eu l’intention d’éviter une profonde crise de légitimité en déclarant que des mesures correctives efficaces étaient hors de leur portée. Mais en réalité, ils se sont rendus moins capables d’avoir une prise sur la réalité. Paradoxalement, c’est en adoptant la notion de « gouvernance » qu’ils ont renoncé à gouverner, car ce n’est pour eux qu’un autre mot pour laisser les intérêts privés prévaloir sur la délibération collective. Ayant voulu que les citoyens soient apathiques, les partis politiques ont renoncé à leur tâche de contribuer à former l’opinion publique et ont plutôt considéré cette dernière comme la somme arithmétique des opinions d’individus atomisés, qu’il leur fallait respecter. Tout en affaiblissant leur propre pouvoir, les gouvernements ont permis une concentration du pouvoir en dehors de la responsabilité politique et au-delà des frontières politiques, en particulier dans les domaines de l’énergie, de la communication et de la finance.

Au cours des années 1970, la tâche politique que les gouvernements ont assumée a essentiellement consisté à garantir la réponse existante à la question sociale, à aborder la question écologique telle qu’elle se posait et à renouveler l’engagement envers la question démocratique. En raison de l’insuffisance de la réponse politique à ce moment, la situation actuelle reprend de nombreux traits de celle du début des années 1970, mais elle est d’une urgence bien plus grande et montre des exigences plus élevées en matière d’action coordonnée. On ne peut plus éviter d’aborder la question sociale comme exigeant une justice sociale mondiale, et non plus seulement nationale. La question écologique est devenue une urgence mondiale. Et la question démocratique est marquée par le paradoxe selon lequel la participation politique a augmenté, alors que la qualité de la communication politique a diminué.

Dans sa forme, la montée de l’extrême droite est rendue possible par l’effondrement de la communication politique. Mais en substance, elle repose sur l’affirmation illusoire selon laquelle le bien-être matériel et un environnement durable peuvent encore être traités comme des questions de politique intérieure guidées par de prétendus intérêts communs nationaux. Cette tentative est vouée à l’échec, mais elle risque d’avoir des conséquences désastreuses si elle est poursuivie. Empêcher que cela ne se produise est la tâche urgente du Nouveau Front Populaire, comme elle le sera de tout mouvement politique progressiste.

À moyen terme, une nouvelle synergie entre les questions démocratiques, sociales et écologiques doit être inventée. Les réflexions précédentes suggèrent qu’une nouvelle réponse à la question démocratique est la condition pour répondre de manière adéquate aux questions sociales et écologiques. En effet, il ne sera pas facile, même pour un gouvernement bien intentionné et déterminé, d’insister sur la nécessité d’une compréhension globale de la question sociale et écologique fondée sur l’acceptation d’une responsabilité européenne significative pour la situation dans laquelle nous nous trouvons. Mais ne pas y parvenir revient à tenter de gagner des élections en vendant des illusions, et cela ne sera efficace qu’à très court terme.

La nouvelle réponse à la question démocratique doit comporter deux composantes, à savoir la communication politique et le gouvernement. Les élites occidentales ont pour la plupart redouté les citoyens et ont cherché à canaliser le débat public selon des voies préétablies ou à disperser la formation de l’opinion par l’atomisation. Les citoyens insatisfaits ne resteront cependant pas silencieux, mais ils peuvent s’exprimer en fonction d’intérêts à court terme et étroitement définis si les conditions adéquates de communication n’existent pas. Même si ces termes peuvent sembler périmés et dépassés, une renaissance des formes de démocratie délibérative est nécessaire pour surmonter cette étroitesse. En outre, de telles délibérations doivent être accompagnées par un gouvernement disposé à agir à la lumière de leurs conclusions, et capable de le faire sans abdiquer sa responsabilité face à de puissants acteurs privés ni s’excuser en prétextant la difficulté d’atteindre une coordination mondiale entre les États. Les changements intervenus après les années 1970 ont paralysé la communication, la délibération et l’action collectives au sein des États-nation mais aussi entre les États dans l’ordre mondial. En parallèle, un problème qui a l’ampleur et le caractère d’urgence du changement climatique exige des formes de communication, de délibération et d’action mondiales d’une qualité et d’une intensité plus élevées que jamais auparavant. Le dernier demi-siècle a affaibli et désactivé de nombreuses ressources politiques qui étaient alors encore disponibles, dans une certaine mesure du moins, tout en aggravant les questions sociales et écologiques. Il est grand temps de reconstruire ces ressources politiques pour mieux répondre aux exigences portées par ces questions. Tel est l’enjeu de cette élection en France et en autres pays d’Europe. Il ne faut pas se masquer la difficulté de la tâche. Mais nous serons peut-être d’autant plus fermes dans notre engagement à court terme que nous savons qu’à long terme il ne saurait y avoir d’autre solution – à moins qu’on appelle solution une catastrophe à la fois sociale, écologique et démocratique.