Après la défaite.
La nouvelle idéologie arabe

Comment l’assassinat de Hassan Nasrallah a-t-il pu être accueilli par des commentaires triomphalistes de la part de l’Iran et du Hezbollah, y voyant la perspective d’un renforcement de la résistance ? Comment le Hamas a-t-il pu ne pas anticiper la réaction génocidaire des dirigeants israéliens, avec la complicité de sa propre société et de l’ordre international, après les massacres du 7 octobre ? L’anthropologue Hamza Esmili met ces dénis de réalité dans une perspective historique interne à la société israélienne et aux sociétés arabes, qui remonte à la défaite égyptienne de 1967. Un vigoureux plaidoyer pour la lucidité historique et contre les pièges d’un anti-impérialisme incantatoire qui se moque des victoires réelles tout autant que des victimes.

Nota Bene: Ce texte a été rédigé dans les jours immédiatement qui ont suivi l’assassinat de Nasrallah, le 27 septembre 2024. Il ne prend pas en compte la chute du régime de Bashar al-Assad, qui fera l’objet d’un autre texte dans ces colonnes. 

« Une civilisation se transforme, lorsque son élément le plus douloureux — l’humiliation chez l’esclave, le travail chez l’ouvrier moderne — devient tout à coup une valeur, lorsqu’il ne s’agit plus d’échapper à cette humiliation, mais d’en attendre son salut, d’échapper à ce travail, mais d’y trouver sa raison d’êtreAndré Malraux, La condition humaine, cité par Sadiq Jalal al-Azm dans son Autocritique après la défaite (1968).

Le 5 juin 1967, le maréchal Abdelhakim Amer, vice-président de la République arabe d’Égypte et chef d’État-Major de ses forces armées, écrit au général Abdelmunim Riad, que Nasser a placé à la tête du front jordanien en prévision du conflit annoncé entre Israël et les pays arabes coalisés. Dans son télégramme, Amer informe son subordonné de la destruction de l’aviation israélienne dans le ciel égyptien, lui intimant en toute logique d’attaquer à son tour l’adversaire au bord de l’effondrement. Quoique spectaculaire, ce déni de réalité par le principal responsable militaire arabe lors de la Guerre des Six jours ne survient pas ex nihilo, la radio d’État égyptienne a ainsi également annoncé la victoire à ses auditeurs. Au premier soir de la défaite, la liesse éclate dans les rues du Caire.

Près d’un demi-siècle plus tard, la chaîne al-Jazeera annonce la mort de Hassan Nasrallah, chef charismatique du Hezbollah. Son assassinat n’atténue pas le triomphalisme ambiant. Le Guide suprême de la révolution islamique affirme que l’adversaire n’est « pas en mesure d’infliger un coup d’importance à la solide structure du Hezbollah ». Le Front populaire de libération de la Palestine ajoute que « l’étendard de la résistance ne sera pas brisé » et que « la mort du sayyid […] signifie l’enclenchement d’une nouvelle dynamique plus affirmée et plus déterminée ».

Sans doute faudra-t-il que le temps fasse son œuvre avant l’on ne prenne la mesure de l’évènement historique que représente l’assassinat de Hassan NasrallahDans la situation actuelle d’effondrement de l’État libanais, nul ne sait le nombre de victimes civiles du raid qui a tué Hassan Nasrallah. Les estimations d’acteurs de terrain font néanmoins état de plusieurs centaines de morts, l’attaque ayant pulvérisé un bloc résidentiel entier au sein d’un quartier densément peuplé de Beyrouth.. Véritable détenteur du pouvoir au Liban, celui-ci avait la stature d’un chef d’État, que redoublait une singulière popularité au sein des sociétés arabes. Qu’importe ainsi la participation de premier plan du Hezbollah aux atrocités de la politique de la terre brûlée conduite par le régime d’Assad s’agrippant à son pouvoir, sa violence hégémonique au sein même de la scène libanaise, en particulier lors de la répression de la révolution de 2019, ou sa responsabilité demeurée impunie dans l’explosion du port de Beyrouth, véritable traumatisme collectif à l’échelle de la société entièreLa stratégie de la terre brûlée d’Assad – dont le Hezbollah a été la plus importante et la plus efficace infanterie, en particulier en 2013 alors que le régime s’écroulait – est platement figurée par le slogan loyaliste « Assad ou nous brûlons le pays (« الأسد أو نحرق البلد »). Le Hezbollah a été à l’origine de l’assassinats de personnalités politiques et d’intellectuels aussi divers que Mehdi Āmel, Luqmān Slīm ou Rafīq al-Harīri. Constituant également une mafia économique, spoliant une bonne partie des ressources du pays, le mouvement flanqué de son éternel allié le parti Amel a aussi compté sur l’appui d’authentiques voyous – sur le modèle des chabiha syriens – pour réprimer la révolution libanaise de 2019.. Rare figure de la résistance victorieuse à l’occupation israélienne, l’aura du sayyid était à nulle autre pareille. Ses discours étaient retransmis sur les chaînes satellitaires arabes, puis commentés sur les plateaux télévisuels comme dans les foyers familiaux et les cafés. Plus que toute autre personnalité contemporaine, Hassan Nasrallah incarnait la posture anti-impérialiste qui caractérisait ce qu’on peut appeler, à la suite de l’historien et intellectuel marocain Abdallah Laroui, la « conscience idéologique arabe » depuis 1967J’utilise le terme de « conscience idéologique » dans la veine de l’historien et intellectuel marocain Abdallah Laroui dans un livre qui a fait date : Abdallah Laroui, L’idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967. Lui-même l’empruntait à Karl Mannheim. Pour Laroui, l’idéologie s’analyse moins comme le reflet d’une position de classe qu’en tant que stade culturel d’une société historique. Laroui écrit ainsi que : « Pas plus que Mohamed Abduh [1849-1905, journaliste et théologien, figure fondatrice du modernisme islamique, NDRL] ne fut le porte-parole d’une bourgeoisie égyptienne encore balbutiante, Allâl Al-Fâsi [1910-1974, homme politique marocain, chef du Parti de l’Istiqlal et figure fondatrice du Maroc actuel, NDRL] n’a été et n’est aujourd’hui l’expression de la conscience bourgeoise, bien qu’on puisse trouver dans ses écrits — cela n’est guère étonnant — des éléments qui ne s’éclairent que par les implications d’une hypothétique croissance bourgeoise. Injustement traité par les Occidentaux, pour qui il n’est que le porte-parole de la réaction religieuse et par la jeune génération qui l’accuse de défendre hypocritement les privilèges bourgeois dans les deux cas, il est victime d’un positivisme superficiel qui fait passer l’analyse sociale avant l’analyse historique. Or, l’une ne se justifie que par l’autre et dans ce cas, Allâl Al-Fâsi n’est pas l’idéologue d’une classe, mais représente une étape de notre culture moderne et de notre processus de structuration sociale. » (Abdallah Laroui, L’idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967, p. 45). ce qui confère à sa mort la signification immédiate de clôture d’une séquence historique.

Cette longue année n’a ainsi pas seulement été le théâtre du plus terrible massacre de l’histoire palestinienne et d’une énième invasion israélienne du Liban. Elle est également celle où la plus sèche réfutation a été infligée à la conscience idéologique arabeDans un texte paru peu après le 7-Octobre, j’avais essayé de mesurer ce que représentaient le 7-Octobre et ses suites à la lumière de la séquence historique des révolutions arabes. Voir Hamza Esmili, « À nouveau la Palestine », Revue Conditions, novembre 2023.. Aussi la défaite politico-militaire atteste-t-elle d’une catastrophe collective de magnitude inédite ; près d’un an après le déclenchement de la guerre de Gaza, la politique génocidaire conduite par Israël n’a rencontré que l’acquiescement gêné, tacite ou enthousiaste du concert des nations qui comptent. À l’instar de la défaite des forces coalisées lors de la Guerre des Six jours, ce désastre collectif doit susciter force débat et auto-examen critique parmi les sociétés arabes. Leur destin historique dépendra de leur capacité à réaliser cette tâche critique. 

Le réel d’une situation historique

 Que le massacre du 7-Octobre soit un évènement-monde, de magnitude telle que les coordonnées de l’époque s’en trouvent irrémédiablement bouleversées, cela ne fait aujourd’hui guère de doute. A-t-on pourtant suffisamment perçu ce que le 7-Octobre figure pour la conscience idéologique arabe ? La profusion analytique qui a pris l’attaque du Hamas pour objet a alterné entre la célébration du droit légitime à la résistance et la condamnation d’un pogrom, soit d’un côté la loyauté à la cause réaffirmée hors toute réserve morale ou stratégique, de l’autre la reconduction de la violence palestinienne à l’antisémitisme nazifiant d’une population arabe par nécessité hostile à toute présence juive à ses abords. Cette polarisation n’a que rarement permis d’interroger la trame politique et idéologique dont le 7-Octobre est le produit en bout de chaîneParmi les rares textes qui offrent une plongée dans le processus idéologique qui a mené au 7-Octobre, un portrait de Yahya Sinwar, fondé sur le roman autobiographique que celui-ci a rédigé, a récemment paru sur le site arabophone Bab el-Ouad. Résolument élogieux, le texte fait un portrait nietzschéen du dirigeant du Hamas, véritable surhomme résistant, dont l’amoralisme et l’a-stratégisme sont au cœur de sa politique. (Pour sa traduction en anglais : https://mondoweiss.net/2024/07/the-philosophy-of-hamas-in-the-writings-of-yahya-sinwar/). Acculé par les atrocités dont se sont rendus coupables ses combattants, confronté à l’ire vengeresse israélienne, le Hamas n’a pourtant eu de cesse d’expliciter les motivations de l’attaque, rendant visible l’intellectualité qui en est au fondementEn sus de nombreuses prises de paroles des cadres du mouvement, le Hamas a produit un document d’importance – intitulé Voici notre récit. Pourquoi l’opération Déluge d’al-Aqsa ? – pour justifier de l’attaque du 7-Octobre et expliciter la stratégie qui s’y donne à voir..

L’assaut donné aux kibboutz de l’enveloppe de Gaza a pour arrière-plan l’enlisement de la question palestinienne, lequel a été voulu et mis en œuvre par Benyamin Netanyahu, régulièrement réélu à cette fin par la société israélienne, ainsi que l’annexion en cours de la Cisjordanie sous la pression du parti colonial et messianique de facto à la tête du régime. Aussi, suivant les mots du Hamas, la stratégie dont le 7-Octobre a été l’aboutissement s’articulait autour d’un double objectifLes historiens du futur nous diront quel a été le processus décisionnel conduisant au massacre, ses accélérateurs, ce qui relève d’une condition socio-anthropologique en partage (combien de soldats du Hamas sont orphelins ?) et ce qui est lié à une lutte politique interne. Voir l’entretien publié par la revue Conditions avec l’intellectuel gazaoui Khalil Sayegh., d’un côté constituer le nombre le plus élevé de prisonniers, ce qui devait conduire à la libération d’ensemble des milliers de captifs palestiniens en Israël (« تبييض السجون »), de l’autre infliger à l’adversaire un coup si sévère que l’équation politique du conflit en soit radicalement transformée (« تغيير المعادلة برمتها »). Ce dernier pan de la stratégie du Hamas se déclinait à son tour en deux visées complémentaires, que représentaient l’embourbement espéré de l’armée israélienne dans une guerre de guérilla à Gaza et la multiplication des fronts militaires à travers l’action coordonnée des forces de l’axe du refus (« الممانعة محور »). Aussi cette dualité stratégique au cœur du 7-Octobre explique-t-elle partiellement la forme paradoxale prise par l’assaut donné aux kibboutz voisins de Gaza, laquelle mêle les réalités a priori antithétiques de la prise d’otages parmi l’ennemi et de sa suppression méthodiqueEn sus de ces visées stratégiques, la question des affects qui se sont cristallisés le 7-Octobre est analysée par Adam Shatz dans son texte Gaza. Pathologies de la vengeance (https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/gaza-pathologies-de-la-vengeance,6829)..

Symétriquement à ces desseins, la stratégie de la résistance repose sur deux prémisses : d’un côté le postulat de permanence ontologique de l’adversaire, reconduit à la vérité de toute éternité du sionisme ; de l’autre celui de l’existence d’un concert libéral des nations, susceptible de s’émouvoir des crimes du régime israélien. S’agissant de la première, la réduction dénonciatrice de la matrice idéologique sioniste à sa potentialité génocidaire – bien réelleDes textes fondateurs du sionisme, par exemple ceux de Pinsker, Herzl, Nordau puis Jabotinsky, établissent comme nécessité politique la majorité démographique juive sur le territoire où doit être établi l’État d’Israël. Cette insistance se double d’un désintérêt marqué – hormis rares exceptions, par exemple Ahad Ha’am ou Abraham Shalom Yehuda – à l’égard des sociétés arabes rejetées au rang de populations insuffisamment civilisées. Quoique réductrice par la lecture exclusivement occidentaliste qu’elle opère du sionisme, la littérature critique sur le colonialisme de peuplement démontre ainsi le peu d’entrain sioniste à s’entendre en bonne intelligence avec les peuples de la région. Voir Rashid Khalidi, The Hundred Years War on Palestine. A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917–2017, New York, Metropolitan Books, 2020. – a ainsi été à l’origine au sein de la conscience idéologique arabe d’un considérable désintérêt pour les affres de la politique israélienne. Éprouvée à Deir Yassin puis à Sabra et Chatila, la violence de l’adversaire a paru rendre superflue toute interrogation des évolutions propres à sa sociétéIl est saisissant de constater la relation inversement proportionnelle entre la centralité mondiale de la question israélo-palestinienne à la connaissance socio-anthropologique de la société israélienne, laquelle est remarquablement peu étudiée.. Qu’importent Ben Gvir et Smotrich ; tout juste concèdera-t-on – le ton satisfait – que ceux-là sont plus explicites que leurs devanciers quant à la teneur réelle du projet sioniste.

Pourtant, si la constance de l’attitude majoritaire de la société israélienne à l’égard des Palestiniens est indéniable, sa réalité interne ne saurait être plus éloignée de celle qui avait présidé à la fondation du pays au sortir de la Seconde guerre mondiale. Israël présente ainsi la rare particularité contemporaine de la coexistence de deux poussées fascistes, distinctes mais également vigoureuses : l’une consiste en une radicalisation du vieux fond sioniste révisionnisteLe Likoud fait figure de cas paradigmatique. Parti sioniste révisionniste fondé par Menahim Begin, lui-même ancien fondateur de la milice terroriste du Lehi, sa radicalisation est une potentialité interne à la matrice sioniste., l’autre en une contre-utopie messianique se défiant de l’essentiel des coordonnées institutionnelles de l’État fondé en 1948Que l’on songe aux prétentions théocratiques du sionisme religieux, lequel vise à la reconstruction intégrale de la société israélienne. Cette opération de refondation a ses sources dans la colonisation de la Cisjordanie que la frange messianique de la société israélienne a établi comme avant-poste de ses visées théologico-politiques.. Ce profond bouleversement politique et idéologique – dont les conditions sociohistoriques d’existence n’ont pas été suffisamment défrichées par les sciences sociales – se mesure alors moins par l’attitude de la société israélienne à l’égard des Palestiniens, qu’elle déshumanise depuis longtempsLa situation des Palestiniens d’Israël – citoyens de l’État juif – est un cas-limite. Jouissant depuis 1966 d’une relative protection juridique (à l’exception notable et parlante des dispositions foncières, qui confinent rigoureusement les Palestiniens dans des localités progressivement grignotées au profit de la population majoritaire ; voir à ce sujet Ben White, Être Palestinien en Israël. Ségrégation, discrimination et démocratie, La Guillotine, Montreuil, 2015), cette communauté composite a pu être affectée par des formes de mobilités sociales ascendantes, dont témoigne la présence de certains de ses membres au sein des institutions israéliennes. Cette réalité – souvent méconnue par le discours militant – ne suffit pourtant pas à contrebalancer la gamme large de vexations et de discriminations dont les Palestiniens d’Israël font l’objet, en particulier depuis la loi fondamentale de 2018 définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif. À compter du 7-Octobre, leur situation est de plus en plus précaire, soumise à la persécution explicitement mise en œuvre par le Ministre de la sécurité intérieure Itamar Ben-Gvir. Pour une réflexion sur la situation historique des Palestiniens d’Israël, en particulier ceux de Jaffa, voir Zahiye Kundos, « Commencements, appartenances et anxiétés politiques », Revue Conditions, septembre 2024., qu’à travers les fluctuations de la valeur accordée à la vie juive elle-même.

La stratégie de la prise d’otages était ainsi fondée sur l’idéal réputé au cœur de l’État israélien, soit la sauvegarde à tout prix de chacun de ses citoyens. La notion de sécurité juive qui est au fondement du sionisme porte pourtant moins sur la préservation des individus que celle de la nation, soit la mise en échec des formes de persécution collective qui n’ont eu de cesse d’informer historiquement l’expérience juiveBruno Karsenti, « Après le 7 octobre : question palestinienne et question juive », K. Les Juifs, l’Europe, le XXIème siècle, décembre 2023.. Cette distinction ne recouvre pas nécessairement à une opposition ; attachée à la continuité de la nation, la sécurité juive n’en a pas moins longtemps signifié le protection existentielle de ses membresLe raid d’Entebbe, dont la figure révérée en Israël est le propre frère de Benyamin Netanyahu, est l’une des illustrations les plus éclatantes du lien pouvant unir l’idéal de sécurité juive – c’est-à-dire de la nation – à la protection des individus qui en sont membres.. Cet idéal de préservation du peuple n’a eu cependant de cesse d’offrir une justification sécuritaire permanente à l’expansionnisme territorial israélien, tout en permettant la fétichisation néonationaliste de l’État, auquel toute atteinte à est vécue comme une menace existentielle. Celle-ci ne peut être en retour résorbée que par une démonstration de la force brute, même lorsque celle-ci conduit à la perte de vies juives – le curseur du nombre de morts acceptables devenant un marqueur de l’état moral de la société israélienneDans cette séquence, la guerre du Liban de 2006 a pu être arrêtée par Israël du fait de la lourdeur des pertes parmi ses soldats..

Or, pour de larges franges de la société israélienne pleinement lancée sur la pente de la fascisation, l’attaque du 7-Octobre a immédiatement conduit à l’énonciation d’un impératif de vengeance à l’égard des PalestiniensLe dossier monté par l’Afrique du Sud est particulièrement parlant quant à la parole génocidaire s’énonçant en Israël à compter du 7-Octobre. Celle-ci ne prend pas forme ex nihilo, le caractère explicitement exterminateur à l’égard des Palestiniens est hégémonique au sein de larges pans du champ politique israélien depuis longtemps. Ce contexte idéologique ne signifie pas que n’existent pas, par ailleurs, de rares moments d’effervescence collective où se découvrent d’autres possibles historiques. La période entre la première Intifada et l’assassinat de Rabin en était une, comme le mouvement de lutte contre la réforme judiciaire de Netanyahu, au cours de laquelle la question palestinienne paraissait remonter à la conscience d’une partie de la société israélienne, ce dont témoigne la pétition The Elephant in the Room signée par plusieurs milliers d’intellectuels israéliens non antisionistes., sans égard aucun pour les otages détenus par le HamasCette évolution néonationaliste de l’idéal de sécurité juive redouble l’un des clivages propres à Israël. Les kibboutzim enlevés sont en majorité issus des rares franges progressistes de la société israélienne, ce qui conduit la droite hégémonique à faire de leurs familles autant de cibles politiques.. Ainsi, la singularité du peuple juif historiquement persécuté établissant un État refuge au sortir de la Shoah le rend particulièrement peu réceptif à la stratégie de l’insécurité – إرهاب – empruntée par le Hamas à compter des accords d’Oslo sous la forme de fréquents attentats-suicides, aboutissant à l’acmé du 7-Octobre. À l’inverse, celle-ci nourrit le sentiment de persécution qu’entretient la société israélienne en dépit de la réalité de sa puissance militaire et de sa domination politique, ce qui en retour y radicalise les affects fascisants se découvrant selon sa propre pente historiqueLa phrase Am Israël Chai, dont le sens est « le peuple d’Israël vit », figure parmi les principaux slogans de ralliement de l’extrême-droite israélienne. À ce titre, le député israélien Zvi Sukkot – membre de la coalition au pouvoir – illustre l’évolution politique d’une part considérable de la société israélienne. Colon messianique, il était le porte-parole du groupe terroriste The Revolt, lequel a brûlé vive la famille palestinienne Dawabsheh dans l’attaque non provoquée de leur domicile en 2015. Ce même Zvi Sukkot a construit une soukka à Huwara en Cisjordanie occupée à l’aube du 7-Octobre, conduisant l’armée israélienne à dépêcher pour sa protection et celle d’autre colons un détachement de soldats retirés des frontières de Gaza. Quelques mois plus tard, ce député tempérait l’objectif de retour des otages à Gaza au nom de l’impératif de « sécurité nationale ». Voir https://fr.timesofisrael.com/liveblog_entry/zvi-sukkot-pas-sur-que-le-retour-de-tous-les-otages-de-gaza-soit-possible/.. Aussi différentes soient-elles quant à leur idéal de société, les deux formes fascistes israéliennes se sont ainsi accordées sur la politique génocidaire mise en œuvre à Gaza, laquelle – comme toute politique génocidaire – devient aussitôt sa propre finC’est ainsi qu’il faut comprendre « l’absence de stratégie » de Netanyahu. Le génocide est sa propre fin, ce qui l’incite à le poursuivre autant que possible. Que l’on songe à la facilité avec laquelle la cause palestinienne aurait été enterrée parmi le concert des nations au lendemain du 7-Octobre si Netanyahu – plutôt que de partir à la chasse aux « animaux humains » – avait formulé une réponse mesurée et raisonnable.. Quoique contenue à l’état de potentialité dans la matrice idéologique du sionismeUne part considérable des Premiers ministres israéliens a été personnellement responsable de massacres d’envergure dans leur jeunesse : Menahim Begin, dirigeant de l’Irgoun et responsable du massacre de Deir Yassin en 1948, Yitzhak Shamir à la tête du groupe terroriste Lehi auteur de nombreux attentats contre les civils arabes, ainsi que de l’assassinat de du comte Bernadotte, Ariel Sharon, à l’origine du massacre de Sabra et Chatila en 1982, Naftali Benett qui a ordonné le bombardement de Cana en 1996, sans compter Benyamin Netanyahu lui-même., cette transformation de la rationalité guerrière israélienne doit être soulignée. Émaillée de massacres d’importance, la longue histoire militaire du pays n’avait pas encore donné lieu à une opération de destruction systématique des infrastructures civiles au sein d’un territoire aussi densément habité que celui de la bande de Gaza, au bombardement indiscriminé et sans relâche de populations condamnées au déplacement perpétuel et à la politique de la famine organisée. Cette réaction proprement génocidaire aux atrocités commises par les combattants du Hamas n’en était pas moins largement prévisible à l’examen de la société israélienneZeev Sternhell, « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts », Le Monde, 18 février 2018. ; elle n’a pourtant guère été envisagée par les cadres du mouvement, persuadés de la constance ontologique d’un adversaire tout à la fois diabolisé et sous-estiméLe sempiternel stéréotype raciste de la pusillanimité des Juifs – qui revient régulièrement dans la bouche des tenants de la stratégie de la résistance – n’est sans doute pas étranger à l’inaptitude du Hamas à concevoir pleinement la radicalisation israélienne.. Le premier pan de la stratégie du Hamas était ainsi établi sur une grossière erreur d’analyse, postulant le primat nécessairement accordé par la société israélienne à la vie juive sur la volonté de revanche à l’égard des Palestiniens, ce qui a abouti à l’échec prévisible des négociations pour l’échange des prisonniers et l’arrêt des combats.

Le second objectif du 7-Octobre, à savoir le bouleversement d’ampleur des termes du conflit à travers l’enlisement attendu de l’armée israélienne à Gaza, n’en était pas moins illusoire. Cette politique de la guérilla vise moins la victoire militaire que la défaite politique et morale de l’adversaire. Élaborée dans le cours de la guerre d’indépendance algérienneNommée par la société algérienne la révolution d’un million et demi de chahids, la Guerre d’indépendance de l’Algérie a profondément influencé la conscience idéologique de la résistance palestinienne. Sur ces circulations politiques, notamment incarnées par la figure de Frantz Fanon, voir Adam Shatz, Frantz Fanon: Une vie en révolutions, Paris, La Découverte, 2024., elle a pour horizon le dévoilement aux yeux du monde de la violence coloniale, ce qui doit mener à une pression de plus en plus fermement exercée par le concert des nations sur la puissance occupante à mesure que les crimes de celles-ci deviennent manifestes. La dimension spectaculaire et sacrificielle de cette politique ne peut être édulcorée ; les cadres décisionnaires du Hamas n’imaginaient sans doute pas que la réponse adverse immédiate serait celle du génocide, mais ils ne pouvaient ignorer le coût humain nécessaire du piège tendu à IsraëlC’est ce que l’anthropologue Catherine Hass nomme le caractère biface du 7-Octobre. Voir Catherine Hass, « Faire date autrement », Lundi Matin, novembre 2023..

Authentiquement nihilisteCe nihilisme n’est pas sans lien avec la théorie de l’organisation propre aux Frères musulmans, laquelle est fondée sur une politique d’avant-garde relativement peu intéressée à la société qu’elle prétend refonder. Le Hamas a ainsi d’abord assassiné des centaines de Palestiniens « collaborateurs » entre 1987 et 1993, avant d’initier la stratégie des attentats-suicides en Israël. Récemment, un entretien d’Oussama Hamdane – porte-parole du Hamas – établissant un bilan triomphal de l’opération Déluge d’al-Aqsa « malgré la mort des cadres du mouvement » a suscité force polémique au sein du débat public palestinien (https://www.youtube.com/watch?v=5GPBDEHd-tg&t=1890s)., ce pari a achoppé sur la réalité de la situation politique à l’échelle globale. La fascisation n’est pas une spécificité israélienne, elle affecte une partie considérable des sociétés mondiales, en particulier occidentales. Ce dynamisme néonationaliste contemporain est de surcroît favorisé par l’essor actuel de l’islamophobie, ce qui conduit l’extrême-droite au pouvoir ou aux portes du pouvoir à faire montre – par transfert d’affects violents – de positions résolument pro-israéliennes. Aussi cette configuration sociopolitique empêche-t-elle structurellement toute prise de position gouvernementale en faveur de la cause palestinienne, comme elle avait conduit à une invraisemblable mansuétude à l’égard de Bashar al-Assad et de ses alliés russes et iraniens également lancés dans une entreprise d’extermination à l’égard de la société syrienne coupable de velléités de démocratisation et de refondation nationaleHamza Esmili, Montassir Sakhi, « En Syrie, le crible d’un séisme », Revue Conditions, février 2023.. En sus de la déshumanisation généralisée des Arabes, ce que Yassin Haj-Saleh nomme la « syrianisation du monde » défait ainsi l’ordre libéral hérité de la fin de la Seconde guerre mondiale, permettant à Israël de bénéficier d’un soutien indéfectible – selon l’expression consacrée – en vertu même de ses actions et pratiques politico-militairesParmi les plus extraordinaires temps symboliques de cette année écoulée figure la standing ovation réservée à Benyamin Netanyahu au sein du Congrès américain en juillet 2024.. Cette situation globale, défavorable à la cause palestinienne, ne date pas du 7-Octobre, elle ne pouvait être méconnue des stratèges du Hamas, ce qui n’a pourtant pas servi à prévenir leur choix d’une politique à l’algérienne fondée sur l’espoir de l’intervention tôt ou tard de la communauté internationale en faveur des victimes de la puissance occupante.

La croyance implicite du Hamas dans le libéralisme du concert des nations est d’autant plus paradoxale qu’une partie de la politique à l’œuvre dans l’attaque du 7-Octobre a consisté en l’appel à l’engagement militaire des forces de l’axe du refus, soit la coalition de milices soutenues par l’Iran formée pour œuvrer – en Syrie, au Liban, au Yémen et en Iraq – à l’étouffement des révolutions arabes. Cette réduction de la politique à la géopolitique – soit à l’opposition de blocs supranationaux seuls doués d’initiative historique – a ainsi conduit le Hamas à se soumettre à la puissance iranienneConduisant le Hamas à normaliser ses relations avec le régime d’Assad, ce qui a été consacré par la visite-adoubement de Khalid al-Haya à Damas (https://www.lorientlejour.com/article/1315174/nouvelle-page-entre-le-hamas-et-assad-apres-10-ans-de-rupture.html)., espérant en retour de celle-ci qu’elle lui offre son secours face à l’adversaire israélien. Mais les intérêts stratégiques des uns et des autres ne correspondent guère au caractère existentiel que représente une entreprise génocidaire pour la société qui en est victime ; en dépit du mantra d’unification des places – « وحدة الساحات» Kassem Kassir, « The Phrases “Unity of Fields [of Battle]”, “Unity of Fronts” or “Axis of Resistance”: Between Slogan and Reality », Institute for Palestine Studies, 2023.–, les vaines gesticulations de l’Iran, du Hezbollah ou des Houthis ne sont d’aucune portée militaire ou politique, offrant néanmoins au régime israélien l’extraordinaire opportunité d’en finir avec tous ses ennemis, sans craindre ni représailles dissuasives ni sanctions internationales.

Un an après l’attaque du 7-Octobre, la situation historique est donc d’abord celle du génocide israélien en cours à Gaza. Les résurgences éparses du Hamas – dont la défaite militaire a été actée dès le mois de mars 2024 – ne sont pas de nature à changer le cours de la guerre. Elles offrent néanmoins à l’adversaire la justification sempiternelle de ses incessantes opérations sécuritaires dans des aires géographiques conquises depuis longtemps, comme une sorte d’état d’extermination permanent auquel concourent la violence des bombardements, la succession des épisodes de famine et l’empêchement de l’aide humanitaire et médicale. Les chiffres sont aussi inédits qu’affligeants : plus de 42000 morts, dont une proportion d’enfants sans égale dans les conflits contemporains, 10000 disparus sous les décombres d’une bande de Gaza rasée à plus de 60%, 100000 blessés, dont un quart est handicapé à vie, et une estimation de près de 200000 décès indirects. Cette œuvre génocidaire n’a à l’heure actuelle aucune fin discernable, les survivants sont ainsi condamnés à errer de zone sûre bombardable en zone sûre bombardable, à la merci de toute accélération subite de l’entreprise d’anéantissementAlors que je finis ce texte, le nord de Gaza, peuplé par 400000 habitants, est soumis à une politique d’extermination explicite. Actuellement mise en œuvre, cette opération a d’abord été conceptualisée sous le nom de plan Eiland. Voir l’interview réalisée par Haaretz avec le général qui lui a donné son nom (https://www.haaretz.com/israel-news/2024-09-27/ty-article-magazine/.highlight/retired-israeli-general-giora-eiland-called-for-starving-gaza-does-he-regret-it/00000192-33f5-dc91-a1df-bffff4930000) ainsi que les échos de sa popularité croissante au sein de l’État et du public israélien (https://www.972mag.com/northern-gaza-liquidation-scenario-eiland-rabi/; https://www.liberation.fr/checknews/quest-ce-que-le-plan-eiland-qui-viserait-a-evacuer-assieger-et-affamer-le-nord-de-gaza-20241009_3MMBUFBXIRAVHK67LTD4R3B4MA/)..

À cette réalité génocidaire à Gaza, dont le caractère massif est le principal fait d’époque, il faut ajouter la guerre conduite par Israël au Liban. Aussi faibles soient-elles, les actions du Hezbollah permettent à Israël de menacer de faire du pays une « seconde bande de Gaza », selon l’expression de Netanyahu. La décapitation de l’intégralité du commandement du Hezbollah n’a guère suffi à apaiser la pulsion exterminatrice israélienne, pas plus que la mutilation – instantanée et à distance – de plusieurs milliers de membres du mouvement lors de la fameuse attaque des bipers Il faut rappeler que le Hezbollah, plus proche du proto-État que de la simple milice, compte parmi ses membres des médecins, des secouristes, des professeurs, des administrateurs etc., « prouesse technologique » célébrée par une partie considérable de la presse occidentale. L’application de plus en plus extensive de la doctrine Dahiye Sur l’extension de la doctrine Dahiye, notamment à travers le recours à la génération automatique de cibles, voir https://www.972mag.com/mass-assassination-factory-israel-calculated-bombing-gaza/. – élaborée en 2006 lors de la précédente invasion israélienne du Liban – érige ainsi en principe directeur de la rationalité militaire israélienne la destruction totale du milieu de vie de l’adversaireLa guerre n’a pas toujours eu cette signification, ce que démontre le précieux ouvrage de Catherine Hass, Aujourd’hui la guerre. Penser la guerre, Clausewitz, Mao, Schmitt, Administration Bush, Paris, Fayard, 2019. ; la guerre au Liban peut être dirigée contre le Hezbollah – critère de discrimination qui n’a pas été mis en œuvre à Gaza – mais la conscience idéologique israélienne n’admet pas moins pour principale traduction pratique l’annihilation totale de l’ennemi assimilé aux populations tenues pour ontologiquement hostiles à l’égard d’IsraëlLa publication récente d’un institut militaire israélien officiel explicite la notion de « société de la résistance » à détruire. https://www.terrorism-info.org.il/en/the-civilian-infrastructure-established-by-hezbollah-among-the-shiite-population-in-lebanon-the-city-of-bint-jbeil-as-a-case-study/

Le miroir inversé de 1967

Côté arabe, le désastre stratégique et moral qu’annonçait le 7-Octobre n’éclate au grand jour qu’avec l’assassinat de Hassan Nasrallah. Tant que celui-ci vivait, la chimère que figure la politique de la résistance pouvait être maintenue. Sa mort met implacablement en évidence l’invraisemblable faiblesse arabe ; le rappel de ses crimes passés atteste de surcroît d’une retentissante faillite morale. Pour les partisans de l’axe du refus, qui justifiaient, au nom du rapport de force avec l’adversaire israélien, les exactions commises à l’égard des tenants d’un autre agir historique, l’assassinat de Nasrallah agit alors comme un cruel rappel à la réalité. Le Hezbollah a goulument pris part à la destruction assadienne de la Syrie et à l’état de stase historique imposé au Liban au nom de l’impératif de la lutte antisioniste ; la politique de la résistance ne s’en est pas moins révélée extraordinairement futile sur la scène même de la confrontation prioritaire. Que le régime israélien soit le seul coupable de l’entreprise génocidaire, cela ne fait aucun doute ; le Hamas n’en a pas moins décidé en toute autonomie d’offrir à un redoutable et féroce adversaire l’opportunité d’en finir avec la question palestinienne.

À l’heure du génocide de Gaza, la responsabilité arabe est ainsi écrasante. Celle-ci impose un rigoureux auto-examen qui, loin d’être superflu en contexte de conflit existentiel, est la condition préalable à toute refondation collective susceptible d’altérer réellement les termes de la confrontation. Aussi n’est-il pas inutile de reconstruire le fil qui va de la défaite de 1967 à celle de 2024, cette séquence historique étant marquée par l’abandon, au sein de la conscience idéologique arabe, de l’idéal national hérité des luttes pour l’indépendance.

Cet idéal d’émancipation nationale est intégralement englouti par la Guerre des Six jours, défaite effroyable que confirme la mort de Nasser quelques années plus tardLes funérailles de Nasser où se pressent près de cinq millions d’Égyptiens, en sus des manifestations spontanées massives qui éclatent de Casablanca à Bagdad, ont eu la signification évidente pour la conscience idéologique arabe de la fin d’un songe (Voir à ce titre l’article que leur avait consacré le journaliste Bachir Ben Yahmed : https://www.jeuneafrique.com/1466554/politique/apres-nasser-le-chaos/). (comme dans un saisissant parallèle avec la signification historique que revêt aujourd’hui l’assassinat de NasrallahAdam Shatz, « After Nasrallah », London Review of Books, octobre 2024.). Au lieu du vide creusé par la péremption de l’idéal national, émergent d’un côté les mouvements gauchistes, qui, comme principal discours progressiste, prennent le relais du nationalisme arabe, et de l’autre l’islamisme, comme force de restauration conservatrice. S’affrontant à corps perdu, ces courants idéologiques cependant en commun de réduire l’idéal du nous – autrement dit, la projection de la société sur elle-même – à l’opposition à l’Occident triomphant, abandonnant toute visée réformiste, que ce soit au profit de l’avant-gardisme léniniste ou de la quête de l’authenticité perdue. Cette régression doublement manifestée de la conscience idéologique arabe après 1967 est ainsi au fondement de la politique anti-impérialiste, laquelle se départit de toute interrogation de la réalité historique interne des sociétés arabes au profit de l’implacable réification du rapport de forces géopolitique externe. Pourtant, à mesure que s’amoncellent les défaites historiques et que s’approfondit l’écart séparant les vainqueurs des vaincus, la politique anti-impérialiste n’a plus pour consistance pratique que l’esthétique d’une lutte imaginéeDans cette trame collective où l’esthétisation du réel fait figure de politique, le Hezbollah – qui a su libérer le Sud-Liban de l’occupation israélienne – représente une rare exception, expliquant sa popularité au sein du monde arabe.. Celle-ci suffit malgré tout à lui garantir une popularité entêtée au sein des sociétés arabes. Qu’importe que la confrontation à l’adversaire soit toujours à venir ; son simple maintien discursif justifie l’étouffement de toute politique réelle au profit de l’illusion anti-impérialiste.

Cet état politique et moral n’est sans doute pas sans rapport avec les phénomènes de sécession socioculturelle bourgeoise prenant corps au fil de l’obsolescence des idéaux d’émancipation nationale, lesquels n’ont de cesse de stimuler l’irrationalisme militant au sein des sociétés arabes. Se dispensant de pensée stratégique, la conscience idéologique arabe s’épuise dans la performativité et la mise en lumière des lois naturelles qui aboutissent par nécessité à une victoire d’ordre eschatologique. À l’heure du 7-Octobre, la politique de l’esthétisation régresse à une forme renouvelée de pensée magique, dont l’exemple saisissant est donné par Tamim al-Barghouti, poète télévisuel résidant à Doha. Au lendemain de l’attaque, celui-ci compose un long texte en prose clamant la libération de la Palestine historique (« تحريرها كلها ممكن، تحريرها كلها بدأ ») à condition que les habitants de Gaza conservent toute leur ténacité (« صمود »). Pour la pensée magique affublée des atours de la résistance, le génocide n’entraîne nulle remise en question ; seul l’assassinat de Nasrallah fait retomber la fièvre poétique en mysticisme ghazalien, lequel, non moins exalté, se retire finalement du réel.

L’impuissance maquillée en esthétique de la révolte n’est cependant pas l’apanage des sociétés arabes. Elle est également logée au cœur de la pensée critique européenne telle qu’elle s’élabore au sein de la scène académique ou dans le monde militant. Quoique d’affirmation décoloniale, cette conscience idéologique a pour principal lieu d’incubation l’Occident, ce qui l’institue comme une lutte interne portée, d’un côté, par des minorités en quête de reconnaissance et, de l’autre, par certaines franges de la société majoritaire œuvrant à redéfinir à nouveaux frais leur propre idéal du nousS’agissant du rapport métaphorique à la réalité israélo-palestinienne éprouvé au sein du bord politique opposé, que dire de la société allemande, où le sens légitime de la responsabilité historique conduit – contre les intérêts mêmes de la société israélienne condamnée à sa propre dérive – à l’alignement en toute circonstance sur un régime fasciste ? Voir par exemple l’intervention récente de la ministre des Affaires étrangères de gauche Annalena Baerbock : https://www.middleeastmonitor.com/20241015-german-fm-israel-can-kill-civilians-in-gaza-to-defend-itself/. Aussi honorable soit-elle quant à ces visées, la pensée critique européenne n’envisage ainsi la Palestine que comme une métaphore au sein de laquelle les Arabes sont la chair à canon d’une lutte qu’elle ne mène pas elle-mêmeLe rapport métaphorique à la question israélo-palestinienne est aussi en partage parmi les diasporas juives européennes ou américaines, où l’attachement à Israël est d’abord celui à l’idée d’un pays, elle-même tributaire de la configuration sociopolitique propre aux sociétés où elles évoluent. Ce déni de la singularité de la situation israélo-palestinienne est démontrée par l’analyse de l’antisémitisme du Hamas. Que ce mouvement soit nimbé de représentations antisémites, cela ne fait guère de doute. Pour autant, dirait-on de Netanyahu qu’il est islamophobe en vertu de son recours aux plus violents tropes islamophobes ? Dirait-on également des Ruthènes de Galicie qu’ils étaient polonophobes ? Le caractère existentiel de la lutte produit une racialisation de l’ennemi, mais cela ne décrit rien de la réalité à l’œuvre du conflit de consciences nationales.. « Merci la Palestine », peut-t-on dire après un an de génocide compensé par l’effervescence militante des rues de Paris ou de Londres. Cet effondrement moral n’est pas sans lien avec le stade de division du travail social auquel sont parvenues les sociétés européennes, où l’action politique d’envergure est durablement empêchée par l’approfondissement du procès d’individualisation. Alchimiste, la pensée critique transforme sa faiblesse socio-anthropologique en radicalité d’apparat ; son fond réel – qui est celui d’une longue supplique – devient dans sa bouche : intifada Paradoxalement, cette intransigeance critique européenne s’appuie souvent sur la parole des « premiers concernés ». Celle-ci n’est cependant acceptée qu’à la condition de remplir la fonction que d’autres lui ont assignée. Le Fatah ou toute parole divergente à celle de la résistance sera ainsi impitoyablement reconduit à la traitrise par ceux-là mêmes qui prétendent venir en appui des « premiers concernés »..

À rebours des thèses de la pensée critique européenne, qui dénie toute aptitude à l’agir historique aux sociétés arabes, celles-ci opèrent pourtant un brusque revirement idéologique au moment de la déflagration révolutionnaire de 2011. Autonome de toute référence géopolitique, la revendication à « faire chuter le régime » figure le soudain dépassement de la politique anti-impérialiste comme grammaire protestataire. À l’heure des révolutions arabes, la politisation à l’œuvre au sein des contestations populaires ne s’énonce plus dans les termes de la dénonciation des puissances occidentales : la déloyauté des régimes autoritaires n’est ainsi guère imputée à leur alignement sur les intérêts étrangers mais à leur pratique du pouvoir elle-même. Une internalisation inédite de la critique prend corps, laquelle est réinscrite dans la matérialité des rapports sociaux et des configurations réelles. « La liberté est ce qu’exigent les gens. Jeunes et vieux, nous savons que celui qui tue son peuple est un traître », chante la figure de la révolution syrienne Abdelbassit as-Sarout.

Par-delà la brisure opérée dans l’histoire politique de la région, l’effervescence collective révolutionnaire est la scène d’incubation d’idéaux réagencés par l’épreuve de la conflictualité sociale, au premier chef desquels le libéralisme, le conservatisme et le socialisme – c’est-à-dire les principales idéologies à l’œuvre au sein des sociétés modernesKarl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2006.. Leur dialectique fonde des développements différenciés : le libéralisme – sous une forme résolument autoritaire – triomphe au Maroc, dont l’État opte pour la répression mesurée et l’ouverture en trompe-l’œil de la scène politique aux forces d’opposition. Le conservatisme donne lieu à de sévères contre-révolutions en Tunisie et en Algérie, voire à la tentation thanataucratique du régime de Bachar al-Assad mise en œuvre en coordination avec l’axe du refus. Quant au socialisme, celui-ci est figuré puissamment – sous sa forme utopique – par l’expérience des zones libérées de la révolution syrienneMontassir Sakhi, La révolution ou le djihad, France, Syrie, Belgique, Paris, La Découverte, 2023.. Cette explicitation idéologique par l’épreuve du conflit social conduit également à poser à nouveau frais le problème théologico-politique, que l’accession au pouvoir puis la mise à distance de mouvements issus du réformisme islamique remet au goût du jour – au Maroc, en Tunisie et en Égypte. C’est d’ailleurs aussi le cas de la question nationale, notamment depuis la perspective des rapports de genre et de l’existence de minorités raciales, sexuelles et religieuses au sein des sociétés arabes.

La faiblesse du travail idéologique susceptible d’opérer la synthèse entre les aspirations populaires à la justice et à la solidarité approfondit cependant la distance séparant la conflictualité sociale de la scène proprement politique. Aussi l’échec révolutionnaire est-il paradoxal. L’effervescence collective a bel et bien eu lieu, engendrant un renouvellement indéniable des formes d’idéalisation au sein des sociétés qui en ont été saisies. Dans le même temps, l’insuffisante œuvre de théorisation politique finit d’accuser la faillite de la politique comme lieu de confrontation des tendances sociales qui composent la trame du contemporain. À l’heure du 7-Octobre, l’extraordinaire émotion collective qui saisit les sociétés arabes à la vue de l’annihilation de Gaza permet à la politique anti-impérialiste de recouvrer ses quartiers de noblesse égarés. Bush et Blair n’ont jamais été jugés. La guerre contre le terrorisme dénie noms et visages aux morts de Haditha comme à ceux de Palestine. Qu’importe que les crimes de Bachar al-Assad aient été si vastes et si terribles ; la Palestine est la scène primordiale de la déshumanisation des nations qui ne comptent pas. Qu’importe également l’oubli de tant d’autres forfaits historiques affectant les Arabes et les Musulmans ; la Palestine rend perceptible un déni de justice que nulle mobilisation populaire ne saurait effacer. Pour la conscience idéologique arabe confrontée à l’épuisement de la séquence révolutionnaire, l’irrédentisme de la politique anti-impérialiste offre à ressentir un affect se dispensant tant d’idéaux moraux que de lucidité historique. La résistance est de nouveau exaltée, sous les auspices d’un destructeur hara-kiri pour tout horizon de salut.

Pour une politique de la lucidité historique

Avec l’assassinat de Nasrallah, le retour de l’illusion anti-impérialiste entraîné par la destruction israélienne de Gaza rencontre à son tour sa péremption, confrontant cruellement la conscience idéologique arabe au vide creusé par la succession des défaites historiques. Quelques timides voix s’élèvent dans le brouillard : comment sortir de l’ornière ? En 1967, la défaite de la Guerre des Six Jours avait donné lieu à une importante littérature critique dédiée à mettre en lumière lucidement la réalité historique des sociétés arabesAu sein de cette littérature florissante, la longue série de Critiques (par exemple la Critique de la raison arabe du philosophe marocain Mohammed Abed el-Jabri, auquel répond la Critique de la Critique de la raison arabe de l’intellectuel syrien Georges Tarabshi, la Critique de la pensée religieuse du philosophe syrien Sadiq Jalal al-Azm etc.) atteste de la visée auto-examinatrice qui préside à la pensée arabe à la suite de la défaite de 1967. La grandeur de ces penseurs auxquels il faut rajouter Abdallah Laroui est également d’avoir su saisir – parfois de manière critique – le caractère historique des révolutions arabes de 2011.. Brillante, cette modernité intellectuelle était cependant en avance sur son temps ; ses mots n’étaient guère repris par ceux et celles auxquels ils étaient destinés. Éparses fulgurances sans lendemain, ses élans furent aisément oubliés.

Plus d’un demi-siècle après 1967, l’amplitude de la catastrophe requiert urgemment le surcroît de lucidité historique des vaincus, sous peine de reproduire in æternum la faiblesse coupable dont l’adversaire tire profit. Aussi le premier pas de la conscience idéologique arabe est-il la reconnaissance de sa propre défaite, laquelle ouvre la voie à l’auto-examen nécessaire à la refondation collective. Celle-ci est l’unique voie pour sortir de l’arabo-pessimisme dont les balises paradoxalement complémentaires sont la radicalité esthétique et la supplique adressée à l’adversaire, l’une et l’autre acceptant en dernière instance la perspective de l’anéantissementLe fait que ceux qui tiennent cette sorte de discours ne soient pas eux-mêmes sous les bombes n’est sans doute pas étranger à la facilité par laquelle prend forme ce pessimisme pour autrui.. À rebours de ce néo-fatalismeIl faut rappeler que l’œuvre des réformistes islamiques était précisément opposé au fatalisme comme manque de foi en la capacité d’agir historique, ce dont témoignent de manière exemplaire les écrits de Rashid Rida. Voir https://revue-conditions.com/rashidrida., la douloureuse renaissance morale des sociétés arabes à elles-mêmes est simultanément la réaffirmation de leur capacité d’agir historique, même lorsque celle-ci est en partie contrainte par un rapport de forces objectivement défavorableCette nécessité est d’autant plus manifeste qu’en l’état actuel des choses, la conscience idéologique arabe n’est apte ni à dialoguer réellement avec l’Occident, ni à l’affronter.. Évitant tout raccourci paresseusement critique, la confiance retrouvée de la conscience arabe s’érige ainsi au rang de reprise d’initiative collective, laquelle déjoue les écueils symétriques que sont l’imitation naïveParmi les plus vaines manifestations de ce travers figure l’émergence régulière de voix vertueuses affirmant, devant l’Occident-juge, s’être sauvées des pesanteurs civilisationnelles de leurs sociétés d’origine. et le ressentiment impuissantAbdallah Laroui écrit : « L’Occident opposé à nous est l’Occident opaque, confiant dans ses parcs, ses routes, ses canons et qui croit pouvoir se passer de l’acquiescement de l’homme. Mais l’Occident-critique qui, sans renoncer à ce cadre embelli et confortable, rappelle à tous l’espoir, autrefois exprimé dans des légendes éparses, d’un homme uni et réconcilié et qui, au-delà de nous et de lui-même, s’adresse au futur, celui-là doit être entendu, si nous voulons dépasser les sons inarticulés d’une fureur impuissante. » (Abdellah Laroui, L’idéologie arabe contemporaine, op. cit., p. 61)..

En 1974, l’intellectuel marocain Abdallah Laroui écrivait que « bien plus que l’expérience des différentes luttes nationales, le problème palestinien, à cause de ses complexités, de ses contradictions objectives, permet aux Arabes, tout en exigeant d’eux, de naître réellement à l’histoire. Chacun doit applaudir à cette naissance et faire en sorte qu’elle n’avorte pas, car il y va de l’avenir des Arabes, bien sûr, mais aussi de l’intérêt des autres peuples. » Nul refus de la confrontation n’est ainsi à l’œuvre. Abordée avec la gravité d’une épreuve historique existentielle, celle-ci impose aux sociétés arabes la reconstruction de scènes politiques et intellectuelles nationales et la reconstruction d’un idéal du nous plus respectueux de la variété des appartenances collectives et des dynamiques sociohistoriques en préalable à tout rééquilibrage du rapport de forcesQuelle meilleure preuve de la force qu’offre une nationalisation démocratique réussie que celle de l’extraordinaire infiltration du Hezbollah et du régime iranien par Israël et, a contrario, l’impossibilité pour l’axe du refus de disposer d’appuis similaires au sein du régime israélien ? Même fasciste, l’idéal national en partage au sein de la société la rend ainsi plus cohérente et moins susceptible de voir sa politique réduite à un vain jeu d’ombres.. À ces fins, la conscience idéologique d’après le désastre peut s’appuyer à la fois sur un stade de libéralisation supérieur à celui auquel elle était confrontée à la suite de la Guerre des Six jours et sur la proximité historique des révolutions arabes qui, malgré leur échec passager, ont amorcé l’entreprise d’internalisation et de politisation de la critique sociale.

Aussi essentielle soit-elle, cette opération de reconstruction collective cède le pas à la nécessité de mettre un terme au génocide israélien de Gaza. Celle-ci fait figure d’impératif catégorique ; la défaite est actée, mais l’anéantissement de la société palestinienne n’est pas encore parachevée. La reddition politique et militaire du Hamas peut ne pas être suffisante pour détourner le régime israélien de sa visée génocidaire ; la reconnaissance de la défaite permet néanmoins de ne conserver comme visée que l’arrêt de l’hécatombe recherché par tous les moyens nécessaires. C’est à cette fin exclusive que doivent concourir toutes les consciences intellectuelles et toutes les énergies militantes, dans le monde arabe et parmi les rares franges de la société israélienne non gagnées à la fièvre exterminatrice, en Europe, aux États-Unis et ailleurs. Face au génocide de Gaza, la persévérance – c’est-à-dire la survie – du peuple palestinien est l’unique résistance qui vaille. Ceux et celles qui s’en prétendent les amis doivent y œuvrer et y appeler sans relâche, y compris contre les évidences héritées de la conscience idéologique qui a trouvé son aboutissement dans l’assassinat de Nasrallah.

Comment citer ce texte

Hamza Esmili, «Après la défaite. La nouvelle idéologie arabe», Les Temps qui restent, n°3, octobre-décembre 2024.