Le 9 juin 2024, en Belgique aussi, la droite a gagné les élections. Et elle l’a même fait trois fois plutôt qu’une, puisque ce jour-là on votait en Belgique à tous les niveaux de pouvoir : européen, fédéral (renouvellement de la Chambre des représentants, le parlement national) et dans les entités fédérées (pour simplifier, on peut en distinguer trois : le parlement flamand, le parlement wallon et le parlement bruxellois).
Pour bien comprendre la situation politique belge, il faut se rappeler que le scrutin se déroule à la proportionnelle à tous les niveaux de pouvoir et que, à l’exception d’un parti de gauche radicale, le PTB-PVDA, il n’y a plus de partis nationaux en Belgique. Il existe deux partis libéraux, un francophone et un flamand, parfaitement indépendants l’un de l’autre ; il en va de même pour les deux partis socialistes, pour les deux partis historiquement issus de la tradition chrétienne et pour les deux partis écologistes (même si ces derniers entretiennent des liens étroits entre eux). En outre, certains partis ne sont implantés que dans une seule région du pays (Flandre ou Wallonie) en plus de Bruxelles, région bilingue, ce qui crée une forte asymétrie entre la carte politique flamande et francophone : les premiers partis que nous aurons à évoquer sont purement flamands.
Résultats par région (Flandre, Wallonie, Bruxelles)
Alors que la Belgique est complexe, il est frappant de constater que les tendances électorales sont les mêmes aux trois niveaux de pouvoir (à l’exception de quelques partis de gauche à Bruxelles), et qu’elles correspondent à la tendance dominante en Europe : poussée de la droite et recul des Verts.
La poussée de la droite prend d’abord le visage d’une victoire de l’extrême droite flamande (Vlaams Belang), dont le score augmente de plus de 4 % des voix en Flandre et qui s’approche du record qu’elle avait atteint en 2004 (24 %). Deuxième parti de Flandre et du pays, elle est précédée de peu par un parti autonomiste flamand fermement ancré à droite, la N-VA, qui s’effrite légèrement mais qui, au parlement flamand, obtient autant de sièges que l’extrême droite – les deux constituant, ensemble, exactement la moitié de l’hémicycle. Autrement dit, en Flandre, les partis de centre-droit et de gauche ne pèsent pas davantage que la droite affirmée ou extrême.
A la surprise générale, la tendance est la même du côté francophone (à la différence qu’ici, l’extrême droite est bannie des médias et électoralement marginale). En Wallonie, chacun des trois partis de gauche a reculé (le parti socialiste, le parti écologiste et le PTB-PVDA, qui est issu de la tradition maoïste), légèrement pour deux d’entre eux, de manière spectaculaire pour les écologistes, qui payent une fois encore leur participation au pouvoir (à la Chambre, ils passent de 13 sièges à 3). Symétriquement, le fait majeur du scrutin réside dans la victoire conjointe du parti libéral (MR) et d’un parti difficilement classable, Les Engagés, historiquement issu de la tradition sociale-chrétienne mais qui s’est refondé pour occuper, en simplifiant beaucoup, une position de centre-droit mâtinée d’accents solidaristes et écologistes. Pour la première fois de l’Histoire, les libéraux arrivent en tête en Wallonie sans bénéficier de l’appoint d’un allié : avec près de 30 % des voix ils battent le PS, qui était tendanciellement en déclin mais n’avait jamais connu de score aussi faible (23 %). Parallèlement, Les Engagés doublent leur score de 2019, antérieur à leur refondation : ils dépassent les 20 % et forment donc, avec les libéraux, un ensemble de centre-droit majoritaire en Wallonie, ce qui est sans précédent. Et c’est d’autant plus significatif que les libéraux étaient au pouvoir au niveau fédéral et en Wallonie (ils ont donc évité un vote-sanction) et qu’ils sont dirigés par un jeune président qui assume crânement ses positions clivantes et droitières, au point qu’on le compare parfois à Donald Trump.
La situation est plus complexe à la Région de Bruxelles-Capitale, dont la population est jeune et très cosmopolite et qui comporte une importante frange de confession musulmane dont les partis de gauche défendent les intérêts de manière ouverte, ce qui a aidé les socialistes francophones à maintenir leur score dans la capitale. Cette spécificité n’empêche pas, ici encore, une très nette victoire des libéraux francophones et des Engagés, qui tirent profit, les uns et les autres, de leur présence dans l’opposition sous la dernière législature. Mais on observe aussi, à Bruxelles, une poussée des écologistes flamands (sans doute due à de multiples facteurs et qui contraste avec leur recul en Flandre), du PTB-PVDA et d’un micro-parti de création récente, les deux derniers, et surtout le dernier, ayant largement fait campagne sur Gaza et sur des dossiers intéressant les musulmans (port du voile, abattage rituel sans étourdissement). Un vote de type communautariste se développe de plus en plus nettement à Bruxelles, mais aussi en Flandre où le soutien apporté à l’extrême droite constitue une réaction de défense de la communauté majoritaire.
Outre Bruxelles, il faut apporter une autre nuance à ce tableau. En Flandre, en effet, la gauche radicale du PTB-PVDA progresse (+ 3 %) et les socialistes regagnent du terrain (+ 4 %). La polarisation droite-gauche s’accentue donc en Flandre, mais elle doit s’analyser avec prudence. D’abord parce que le progrès des socialistes les ramène à un niveau qui reste modeste (14 %), et bien inférieur à leurs scores de la décennie 2000. Ensuite parce que les socialistes flamands ne se revendiquent plus guère de leur ancrage historique : le nom de leur parti, Vooruit, signifie simplement « En avant », et leur figure de proue est un jeune dirigeant charismatique qui a défrayé la chronique, ces dernières années, par une déclaration qu’on peut juger xénophobe (« Quand je roule à Molenbeek, moi non plus je ne me sens pas en Belgique ») et par un aparté raciste au cours d’une soirée trop arrosée. Le fait que de telles déclarations ne l’ont pas empêché d’obtenir un très bon score personnel dit quelque chose de l’état d’esprit en Flandre (il en va de même pour un haut représentant des libéraux du côté francophone, apparemment boosté par une réplique xénophobe lâchée au cours d’un débat tendu).
Quels gouvernements en perspective ?
Deux semaines après le scrutin, où en est-on de la formation des gouvernements, dans les entités fédérées et au niveau fédéral ? Ce processus est généralement long, puisque le scrutin proportionnel ne permet pas à un parti d’obtenir la majorité absolue à lui seul : à tous les niveaux de pouvoir, il faut former des coalitions, qui peuvent être pléthoriques là où Flamands et francophones sont réunis (le gouvernement fédéral sortant compte sept partis, le gouvernement régional bruxellois six).
En ce qui concerne le gouvernement flamand, l’hypothèse d’une coalition entre les autonomistes de droite (N-VA) et l’extrême droite a été écartée peu avant le scrutin, après des années d’ambiguïté de la part de la N-VA et malgré le fait que ces deux partis convergent en faveur de l’indépendance de la Flandre. Les négociations ont commencé tardivement, de manière assez timide, le spectre des élections locales qui doivent se tenir en octobre 2024 semblant pousser les partis à la prudence. Compte tenu de la déroute vécue par les libéraux flamands (Open VLD), qui vont tenter de se refaire dans l’opposition, les discussions démarrent sur la base attendue : le gouvernement devrait regrouper la N-VA, les socialistes et les sociaux-chrétiens (CD&V), sur fond de rigueur budgétaire et, c’est à craindre, d’un maigre entrain face au défi climatique, que la N-VA a tendance à subordonner à l’économie flamande et le CD&V aux intérêts spécifiques des agriculteurs.
Du côté francophone, les libéraux du MR et Les Engagés, majoritaires à eux deux, ont décidé de gouverner ensemble. Ils devraient s’accorder assez aisément sur nombre de sujets, mais on perçoit des différences sensibles en matière d’enseignement (le MR veut en revenir à plus de méritocratie), de questions sociales (conformément à la tradition chrétienne, Les Engagés se préoccupent des personnes fragiles et du tissu associatif) et d’environnement, le climat étant une priorité affichée pour les Engagés mais pas pour le MR, pour qui l’économie prime. Depuis toujours, les clivages politiques présentent, en Belgique, une configuration plus complexe que l’opposition droite-gauche, et cela se vérifiera encore dans les processus de formation des différents exécutifs.
La constitution du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale défie toute explication synthétique. Disons simplement qu’il faudra réunir au moins sept partis, trois francophones et quatre flamands, afin d’obtenir la majorité dans chaque groupe linguistique du parlement. Dans ce cadre, les socialistes francophones pourraient s’avérer incontournables : pour se passer d’eux, le MR et Les Engagés devraient s’associer à deux partis (les écologistes et un parti purement bruxellois) qui ont subi une lourde défaite aux élections et qui ont tout intérêt à passer dans l’opposition. Il faudra donc sans doute marier l’eau et le feu, des libéraux dopés par leur éclatante victoire et des socialistes décidés à tirer profit de leur caractère incontournable. Quant au côté néerlandophone, où ce sont les écologistes qui sont arrivés en tête, on ignore encore quelle formule pourra surgir, plusieurs combinaisons à quatre partis étant possibles. En outre, les ailes francophone et flamande du gouvernement bruxellois devront s’entendre sur un programme commun, alors que ce sont des partis très différents – libéral côté francophone, écologiste côté flamand – qui se partagent le leadership. Les discussions seront donc longues, mais la présidence du gouvernement ne peut pas échapper aux libéraux, ce qui sera une première : depuis la création de la Région en 1989, la présidence a été toujours été occupée par les socialistes francophones.
Quant à la formation du gouvernement fédéral, qui a pris 494 jours après le précédent scrutin (record de Belgique non battu), elle peut toujours réserver des surprises. A ce stade, la formule qui devrait être testée est une coalition de centre-droit qui réunirait, du côté néerlandophone, la N-VA (dont le président veut devenir Premier ministre), les socialistes et les sociaux-chrétiens et, du côté francophone, le MR et Les Engagés. Il faudra cependant voir quelles garanties demanderont les socialistes flamands, dans un attelage dont ils seraient la seule composante de gauche. La N-VA et le MR insistent sur la rigueur budgétaire, et la Belgique fait partie des pays que l’Europe vient de classer en déficit excessif (la dette publique dépasse les 100 % du PIB). La pression sera donc forte pour réduire les dépenses tous azimuts, mais ni les socialistes flamands ni Les Engagés ne sont prêts à admettre un gel du financement des soins de santé, qu’ils veulent au contraire augmenter afin de tenir compte du vieillissement de la population. Un accord sur des économies pourrait être plus facile à obtenir dans le domaine des allocations de chômage, mais de manière générale la question budgétaire risque de crisper les négociations.
Par ailleurs, la N-VA tient à engranger une nouvelle réforme de l’Etat qui accorderait plus de compétences aux entités fédérées, dans la perspective d’une autonomie flamande aussi complète que possible. Cet objectif sera certainement soutenu par le CD&V et sans doute admis par les socialistes flamands, mais il n’est pas partagé par le MR et Les Engagés, qui craignent d’hériter de compétences que la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale ne seraient pas capables de financer sur la durée. Une sorte de troc pourrait s’effectuer entre de nouvelles attributions de compétences demandées par la Flandre et un certain refinancement des entités francophones (dont le déficit budgétaire est très élevé), mais un tel donnant-donnant ne se négocie pas sans peine. En outre, la formule de gouvernement envisagée au niveau fédéral ne permet pas de transférer des compétences selon la voie imposée par la Constitution, qui exige une majorité spéciale des deux tiers. Anticipant ce risque, des juristes et des responsables politiques flamands ont déjà planché sur des procédés alternatifs, qui ont été employés dans les années 1960 mais qui bafoueraient l’actuelle Constitution. Leur utilisation est donc loin d’être acquise, car elle demanderait un large accord entre partis et risquerait de se heurter à une multitude de recours devant la Cour constitutionnelle. En Belgique comme en France sur d’autres sujets, les hautes juridictions peuvent bloquer des projets politiques soutenus par des partis puissants, au risque d’être mises en cause.
Conclusion en forme de convergence
La Belgique confirme ainsi sa réputation de pays difficilement gouvernable, à la fois parce que sa division linguistique contraint à associer de nombreux partis au niveau fédéral, mais aussi parce que le scrutin proportionnel impose de former des gouvernements de coalition qui doivent préalablement s’entendre sur un programme alors que les clivages politiques sont nombreux.
Pour autant, et quoi qu’il en soit d’une réelle difficulté à mener des réformes profondes, on aurait tort de voir dans la Belgique une sorte d’homme malade de l’Europe. Car les clivages politiques belges se retrouvent dans la plupart des pays européens, que ce soit sur les enjeux socio-économiques, environnementaux, migratoires ou concernant les revendications de l’islam ou des minorités. La Belgique est spécifiquement affaiblie par la tendance séparatiste flamande, mais pour le reste elle a appris de longue date à nouer des compromis entre des formations politiques distinctes voire opposées entre elles. Elle partage avec l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse, pour ne citer qu’eux, une culture de la coalition que la France doit désormais s’approprier pour sortir de ses propres difficultés.