Herr Gröttrup s’assied

Fiction littéraire d’une grande originalité, mêlant ironie et humour, Herr Gröttrup setzt sich hin de l’autrice, essayiste et militante britannique Sharon Dodua Otoo raconte l’histoire de Herr Gröttrup, de son épouse et d’un œuf. La traduction de cette nouvelle primée a été réalisée dans le cadre du festival littéraire international Mixed Zone qui s’est tenu à l’Université de Liège en 2017.

Assurez-vous d’être confortablement installé·e dans votre siège. Vous ne devez avoir ni trop chaud ni trop froid. N’hésitez pas à vous gratter le coude gauche si l’envie vous en prend. Si vous devez tousser ou éternuer, c’est le bon moment. Vous devez tenir la version papier de cette histoire dans votre main droite. Levez lentement la main gauche et posez-la sur votre œil gauche. Voilà, vous pouvez commencer à lire.


Il en était sûr et par conséquent toute discussion était désormais inutile : il avait tout simplement raison. Les lèvres pincées, il s’arrêta à côté de la cuisinière, regarda sa montre les sourcils légèrement levés, d’un air suffisant, et décida de ne plus tolérer aucune absurdité.

Frau Gröttrup soupira.

Au même moment, elle sortit un premier œuf de la casserole, puis le deuxième et les passa sous l’eau froide d’un geste coutumier. Un silence tranchant régnait à présent dans la cuisine. À part le frémissement de l’eau qui bouillait, on n’entendait plus que la respiration de deux personnes. La personne numéro deux, Frau Gröttrup, laissa échapper quelques gémissements – mais de manière discrète et presque inaudible. La personne numéro un était Herr Gröttrup. Il hocha la tête et respira par le nez : il inspira et expira profondément.

Helmut Gröttrup, soixante-dix-huit ans, quatre-vingt-onze kilos, un mètre quatre-vingt-trois, était un ingénieur allemand (expert en astronautique, à la retraite depuis neuf ans), inventeur et véritable génie des échecs. Il y a deux ans, à son grand regret, il avait dû renoncer aux balades à vélo du weekend à cause de son genou. Mais depuis, il appréciait son nouveau statut de chauffeur du dimanche.

Dès la fin de la messe, il aimait rouler en voiture avec sa femme et son teckel en plastique à travers les rues principales et fredonner pendant des heures des chants de randonnée, la main de sa femme posée sur sa cuisse. Il était satisfait de la ponctualité des trains régionaux, il appréciait en plein été les coins ombragés sur sa parcelle d’un jardin familial et sa petite bouteille de liqueur Underberg en fin de journée. En revanche, il n’appréciait guère ces jeunes qui traversent au rouge, l’anglicisation du génitif allemand et le tutoiement désinvolte. Si quelqu’un l’avait qualifié de « chrétien » en sa présence, il aurait rétorqué, « sauf votre respect », qu’il était un protestant convaincu. Mais si on l’avait qualifié d’« homme cis», il aurait plissé les yeux en signe de désarroi. Et si on l’avait qualifié d’« homme blanc», il se serait demandé s’il fallait l’interpréter comme un synonyme d’« allemand » ou comme une insulte. Ou les deux.

Selon l’humeur du jour.

Sa routine matinale, qui n’avait pas fondamentalement changé au fil des ans, allait bientôt être bouleversée pendant le petit-déjeuner ou, pour être plus précis, lorsqu’il commencerait à manger son œuf. Habituellement, c’était elle, Frau Gröttrup, la cheffe en cuisine, tandis que Herr Gröttrup avait pour tâches d’aller relever le courrier, de vérifier la température extérieure et de cirer les chaussures. Cette répartition lui convenait, mais ces derniers temps, sa femme avait commis quelques faux pas, de sorte qu’il devait à présent tout vérifier de très près. Elle n’était tout simplement pas aussi appliquée que lui. Il prévoyait désormais environ huit minutes supplémentaires, chaque matin, pour pouvoir rester quelques instants près de la cuisinière. Ces derniers temps, cette décision s’était avérée très bénéfique. Il put enfin aller s’assoir à la table du petit-déjeuner, car apparemment tout était en ordre. Les mains dans les poches et l’air satisfait, Herr Gröttrup sortit tranquillement de la cuisine et retourna dans la salle à manger. Il avait, certes brièvement, hésité à aider Frau Gröttrup à porter le plateau, puisqu’elle n’était évidemment pas aussi forte que lui. Mais il y avait renoncé, car il estimait l’avoir suffisamment aidée ce matin en restant à côté d’elle pour la conseiller.

Frau Gröttrup suivit Herr Gröttrup. Sur un petit plateau, elle avait disposé en équilibre le beurre, le lait, le gouda, trois tomates, le jus d’orange (fraichement pressé), les couverts, deux verres, deux tasses à café et les œufs. Le pain, le sel et le poivre se trouvaient déjà sur la table. Elle allait encore devoir retourner à la cuisine pour prendre la cafetière, les assiettes et le sucre. Ses mains tremblaient parce que le plateau était un peu trop lourd pour elle. Mais depuis qu’il préparait lui-même ses vêtements le soir, Frau Gröttrup préférait de loin apporter toute seule le petit-déjeuner à table le matin.

Le plateau bringuebala légèrement lorsqu’elle le déposa sur la table, mais rien ne tomba. Elle avait appris à faire particulièrement attention, car on lui avait reproché sa maladresse plus d’une fois. Herr Gröttrup observait toutefois la scène d’un œil critique, ce qui aurait pu faire trembler Frau Gröttrup encore davantage. Mais comme elle aussi attendait avec impatience de manger l’œuf du petit-déjeuner (certes pour d’autres raisons que Herr Gröttrup), elle ne le remarqua pas. Après avoir vidé le plateau, elle repartit en vitesse dans la cuisine.

Frau Gröttrup revint une deuxième fois dans la salle à manger, avec les dernières choses. Entretemps, la dernière édition du Merkur avait été posée sur la table : Herr Gröttrup était visiblement ravi d’apprendre que les travaux tant attendus de la bibliothèque municipale de Munich allaient bel et bien commencer. Ça sentait le café chaud et le pain frais. Frau Gröttrup ne s’intéressait ni aux journaux ni aux bibliothèques. Si Herr Gröttrup avait pris la peine d’y réfléchir, il se serait rendu compte qu’il n’avait plus aucune idée de ce qui intéressait Frau Gröttrup.

Elle disposa les assiettes sur la table (une pour lui, une pour elle) avant de s’assoir enfin. À ce moment précis, les cloches sonnèrent sept heures trente, comme si tout avait été parfaitement mis en scène. Pendant que Frau Gröttrup plaçait les œufs dans les coquetiers, un sur son assiette à lui, un sur son assiette à elle, Herr Gröttrup attrapa une petite cuillère sans même lever les yeux. La bibliothèque serait probablement terminée à temps pour le printemps prochain. Et le budget semblait réaliste cette fois. Par ailleurs, constata-t-il en passant, son œuf avait été vraiment bien refroidi aujourd’hui, parce qu’il était juste chaud comme il faut. Herr Gröttrup était tout à fait satisfait de ce qu…

« Qu’est-ce que c’est que ça ?!»

Dieu merci, Frau Gröttrup n’avait rien renversé. Son mari s’était mis à crier au moment où elle lui versait du café et elle avait été saisie.

« Helmut ? »

Une petite goutte de café fut malencontreusement absorbée par la nappe. Heureusement, elle réussit à cacher la tache brune sous le sucrier (la lessive de blanc était de toute façon prévue pour aujourd’hui). En revanche, la cravate de Herr Gröttrup présentait quelques taches jaunes de différentes tailles, ce qui le rendit, pour le moins, très mécontent. Après avoir écalé le dessus de l’œuf et ajouté un peu de sel et de poivre, Herr Gröttrup, toujours en pleine lecture, se préparait à le savourer. C’est d’ailleurs ce qu’il aurait fait si l’œuf ne l’avait pas éclaboussé (d’une façon tout à fait imprévisible). Autrement dit :

Son. Œuf. Était. Encore. Mollet.

Comment était-ce possible ? Il laissa aussitôt tomber l’œuf dans son assiette et essuya les taches jaunes et collantes de sa cravate avec sa serviette fraichement repassée. Vexé, Herr Gröttrup leva les yeux. Frau Gröttrup mangeait son œuf en silence. Il était évident qu’elle essayait de ne pas pouffer de rire. Rien dans sa posture ne le laissait paraitre, car ses mains étaient calmes. Elle tamponna délicatement sa bouche avec sa serviette, ses lèvres étaient silencieuses. Mais Herr Gröttrup vit un malin plaisir passer furtivement sur son visage et venir se loger dans ses yeux.

« Ils sont pourtant restés exactement sept minutes et demie ! N’est-ce pas ? », le ton de Herr Gröttrup était moins confiant qu’il ne l’aurait voulu.

Frau Gröttrup ne réagit pas tout de suite. Déconcerté, Herr Gröttrup baissa à nouveau les yeux sur son œuf. En effet, il était encore mollet. Il avait pourtant respecté toutes les règles… euh…étapes. Grâce au petit « H » écrit au feutre noir sur son œuf, il pouvait déjà dire avec certitude que les œufs n’avaient pas pu être échangés par mégarde. Et cela ne pouvait pas non plus être dû à la faible pression atmosphérique dans la cuisine. Le réfrigérateur était peut-être plus froid que d’habitude ce matin ? Il allait vérifier ça tout de suite… La voix de sa femme s’abattit sur ses calculs et équations telle une tronçonneuse.

« Je te fais un autre œuf ? »

Il fit oui de la tête. Frau Gröttrup cligna plusieurs fois des yeux. Tous deux étaient silencieux, puis ils se levèrent en même temps. Elle, parce qu’elle avait terriblement besoin de se retrouver seule, derrière une porte fermée pour « tousser ». Lui, parce qu’il ne pensait qu’à une chose : vérifier la température du réfrigérateur. Ce n’est qu’à cet instant qu’il s’aperçut que les cheveux de sa femme étaient devenus bien plus gris que les siens. 

« Helmut, je m’en occupe », lui assura-t-elle. « Tu n’as pas besoin de venir ». Et sans un mot de plus, elle partit. Ils se retrouvèrent ainsi seuls dans la salle à manger : Herr Gröttrup et l’œuf qui avait osé rester mollet.

 

Restez assis s’il vous plait, l’histoire n’est pas encore terminée. Enlevez la main gauche de votre visage et faites passer le texte de votre main droite vers votre main gauche. Ensuite, levez lentement la main droite et posez-la sur votre œil droit. Vous pouvez maintenant poursuivre votre lecture.

 

Parfois, je me réveille et je me dis : Aujourd’hui, je suis un œuf. 

Certes, ça ne m’arrive pas souvent. D’ailleurs, qui voudrait être un œuf ? Pas vraiment rond, pas vraiment stable et pas vraiment attirant. Il m’arrive beaucoup plus souvent de me dire le matin : aujourd’hui, je suis une crème brulée, un billet gagnant au loto ou un lever du soleil. Au moins, les gens aiment ça ! Mais aujourd’hui, je voulais juste être quelque chose d’insignifiant. Ne pas susciter d’enthousiasme. Et surtout, ne pas provoquer le chaos ! Juste être un œuf. Jouer la sécurité. Je ne m’attendais pas à cuire dans l’eau bouillante cette fois. D’habitude, quand je choisis d’être un œuf, je reste simplement dans le réfrigérateur toute la journée. Mais hier, les Gröttrup n’avaient plus qu’un œuf. Irmi s’en était souvenue tellement tard dans la soirée qu’elle n’avait pas eu le temps d’aller en racheter.

Au fait, personne parmi les vivants ne l’appelle « Irmi ». La dernière fois qu’elle avait entendu ce nom, elle habitait encore chez ses parents et commençait à sortir en cachette avec son petit ami de l’époque. C’est lui qui l’appelait comme ça, et sa grand-mère aussi. Depuis qu’il avait pris sa retraite, le mari d’Irmi avait pris l’habitude de la surnommer « Mutti », alors qu’ils n’avaient pas d’enfants. Si seulement c’était un signe d’affection.

Quoi qu’il en soit, alors qu’elle priait tôt ce matin, Irmi se rappela qu’Ada venait aujourd’hui. Tous les lundis et jeudis, Ada nettoyait la maison des Gröttrup, et ces jours-là, elle commençait à travailler tellement tôt que je ne suis pas certain que le mari d’Irmi fût au courant de son existence. Toujours est-il qu’Ada avait apporté deux œufs emballés dans plusieurs feuilles d’essuietout. Bien sûr, un œuf aurait amplement suffi. Mais Ada avait en quelque sorte pressenti ce qui allait se passer à la table du petit-déjeuner. Et c’est comme ça que j’ai atterri chez les Gröttrup aujourd’hui.

Je porte rarement un jugement sur les gens que je rencontre. J’essaie toujours de les considérer de manière à accéder à leur véritable essence. Je suis devenu assez doué pour ça, surtout en Allemagne. Mais même les êtres comme moi ont parfois des jours sans (tout ce que je voulais, c’était me détendre dans le frigo), et vu que le mari d’Irmi était de mauvais poil, je me suis dit : il faut que je le provoque un petit peu celui-là.

Du coup, j’ai décidé de ne pas durcir.

Le mari d’Irmi n’aurait jamais pu comprendre les raisons de ma décision. Ce n’est pas surprenant, car lors de la première grande Attribution, il n’avait reçu que son propre corps humain et une existence de mortel (soit dit en passant, je ne dis pas ça de façon dédaigneuse ; je n’ai même pas réussi à en faire autant). Irmi s’en était un peu mieux sortie que son mari à l’époque. Peu lui importait de cuire un œuf pendant sept ou dix-sept minutes ou de savoir que son mari voulait que l’œuf soit cuit de telle ou telle façon. Pour lui, « un blanc d’œuf très ferme et un jaune d’œuf moyennement cuit » (c’est comme ça qu’Irmi l’aimait) était beaucoup trop ambigu et tout simplement insupportable. L’œuf du petit-déjeuner devait être cuit dur. Point. De toute façon, elle savait que la dispute de ce matin n’était pas vraiment une question d’œuf. Ce n’était pas non plus une question d’eau qu’on gaspille lorsqu’un œuf cuit trop longtemps, ni une question d’augmentation inutile de la facture d’électricité. C’est pourquoi, à un certain moment, Irmi avait décroché du laïus de son mari et avait tout simplement retiré l’œuf de l’eau comme demandé. Ça donnait peut-être l’impression qu’elle se résignait. En réalité, il s’agissait d’un geste pragmatique, détaché de toute passion. Elle craignait que la sensation diffuse qu’elle ressentait au niveau des tempes ne s’accentue et ne se transforme en migraine, ce qui aurait été rageant, car elle avait l’intention d’aller enfin acheter un œufrier cet après-midi. Cette discussion absurde n’en valait pas la peine.

Irmi aurait théoriquement pu obtenir par Ada les raisons détaillées de ma décision. Elle laissa passer sa chance en acceptant l’idée qu’avec ses nouvelles lunettes de lecture, elle était tout simplement capable de mieux lire l’heure sur la cuisinière que son mari. De toute façon, Irmi parlait très peu avec Ada (elle ne savait même pas qu’entretemps, Ada parlait couramment allemand) et donc, toute une série d’informations lui échappait. Ainsi, son mari avait presque toujours le dessus.

Ce n’avait pas toujours été le cas. Dans sa première vie de couple, Irmi ne portait pas seulement la culotte, elle portait tout le costume, fédora et canne compris. Par exemple, ce n’était pas lui, mais bien Irmi qui avait rencontré les Russes et négocié avec eux. Juste après la capitulation inconditionnelle de la Wehrmacht. Juste après que le mari d’Irmi était apparu, bégayant dans le couloir, regardant dans toutes les directions, même vers Irmi, mais sans la regarder directement dans les yeux. Juste après que les deux enfants (lors de la première Attribution, il y avait aussi un fils et une fille) avaient trouvé le rouge à lèvres d’Irmi.

Quel malheur, ô ! C’était son rouge à lèvres préféré !
Rouge à lèvres préféré ? C’était son seul rouge à lèvres !
Son seul rouge à lèvres ?! Quel terrible malheur, ô !

Le petit Peter se trouvait déjà dans le coin « Honte à toi !» Il n’arrivait pas à croiser complètement ses petits bras, et malgré tous ses efforts, il avait l’air plus incommodé que fâché. Les lèvres et les dents peinturlurées, la petite fille sourit à son père, tandis qu’Irmi réprimandait impitoyablement son mari. « On nettoie l’escalier en partant du HAUT ! », lança-t-elle tout d’un coup en lui fourrant un lange plein de bambin dans les bras. Le même jour, elle demanda sérieusement à rencontrer Sergeï Pavlovich Korolyov (une sorte de Wernher von Braun russe). En fait, les Gröttrup avaient survécu aux années d’après-guerre parce qu’ils avaient été emmenés en Union soviétique par Korolyov en personne. Dans la famille Gröttrup, plus personne n’en parle aujourd’hui. Pourtant, ce jour-là, c’était moi le dernier rouge à lèvres d’Irmi. Et je me souviens encore très bien du soulagement qu’avait ressenti le mari d’Irmi lorsqu’il avait appris qu’il n’aurait pas à choisir entre sa carrière d’ingénieur en astronautique et sa famille, alors que plusieurs de ses collègues avaient été contraints de le faire. Et cela, il le devait à Irmi. Mais il ne le savait plus. Depuis la deuxième grande Attribution, de nombreuses personnes comme lui oubliaient ce genre de choses.

Pour un œuf allemand, ne pas durcir ne relève pas de l’exploit. Il m’est bien plus compliqué de supporter le fait que vous, les êtres vivants, communiquez exclusivement par le biais de cette prison qu’on appelle la langue. 

Les langues et leurs catégories, ô !
Les humains et leurs catégories !
Jamais complètement hermétiques, ô ! Jamais complètement hermétiques !

Ainsi, chaque fois que je deviens quelque chose d’écrit, j’essaie (généralement en vain) d’en ignorer les contenus. Et lorsque vous avez écrit l’année 1862, j’étais l’épicentre d’un tremblement de terre à Accra. C’était très difficile. J’ai vraiment dû me ressaisir pour ne pas m’arrêter après la destruction des forteresses européennes. Ce n’était pas censé ressembler à un « châtiment divin », mais plutôt à une « catastrophe naturelle ».

Même chose la semaine dernière, à Berlin, quand Helmut Kohl remporta pour la quatrième fois les élections législatives allemandes. Comme j’aurais aimé me replier soudainement, à un moment stratégique, et le voir trébucher, ou peut-être même tomber, alors qu’il montait sur l’estrade. En direct devant les caméras. Ça m’aurait fait du bien. Mais ce n’était pas pour cette fois (ou plus franchement : on m’avait expressément interdit de le faire). Un jour, cependant, je serai à nouveau un important tapis rouge. Dans vingt ans exactement, un autre homme politique sera victime de mon inclémence (il s’appellera Robert Mugabe, sauf imprévu, et nous nous trouverons à Harare). Mais j’anticipe.

Nous sommes chez les Gröttrup. La troisième grande Attribution approche. Aujourd’hui, c’est le jour où Irmi et son mari vont en prendre conscience. J’avais espéré que j’allais enfin aussi pouvoir naitre aujourd’hui, mais mon plan, être œuf, n’avait pas pris. Après avoir été si impatient et péremptoire avec le mari d’Irmi, je sais qu’il ne se passera rien cette fois-ci. Je le sais parce qu’il n’y a toujours pas d’images.

C’est là la différence entre les défunts et ceux qui ne sont pas nés. Même si les défunts eux-mêmes ne sont plus appréhendables sur les photos, les dessins ou dans les histoires, ils sont réconfortés de savoir que la vie de leurs proches continue. Les morts ont des images. Ceux qui n’ont encore jamais vécu attendent d’en avoir.

 

Retirez la main droite de votre visage. Si vous voulez, vous pouvez maintenant tenir le texte à deux mains.    

 

En imaginant qu’un œuf pût avoir ses propres idées et préférences, Herr Gröttrup secoua involontairement la tête. Quelle ineptie ! Il songea brièvement à prolonger cette pensée absurde et réfléchit à cette idée pendant quelques secondes avant de se racler la gorge, comme pour entamer une conversation unilatérale avec l’œuf. C’est à ce moment-là qu’Irmi entra dans la salle à manger avec le deuxième œuf. Le couple aurait pu tout simplement donner une seconde chance à ce petit-déjeuner, comme si la première tentative n’avait pas eu lieu, comme si les cloches venaient de sonner sept heures et demie. Mais pour Herr Gröttrup, dont la cravate n’était plus si impeccable, c’en était trop. Il s’excusa et, en quittant la pièce, assura à Irmi qu’il reviendrait vite. Et avant même qu’Irmi ne puisse reprendre son souffle, Herr Gröttrup se trouvait déjà dans la salle de bains à l’étage. Deuxième grande surprise du jour : une inconnue se trouvait dans la pièce, en train de trier le linge. Il évita de la regarder dans les yeux. S’il l’avait fait, ne fût-ce qu’une seconde, il aurait dû admettre son/leur étrange familiarité.

« Qui es-tu ?», balbutia Herr Gröttrup.

« Je suis Ada. »

Elle répondit comme s’il n’y avait rien de plus normal que d’avoir son caleçon à la main alors qu’ils faisaient connaissance.

« Ada ?», répéta-t-il. Des gouttes de sueur perlaient sur son front.

« Je suis ta femme de ménage. »

« On se tutoie ?»

« C’est vous qui avez commencé. »

Ce n’était pas faux. Herr Gröttrup avait à présent plusieurs problèmes à régler en même temps. Pour tenter de s’en sortir, il lui tendit la main. Il voulait se présenter. Mais Ada l’interpréta comme un geste de contrôle, comme s’il voulait vérifier son caleçon. Si Herr Gröttrup avait seulement regardé Ada comme il se doit, il ne se serait pas retrouvé à lui serrer la main, son slip entre les doigts.

Ou peut-être bien que si. 

Toute personne qui sous-estime Ada finit par le regretter un jour.

De retour dans la salle à manger, il vit qu’Irmi était assise à la table et l’attendait. Elle ne lui posa aucune question et c’était bien comme ça.

Herr Gröttrup s’assit.

Et Ada se mit à nettoyer les toilettes de l’étage.

Contributeur·ices

Perrine Schumacher