Chroniques de la vie mutilée #2

Deuxième série des «Chroniques de la vie mutilée» de Pierre Schwarzer, où l’auteur s’intéresse au confort de la catastrophe, aux errances du débat public, au délabrement de l’âge à la tête de la première puissance mondiale et à ce qu’il reste des noms propres.

Nu

Parmi les absurdités de ce qui reste du débat public, un journaliste rapporte sur ‘X’ (anciennement connu sous le nom de Twitter) le nombre de morts civils de la dernière opération militaire à Gaza. Dans les commentaires, des dizaines de comptes le qualifient d’antisémite. Au milieu de tout cela, quelques dizaines de bots signalent « Nudes in Profile ».

 Solitude

Si l’on en croit ses dirigeants actuels, ni la politique électorale ni la démocratie ne semblent poser un réel problème à la nouvelle génération de fascistes. Leur boîte à outils (de négationnisme climatique, de systèmes externalisés de contrôle des migrations et de lutte des classes par le haut), n’entraine plus le bouleversement de ses antécédents historiques – au contraire, elle signale une continuité qui empire avec les mesures établies par la forme actuelle du libéralisme autoritaire. La dernière poussée électorale de l’extrême droite évoque encore, pour la gauche, les années 1930, les forces paramilitaires, les explosions de violence, une nouvelle apocalypse. Pourtant, la nature conflictuelle de ce fantasme n’a cessé de faiblir à chaque victoire électorale de l’extrême droite. L’enjeu de cette imagerie apocalyptique n’est peut-être pas tant sa force spectrale dans une époque de plus en plus privée de son historicité, mais plutôt le fait qu’elle nous permet de jouir du réconfort de la catastrophe.

Oublions

Un extrême désarroi. Des regards vides. Du discours en boucle. « J’ai battu Trump aux dernières élections, je le battrai à nouveau en 2020. » Le déclin de Joe Biden et l’hubris de vouloir à tout prix rester en course illustrent parfaitement le déni de réalité de notre époque, les justifications sans fin d’un centre radical figé sur les positions d’antan, éparpillées et répétées en boucle.

Avec la hausse de l’espérance de vie, des maladies comme l’Alzheimer et la démence ont progressé en parallèle à une privatisation généralisée des soins aux personnes âgées. Aux bords des sociétés du Nord global, les maisons de soins avec digicode à chaque porte sont devenues des parkings pour un langage égaré, selon les finances familiales. Confrontés à ce langage, nous retombons sur des comparaisons avec des supports techniques. Des disques durs défectueux. Des cassettes démagnétisées. L’aiguille cassée d’un tourne-disque. Des neurones qui se dérèglent comme des lignes électriques défectueuses, des machines dans nos têtes qui se remuent face à une grammaire d’objets perdus. Lorsque toutes les cartes routières sont perdues, on se trouve déconcerté, on répète jusqu’à ce qu’on se rende compte que répéter ne sert à rien, alors on improvise, on bouche les trous avec des raccords de sens.

Si l’on fait abstraction du côté purement mortifère de la situation, c’est étrangement ironique (on pourrait même dire tragique) que la principale puissance mondiale du siècle dernier semble fonctionner avec deux différents types de délabrement lié à l’âge, l’un sans souci de la réalité, l’autre s’accrochant à ce qu’il en reste. Deux états d’esprit, deux figures de l’arbitraire paternel, deux figures de la jouissance.

Nous devons notre santé à notre capacité à répéter pour nous-mêmes l’histoire de l’auto-illusion de l’humanité, qui nous entoure comme une atmosphère mentale. Aujourd’hui, cette imposture s’extériorise et s’incarne dans nos institutions qui s’étiolent, nous permettant de trouver une excuse pour sauvegarder notre prestige individuel. En marge, dans les maisons de retraite, c’est l’activité permanente, les livres d’images, les chants, qui tiennent les boucles à distance jusqu’à ce que, le soir, les noms de ceux et celles disparus il y a longtemps résonnent, encore parmi nous, bien à l’abri parmi l’oubli, enrobés dans l’épaisseur de ce qu’il reste des noms propres.

 

Bare

Among the absurdities of what remains of public debate, a journalist reports on X (formerly known as twitter) on the civilian death toll of the latest military operation in Gaza. In the comments, dozens of accounts label it as antisemitic. Amidst that, a few bots tweet: ‘nudes in profile’.

Solace

Based on its current leaders, neither electoral politics nor democracy appear to pose a real problem for the new generation of fascists. Their toolbox of climate denialism, outsourced systems of migration control, and class war from above no longer brings about the upheaval of its historical antecedents—instead, it signals a worsening continuous with the paths set in place by the current form of authoritarian liberalism. Its most recent electoral surge, for the left, still evokes the 1930s, paramilitary forces, open outbursts of violence, yet another apocalypse. Yet, the adversarial nature of this fantasy has steadily declined with each electoral victory of the far right. Perhaps what is at stake with this doomsday imagery is not so much its spectral force in a time increasingly emptied of its historicity, but rather the fact that it allows us to enjoy the solace of collapse.

Fuhgeddaboutit

Extreme confusion. Empty stares. Speech caught in a loop. “I beat Trump in the last election, I will beat him again in 2020.” Joe Biden’s withering away and the hubris of wanting to stay in the race at all costs perfectly exemplify the denialism of our epoch, the endless justifications of a radical center stuck in the positions of yesteryear, scattered and repeated.

With increased life expectancy, diseases like Alzheimer’s and dementia have risen alongside a generalized privatization of elderly care. At the edges of the Global North’s societies, care homes with pin-codes on every door have become parking lots for lost language, if a family can afford it at all. When faced with it, we resort to comparisons with technical media. Faulty hard drives. Badly magnetized cassette tapes. The broken needle on a vinyl player. Neurons ‘misfiring’ like faulty power lines, machineries in our heads rattling to confront a grammar of lost objects. When all the maps are lost, we are disconcerted, we repeat until we realize that repeating has become pointless, so we improvise, we plug the holes with seams of sense.

Abstracting from the sheer death-driven aspect of the situation, it is a strange irony (one might even call it tragic) that the main global power of the past century appears to run with two different kinds of age-related decay, one without concern for reality, another holding on to whatever remnants of it. Two states of mindlessness, two figures of arbitrary paternal authority, two figures of jouissance.

We owe our health to our capacity to repeat the history of self-deception of humanity for ourselves, surrounding us like a mental atmosphere. Today, this deception is externalized and embodied in our withering institutions, allowing us to find an excuse for safeguarding individual prestige. In the margins, in the homes for the elderly, it is constant activity, picture books, singing, that keep the loops at bay until, in the evenings, calls for those long-gone echo, as if they were still with us, safely stored amidst oblivion, coated in the thickness of remaining proper nouns.