« On n’en a pas fini de méditer sur l’auteur comme producteur ».
Entretien avec Justine Huppe

En 2023, Justine Huppe publiait aux Éditions Amsterdam un essai intitulé La Littérature embarquée, issu de sa thèse de doctorat réalisée à l’université de Liège sous la direction de Jean-Pierre Bertrand et de Frédéric Claisse. Le titre n’étant pas sans écho avec le langage de Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, Esther Demoulin a souhaité dialoguer avec elle sur les ambitions et les frontières de cette notion aussi bien pascalienne que sartrienne, qui permet à Justine Huppe de penser la littérature à l’époque néo-libérale.

ESTHER DEMOULIN — Dans l’introduction de ton essai La Littérature embarquée, tu insistes sur les avantages d’une telle notion dans la théorisation du politique en littérature. Il y en a au moins deux : les relectures marxistes et pragmatistes de cette notion pascalienne permettent d’insister davantage sur l’ancrage socio-économique des auteur·es, ancrage qui offre une résistance aux approches totalisantes du politique. Plus modeste, la notion d’embarcation se révèle donc plus opérationnelle. Et pourtant, tu te refuses à faire de cette notion une quelconque catégorie de l’histoire littéraire. Pourquoi cette modestie ? 

JUSTINE HUPPE — À première vue, cette précision répond surtout à la nécessité d’élucider mon positionnement de chercheuse en littérature contemporaine. Lorsque l’on travaille sur des textes publiés récemment, on se frotte nécessairement à la difficulté de situer ces œuvres dans un contexte pertinent, difficulté avivée par un relatif manque de recul et par une nécessité de légitimer des textes qui pourraient tout à fait tomber dans l’oubli et n’illustrer aucune tendance générale. Cet embarras méthodologique se traduit bien naturellement par un fort désir de périodisation : pour baliser leur terrain, les contemporanéistes sont en quelque sorte forcés de se mettre en recherche de tournants, d’inflexions, de tendances, qui remonteraient tantôt aux années 1980, tantôt aux années 2000, tantôt à une publication phare, tantôt à la remise d’un prix, pour éviter que tout ce qui se publie depuis quarante ans ne « tombe » dans une catégorie aux contours en constante dilatation. 

Dire que mon travail ne relève pas de l’histoire littéraire, c’est insister sur le fait qu’il n’a ni l’envergure (je raisonne à partir d’un corpus que l’on pourra juger réduit), ni l’ambition de forger un quelconque outil de périodisation. La « littérature embarquée » n’est en rien une étiquette qui chercherait à rivaliser avec d’autres chrononymes ou paradigmes : après la littérature transitive, réparatrice, d’enquête, de terrain, impliquée ou nouvellement engagée, devrait-on faire place à une littérature qualifiée d’embarquée ? Ce n’est pas le but poursuivi par ce livre : à partir d’un ensemble de textes (littéraires ou non), j’essaie de formuler une proposition théorique sur les articulations contemporaines entre littérature et politique en me tenant à distance de tout séquençage historiographique. Le critique d’art contemporain Hal Foster a tenu un propos qui me semblait de ce point de vue assez libérateur, considérant qu’il est sans doute trop tôt pour historiciser l’art des vingt-cinq années précédentes, mais certainement pas pour le théoriserBad New Days. Art, Criticism, Emergency [2015], Londres, Verso, 2017, p. 3. Voir aussi entretien avec Hal Foster par Gabriel Ferreira Zacarias, trad. Nicolas Heimendinger, revue Marges, no 25, 2017, p. 145..

Est-ce à dire que je recycle la trichotomie classique entre critique, histoire et théorie littéraire, préférant la dernière aux deux premières ? Est-ce que cela implique que mon propos se veut détaché de toute attention aux variations historiques ? Forcément non, puisque je m’intéresse à des œuvres et à une condition socio-économique de la littérature très située historiquement. Disons que je formule une proposition théorique qui, par la négative, tente de dés-instituer certains discours critiques et quelques habitudes historiographiques.

E. D. — Cette notion pascalienne d’embarcation a été reprise par Sartre dans sa théorie littéraire de l’engagement. Comme tu viens de l’expliquer, ton approche n’est pas celle de l’histoire littéraire, raison pour laquelle tu n’abordes pas les similitudes et différences entre l’engagement sartrien et la littérature contemporaine approchée par la notion d’embarcation. Et pourtant, si je t’imposais cette casquette d’historienne de la littérature, qu’en dirais-tu ?

J. H. — Quand on travaille sur les relations entre littérature et politique, la littérature engagée théorisée par Sartre fonctionne bien souvent comme « l’arbre proverbial qui cache la forêt » (l’expression est de Jean-François Hamel Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature ? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement », dans Laurence Coté-Fournier, Élyse Guay et Jean-François Hamel (dir.), « Politiques de la littérature. Une traversée du xxe siecle français », Cahiers Figura, vol. 35, 2014, p. 9.). Beaucoup d’auteurs et autrices contemporains, anticipant les pièges tendus par une expression devenue simplificatrice, rechignent d’ailleurs à utiliser le vocabulaire de l’engagement et la croyance qu’il impose dans l’autorité symbolique de l’écrivain (sur ce sujet, voir notamment le travail de Sonya Florey, mais aussi les intéressantes réponses récoltées par Alexandre Gefen dans La littérature est une affaire politique). C’est sans doute l’une des raisons qui m’a amenée à laisser de côté cette distinction. Mais il y en a d’autres, davantage liées au statut de la notion d’embarcation et au rapport qu’elle entretient avec Pascal et ses héritages.

Chez Sartre, l’engagement est d’abord le refus de la passivité, une fois admise l’inévitable implication de chacun dans le monde social. L’engagement relève donc d’une forme de décision (Benoît Denis y insiste dans Littérature et Engagement), là où l’embarcation désigne avant tout une condition partagée qui vient fragiliser les inclinations scolastiques des intellectuel·les et des artistes. Autrement dit, je tente de redessiner les contours d’une situation matérielle qui empêche les auteurs et autrices de nier ou de minimiser leur intrication dans le système de production : impossibilité, bien décrite par Jameson dès les années 1980, de totaliser le réel dans le capitalisme tardif, attaques du néolibéralisme autoritaire contre certaines formes d’autonomie culturelle, lien insidieux des économies de l’enrichissement avec les mondes de l’art, etc. Partant, ce sont aussi d’autres rapports à Pascal qui se tissent. De la philosophie pascalienne du pari (et de la fameuse formule « ce n’est pas volontaire, vous êtes embarqué »), Sartre retient une nécessaire responsabilité humaine, là où d’autres lectures – chez Goldmann mais aussi dans une certaine mesure chez Isabelle Garo – insistent davantage me semble-t-il sur l’opacité de la vie humaine. Ce sont plutôt ces réceptions de Pascal qui m’ont amenée à utiliser l’expression.

E. D. — Dans ton premier chapitre, « Un contemporain désencombré ? », tu te proposes de « décongestionner nos fantasmes d’une littérature en prise sur le réel » (p. 199). En effet, les discours critiques sur la littérature contemporaine ne cessent de prophétiser l’avènement d’une littérature « transitive » à partir des années 1980. En contestant, non pas tant le moment de cette transformation que sa forme, tu t’opposes à une bonne partie des critiques contemporains français. Je me demande si tu n’as pas réussi à le faire parce que tu écris justement de la périphérie. Peux-tu revenir sur le contexte dans lequel tu as écrit cet essai ? 

J. H. — C’est un livre partiellement inspiré d’une thèse de doctorat, réalisée à l’Université de Liège. Je dis « partiellement » car en réalité j’ai mis près de quatre ans à reprendre ce texte, que j’ai réduit et dans lequel j’ai intégré des réflexions postérieures à mon parcours doctoral. Surtout, j’ai voulu m’écarter de certaines obligations de l’écriture académique pour en faire davantage un essai. Je bénéficie peut-être d’une liberté de ton autorisée par ma position périphérique, liberté que je suis prête à reconnaître à condition toutefois de ne pas l’exagérer : en tant que Belge francophone qui travaille sur de la littérature française, je n’ai aucune envie de ni intérêt à jouer cavalière seule. Du reste, je pense que les méfiances que je formule dans ce premier chapitre sont davantage le symptôme d’une appartenance générationnelle que nationale. Si les études littéraires sur le contemporain se sont instituées et légitimées en théorisant une inflexion vers une littérature plus « transitive », les chercheurs et chercheuses qui ont comme moi entamé leur recherche dans ce cadre efficacement balisé ont eu l’occasion d’en éprouver certaines limites. Moins que la réalité des « retours » au réel, à l’enquête ou à l’éthique, c’est la trop grande efficacité de ces modèles qui me gêne, dès lors qu’ils finissent par lisser l’hétérogénéité de ce qui se produit. A quoi mesure-t-on le réel ? Qu’est-ce que ça dit logiquement de la manière dont on découpe la frontière entre le langage et le monde ? Quels sont les imaginaires politiques sous-jacents à cette valorisation d’une littérature qui atteste, témoigne, enquête, documente, archive ? Et surtout, qu’est-ce que ces points d’attention – non parce qu’ils seraient faux mais parce qu’ils se transforment en passages obligés – nous empêchent de voir ? 

E. D. — En rapprochant le champ littéraire du champ artistique dans ton premier chapitre, tu formules aussi bien une étiologie de ce type de discours critique – il y aurait là une manière de compenser moralement cette intrication de la littérature dans la sphère néolibérale des années 1980Olivier Quintyn, Implémentations/Implantations. Pragmatisme et théorie critique, Paris, Questions théoriques, 2017, p. 201, cité p. 65. – qu’une valorisation des œuvres littéraires ayant conscience du caractère partiellement utopique de cette prétendue transitivité. Tu cites à cet égard Niels Van Tomme : « L’art ne devrait-il pas considérer que sa tâche politique est une critique qui soit consciente de ses propres limites économiques ? Plus que de proposer d’éventuelles “utopies sociales”, l’art ne devrait-il pas produire une critique générale de la production d’utopies, des concepts sociaux ou de l’“art politiqueNiels Van Tomme, « Siding with the Barbarians », entretien avec Société Réaliste, Foreign Policy in Focus, 15 juin 2009, en ligne, cité p. 67.“ ? ». La préface du livre Cinq mains coupées de Sophie Divry, qui revient sur les scrupules rencontrés dans la mise en œuvre de son projet de collecte des voix de gilets jaunes, ou les difficultés rencontrées par le personnage de Müntzer dans La Guerre des pauvres d’Éric Vuillard pour trouver la meilleure manière de soutenir les paysan·nes de son temps – difficultés qui résonnent avec celles de l’auteur pour soutenir le mouvement des Gilets Jaunes –, sont autant de manières selon toi de problématiser ce rapport de l’écrivain·e à l’engagement. Le maître-mot, que tu cites souvent, est sans doute celui de réflexivité : la littérature embarquée nécessite une réflexivité critique de l’auteur·e sur les fonctions politiques de ses écrits. Cela m’interroge : où s’inscrit davantage cette réflexivité dans la littérature embarquée contemporaine ? Est-ce qu’un tel primat réflexif se traduit génériquement ? Induit-il une attention renforcée aux paratextes des œuvres ? 

J. H. — Effectivement, en art comme en littérature, il semble devenu obligatoire d’affirmer que l’art est politique ou à tout le moins qu’il entend avoir une forme d’efficacité sociale. Si, ressassés dans le monde de l’art contemporain, ces discours sont suspects pour leurs logiques de rachat (l’art relationnel ou participatif masquant mal les complicités de l’art avec les spéculations économiques les plus outrancières), du côté de la littérature, on peut se demander à quels besoins répond cette valorisation de la force de frappe politique des textes. Dans ses causes comme dans ses conséquences, cette espèce de « pan-politisme » doit éveiller le soupçon. D’une part, parce qu’on peut se demander s’il ne répond pas simplement à une injonction poujadiste à servir à quelque chose : universitaires et écrivains tâcheraient d’attester la présence permanente et noble du politique dans les textes, moins pour révéler des rapports de force dissimulés (ce que prétendait faire le « tout est politique » des années 1970) que pour légitimer la dignité si souvent débattue ou attaquée de ce qu’ils et elles font. D’autre part, les conséquences idéologiques et discursives de cet enfièvrement politique du littéraire méritent aussi d’être interrogées, notamment lorsqu’elles consistent à banaliser un lexique radical assorti d’une grande inoffensivité : si dire que l’écriture poétique est par essence insurrectionnelle ou qu’elle est une arme contre l’invisibilité sociale est devenu consensuel, c’est peut-être parce que l’on se paie de mots…

Cette grande lessive sémantique s’enraie toutefois spectaculairement ces derniers temps. Ces derniers mois et semaines se multiplient les essais pour contrer ou préciser l’étiquette par trop généreuse de « littérature politique » : je pense au Contre la littérature politique qui paraît ce mois-ci aux éditions La Fabrique, au livre co-écrit par Kaoutar Harchi et Joseph Andras, qui latéralisent la question de l’engagement politique et lui préfèrent celle d’une littérature « de gauche », à l’essai de Sandra Lucbert qui s’attache à définir et à faire exister une littérature contre-hégémonique, etc. Cela vaut aussi pour les recherches académiques, où de nombreuses chercheuses et chercheurs développent des travaux très fins, critiques et alertes sur certaines modalisations politiques de la littérature contemporaine – je pense aux travaux de Mathilde Roussigné sur les imaginaires littéraires du « terrain », à ceux de Mathilde Zbaeren sur les recueils de voix ou encore à la toute récente thèse de Lucie Amir sur les imaginaires politiques du polar contemporain.

Est-ce que la pierre de touche de ces critiques est la réflexivité ? Il est vrai que j’utilise beaucoup le mot, toute influencée que je suis par les Méditations pascaliennes de Bourdieu. Mais il faudrait éviter de donner à ce terme une connotation trop explicite, qui placerait la réflexivité dans le discours et dans les entours des œuvres. Objectiver sa position dans l’espace social pour éviter de céder à la mégalomanie ou aux professions de foi mièvres, cela peut prendre plein de formes pour les auteurs et autrices : des thématiques, des usages de la langue mais aussi des inventions de protocole (comme le fait par exemple Christophe Hanna dans Argent). La réflexivité, c’est un horizon théorico-pratique, pas une performance connue d’avance, et encore moins un exercice purement déclaratif qui ne changerait rien aux règles du jeu (un peu comme le « check your privilege » se délite parfois en autorisation à leur perpétuationKaoutar Harchi, « “Checker les privilèges” ou renverser l’ordre ? », Ballast, 15 juin 2020, en ligne.).

E. D. — Plus largement, tu montres dans ce deuxième chapitre que, le néolibéralisme s’accommodant fort bien des extrêmes – l’excès de confiance des critiques littéraires, d’un côté, l’excès de nihilisme d’un Sarkozy, de l’autre –, la seule manière de penser une littérature politique aujourd’hui serait de se maintenir sur une ligne de crête difficile, mais néanmoins essentielle : ne pas nier le caractère limité de l’opérativité de la littérature, sans pour autant y renoncer totalement. On a pu te reprocher le caractère de « position de repliJean-Louis Jeannelle, « La Littérature embarquée », de Justine Huppe : Ce que peuvent vraiment les Lettres », Le Monde des livres, 8 septembre 2023, en ligne. » de cette conclusion. Qu’en penses-tu ?  

J. H. — Je reconnais volontiers qu’à force d’adopter une perspective déflationniste, ma démarche peut paraître exclusivement négative, ce qui ne me semble toutefois pas disqualifiant pour la cause. Une proposition théorique qui fonctionnerait comme un antidote contre les conceptions impactuelles, naïves ou hâtives des articulations entre littérature et politique me semblerait en soi réjouissante. En théorie comme ailleurs, il est je crois toujours dommageable de céder à un impératif vaguement moral suivant lequel on ne pourrait critiquer qu’à la condition de se montrer « constructif » en proposant des modèles alternatifs.

Par ailleurs, je crois tout de même avoir fait des propositions positives (qu’on peut évidemment trouver insatisfaisantes, mais qui ne se complaisent pas dans le repli), notamment en tirant un fil à partir de l’idée benjaminienne de l’auteur comme producteur. Quand Benjamin prononce sa conférence « L’auteur comme producteur » (1934), il s’interroge sur les possibilités de politisation de l’art, face à l’émergence du fascisme, et en dialogue avec des réponses existantes (apportées notamment par la critique culturelle soviétique et en particulier par le Front de gauche des arts – LEF). Il va jusqu’à considérer que tout solidarité thématique avec le prolétariat est contre-révolutionnaire tant que l’écrivain ne se reconnaît pas comme matériellement solidaire avec lui – ce qui résonne pour moi très nettement avec ce qu’avance un auteur et théoricien contemporain comme Aurélien Catin, avançant que toute « solidarité morale » des écrivains passe « pour superficielle, sinon pour hypocriteAurélien Catin, Notre condition, Saint-Denis, Riot Éditions, 2020, p. 17. » lorsqu’elle se dispense d’implication concrète.

En faisant retour au modèle de « l’auteur comme producteur », je fais le pari qu’il peut venir enrichir et contrecarrer notre répertoire des formes de politisation de la littérature : l’écrivain-tribun, l’écrivain porte-parole, l’écrivain lanceur d’alerte, l’écrivain mage, l’écrivain soignant, certes… mais l’écrivain producteur ? Ce serait quoi, un auteur qui pense sa place à l’intérieur des rapports de production ? L’idée n’a rien d’évident – déjà parce que Benjamin semait déjà le trouble (en prenant des exemples chez Brecht et Tretiakov) –, mais aussi parce qu’on aurait tort d’en faire une solution clé en main. Si l’idée me paraît si féconde, c’est bien parce qu’elle appelle à se doter d’une compréhension ajustée et historicisée des rapports de production et de la place que la littérature peut y occuper, au coup par coup. Elle fait donc d’une littérature politique une question adverbiale, et non substantive : pas une littérature qui serait de la politique ou qui serait politique, mais une littérature qui peut fonctionner politiquement.

E. D. — Dans ton troisième et dernier chapitre, tu définis effectivement les écrivain·es embarqué·es comme des producteur·rices conscient·es des conditions socio-économiques dans lesquelles ils et elles prennent la plume. À cet égard, tu insistes bien sur les évolutions récentes des rapports entre les auteur·es et l’État avec la multiplication des appels à projets, évolutions qui incitent à voir dans l’activité littéraire un véritable travail, précarisé par les récentes réformes du travail, des retraites ou de la recherche – les intellectuel·les étant de moins en moins nécessaires aux dominants pour assurer leur légitimitéVoir Isabelle Garo, L’Idéologie ou la Pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009.. Pourtant, tu cites à cet égard l’opposition de Damasio aux aides proposées par l’État pendant la pandémie de 2020, sous prétexte que « [p]ouvoir créer est un privilègeAlain Damasio, « Je suis aussi addict que les autres », entretien à Livre Hebdo, 2 avril 2021, en ligne, cité p. 201. » dont la défense ne serait dès lors pas prioritaire. Tu montres que les écrivain·es ressemblent à bien des égards aux employé·es étudié·es par Kracauer dans le Berlin des années 1930, « [p]ris en tenailles entre leur condition réelle et leur fausse conscience bourgeoise » (p. 201). D’où vient cette résistance, à ton avis ? 

J. H. — Qu’il y ait une tendance atavique des mondes de l’art à refouler leurs conditions de possibilité matérielles et économiques, cela n’a bien sûr rien de nouveau. Toute la sociologie de la littérature s’est attelée à montrer que l’autonomisation du champ littéraire s’est accompagnée de l’établissement symbolique d’une sorte d’économie inversée, où certain·es se sont mis à défendre une valeur littéraire désarticulée voire opposée au succès de vente. Quelques figures saillantes ont alors intégré l’imaginaire social, à l’instar de celui de la bohème qui romantise une forme de pauvreté passagère de l’aspirant·e auteur·rice ou artiste. Tout cela n’est évidemment pas qu’affaire de croyances fondatrices, mais aussi de matérialité : cette économie inversée est également permise par une pratique peu professionnalisée, sans droit d’entrée institutionnalisé, dont les carrières s’écartent par bien des aspects d’autres métiers, qui impliquent moins d’interdépendance et de collaborations matérielles que d’autres pratiques artistiques, etc. Une multiplicité de facteurs, symboliques et matériels, accentuent donc de longue date les dispositions scolastiques des écrivain·es (même si très tôt, cet apparent refoulement s’est accompagné de productions réflexives et parfois ironiques, des Illusions perdues au tableau Le Pauvre poète de Spitzweg). Je crois que les choses sont en train sensiblement de changer et qu’en atteste une multiplication de publications ou de formes de mobilisations : je pense à une pancarte entrevue dans un cortège du mouvement art en grève, fanfaronnant « mythe de l’artiste maudit = foutaise », à des démarches de luttes pour la rémunérations des artistes-auteurs, à des appels pour que la littérature renoue avec sa nature de marchandise destinée à un public (Le Deuil de la littérature de Baptiste Derricquebourg), mais aussi à des textes qui tendent explicitement à redécrire la vie quotidienne d’écrivain·es multipliant les activités et déplacements pour obtenir des revenus suffisants (voir notamment La Connaissance et l’Extase d’Eric Pessan, Assommons les poètes de Sophie G. Lucas ou encore le livre collectif Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ?, édité par Coline Pierré et Martin Page). Et assez logiquement, cela laisse aussi émerger des contre-discours, qu’ils prennent la forme d’une préférence personnelle pour une pratique non professionnalisée (chez Cyrille Martinez ou Noémi LefebvreVoir par exemple cette table ronde organisée par Lionel Ruffel dans le cadre du festival Extra en 2018 : « Au travail : avec Noemi Lefebvre, Cyrille Martinez, Jean-Yves Jouannais, Gisèle Sapiro, Mélanie Yvon, Benoît Toqué, Sven Hansen-Løve », URL : https://www.r22.fr/antennes/radio-brouhaha/extra/radio-brouhaha-extra-au-festival-extra-2018.) ou d’un attachement pour le moins ambivalent à l’écriture comme nécessité viscérale (chez Damasio). L’espace des possibles se reconfigure et avec lui de nouvelles trajectoires et de nouveaux culs-de-sac se dessinent. Quand des poètes très enclins à se définir comme des travailleur·euses se contentent de lutter de façon corporatiste, sans attention, par exemple, aux grévistes de Beaubourg et de la BPI, ou sans aucune remise en cause plus fondamentale du travail, des institutions culturelles ou du salariat, je me dis qu’on n’en a pas fini de méditer sur l’auteur comme producteur. Tant mieux ?