Où elle est

Comment faire des violences, celles que l’on subit comme celles dont on est responsable, la matière d’un poème. Comment les donner à entendre et à sentir sans adopter une position de surplomb. C’est tout l’objet de « Où elle est » de Frédérique Cosnier. Derrière la formule incantatoire de l’indignation, nécessaire mais souvent simplificatrice, elle expose les cacophonies de la violence ordinaire, de l’intime au collectif, du « je » témoin et potentiellement agent au « nous » introuvable mais inlassablement convoqué. En accueillant la pluralité des voix et la continuité parfois contradictoire de leurs paroles, elle répond à la question que posait Ghérasim Luca à la langue du poème (qui est tout sauf intransitive) : « comment s’en sortir sans sortir ».

La violence elle est dans les ondes qui tombent dans l’assiette seule du soir

La violence elle est dans ta voix Tu sais ma p’tite ya un endroit danl’mur où le maçon n’a pas mis de briques ::: si tu n’es pas contente : …

La violence elle est dans la tendresse qui me lie à toi par les jambes enroulées mais ça n’a rien empêché que ça casse

La violence elle est dans les yeux du reluqueur qui fait regretter à la petite d’avoir attendu ce jour où il lui pousserait enfin des seins comme aux grandes

La violence elle dans tes boucles que je vois ces formes totalement incongrues

La violence elle est dans les prés glyphosates on fera tout pour l’interdire en l’enveloppant des autorisations idoines

La violence elle est dans le prénom que tu me donnes un jour – la mère qui voulait que je sois un garçon

La violence elle est dans ton regard, torve quand tu comprends que je peux lire Benjamin à la loupe, Walter de son prénom, et poser nue au milieu des garçons, filles, habillé.e.s qui tremblotent derrière leur déclencheur

La violence est dans tes billes vertes que je fixe avec la violence des taiseux

La violence est dans ma voiture éclatée, au milieu voie ferrée jour de neige et verglas, les flics pensent Elle est folle et alors ils décampent c’est la non assistance

La violence est quand on laisse une femme en chambre volets clos des heures durant avant la délivrance

La violence est dans beau milieu de tout ça : baisse la tête t’auras l’air d’un coureur

La violence est dans le tombé de lit à 4h pour ne plus rêver à l’Ukraine et voir nos dents qui se déchaussent

La violence elle est dans les définitions que tu veux donner du poème

La violence n’est peut-être pas tant dans le détruire dit-elle mais dans ce cantabile qui ne sera jamais moderato

La violence est dans le cinglant ouaté de la prof qui assène dans le préfabriqué Votre exposé était très beau dommage qu’il portât sur ce qu’il nous faut bien appeler de la para-littérature #versailles

La violence est dans le fruit mais le vers sort vainqueur et tous nous l’ingurgitons bien profond

La violence est de t’entendre douter qu’il se trame quelque chose en Ukraine tu sais il ne faut pas croire tout ce qui se dit on cherche à nous faire peur dis-tu de ton air docte

La violence elle est dans les leçons que tu délivres juste après les urnes quand je n’ai pas déposé le bulletin de la même colère que la tienne

La violence est dans ta persuasion sans faille d’être du bon côté de la révolte

La violence est derrière nos colères lorsqu’elles sont convaincues de leur bon droit et qu’alors leurs couleurs sont encore recevables et déjà bien connues : seulement des faire-valoir en cas de petite fièvre

La violence c’est quand on s’apaise la conscience devant le rideau d’organza

La violence est dans ta bouche lorsqu’elle se tait pendant siècles des siècles après m’avoir redonné vie dans des flots de salive

La violence est dans la messe est dite On ne peut pas faire autrement, vous comprenez ? C’est la dette

La violence est dans l’amour que je te porte avec cette affection sans limite et pérenne

La violence est dans les hirondelles qui se reviennent percher sans connaître l’adresse et on ne les voit pas toujours et un jour n’y sont pas

La violence est dans la chute qui te fait rire / moi pas

La violence est dans le désir crucifié sur la porte des dogmes

La violence elle est dans les perruques que tu me montres assise à la table de cuisine C’est sûr ça va vous faire à tous un changement de vie il va falloir que tu t’accroches

La violence est dans tes rêves qui s’oxydent vert, c’est comme des fumigènes d’alerte

La violence est dans la mazurka des discours avec un plan petit 1 petit 2 petit 3 l’addition s’il vous plaît / place Beauvau c’est encore bien ça qu’on tolère

La violence est dans les caves d’où ces femmes et ces hommes ces enfants ne sont pas revenus

La violence est dans mes certitudes

La violence est dans le nombre incalculable de claques qui se perdent

La violence est dans ce camaïeu de bleus insolemment assorti à tes yeux que tu portes

La violence est dans l’harmonie que personne n’a croisée de la semaine mais le mot est intact

La violence est dans Les Temps Modernes (déjà)

La violence est dans l’homme de Paris IV Sorbonne qui fait sentir la fille / petite / et très haute infranchissable cette porte qui pourrait s’écrouler sur elle, bibliothèque du SSSavoir

La violence est dans les danses revirements soudains nobody’s perfect What did you expect dit la pub en nous éclaboussant de sa gloire CAC 40

La violence est ce un trou de verdure, que récitent les petits enfants sans savoir

La violence est dans l’a peine aperçu de ta rose is a rose is a rose (la trémière) aussitôt disparue en absente de tout bouquet // Mais oui c’est ça

La violence est l’image de mon corps bien sertie dans ton beau cadre en kit qui fait de moi ta pierre

La violence est chez l’homme au casque de métal qui chaque jour passait dans ma rue Pof, un jour début d’un plus jamais revu

La violence est dans mon innocence voilée de ruse mais seulement les grands soirs

La violence est dans le soleil rouge qui tombe dans la mer au bout des doigts coupés soleil, cou

La violence est dans le congé sans merci que je t’ai signifié sans plus de circonvolutions aucune maintenant prends la porte Et si sonné tu oublies ton manteau - Patère pendu Allez va c’est bien fait

La violence est dans le peu de regrets que j’éprouve c’est comme ça et on fait comme on peut je ne suis pas ta diva ta roche d’or Ferrero

La violence est dans la meule de foin violet au sortir de la grange aperçue durant la baladlongue e quand je n’ai pas sorti un mot

La violence est dans les souvenirs cruciaux

La violence est dans le kid du tram ton fils que je croise après les funérailles Maintenant il va falloir être fort mon grand – pour elle

La violence est dans l’espoir habillé clown que je porte en lousdé quand je déboule à la fête où pas invitée donc j’y vais

La violence est dans Loup y es-tu mais non il a déjà tout bouffé la grand-mère et le chasseur en a fait du civet

La violence elle est dans Purple Rain – C’est dur

La violence est dans des mots comme vilebrequin Non mais vraiment tout cela n’a plus aucun sens aucun : que signifie ? Au vingt-et-unième siècle ?

La violence est dans cette fin de jour si douce qu’on en oublierait presque le tout noir qui avance

La violence est dans le puits dans une ville inconnue on ne sait jamais qui nous attend à l’angle

La violence est dans ton regard que je n’ai pas compris quand tu ne pouvais déjà plus un seul mot articuler je n’ai pas su bien te comprendre et l’antalgique ne te soulageait plus – la morphine sang des muets

La violence est une araignée sans velours

La violence est tout au cœur de mon amour

Est un plein champ de pleine rosée à l’aube qui me saute à la gorge toutes les pas nouvelles n’en finissent pas de ne pas arriver

La violence est dans le club des vieux poètes à papa qui gloussent leurs glousseries d’à bon entendeur seul salut et ils virent soliloques

La violence est dans le missel du grand-père qui apprend aux enfants à être des pécheurs privés d’espoir car la parole de Dieu sera toujours inaccessible à l’homme et toi, tu es petit, petit

La violence est chez les prêtres de la poésie tout pareil, qui disent de toute façon le poème s’enracine dans l’origine inatteignable du silence, dont nous procédons tous – c’est pour te taire

La violence est de nous ramener dans la crypte avec génuflexion devant le Dieu de l’ineffable en gloire pour mieux emplir nos bouches de sable mais n’est pas né encore le dernier son de cloche de la dernière parole