Fascinée par les vidéos Youtube en général, et de ménage en particulier, Gabrielle Stemmer décide d’en faire l’objet de son film de fin d’études à la Fémis, en 2019 : Clean With Me (After Dark). Inspirée par le desktop documentary Transformers. The Premake de Kevin B. Lee, elle décide de filmer son écran d’ordinateur sans voix off. Le ou la spectateur·ice se voit donc transporté·e d’une vidéo à une autre, d’un foyer à un autre, sans aucune autre information que celles confiées par ces singulières vidéos intitulées « Clean With Me ».
On y voit des dizaines de femmes faire leur ménage et discuter, face caméra, de ce qui apparaît progressivement comme l’expression d’une grande détresse, plus ou moins consciente. Gabrielle Stemmer y propose, sans jamais se mettre dans une position de supériorité ou de jugement, une réflexion sur la maternité, les États-Unis, le fait d’habiter un lieu et de s’y sentir cloîtré. Elle nous conduit également à interroger, sans la condamner, la scopophilie de notre regard de spectateur·rices.
– Esther Demoulin : Cela fait longtemps que tu te passionnes pour les tréfonds de Youtube. Pourtant, au moment de réaliser ton film de fin d’études à la Fémis, tu choisis de te concentrer exclusivement sur les vidéos de ménage et non pas sur d’autres phénomènes étonnants, comme les miracle mornings, les bullet journals ou les morning routines, qui feront plus tard l’objet de ta série Arte « Femmes sous algorithmes ». Pourquoi ce choix, parmi tant d’autres ?
– Gabrielle Stemmer : Je n’ai pas envisagé à l’époque de faire un film sur un autre type de vidéos Youtube, malgré effectivement ma forte consommation d’autres styles ! Si les vidéos lifestyle ou les tutoriels de maquillage racontent quelque chose de notre époque, leurs aspects problématiques ne se détectent pas nécessairement au premier abord, il faut en quelque sorte déjà les analyser pour pouvoir prendre la mesure des modèles de féminité qu’elles proposent. Mais les vidéos de ménage ont pour elles une sorte d’efficacité immédiate qui frappe n’importe quel·lle spectateur·ice : la simple image d’une femme se filmant en train de faire le ménage chez elles contient une forte charge symbolique, en même temps qu’elle charrie toute une tradition de la pensée féministe pour laquelle le travail domestique et la figure de la femme au foyer sont des sujets centraux depuis longtemps.
– Esther Demoulin : J’ai assisté à plusieurs projections publiques de ton documentaire, et à chaque fois le même effet : les rires initiaux se transforment progressivement en un malaise silencieux. Était-ce voulu et à quoi est-ce dû, à ton avis ?
– Gabrielle Stemmer : Je voulais dès le départ opérer une conversion du regard chez les spectateur·ices vis-à-vis de ces images à première vue légères, et que la même image vue en début ou en fin de film ne suscite plus la même réaction. L’enjeu étant de mettre en scène cette transformation en seulement vingt minutes. La trajectoire était donc écrite, et prévue, et elle reproduisait en quelque sorte de manière accélérée ma propre trajectoire face à ces vidéos. Mais je n’avais effectivement pas pris la mesure des réactions qu’allaient susciter ces images dans une salle de cinéma : leur côté incongru et le caractère déplacé de telles images, inhabituelles sur le sérieux du grand écran, semblent autoriser les spectateur·ices à se moquer, collectivement, de celles qui à première vue ne font qu’offrir un modèle rétrograde. Il s’agissait bien sûr de dépasser la moquerie et inviter les spectateur·ices à mettre de côté leurs préjugés, une fois passée la « situation initiale » du premier tiers du film. Et si j’avais prévu cette conversion du regard, je n’avais par contre pas anticipé la brutalité avec laquelle la bascule allait opérer, après le premier tiers, quand le silence tombe d’un coup sur le film. C’est seulement en voyant pour la première fois le film en compagnie de spectateur·ices test – des membres de la Fémis – que j’ai en réalité découvert mon propre film. Et c’est effectivement toujours un moment très fort pendant les différentes projections du film, quand le public réalise que sa première réaction n’a peut-être pas été la bonne, et que les rires se taisent. Il y a quelque chose de cruel et de manipulateur de la part du film – pour ne pas dire de ma part…
– Esther Demoulin : À mesure que le documentaire avance, les screenshots des commentaires s’effacent progressivement ; le spectateur est alors laissé à sa propre expérience partiellement voyeuriste. As-tu approfondi l’analyse du public de ces chaînes ? Quelles sont les réactions les plus courantes ?
– Gabrielle Stemmer : C’est généralement très répétitif et aujourd’hui assez biaisé car les commentaires sont modérés, c’est-à-dire que les propriétaires des chaînes censurent les commentaires qui sortent un peu du lot. J’ai observé quelques remarques libidineuses venant d’utilisateurs masculins, mais sinon dans la grande majorité des cas, les commentaires se divisent entre d’un côté des messages de félicitations et des partages d’astuces venant d’un public qui partage les valeurs et les occupations de ces Youtubeuses, et de l’autre côté des messages de personnes plus extérieures à ce cercle – comme moi, par exemple – et qui soulignent le caractère relaxant de ces vidéos, et le plaisir qu’elles leur procurent.
– Esther Demoulin : Ton titre, Clean With Me (After Dark), renvoie à l’anxiété que révèlent progressivement ces vidéos de ménage, mais aussi à un type bien précis de vidéos qui consiste à faire le ménage de nuit pendant que le mari et les enfants dorment. Assiste-t-on dans ces vidéos à une double journée de travail strictement ménager ? Ou le ménage nocturne est-il plutôt pratiqué par des femmes salariées ?
– Gabrielle Stemmer : La question est piégeuse, car les Youtubeuses tirent leur salaire de ces actes de ménage : elles mélangent donc absolument travail et vie privée, comme d’ailleurs toutes les Youtubeuses vloggeuses, ce qui ne va pas sans créer des tensions importantes dans leurs vies. Mais oui, le fait est que l’invention de cette technique du « clean with me after dark » a créé la triple journée de travail des femmes, où les journées mordent sur le temps du sommeil. Et si dans les vidéos Youtube, ces moments peuvent être mis en scène, ils servent bel et bien de modèles à de « vraies » femmes, au foyer ou non, qui prennent au pied de la lettre ce type de conseils pour leur vie quotidienne. C’est généralement un ménage à faire en plus et à la place de : quand Amanda dit, dans l’obscurité de sa cuisine, qu’elle va préparer en avance le petit-déjeuner de son mari parce qu’il « doit se lever tôt demain », elle omet de dire qu’elle aussi sera levée à la même heure pour s’occuper des enfants, mais que elle, pour l’instant, elle ne dort pas.
– Esther Demoulin : Ce qui me frappe en regardant ton documentaire, c’est l’aporie dans laquelle se retrouvent ces femmes : comme le dit bien Jessica au milieu du documentaire, la seule manière de lutter contre cette « peur inexplicable » que suscite la vie de mère au foyer consiste à nettoyer sa maison, et donc à rester dans le foyer. Beauvoir dit dans Le Deuxième Sexe que le ménage arrête la mort tout en refusant la vie, et conseillerait sans doute à Amanda, Jessica, Amy et les autres de trouver un travail à l’extérieur du foyer. Mais c’est sans compter l’ancrage géographique de ces femmes, complètement isolées des centres urbains…
– Gabrielle Stemmer : A cela on pourrait répondre que d’une certaine manière, une parade a été trouvée : être Youtubeuse, c’est exercer un travail qui s’extériorise hors du foyer tout en répondant à l’injonction de la fée du logis. Mais, concrètement, effectivement, la pratique de la vidéo de ménage ne permet ni de sortir physiquement du foyer, ni de passer son temps à faire autre chose que les tâches domestiques, finalement. Concernant Beauvoir, la lecture du chapitre sur la femme mariée a eu une influence déterminante sur l’élaboration de Clean With Me (After Dark), dans la mesure où j’y trouvais de multiples échos avec des vidéos de ménage et donc avec la condition féminine d’aujourd’hui – 70 ans plus tard. Dans une première version du film, il y avait même une sorte de séquence « Karaoké Beauvoir » où des phrases du Deuxième Sexe défilaient sous des images de Clean With Me ! Si j’ai préféré écarter ce genre de gestes dans la réalisation du film, cette lecture a consolidé mon intuition qu’il y avait un vrai sujet derrière ces vidéos Youtube. Et ce sujet pourrait se résumer dans l’expression de cellule familiale.
– Esther Demoulin : Beauvoir disait aussi dans son essai de 1949 : « Des légions de femmes n’ont ainsi en partage qu’une fatigue indéfiniment recommencée au cours d’un combat qui ne comporte jamais de victoire ». Elle ne pouvait cependant pas deviner que ce partage prendrait un jour une forme très concrète, bien que numérique. Peux-tu revenir en détail sur les aspects matériels de ce partage d’expériences ? Ces femmes se connaissent-elles ? Se rencontrent-elles ?
– Gabrielle Stemmer : Elle dit aussi : « les femmes sont des camarades de captivité, elles s’aident à supporter leur prison ». C’est toute l’ambiguïté des communautés virtuelles sur les réseaux sociaux (les « SAHMS » par exemple : Stay at Home Moms) : elles se soutiennent, créent des espaces de parole, mais elles entretiennent également le cercle vicieux dans lequel elles sont prises, et alimentent constamment les réseaux sociaux de contenus qui demeurent strictement centrés sur un seul et unique type de vie. Je pense que c’est la question du modèle qui est au cœur de ces sujets : pour sortir d’une situation dont on a hérité, il faut avoir à sa disposition des alternatives dans lesquelles s’imaginer. À mesure que leurs réseaux d’entraide et de sociabilité se renforcent sur internet, c’est aussi leur horizon qui se rétrécit. C’est une chose valable pour à peu près tous les milieux, avec le fameux concept de la bulle de filtres. Et concernant leurs relations entre elles, de ce que j’ai pu observer, elles restent en grande partie virtuelles et n’aboutissent pas à des rencontres IRL. C’est ici qu’on comprend comment la solitude, et l’enfermement dans le foyer, ne sont pas résolus via ces systèmes de sociabilité.
– Esther Demoulin : Faire des vidéos de ménage est aussi manière de visibiliser et monétiser un travail invisible et gratuit. Au vu de tes recherches, as-tu l’impression que l’ambition économique de ces chaînes Youtube prévaut sur leur intérêt affectif ?
– Gabrielle Stemmer : Je pense qu’à l’origine ces chaînes avaient exclusivement une raison d’être affective, que c’était une manière de trouver de la reconnaissance au-dehors, et de montrer un savoir-faire aussi pour, comme on l’a dit, rendre visible ce qu’on appelle le travail invisible. Sans doute pour pallier une frustration aussi, qui vient du caractère ingrat des tâches ménagères. Et c’était comme on l’a vu une manière de créer du lien, à l’époque des blogs et des forums, qui ont permis aux individus de se mettre en contact sans plus de limitations géographiques – et on comprend pourquoi ces femmes isolées ont investi ces espaces. Aujourd’hui, et particulièrement depuis le confinement où ces vidéos ont connu un véritable boom, c’est très clairement le côté économique qui motive la création d’une chaîne Youtube de ménage – ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui on trouve des chaînes tenues par des hommes : l’activité est devenue lucrative.
– Esther Demoulin : Formellement, le film est un faux plan séquence. Aurais-tu aimé parvenir à un vrai plan séquence avec cette forme du desktop documentary ?
– Gabrielle Stemmer : J’aurais adoré. C’était mon intention initiale, assez naïve, et j’ai vite déchanté : au premier enregistrement de mon écran, j’avais mal placé la fenêtre, une publicité est arrivée en plein milieu de la vidéo, internet a ramé, ma souris était au mauvais endroit… J’ai fini par enregistrer de longues séquences puis par les recomposer dans le logiciel de montage en superposant de bouts de plans sur d’autres. C’est d’ailleurs assez mal fait si on y regarde de trop près !
– Esther Demoulin : Dans Happycratie (Premier Parallèle, 2018), Eva Illouz et Edgar Cabanas critiquent le développement personnel, dans lequel ils voient une privatisation d’une souffrance sociale favorable à l’idéologie néolibérale. Tu insistes bien par le montage sur les nombreux mantras présents sur les murs de ces foyers américains, mantras qui inspirent le titre de la chaîne Youtube de Jessica, Keep Calm and Clean. Peux-tu revenir sur la présence intime de cette « industrie du bonheur » ?
– Gabrielle Stemmer : Je trouve ces objets de décoration particulièrement glaçants, et c’est leur omniprésence de vidéo en vidéo qui a attiré mon attention. J’ai eu envie de les collectionner, par le moyen de captures d’écran, avant même de commencer à faire le film. Outre le fait qu’ils participent à l’uniformisation des intérieurs (et combien de personnes en France ont-elles aussi ces mots en langue anglaise accrochés au mur ?), ces mots sont effectivement le symbole d’une certaine spiritualité récupérée par le marché : ils deviennent des objets que l’on peut acheter. Ces mantras participent de la glorification d’un modèle de réussite qui passe en l’occurrence par les valeurs cardinales qui sont la famille et le foyer – à cela s’ajoute une forte présence de la religion au sein de cette communauté spécifique. Chez certaines de ces youtubeuses, ces mots qui trônent au-dessus du spectacle de leur activité ménagère prennent tantôt la forme d’injonction, tantôt crient le besoin de reconnaissance, et sont comme des appels à l’aide. On les retrouve aussi bien sur le mur de leurs maisons que sur celui de leurs comptes Facebook ou Instagram, et cela va de pair avec une des autres manifestations de l’injonction au bonheur, qui est la mode des affirmations positives et des lois de l’attraction. Mais au lieu de manifester ce que l’on souhaiterait obtenir, ici il s’agit de se convaincre que tout est bien ainsi. C’est en réalité plus proche de la méthode Coué, ou d’un déni du réel.
– Esther Demoulin : La plupart de ces vidéos Clean With Me sont en accéléré. Beauvoir (encore !) caractérisait le temps ménager comme « troué d’attentes » : « il faut attendre que l’eau bouille, que le rôti soit à point, le linge sec ; même si on organise les différentes tâches, il reste de longs moments de passivité et de vide […] ». L’accélération a ceci de précieux qu’elle ôte l’attente. Et en même temps, elle rend paradoxalement manifeste cette vacuité : au bout de 15 minutes de vidéo, on a assisté à toute une journée de ménage…
– Gabrielle Stemmer : C’est intéressant car l’emploi du temps domestique tel qu’il est présenté aujourd’hui sur les réseaux est tout sauf troué d’attente : gagné à la fois par la logique de la productivité, et par l’impératif du développement personnel et du temps pour soi, le territoire des tâches ménagères est lui aussi soumis à des logiques de rentabilisation, où il s’agit de supprimer le moindre temps mort. On privilégie ainsi le multitasking par exemple, et beaucoup d’autres techniques qui servent à « gagner du temps », mais plus exactement il s’agit de remplir le temps. Il y a tout un vocabulaire qui se crée aujourd’hui autour de la figure de la femme au foyer, particulièrement dans la langue anglaise, où ont émergé des termes valorisant dans le contexte d’une société tournée autour de la productivité : mompreneur par exemple, contraction de « mom » et d’« entrepreneur », ou bien encore l’expression momboss. Les Youtubeuses-ménage parlent aujourd’hui plus volontiers d’elles-mêmes comme homemakers, plutôt que housewives. Concernant la vitesse dans ces vidéos, et donc effectivement l’accélération des mouvements, c’est avant tout une question de spectacle et de performance. Mais un sociologue du travail m’a fait part après avoir vu mon film d’un fait que je ne connaissais pas : l’auto-accélération dans le domaine du travail est une manifestation classique de la souffrance au travail, et c’est un mécanisme de défense. Intéressant, non ?