La montagne terrassée

De la plaine à la montagne, on ne voyage pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Mais dans quel sens ? Tantôt, la montagne est le passé, espace vierge à protéger ; tantôt, elle est au contraire le futur, espace à développer à coup d’équipements futuristes. La montagne est-elle condamnée à hésiter entre développementalisme et conservationnisme ? Et si on apprenait à y vivre sans demander son âge à tout ce qui s’y trouve ? Là haut s’invente peut-être un autre temps… L’historienne Emmanuelle Loyer poursuit ici son enquête sur ces lieux qui mettent en échec les temporalités modernes.

Pylônes rouillés, bâtiments abandonnés, remontées mécaniques envahies par la végétation alpine. En parcourant le massif du Mont Blanc, un des haut-lieux du tourisme alpin, on croise nombre de ces « stations fantômes », friches industrielles d’un nouveau genre - fins de parcours mélancoliques d’une histoire séculaire d’investissements matériels et de projections imaginaires sur la montagne. Dans la langue juridique et administrative, on parle, pour désigner ces espaces, de « stations désarmées », à la manière de navires de guerre obsolètesFrançois Labande, Sauver la montagne, Genève, éditions Olizane, 2004. L’auteur est membre fondateur de la section française de l’ONG Mountain Wilderness qui organise des chantiers de démantèlement de stations de ski abandonnées. Le doctorant Pierre-Alexandre Métral (Centre de géographie alpine de Grenoble) a entrepris d’en dresser un premier inventaire..

Durant le deuxième XXe siècle, la politique touristique française s’est déployée avec panache, à coup de « Plans neige » dans les années 1960 et 1970, d’autant plus légitime qu’elle s’affichait « démocratisatrice ». Nul ne devait ignorer les joies du tire-fesse ni la récréation bienfaisante accordée aux nouveaux citadins. Le modèle alpin promettait la montagne à tous – ses versants neigeux à dévaler, ses cimes à conquérir, ses glaciers à arpenter. À plus de 3000 mètres d’altitude, le célèbre glacier surmontant Chamonix fut équipé, dès les années 1950, en domaine skiable pharaonique avec téléskis, télésièges, télécabine (reliant l’Aiguille du Midi au col du Géant), bâtiments de restauration et autres aménités. La « Vallée blanche » était née. Six cents stations furent aménagées depuis les années 1930, dont certaines totalement artificielles, fruit d’une architecture verticale caractéristique de Tignes ou Val Thorens, fleurons de la modernité alpineGuillaume Desmurs, Une histoire des stations de sport d’hiver, Paris, Glénat, 2022..

Mais avant ce cadastrage récréatif, il aura fallu plusieurs siècles afin d’accommoder le regard. L’œil moderne, dans la peinture de paysage, aura participé à la genèse d’un bel édifice mythologique qui représente la montagne dans sa hautaine autonomie, sous la forme du « sublime » romantique ou de l’élévation morale rousseauiste, montagne inexpugnable que l’homme contemple, comme un personnage de Caspar David Friedrich, dans sa blancheur, dans sa pureté et surtout dans son extériorité. Au XIXe siècle, quelques défenseurs d’une montagne qu’ils ressentent comme déjà agressée donnent de la voix et réclament une protection : le peintre et pédagogue genevois, Rodolphe Töpffer, ou Elisée Reclus qui, dans Histoire d’une montagne (1875) se moque de la prétention des alpinistes-touristes anglais à vouloir transformer les Alpes en « terrain de jeu de l’Europe » ; quant à Jules Michelet, autre amoureux déclaré de la montagne qu’il parcourt avec sa jeune femme Athénaïs, il s’épouvante des « foules mondaines » avec qui il lui faut partager les « nobles déserts » des hauteurs.

En réalité, comme le montre Nastassja Martin dans une méditation inspirée sur les glaciers, « l’amont des sources »Nastassja Martin (texte), Olivier de Sépibus (photographies), Les sources de glace, Paris, éditions Paulssn, 2025., le sublime et l’exploitation, l’immaculée blancheur et l’espace de loisirs font système dans la cosmogonie moderne. La montagne s’invente autant comme le négatif de l’archaïque, du barbare, du chaotique que comme l’envers aéré, clarifié, d’un monde industriel et pollué. L’aristocrate Club alpin du XIXe siècle transforme les sommets en autant de défis à atteindre. Le dépassement de soi des gentlemen britanniques monte à l’assaut de la montagne alpine qui, dans le même temps, se couvre de sanatoriums où se retrouvent, à Davos comme à Passy, les tuberculeux européens pour se soigner en respirant un air d’une qualité rare. Finalement, la passion victorienne du challenge et la « montagne magique » participent de cette injonction moderne qui laisse aujourd’hui la montagne et ses glaciers comme un « dragon terrassé ».

La montagne semble donc coincée dans cette cruelle alternative du développementalisme ou de la protection/préservation – toutes deux fruits amers d’un même processus, l’extériorisation d’un lieu transfiguré en paysage, lieu de ressourcement ou parc d’attraction. On la retrouve dans les aberrations techno-solutionnistes actuelles : d’un côté les canons à neige pour produire de la neige artificielle que la « nature » ne prodigue plus, quitte à assécher les réserves hydriques ; de l’autre les bâches posées sur les glaciers afin d’en ralentir la disparition. Pour y échapper, Nastassja Martin nous invite à adopter une autre cosmovision. Si l’on quitte les Alpes du Nord pour mettre le cap au Sud, dans le Briançonnais, Emilie Carles raconte, dans Une soupe aux herbes sauvages (1981) – livre, devenu un best-seller –, la vie quotidienne, dure, austère, violente, au temps de l’agro-pastoralisme de son enfance. La vie est rude mais les montagnards cohabitent encore avec une montagne vivante. Devenue vieille et veuve, Emilie descend tous les jours dans les prés qui jouxtent sa maison et se penche pour cueillir de l’oseille, de la drouille (ou barbe à bouc), du pissenlit, des chardons des champs, du millefeuille, de la tétragone (épinard sauvage), de la ciboulette et un brin de sauge : attention aux proportions afin que la soupe ne soit ni trop acide, ni trop amère, ni trop fade. Les herbes lui sont accordées comme un miracle ainsi que l’air qu’elle respire, car elle sait que tout cela est vulnérable, hautement précaire.

Cette manière d’être relié au monde par « mille fils confiants », comme l’écrivait René Char, est une des voies de sortie du naturalisme moderne : faire avec ce qu’il y a là, à portée de main, en ne lui posant plus la question de son âge. La montagne n’est ni le passé, ni l’avenir de la plaine. Elle est là, un peu à l’écart, de sorte qu’on n’y trouve pas forcément ce qui est facilement accessible ailleurs, mais ce qu’on y trouve suffit, à condition qu’on sache le composer avec soin. À la Grave, dans la vallée de Serre-Chevallier, parallèle à celle de la Clarée où vivait Emilie Carles, Nastassja Martin s’emploie à réarmer symboliquement les collectifs montagnards. Qu’ils s’emparent à leur tour de cette longue histoire mélangée et inventent, loin des délires techno-solutionnistes actuels, leur propre recette de « soupe aux herbes sauvages » !

Comment citer ce texte

Emmanuelle Loyer , « La montagne terrassée », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur http://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/la-montagne-terrassee