Souvent il ne comprenait pas bien, car on lui téléphonait trop dans les oreilles ; aussi, fatigué de ces voix, avait-il résolu de se pendre.
Emil Kraepelin (Leçons cliniques)
– allô bonjour
une voix lointaine dit dans un souffle
– allô oui bonjour
– oui bonjour qu’avez-vous fait de mes mains
l’interlocuteur respirait mais ne disait rien
– allô qu’avez-vous fait de mes mains
l’interlocuteur respirait mais ne disait rien
– avez-vous pris mes mains
soupir puis l’interlocuteur dit
– et vous avez-vous rencontré le vent
– oui
– et quel bruit faisait-il
– il fonçait et fuyait je n’entendais rien
– et quelle était son odeur
– celle du sol après la pluie
l’interlocuteur respirait soupirait soupirait
– l’indélicatesse de vos mains
– où sont mes mains
– c’est vous qu’en avez-vous fait
et ça raccrocha soudain
je m’étais levé très tôt
levé à peine couché
couché à peine levé
peut-être était-il tôt peut-être tard chose sûre autour de moi tout le monde dormait
j’étais parti sans chaussures sur la route
j’avais de la brume collée sur le front collée sur la nuque et les bras nus et du plomb sous les yeux
je respirais des nuages
je ne me souviens plus entre départ et retour quels détours avait pris mon corps épars
et soudain de nouveau au lit
dans l’attente d’appels qui ne venaient jamais quand je les attendais
la sonnerie sonna
scindant d’un coup de maître l’équilibre patiemment instauré
dans un souffle je dis
– allô j’avais perdu mes mains j’ai maintenant perdu mon dos
mon murmure était vif et insistant
– perdu mon dos perdu le sommeil
je pleurais doucement un filet d’eau continu très fin très ténu
– qu’as-tu fait de mon dos je croyais l’avoir laissé ici
je pleurais doucement
je portais humblement les mots d’accusation dans le creux de mon téléphone intérieur
un filet d’eau continu si fin si ténu fractura mes joues brûlées
– sans dos
l’interlocuteur soupirait
– quel dos et comment diable peux-tu penser sans le souvenir que tu es
et ça raccrocha soudain
je m’enfuis je pleurais j’entrai ailleurs sous un autre toit
collé au mur je murmurai
– je croyais avoir laissé mes pieds chez toi
mes oreilles-téléphones sonnèrent avec stridence
je décrochai
toujours les mêmes souffles toujours les mêmes voix
– vos pieds leur indécence leur manque de convenance
alors voilà je ne peux même plus courir au désastre
alors je me mis à machiner des vies et des vies
et composai une infinité de numéros
pour annoncer
– j’ai perdu mes joues je n’ai plus rien du tout rien d’autre à faire que passer la journée à me récolter
fureur-sourde-visage-à-cran-sans-répondant
toutes les lignes sonnèrent en même temps
qui crie sur qui
qui crie sur qui en moi qui crie sur qui
dans la grande émotion d’absence de formes
je ne raisonne plus sur des propositions
ne tiens nulle conversation
peux pas savoir si j’ai raison peux pas savoir si j’ai tort
je me mis à vivre plutôt aux heures non viables abruptes indépendantes
je brisai même l’image des pentes
où il est si facile de dévaler
brisant les fiables et les aînés
des parties de mon corps ont disparu mais mon corps est resté
chez moi les choses traînent dans leur coin à danser des danses sans fin terribles et non viables
je coupe les liens
pour voir s’il restera quelque chose de fiable
peut-être rien
les gens assemblés autour de moi faisaient des spéculations
– il va mourir de mort obscure
– il est toujours debout semble-t-il
– il n’a plus rien du tout
– il va s’y résoudre c’est sûr
– à quoi bon vivre dans ces conditions
– ça pleure ça pleure on connaît la chanson
pris tout à coup de frénésie de crainte je commençai à rire
me restait ce savoir-faire obstiné insensé dévorant et qui pourtant me sauvait
pieds cassés mains marchantes bouche riante
me voilà parti
suivre la ligne de téléphone qui interfère avec ma ligne de vie
suivre toutes les lignes qui m’enlignaient
je n’entendais plus que les fleurs qui s’ouvraient
leur lenteur leur senteur me prenaient à la bouche
je laissai entrer dans ma tête tout le ciel
depuis ce temps
suis en rupture de traitement
me crée à moi-même des fièvres artificielles
vissé à ma petite chaise
livide à l’extérieur très gai à l’intérieur
porte ma cassure comme une allumette flambée contre le vent
les lignes sonnent partout autour de moi je reçois des chuchotements ne décroche jamais