Les connaissances accumulées sur la transformation de la planète Terre par le changement climatique, l’extraction des ressources et la dégradation de l’environnement suggèrent que l’humanité et la planète qu’elle habite étaient entrées irréversiblement dans une nouvelle ère. Le terme d’Anthropocène, inventé par les géologues, est censé donner un nom à cette nouvelle ère. Le fait qu’il soit rapidement entré dans le débat public manifeste peut-être non seulement la nouvelle condition planétaire, mais aussi le désir – ou même le besoin – de se situer à nouveau dans le temps historique.
Mais le débat qui a suivi a aussi montré combien il est difficile de cerner les contours du temps nouveau, voire de déterminer si nous vivons dans un temps nouveau. La question du changement d’époque est constitutive des Temps qui restent, et, dans son premier numéro, de nombreuses contributions au dossier « Hériter des temps modernes » l’ont abordée sous des angles variés. Faisant suite à ce premier dossier, cet article explore dans quel sens les temps qui restent forment une nouvelle époque et si l’humanité est entrée dans cette époque irréversiblement. Il le fera en examinant trois ouvrages récents, en langue allemande, de philosophie sociale et de sociologie, qui, malgré leur diversité, partagent d’une certaine manière le souci de comprendre notre époque actuelle, même si seulement deux d’entre eux se concentrent sur l’urgence écologique.
À la recherche du progrès perdu (Rahel Jaeggi)
Des trois livres qui seront discutés, les réflexions socio-philosophiques de Rahel Jaeggi sur « le progrès et la régression » sont celles qui rejettent le plus explicitement la notion d’époque historique, bien que de manière ambivalenteRahel Jaeggi, Fortschritt und Regression, Berlin: Suhrkamp, 2023 (toutes les citations des trois livres sont de ma traduction).. Sa proposition commence par critiquer la notion de progrès qui a émergé dans la philosophie de l’histoire à la fin du XVIIIe siècle. On postulait alors que l’histoire humaine connaîtrait un progrès global, qui prévaudrait inévitablement dans les processus mondiaux de développement. En accord avec de nombreux autres critiques du progrès, Jaeggi considère que cette hypothèse n’est plus tenable. Contrairement à de nombreux autres critiques, elle insiste cependant sur le fait que nous avons besoin d’un concept de progrès afin de pouvoir reconnaître les changements pour le meilleur – ou pour le pire. Son objectif est de fournir des critères permettant d’identifier le progrès et de le distinguer de la régression. On l’imagine bien, ce n’est pas chose facile.
Pour Rahel Jaeggi, le progrès substantiel ne peut être défini que par rapport à des objectifs concrets. Lorsqu’il s’agit de se déplacer plus rapidement d’un endroit à un autre, le chemin de fer représentait un progrès par rapport à la calèche. Mais le progrès social « global » (übergreifend, p. 185) ne peut pas selon elle être défini de cette manière. En effet, « les sociétés ne poursuivent pas des objectifs, elles résolvent des problèmes » (p. 173) ; et le progrès, s’il existe, résulterait donc de la résolution réussie de problèmes. Par cette inflexion importante, Jaeggi considère les sociétés du point de vue de leur présent respectif et non en fonction d’un avenir (meilleur) vers lequel, censément, elles se dirigeraient. Elle « dégonfle » (pp. 168, 196) les hypothèses de la philosophie de l’histoire sur le progrès substantiel global et durable. Pour elle, le progrès est un processus d’accumulation d’expériences et de résolution de problèmes (cf. notamment p. 39).
Ce faisant, Jaeggi s’intéresse à des situations plutôt qu’à des durées plus longues. Mais on peut se demander si une telle déflation de l’histoire ne va pas trop loin. Les relations entre passé, présent et futur sont constitutives de la vie des êtres humains. Nous abordons les expériences problématiques avec des attentes quant à ce à quoi pourrait ressembler une solution réussie à un problème et à la manière dont son succès est mesuré. Les sociétés ont également des « régimes d’historicité » différents (François Hartog). Pendant longtemps, notre histoire a été façonnée par le fait que l’« horizon des attentes » était très éloigné de l’« espace de l’expérience » (Reinhart Koselleck). C’est précisément ce qui a conduit à une conception à laquelle nous ne pouvons plus souscrire. Mais nous ne pouvons pas éviter le fait que les attentes normatives ont contribué à façonner le changement social dans nos sociétés de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle. Ces attentes, à leur tour, ne peuvent guère être décrites autrement que de manière substantielle – avec en leur centre les principes de liberté et d’égalité. Ces attentes n’ont pas nécessairement un caractère téléologique, elles visent moins la réalisation de quelque chose comme la liberté et l’égalité absolues que la réduction de la privation de liberté et des inégalités, c’est-à-dire l’émancipation. Les attentes substantielles de progrès global ne sont donc pas nécessairement en contradiction avec une conception du progrès comme processus cumulatif de résolution de problèmes. De plus, un changement social façonné par des attentes substantielles n’entraîne pas nécessairement de progrès réel. Il s’agit là d’une question distincte, qui nécessite d’identifier le « revers de la médaille » (p. 210) des attentes de progrès ainsi que de prendre en compte la forte résistance à la réalisation de ces attentes.
On pourrait bien sûr soutenir que les attentes substantielles de progrès ont été épuisées aujourd’hui – soit parce que les objectifs substantiels ont été atteints, soit parce que l’on a pris conscience qu’ils sont impossibles à atteindre. C’était le sujet du débat sur le postmodernisme et la fin de l’histoire à la fin du xxe siècle. Après cet épuisement, on pourrait alors conclure qu’il ne reste qu’une conception procédurale du progrès. Mais Rahel Jaeggi suggère que l’histoire humaine devrait généralement être lue à la lumière d’une telle compréhension procédurale du progrès. Pour elle, c’est en général que le concept substantiel global de progrès ne peut pas être appliqué aux sociétés. Elle ancre ses réflexions dans un cadre historico-philosophique qu’on peut résumer ainsi: « Aucune philosophie de l’histoire n’est […] pas non plus une solution » (p. 35). Contrairement à la philosophie de l’histoire orientée vers le progrès dans la tradition des Lumières, Jaeggi opte pour une logique de l’histoire « faible » (p. 168), « fragile » (p. 39), pour laquelle elle mobilise Hegel, Marx et Adorno.
Mais même dans une interprétation nuancée, il est difficile de voir la lecture de l’histoire des deux premiers auteurs autrement que comme « forte ». Pour Adorno, si l’histoire est « fragile », c’est davantage dans le sens d’une substance dure comme du verre qui se brise sous le choc que dans le sens d’une ouverture à des expériences et des solutions de problèmes différentes, comme on pourrait s’y attendre à la lumière de l’argumentation de Jaeggi. Mais celle-ci se réfère à ces interprétations supposées faibles de l’histoire pour ancrer les expériences et les solutions aux problèmes dans une théorie de la société déjà existante et solide. Il semble cependant que les crises et les contradictions soient déterminées de manière structurelle et systémique, tandis que l’expérience est dévalorisée de nouveau par ce contexte structurel. Aussi problématique que soit ce choix conceptuel, c’est seulement de cette manière que l’on peut distinguer quelle solution de problème est « appropriée » et quelle solution est « inappropriée » dans le cadre d’une compréhension procédurale du progrès (p. 196), la première « enrichissant » et la seconde « bloquant » le processus de résolution de problème.
Nous pouvons tester ces critères à l’aide d’un exemple que cite l’auteure elle-même et qui nous intéresse au premier chef : Rahel Jaeggi parle de « l’impasse » (p. 40) dans laquelle se sont retrouvées les sociétés occidentales prétendument progressistes avec leur « rapport à la nature » et leurs « modes de vie et d’économie ». Mais elle ne va pas jusqu’à dire que, d’un point de vue historique, cette impasse pourrait bien être considérée comme le résultat d’un processus enrichissant d’expérience et de résolution de problème : dans la première moitié du xxe siècle, les sociétés d’Europe occidentale ont connu un blocage dans la résolution de la question sociale, à la suite duquel des démocraties fragiles se sont effondrées. Selon un diagnostic auquel la plupart des observateurs d’aujourd’hui (mais pas tous) souscriraient, il s’agissait d’une régression qui a conduit au totalitarisme et à la guerre. Dans ce contexte, des tentatives ont été faites après la Seconde Guerre mondiale pour accroître le bien-être matériel de la population afin de consolider les démocraties. Cela a été largement considéré comme un progrès, un enrichissement basé sur de nouvelles connaissances, et a même conduit à la renaissance du concept de progrès, discrédité par les expériences de la première moitié du siècle. Mais cette solution au problème a creusé le fossé entre le premier monde et le tiers monde et a conduit à une destruction massive de la nature et au changement climatique. Cette « Grande Accélération » ne doit-elle pas être considérée dès le départ comme une régression ? Ou plus généralement : comment analyser un processus de résolution de problèmes qui semble approprié et progressiste, mais qui peut être réinterprété rétrospectivement comme inapproprié et régressif ? Rahel Jaeggi se sauve de ce dilemme en supposant que la logique faible et fragile de l’histoire est reconnaissable « au moins rétrospectivement » (p. 39, p. 164), mais ce n’est pas une grande consolation pour les contemporains.
Et pas non plus pour les théoriciens du changement social. Jaeggi considère à juste titre le changement social comme une réaction aux crises et aux contradictions, à la « pression des problèmes qui exige un changement » (p. 38). Mais cela ne donne pas lieu à une « théorie du changement social » (pp. 43, 139) qui fournisse des critères « fiables » (p. 197) pour interpréter ces processus comme des progrès ou des régressions. Lorsque les sociétés progressent « d’un problème à l’autre » (p. 40), il n’est pas du tout impossible que la solution d’un problème génère d’autres problèmes plus difficiles à résoudre, voire insolubles. Jaeggi n’exclut pas non plus cette hypothèse en général ; le concept de régression sert à saisir une telle situation. Mais son argumentation oscille entre deux positions : d’une part, elle réduit l’historicité en considérant les problèmes isolément les uns des autres et ne s’intéresse pas explicitement aux séquences de problèmes et à leurs solutions sur des périodes de temps plus longues (cf. p. 168). Ce qu’elle appelle son attitude « pragmatiste » est nécessaire pour dégonfler le concept global et substantiel de progrès. Mais d’autre part, elle veut ancrer son concept procédural de progrès dans l’histoire en définissant le progrès (possible) comme « une augmentation de l’expérience, […] une croissance au sens d’une augmentation de la réflexivité induite par la crise » (p. 194). Ses formulations rappellent le diagnostic, non pas acritique mais trop optimiste, d’Ulrich Beck sur l’avènement d’une « modernité réflexive » dans les années 1980Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, avec une préface de Bruno Latour, Paris, Aubier, 2001..
Les êtres humains font des expériences et, au cours de l’histoire, les expériences se multiplient. Rahel Jaeggi parle d’une « dialectique du progrès » (p. 200) et considère le cours de l’histoire comme « non linéaire » (p. 193). Mais sa logique de l’histoire repose sur la possibilité que les expériences s’accumulent et que des opportunités se créent dans l’histoire, même si celles-ci restent parfois cachées et manquées (p. 212). On ne peut pas être en désaccord avec cette vision en général. Mais lorsqu’elle parle du progrès comme d’une « étape […] vers le développement du potentiel d’une situation donnée » (p. 204), alors la théorie sociale supposée capable d’identifier ces potentiels me semble trop « forte » et en contradiction avec les préoccupations de Jaeggi. Le terme « potentiel » – souvent utilisé dans des endroits critiques – suggère que des possibilités substantielles futures ont déjà été identifiées et reconnues et que l’action progressiste s’oriente vers leur réalisation. La différence avec la compréhension classique du progrès, qu’elle critique pourtant, devient floue. Ne serait-il pas plus plausible de supposer qu’une solution à un problème peut être fondée sur l’expérience et « enrichissante », mais néanmoins détruire des possibilités futures encore inconnues ? Décrire rétrospectivement une solution à un problème telle la « Grande Accélération » comme régressive ne serait ni adapté aux expériences du passé ni utile au présent. Les critères de progrès ne sont pas fiables à ces deux égards : il est difficile de juger qu’une solution à un problème est appropriée si elle ignore les aspects substantiels et ne prend en compte que le processus. De plus, il n’est souvent pas clair dans la situation si un processus de résolution de problème est enrichissant ou bloquant. Une dialectique du progrès devrait considérer non seulement l’accumulation d’expériences mais aussi l’accumulation de problèmes et remonter le cours de l’histoire, aussi non linéaire soit-il, jusqu’à la constellation de problèmes du présent. Pour ce faire, nous aurions besoin de comprendre notre présent en tant qu’époque, comme le résultat actuel d’une longue chaîne inachevée de processus de traitement de problèmes substantiels.
Un autre tournant d’époque (Ingolfur Blühdorn)
Dans les réflexions de Rahel Jaeggi, le présent est peu considéré comme une époque nouvelle, et l’urgence écologique actuelle n’occupe qu’une place marginale. Ingolfur Blühdorn, au contraire, diagnostique un tournant d’époque dans le présent, et la crise écologique est un ingrédient clé de ce diagnostic, publié sous le titre provocateur Intenabilité. Sur la voie d’une autre modernité Ingolfur Blühdorn, Unhaltbarkeit. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Berlin, Suhrkamp, 2024.. Les deux ouvrages entrent néanmoins en résonance. Les deux auteurs mobilisent un certain concept de dialectique pour comprendre les hauts et les bas du changement social, et tous deux ont intérêt à distinguer le changement social progressiste du changement social régressif.
Blühdorn, cependant, a une vision beaucoup plus déterminée que Jaeggi de ce qui se passe dans nos sociétés en ce moment. En effet, Blühdorn a un objectif clair dans cet écrit, à savoir sortir la gauche urbaine et écologiste des sociétés européennes – rappelons-nous simplement la carte électorale de la France aux élections européennes – de sa « zone de confort » (p. 336). Il veut déchirer le voile des yeux de ceux qui croient encore à la faisabilité du « projet éco-émancipateur » qui a émergé dans les années 1970 avec les soi-disant « nouveaux mouvements sociaux » et qui a été élaboré davantage depuis lors – jusqu’à ce que la durabilité devienne le principe directeur hégémonique des sociétés européennes et que, du moins dans leur perception d’elles-mêmes, ces sociétés aient assumé un rôle pionnier à la fois dans la lutte contre le changement climatique et dans la défense de la liberté et de la démocratie. Pour lui, ce sont des « illusions » (p. 79) qui ont depuis éclaté, et l’idée temporairement dominante selon laquelle nos sociétés, poussées par une logique de « modernisation réflexive », s’étaient lancées presque inexorablement vers une nouvelle forme de progrès à la fois écologique et démocratique, n’est qu’une « légende » qu’il faut dissiper (p. 210).
Comment Blühdorn arrive-t-il à cette conclusion forte ? Comme beaucoup d’autres observateurs actuels, il commence par décrire une crise multiple dont souffrent les sociétés occidentales marquées par le changement climatique, la pandémie, l’extrémisme de droite, la désinformation, la montée de l’intelligence artificielle et de nouvelles guerres comme en Ukraine et en Palestine. Mais il condense cette multiplicité d’éléments critiques en une seule crise marquée par trois traits essentiels : la crise écologique, la crise de la démocratie et la crise du sujet autonome, qui sont interprétés comme signalant conjointement l’abandon des principes de base de la modernité. Il s’appuie ici sur la conception de la modernité d’Ulrich Beck, déjà mentionnée, dont il emprunte le sous-titre « Sur la voie d’une autre modernité », mais en en modifiant sensiblement le sens.
Pour rappel, Ulrich Beck avait décrit la transition de la première modernité industrielle à une seconde modernité réflexive comme une transformation au cours de laquelle de nouvelles institutions furent créées, mais les principes fondamentaux de la modernité furent non seulement conservés mais aussi plus clairement accentués : il s’agit d’un rapport à la nature qui ancre l’humanité dans la nature face à l’expérience des limites ; de l’autodétermination collective dans de nouvelles formes de démocratie délibérative ; et d’expressions plus riches de l’autonomie personnelle dans le processus d’individualisation. Dans la lecture de Blühdorn, Beck devient, pour ainsi dire, l’intellectuel organique du « projet éco-émancipateur » qui se développa à cette époque avec les trois composantes que sont l’écologie, la liberté et la démocratie.
Blühdorn considère que Beck a largement saisi de manière adéquate les tendances transformatrices de la modernité de son époque ; et il s’inspire de l’idée de Beck selon laquelle la remise en cause des principes normatifs et des règles institutionnelles est une force motrice du changement social. Pour Beck, l’avènement de la seconde modernité est le résultat du succès de la première modernité, et non de son échec (p. 193), mais ce succès brise les anciennes formes institutionnelles et en génère de nouvelles par une réinterprétation des principes fondamentaux de la modernité : le succès du contrôle industriel sur la nature a nécessité une nouvelle relation à la nature ; le succès de l’État-nation dans la formation de la société a nécessité une organisation sociale globale ; la quête d’une plus grande liberté individuelle est née de l’expérience d’une compréhension plus collectiviste de l’autodétermination. Beck a appelé la nouvelle modernité émergente de son époque « modernité réflexive », suggérant des processus de résolution de problèmes par l’enrichissement, si l’on utilise la terminologie de Jaeggi.
En acceptant ce diagnostic désormais historique, Blühdorn revient sur un demi-siècle d’expérience avec la seconde modernité et son projet éco-émancipateur et observe de nouveaux processus de sape. Les expériences mêmes acquises avec la transition écologique, la démocratisation accrue de la démocratie et l’expansion des libertés individuelles ont conduit à une remise en question. « L’autodescription et l’image de soi des sociétés modernes en tant que sociétés ouvertes libérales, démocratiques, justes, inclusives, écologiques et orientées vers le monde » sont en train d’être « réajustées » (p. 111) car il faut faire face aux effets secondaires du succès. Loin qu’il faille s’attendre à ce que les tendances autodestructrices du capitalisme puissent conduire à son dépassement, il est selon lui plus plausible de supposer que la préservation du capitalisme occidental avec son mode de vie basé sur la prospérité et la sécurité entraînera des ajustements des valeurs fondamentales – « par libre choix et au nom de la garantie et de la défense de sa propre prospérité » (p. 156). C’est ce qui caractérise la transition actuelle de la deuxième à la troisième modernité : « Les efforts émancipateurs en faveur de l’écologisation, de plus d’autodétermination et de plus de démocratie aboutissent à une non-durabilité stabilisée, à l’abandon du sujet autonome et au dysfonctionnement de la démocratie » (p. 330). Et : « Pour la prochaine société, on peut supposer qu’elle continuera non seulement à être capitaliste et […] insoutenable, mais troisièmement, autocratique-autoritaire – non seulement parce que cela est imposé de l’extérieur, mais aussi parce qu’un désir correspondant se développe de l’intérieur » (p. 136). Ce désir intérieur prouve que cette transition doit également être comprise comme une sape et non directement comme un échec.
Si elles émergent de manière similaire, l’« autre modernité » de Blühdorn diffère donc fondamentalement de celle que Beck a esquissée dans les années 1980. Beck voyait la réinterprétation des principes fondamentaux de la modernité comme une évolution progressive dans une appropriation « réflexive » de l’expérience de la première modernité, industrielle. La crise « culturelle » diagnostiquée aujourd’hui par Blühdorn (p. 161) conduit au contraire à un affaiblissement de ces principes fondamentaux, voire à leur abandon complet. Son autre modernité émerge « des ruines de la pensée et de la vie libérales » (p. 162). Le terme « intenabilité » du titre est compris comme une extension et une radicalisation du mot (non-)durabilité. Le mot durabilité est utilisée principalement dans le sens écologique, alors que Blühdorn comprend l’intenabilité comme un terme désignant l’entièreté de la société et souligne l’inévitabilité de l’émergence d’une autre « société suivante ». L’intenabilité renvoie à « la simultanéité de la crise profonde des sociétés occidentales et de la crise du projet éco-émancipateur qui voulait transformer ces sociétés » (p. 17). En bref : elle signale « l’intenabilité de la modernité occidentale dans son ensemble » (p. 36).
Pour analyser les tensions dans l’auto-compréhension de la modernité, Blühdorn mobilise le concept de dialectique, plus précisément « la dialectique de la durabilité, la dialectique de l’émancipation et la dialectique de la démocratie, qui […] sont directement liées les unes aux autres » (p. 327). Comme pour Rahel Jaeggi, le terme lui sert à saisir les tournants de l’histoire, « du progrès à la régression », comme l’aurait dit Jaeggi. Contrairement à Jaeggi, cependant, il utilise le terme pour une interprétation plutôt « forte » du changement social, en caractérisant par exemple ces dialectiques comme des « fossoyeurs » (p. 327) du projet éco-émancipateur et de la transformation socio-écologique. Et en arrière-plan, comme pour de nombreux penseurs critiques, il y a la persistance du capitalisme, qui montre sans cesse sa capacité à s’adapter à de nouvelles circonstances socio-écologiques. Dans le tournant récent, selon Blühdorn, cette capacité transforme la modernité au-delà de toute reconnaissance. Une grande partie de ce que dit l’auteur peut être valable d’un point de vue descriptif, mais on peut douter de la triple dialectique qui conduit presque mécaniquement à une issue fatale. Il serait peut-être plus fructueux de parler de paradoxes ou d’ambivalences dans l’auto-compréhension de la modernité, car ces concepts ne nous conduisent pas à attendre une abolition des principes de la modernité, mais nous permettent plutôt d’analyser les glissements interprétatifs à la lumière de la recherche de solutions aux problèmes.
L’avenir vendu (Jens Beckert)
Jens Beckert est d’accord avec Ingolfur Blühdorn sur l’improbabilité que le changement climatique soit traité efficacement, mais pour des raisons différentesJens Beckert, Verkaufte Zukunft. Warum der Kampf gegen den Klimawandel zu scheitern droht, Berlin, Suhrkamp, 2024.. Son analyse ne laisse pas entrevoir un changement d’époque récent ou imminent. Le problème est plutôt que les choses continuent comme elles le sont depuis un certain temps.
Le principal point de référence conceptuel de Beckert est une « modernité capitaliste », qu’il fait commencer après 1500. Il est important de souligner le choix du terme car le diagnostic de Beckert sur la progression incessante du réchauffement climatique ne se rattache ni directement à la logique de recherche du profit du capitalisme ni au désir prétendument irrépressible de liberté et de confort dans les conditions modernes, comme c’est le cas pour de nombreuses autres analyses critiques de l’urgence climatique. Au contraire, le double terme lui permet de détecter les racines du problème dans la « logique fonctionnelle de la modernité capitaliste » (p. 14), qui, plus succinctement, trouve ses racines dans la différenciation des sociétés contemporaines en différentes sphères d’action – les plus importantes étant une économie de marché, un État démocratique et une société civile.
Un bref détour théorique s’impose ici : cette conception renvoie à la théorie de la différenciation fonctionnelle, telle que développée par Talcott Parsons aux États-Unis et modifiée par Niklas Luhmann en Allemagne de l’Ouest, qui suppose que les différentes exigences fonctionnelles auxquelles une société doit répondre sont organisées dans les « sociétés modernes » en sous-systèmes séparés, chacun ayant son propre code d’action. La différenciation fonctionnelle signifiait pour Parsons la supériorité de ces sociétés modernes sur toutes les autres, notamment parce que le sous-système politico-administratif était doté d’une fonction de pilotage. Cette hypothèse a disparu chez Luhmann qui s’est concentré sur le problème de la communication au-delà des frontières des sous-systèmes. Et nous retrouvons ici Ulrich Beck, qui a accepté la théorie de la différenciation fonctionnelle pour la « première modernité » mais a soutenu que cette communication systémique automatisée était devenue dysfonctionnelle dans les années 1970, l’un des signes importants étant l’augmentation des risques techniques et écologiques. Ce dysfonctionnement devait être contré par l’émergence de la « réflexivité » dans la nouvelle phase de la modernité, comme nous l’avons vu précédemment, qui a fait de Beck un penseur plutôt optimiste pariant sur le succès du projet éco-émancipateur.
Beckert, au contraire, défend une vision de la différenciation dans laquelle l’organisation séparée des sous-systèmes peut rendre difficile, voire impossible, la résolution de problèmes sociétaux qui dépassent la « fonction » qui leur est assignée, comme le changement climatique, qu’il caractérise en ce sens comme un « problème épineux ». Ce sera en particulier le cas si les modes de fonctionnement des sous-systèmes encouragent la continuité sur la voie de l’intensité des combustibles fossiles et découragent et entravent l’adoption de mesures efficaces contre le changement climatique. Ainsi, l’« État hésitant » ne dépend pas seulement fiscalement d’une économie rentable, mais rencontre également la résistance des citoyens à des mesures qui imposent des changements dans leur vie quotidienne. Si en outre, comme semble le penser Beckert, la société civile est principalement composée de consommateurs individualisés, il n’y a aucun angle sous lequel une politique climatique efficace pourrait être poursuivie. En résumé, les conclusions de Beckert sont assez proches de celles de Blühdorn, même s’il est plus empirique et évite les prédictions. Le résultat le plus probable est néanmoins la persistance d’un capitalisme qui tirera profit des investissements écologiques, tandis que la destruction de la nature deviendra de plus en plus évidente. Et, de manière inquiétante, il ajoute : « On ne sait pas si cela […] est compatible avec un ordre politique et social stable » (p. 19).
Le raisonnement de Beckert n’est pas très théorique. Il rassemble plutôt des preuves empiriques censées démontrer la difficulté d’amener les acteurs économiques, politiques et sociétaux à aller à l’encontre des règles et des incitations institutionnelles dans leurs sphères d’action. Cette démonstration est extrêmement utile car elle permet d’éviter de s’attarder sur les « illusions » que combat également Blühdorn. Cependant, avec son hypothèse-cadre d’une logique fonctionnelle quasi éternelle de la modernité capitaliste, il s’enferme dans une camisole de force théorique qui conditionne fortement sa sélection de preuves. Il lui est ainsi presque impossible d’identifier et de collecter les contre-preuves de mesures efficaces d’atténuation et d’adaptation au changement climatique, comme l’a récemment souligné Stefan Aykuthttps://www.soziopolis.de/wie-problemverschiebungen-in-die-klimakrise-fuehrten.html.
Le titre « L’avenir vendu » suggère une forte notion d’irréversibilité. On peut supposer qu’il contient une référence cachée au livre Du temps acheté, de Wolfgang Streeck, l’un des prédécesseurs de Beckert à la direction de l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés à CologneWolfgang Streeck, Du temps acheté : La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Paris, Gallimard, 2014.. Streeck considérait l’avenir comme hypothéqué, à la fois au sens littéral, par l’augmentation de la dette publique et privée, mais aussi au sens figuré, comme le dit l’expression proverbiale pour signifier qu’un avenir est douteux. Cependant, le concept d’hypothèque contient au moins la notion, et normalement l’intention, de rembourser la dette sur l’avenir. Une fois l’avenir vendu, il semble y avoir peu de chances de pouvoir le racheter. Dans son chapitre de conclusion, intitulé « Comment continuer ? », Beckert tente rhétoriquement de maintenir un équilibre, mais il devient clair qu’il pense que nous devrions utiliser le peu de temps qui reste pour l’adaptation au changement climatique plutôt que pour son atténuation – car la perspective d’une action transformatrice qui pourrait modifier la logique fonctionnelle de la modernité capitaliste est faible.
La question de la réversibilité
La réflexion sur ces trois livres conduit à deux conclusions principales. D’abord, même si Rahel Jaeggi n’en conviendrait pas tout à fait, l’urgence écologique marque une nouvelle époque. Blühdorn et Beckert renouent avec les manières de penser l’histoire en termes de métarécits dans leurs tentatives de comprendre la situation actuelle « intenable » d’un avenir qui a été « vendu ». En insistant sur la nécessité de le faire en termes historiques – même vaguement élaborés – ils rejettent le présentisme. De plus, bien que plus implicitement, ces deux analyses situent également l’urgence écologique dans le cours de l’histoire humaine. Le changement climatique est irréversible à l’échelle humaine. Le dioxyde de carbone est voué à rester dans l’atmosphère pendant de longues périodes, s’accumulera même davantage, et le réchauffement climatique se poursuivra. C’est ce qui fait de l’Anthropocène – sous ce nom ou sous un autre – une époque et pas seulement un problème, et c’est une époque qui a émergé en relation étroite avec les époques précédentes de l’histoire humaine. Cette idée, assez évidente pour les lecteurs des TQRVoir notamment l’article princeps de Patrice Maniglier, « Des Temps Modernes aux Temps qui restent : Histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde », Les Temps qui restent, n°1, avril-juin 2024., invite à un commentaire supplémentaire sur Jaeggi, d’une part, et sur Blühdorn et Beckert, d’autre part.
Malgré son intérêt pour la résolution située de problèmes, Rahel Jaeggi affirme vers la fin de son livre, de manière quelque peu énigmatique, que le progrès est « irréversible » en termes d’évolution de ses critères. Elle semble vouloir dire que, certes, on peut – empiriquement – prendre du retard sur un « état d’expérience » déjà atteint par le biais du « désapprentissage » (p. 245). Ce serait précisément une régression, détectable par les critères d’enrichissement et de blocage, qui restent intacts. Mais ce raisonnement ne peut s’appliquer qu’à une histoire déjà connue. Tout « état d’expérience », même s’il pouvait être sauvegardé, ce qui est douteux, renvoie inévitablement au passé. Pour tout nouveau problème, comme l’est certainement le changement climatique, les critères ne seraient d’aucune utilité, si nous n’avions pas les moyens de distinguer l’enrichissement du blocage. En ce qui concerne le changement climatique, en outre, l’irréversibilité supposée des critères est plutôt impuissante face à l’irréversibilité du phénomène. Les critères ont déjà échoué auparavant. Bien que Jaeggi qualifie sa perspective de « pragmatiste-matérialiste » (p. 153), elle se préoccupe assez peu de la matérialité.
L’irréversibilité de l’Anthropocène n’implique pas, contrairement à ce que soutiennent Blühdorn et Beckert, que l’on ne puisse rien faire ou presque face au changement climatique. Appliquant deux approches conceptuelles différentes, ils suggèrent tous deux l’existence de déterminations structurelles et systémiques qui poussent le changement social dans une certaine direction. C’est Jaeggi qui parle le plus explicitement de déterminations structurelles et systémiques. Mais elle le fait dans le but de définir de manière générale des critères de progrès ou de régression, sans vouloir exclure tout changement concret à notre époque – notamment parce qu’elle ne précise pas les caractéristiques de notre époque.
Blühdorn et Beckert, au contraire, identifient les effets structurels comme diminuant radicalement la possibilité de lutter efficacement contre l’urgence écologique. Mais si l’on devait penser de cette manière, ce ne serait pas seulement l’urgence écologique actuelle qui serait irréversible. Cela aurait toujours été inévitable, car le cours même de l’histoire a contenu une forte composante d’irréversibilité, déterminée par les caractéristiques structurelles et systémiques de nos sociétés (ou, dans le jargon actuel des sciences sociales, par une forte dépendance au sentier, path dependency, qui s’installe après un moment décisif où une société a été mise sur sa voie actuelle). Entre les deux, l’application de la théorie de la différenciation par Beckert est la plus déterministe, ce qui peut paraître surprenant de la part d’un auteur qui a récemment écrit sur l’imagination sociale des futursJens Beckert, Imagined Futures. Fictional Expectations and Capitalist Development, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2016.. Blühdorn n’exclut pas explicitement que le projet éco-émancipateur des années 1970 ait pu réussir. Jaeggi, plus ouvertement, parle de possibilités historiques qui peuvent être saisies ou manquées ; et même si ce n’est pas son objectif, elle pourrait bien être encline à considérer le projet éco-émancipateur comme une tentative ratée d’enrichir la résolution de problèmes, donc comme une opportunité manquée.
Ces dernières observations nous amènent à la deuxième conclusion, sous la forme d’une question qui se pose : comment concilier la vision historico-philosophique selon laquelle l’histoire ouvre des possibilités avec la vision selon laquelle l’histoire, telle qu’elle s’est déroulée, nous a conduits de manière irréversible dans l’impasse de l’urgence écologique actuelle ? Si nous devons accepter l’irréversibilité de la situation planétaire actuelle, la question demeure de savoir si les transformations sociopolitiques passées qui nous ont conduits dans cette situation avaient aussi quelque chose d’inévitable et d’irréversible. De nombreuses analyses récentes de l’Anthropocène issues des sciences sociales tendent à le penser, et on trouve plus d’un écho de cette interprétation dans les livres de Blühdorn et de Beckert. Si, cependant, Rahel Jaeggi a raison de rejeter le concept fort de progrès ainsi que les philosophies fortes de l’histoire, comme je le pense, alors il n’est pas non plus nécessaire de le remplacer par une théorie forte de la régression. La question de savoir si les transformations sociopolitiques, une fois qu’elles se sont produites, ont eu des conséquences irréversibles ou non est beaucoup plus ouverte que celle de savoir si le changement climatique est irréversible. Nous devons l’aborder plus profondément durant les temps qui restent.