Pommes de terre
Quel meilleur début pour ces fragments que Berlin ? À la radio, des experts débattent du caractère éventuellement autoritaire des manifestations de paysans, qui traversent les villes sur leurs tracteurs, parfois munis d’énormes sacs de pommes de terre. Bloquer une entrée d’autoroute, n’est-ce pas une atteinte au plus sacré de l’État allemand, c’est-à-dire l’Autobahn ? Une de ces voix d’experts invoque un sondage sur les préjugés dominant chez les agriculteurs comme preuve de la dimension autoritaire de leurs actions. Personne ne parle de pauvreté ni de l’état de la production agricole, mais quelque part, dans le studio d’une radio publique, le phantasme d’une manif pure préserve le sentiment qu’il est bien juste comme ça, le statu quo.
Affects d’austérité
En Allemagne plus qu’ailleurs, survit la mentalité politique des années 1990. La gestion des budgets publics est comparée à celle du portefeuille familial. L’investissement public est interdit par la Constitution s’il entraîne une nouvelle dette, quelles que soient les circonstances et conditions de ladite dette. Les coupes budgétaires pullulent, ce qu’il reste d’institutions publiques est privatisé afin de les faire surnager pour un an ou deux, et aucun investissement n’a lieu. La rage est tue, sublimée peut-être en ressentiment ou en mutisme. Ou bien elle est violemment déniée par l’injonction à continuer ainsi, puisque que tout est en route, les réformes, la compétitivité… nous connaissons ce refrain. Cette logique politico-économique, exportée par l’Allemagne et pratiquée durant des décennies par l’UE, fait maintenant retour, après le début de la guerre en Ukraine, après la pandémie, comme l’un des nombreux fantômes de l’Allemagne d’aujourd’hui. Il serait faux de dire qu’un tel fantôme n’existe qu’ici – mais c’est bien là et par son retour qu’il est devenu si lisible, dans ce pays dont l’hégémonie s’évanouit.
Par-delà le retrait des classes moyennes dans leur vie privée, l’austérité s’exhibe en se taisant. Les coupes budgétaires sont subtiles, lentes, impersonnelles. Leurs effets sont cumulatifs, et la mélancolie qu’elles provoquent aujourd’hui, privée et sourde. Alors que la nostalgie régit la production culturelle, son instrumentalisation par l’extrême-droite conduit à minimiser son emprise sur nous, dépourvus que nous sommes d’imaginaires où changement ne rimerait pas avec privation.