Le carnaval est une pratique qui, à Rio de Janeiro, se divise en deux parties inégales : les défilés des écoles de samba dans le Sambodrome, monument dessiné par Oscar Niemeyer en 1983 pour célébrer la culture carioca et ceux des blocos (groupes) de rue qui occupent la ville pendant les dix jours qui précèdent le Quarta-feira de Cinzas (Mercredi des Cendres). Parmi ceux dont nous avons croisé le chemin, deux se distinguent par leur lieu de naissance : Loucura Suburbana et Tá Pirando, Pirado, Pirou! ont vu le jour au début des années 2000 au sein des Instituts psychiatriques municipaux Nise da Silveira et Philippe Pinel sous la coordination respective d’Ariadne Mendez et Alejandre Ribeiro, que j’ai eu la chance de rencontrer (les entretiens qu’ils m’ont accordés seront mis en ligne dans le prochain épisode de la chronique). En guise d’introduction au Carnaval de rue, je vous propose une suite d’impressions sonores captées entre le 22 février et le 3 mars 2025. Vous y entendrez des moments de défilé, des répétitions, une « roda da sambaUne réunion de musiciens qui, le plus souvent autour d’une table disposée en plein air, jouent des choros et des sambas. C’est une forme de concert puisqu’un public y assiste, groupé autour de la table, mais c’est surtout l’occasion de jouer ensemble sans programme formellement établi. Il n’est pas rare qu’après un défilé les participants du bloco se retrouvent autour d’une table en terrasse pour continuer à chanter et à danser. » et un groupe rejoignant un bar après la dispersion d’un bloco.
Avec, par ordre d’apparition : samedi 22 février à 7h du matin, Céu na terra (Le paradis sur terre), groupe historique du Carnaval de Rio, entre en scène dans les rues de Santa Teresa (il reviendra la samedi suivant car c’est un des rares blocos à défiler deux fois) ; le même samedi à 18h, Tá Pirando, Pirado, Pirou! répète une suite de scènes sans parolesTá Pirando, Pirado, Pirou! accompagne ses défilés de scènes mimées représentant l’enredo (thème ou récit), qui tournait cette année autour de Qorpo Santo (1829-1883), dramaturge et journaliste brésilien originaire de la région de Porto Alegre qui fut persécuté pour sa supposée « monomanie » (nom qu’on donna à sa compulsion à écrire). Il est par ailleurs le premier dramaturge latino-américain à avoir inclus dans une de ses pièces un couple homosexuel (sous les noms de « Tatu » et « Tamanduá », Tatou et Tamanoir). L’enredo, élément central des défilés des écoles de samba, est presque absent des blocos de rue, à l’exception, notamment, de Panamérica Transatlântica (dont le thème cette année est « As tramas que nos sustentam », « Les trames qui nous portent ») et Tá Pirando, Pirado, Pirou! dans une salle de l’hôtel Casatuxi, à Botafogo ; vendredi 28 février à 19h30, Mil e Uma Noites (Les Mille et une nuits) sort dans les rues du Saara, accompagné de la bateria Balancia Mas Não Cai (On se balance mais on ne tombe pas) ; dimanche 23 février autour de 18h, Tá Pirando, Pirado, Pirou! défile sur l’avenue Pasteur, à Urca, en direction de la plage de Vermelha, au pied du pain de sucre ; mercredi 26 février à 21h, Panamérica Transatlântica répète dans le centre d’art Tropigalpão, à Glória, où il a son atelier de confection de costumes, d’étendards et d’effigies ; lundi 3 mars vers 1h du matin, la roda do samba qui a suivi la sortie du même bloco place de l’Harmonia, à Gamboa, bat son plein ; vendredi 28 février à 19h40, Mil e Uma Noites poursuit sa marche dans les rues du Saara (le quartier-marché de la ville) ; lundi 3 mars à 17h30, la « concentração » (rassemblement) de Panamérica Transatlântica place de l’Harmonia est sur le point de prendre fin ; jeudi 27 février autour de minuit, après la sortie de Loucura Suburbana dans les rues d’Engenho de Dentro, un petit groupe joue et chante tout en marchant vers un bar où la fête doit se poursuivre.
Les musiques jouées et chantées appartiennent presque toutes au répertoire du Carnaval de Rio : sambas, marchinhas et cançãos qui vont de 1904 pour la plus ancienne à 2025 pour la plus récente. Vous reconnaîtrez, dans le désordre, « Mulata Bossa Nova » de João Roberto Kelly (1964), « É Hoje » de Didi et Mestrinho (1982), « Vacilão » de Zeca Pagodinho (2000), « Cachaça » de Mirabeau Pinheiro, Lúcio de Castro et Heber Lobato (1953), « Historia Para Ninar Gente Grande » (la samba de la Mangueira qui remporta le concours des écoles en 2019Cette samba de la Mangueira, une des écoles de samba les plus populaires de la ville (la première à avoir remporté le concours des écoles en 1932), fut composée quelques mois après l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil. Dès l’année suivante, elle faisait partie du répertoire du Carnaval. Son enredo est l’histoire du Brésil, une histoire racontée, pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, « à rebrousse-poils ». En lieu et place de l’histoire officielle, c’est celle des esclaves, des populations vaincues ou reléguées, des révoltes populaires et des femmes assassinées que la Mangueira raconte. Une « Histoire pour endormir les grandes personnes » (« História pra Ninar Gente Grande ») dit avec ironie le titre de cette contre-narration dont une des figures est Marielle Franco, sociologue, membre du PSOL et conseillère municipale de la ville de Rio, assassinée en 2018 par deux anciens policiers militaires. Une chanson pour se souvenir des morts, consoler les vivants et résister au pouvoir bolsonariste et à son idéologie révisionniste.), « Cidade Maravilhosa » d’Andre Filho (1904) et « O Qorpo é Santo! », la chanson de l’enredo 2025 de Tá Pirando, Pirado, Pirou!
J’ai écrit que le carnaval était une pratique et il l’est bien, à condition de comprendre ce que cette pratique peut avoir d’existentielle et de transformatrice. On ne fait pas l’expérience du carnaval sans traverser une série d’états qui sont à la fois affectifs et relationnels, intimes et socio-politiques, festifs et militants : qui troublent les différences constitutives de notre être-au-monde. La raison majeure de ce trouble tient au fait que la pratique du carnaval donne accès, si l’on accepte de se prêter pleinement au jeu, à un mode d’être qui met notre soi entre parenthèses (le réduit, si je puis dire, à ses vécus festifs). Je fais l’hypothèse que ce mode d’être se compose de trois traits ou manières : une manière d’occuper l’espace par les mouvements et les sons qui le constitue en zone mobile et envahissante (et l’on sait à quel point cet espace fut à Rio l’objet d’une dispute constante depuis les premières décennies du XIXe siècle) ; une manière de rendre public son désir en tant que construction collective (et plus généralement ce que l’ordre social tend à dissimuler ou à interdire : la nudité plus ou moins déguisée des corps, leurs mouvements, leurs frottements, leurs baisers) qui le rend partageable et épidémique ; une manière de célébrer le passé africain et amérindien du carnaval (en revêtant ses masques, en jouant ses musiques, en dansant ses danse) qui fait affleurer dans le présent des défilés ses survivances formelles et affectives.