Vues de Liège #3

Grégory Cormann, Jeremy Hamers et François Provenzano poursuivent leurs promenades en zigzags dans la Cité ardente et nous en rapportent des instantanés grinçants ou glaçants, « faits divers » pour déshabiller notre XXIe, formes brèves pour dire l’étonnement – qui, comme on sait, est le début de toute pensée.

Apprendre à surfer. « Vous ne pouvez pas arrêter les vagues, mais vous pouvez apprendre à surfer. » Jon Kabat-Zinn. (Citation mise en exergue d’un courrier adressé par l’Administration des Ressources Humaines d’une importante institution d’enseignement supérieur).

Salle d’attente. Dans une salle d’attente bondée d’un service de chirurgie orthopédique, l’humeur des patientes et des patients est mauvaise. Les retards s’accumulent. Une dame m’interpelle : « Vous aviez rendez-vous à quelle heure ? » Je réponds : « 13h50. » Elle regarde l’horloge de la salle qui indique 15h25 et ajoute : « J’en ai marre de ces retards. Moi je devais passer à 14h30. » Deux chirurgiens sont de service ce jour-là. La première est en début de carrière et un post-it ajouté à l’écriteau provisoire de son bureau précise qu’elle est stagiaire. Le second a la cinquantaine et son nom figure en lettres définitives sur la porte de son cabinet. Alors que l’horaire des rendez-vous de la première est manifestement surchargé, son collègue doit souvent attendre une dizaine de minutes avant l’arrivée de son prochain rendez-vous. Mais un transfert de patients pour désengorger le service de la débutante et résorber une partie du retard n’est pas envisageable ; les dossiers médicaux sont attribués une fois pour toutes à l’une ou à l’autre. Alors que la porte de la chirurgienne s’ouvre et qu’une dizaine de paires d’yeux pleins d’espoir se tournent vers elle, un patient explose : « Ça fait plus d’une heure que j’attends ici. » La médecin balbutie quelques excuses et explique que l’ordinateur lui a attribué par erreur un patient toutes les 3 minutes aujourd’hui. Elle retourne dans son cabinet, suivie par un adolescent en béquilles. Une fois la porte refermée, la dame qui m’a interpellé plus tôt soupire bruyamment, avant de déclarer : « Je préfère toujours les docteurs hommes aux docteurs femmes. Ils étudient plus. Ils étudient mieux le corps humain. » Ensuite, sans transition, elle ajoute : « Et puis de toute façon, avec mon chien, je suis toujours déjà pleine de coups bleus. »

Un début. « Notre tête humaine et une grande quantité de nos sens (comme s’ils avaient un cerveau propre) fonctionnent comme une caméra. Ses débuts remontent probablement à l’époque des peintures rupestres, c’est-à-dire il y a environ 40.000 ans. À l’époque sont apparus la musique, les images et la danse. Se sont déployées alors une intelligence et une sensualité qui englobaient le dialogue, quelque chose comme une vie sociale précoce, c’est-à-dire THE ANTICIPATION = une “communication prévenante”. C’était d’abord une sorte de rythme et de MIMIQUE. De là est née la LANGUE. La grammaire s’est ensuite imposée à elle. Elle a été suivie par la comptabilité et la logique. Et à la fin, il y eut à Venise et Florence des académies de philosophie. Et dans le monde apparut une multitude d’intelligences modernes. » (Alexander Kluge, Der Konjunktiv der Bilder. Meine virtuelle Kamera (K.I.), Leipzig, Spector Books, 2024, p. 11 [nous traduisons]).

Souffleries. Le complexe sportif de Flémalle jouit d’installations modernes et agréables. La commune a manifestement beaucoup investi dans le sport. Une cafétéria entièrement vitrée et construite en surplomb offre une vue panoramique sur l’ensemble des terrains de football. Dans les toilettes, un sèche-mains automatique très performant (« Made in France », tricolore à l’appui) répond aux derniers standards d’hygiène — sa soufflerie est tout de même un peu bruyante. Collée sur l’appareil, une affichette dit ceci : « Nos sèche-mains font pousser des arbres ! À chaque sèche-mains installé, un arbre est planté en Indonésie. » Malgré la météo maussade de ce mois de février, le jeu est fluide, car le terrain est évidemment en gazon synthétique. Seul inconvénient : on n’entend pas toujours très bien les coups de sifflet de l’arbitre. À intervalles réguliers, de puissants avions décollent et atterrissent à l’aéroport de Liège-Bierset, tout proche.

Avant les fêtes. Dans un bus reliant le centre-ville de Liège à l’hôpital dit « de la Citadelle » — il a été construit sur les fondations d’un ancien fort militaire — une dame parle à voix très haute au téléphone. Parfois elle crie, interrompue seulement de temps à autre par de violents sanglots. « Si elle touche à mon Momo… je suis amoureuse moi, je deviens fou de lui, si elle me prend mon Momo, je lui fais bouffer l’arrêt de bus, je te jure que je lui fais bouffer l’arrêt de bus. » Quelques voyageurs, yeux baissés, répriment un léger sourire, d’autres la regardent, l’air inquiet. La dame descend à l’arrêt « Hôpital de la Citadelle », et poursuit son monologue qui se réduit maintenant à la phrase : « Je te jure que je lui fais bouffer l’arrêt de bus. » L’arrêt est éclairé par de grands panneaux Decaux. La plupart du temps, leurs locataires diffusent des messages en lien avec le lieu. Ce jour-là, les magasins C*** annoncent : « Vous prenez soin de vos proches. Nous prenons soin de vos cadeaux. »

Cité ardente. Une chaîne de radio locale liégeoise organise tous les matins un quiz avec les auditeurs et auditrices. À la clé : des bons d’achat, des week-ends dans des spas, des cours de cuisine. Peu avant les fêtes de fin d’année, on assiste à l’échange suivant entre l’animateur et la concurrente du jour :

— Attention c’est la question à ne pas louper… : on attribue souvent à Liège le surnom de « Cité ardente » ; mais d’où vient ce surnom ? De la réputation festive et chaleureuse de son atmosphère et de ses habitants, ou bien du dynamisme économique de ses activités commerciales ?

— Ah là je sais j’en suis sûre : du caractère festif !

— … Eh bien non malheureusement Claudine, c’était l’autre réponse : « cité ardente » renvoie au dynamisme économique de Liège sur la scène commerciale internationale… Je suis désolé.

— Ah bon ?? Ben pourtant j’étais sûre que c’était la première proposition…

— Eh non malheureusement. Ce sera pour une prochaine fois Claudine ? Revenez quand vous voulez !

Spotted. À l’occasion de la Saint-Valentin, l’Université de L*** a sollicité des témoignages d’anciens et d’anciennes étudiant·es sur le thème « Rencontre d’une vie sur les bancs de l’Université ». La moisson a été rendue publique à la communauté, sous la forme de photos des couples accompagnées de petits textes. L’un d’eux dit ceci : « Je travaillais à la bibliothèque. Un garçon m’a repérée et m’a ensuite décrite dans une publication anonyme sur la page Facebook Spotted Liège. Je me suis manifestée en commentaires, il m’a contactée. »

Cérémonies de torture. À peine les Jeux Olympiques terminés, le magazine L’Équipe du 21 septembre 2024 titre sur « Le choc Cheptegei ». La coureuse de fond ougandaise Rebecca Cheptegei, qu’on avait pu voir en compétition dans l’épreuve du marathon le 11 août, le dernier jour des Jeux, venait d’être assassinée, brûlée vive, par un ancien compagnon. Le reportage en Ouganda et au Kenya de Jean-Christophe Collin et de Patrick Messina, introduit par l’éditorial de Géraldine Catalano, relate le harcèlement qui s’était installé, le peu de réaction de la police, la grande vulnérabilité des athlètes africaines cherchant le « Graal de la réussite » dans la course à pied. Celle-ci n’a pas la même signification dans toutes les parties du monde (voir notre précédente chronique). En octobre 2021, la coureuse de fond Agnes Tirop avait été poignardée par son mari deux mois après avoir pris la quatrième place du 5000 mètres des Jeux de Tokyo. L’éditorial signale qu’une enquête internationale a désigné cinq villes africaines, dont Nairobi, comme les plus dangereuses pour les femmes. La Ville de Paris annonce qu’un lieu sportif sera inauguré en hommage à Cheptegei. Un doute traverse cependant l’esprit.

Grande consultation nationale sur le consentement. Dans le même éditorial, Géraldine Catalano est travaillée par un « parallèle » qui « pique les yeux » entre le retentissement suscité par la mort violente de Rebecca Cheptegei et les manifestations qui ont réuni des milliers de personnes en France à la mi-septembre afin de soutenir Gisèle Pelicot. A-t-on fait sa part dans l’espace public et politique français au procès de Dominique Pelicot et des cinquante autres violeurs de Mazan ? Après un mois de procès, plusieurs médias français, de la nouvelle matinale de TF1 à France Culture, s’interrogent sur le silence du gouvernement et de nombreux hommes politiques français. Mis à part le travail des militantes féministes et de certain·es journalistes, la culture du viol et les violences systémiques contre les femmes ne sont pas à l’ordre du jour. Pas de scandale à dénoncer pour une fois. On laisse donc cela aux émissions du petit matin ou à celle de la seconde partie de soirée. Le 21 novembre 2024, à 22h50, l’émission C Ce Soir sur France 5 intitulée « Procès de Mazan : la société est-elle prête à changer ? », avec Iris Brey, Cécile Cée, Marc Crépon, Marion Dubreuil, Cécile Ollivier et Rachel-Flore Pardo, a exposé avec précision ce qu’est la culture de l’inceste. Non pas une question de sexualité (individuelle), mais une question de pouvoir et de rapports de pouvoir dans une société basée sur une éducation à la soumission et à la domination.

En ces temps-ci. Vus à Liège le même soir : En fanfare (Emmanuel Courcol, France, 2024) et Le rêve de Fanny (Jean-Christophe Yu, Belgique, 2023).

Comment citer ce texte

Grégory Cormann Jeremy Hamers François Provenzano , « Vues de Liège #3 », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/vues-de-liege