Théorie des territoires

Nos territoires ne sont pas de simples étendues spatiales, objets exclusifs de géographes solitaires. Auteur du livre Animated Land, coécrit avec Mattiäs Kärrholm, Andréa Mubi Brighenti élabore une territoriologie qui cherche à en montrer toute la complexité, à la fois sociologique, économique, éthologique, écologique, etc. Il nous propose, dans cet article, de partir à l’aventure dans ces territoires vivants, entreprises de coexistence sociale toujours renouvelées.

Se risquer dans les territoires…

Mon titre contient évidemment une ironie : impossible de faire une véritable théorie en seulement quelques pages – même si Guy Debord est arrivé à esquisser sa « théorie de la dérive » en cinq pages environ. Au moins, le mot n’était pas tellement pratiqué, tandis qu’écrire sur les territoires est comme écrire peri physeos (à savoir, sur la nature même). Mais il y a un autre point, peut-être plus intéressant : le mot théorie, originellement, signifie aussi série, défilé de personnages, collection de propositions. Dans ce cas, peut-être que la seule véritable théorie des territoires consisterait à suivre leur enfilade illimitée, sans aucune prétention de synthèse : simplement, repérer les conditions immanentes de territorialisation qui se produisent en différents moments.

On peut essayer ici une petite promenade, un tour de reconnaissance du territoire, avec un approche problématique-problématisante : tandis que la pensée analytique vise à élaborer des systèmes de pensée ou des modèles formels de relations, et tandis que la pensée critique montre les limites de ces modèles, ainsi que les jeux de pouvoir implicites dans chaque opération de systématisation, la pensée problématique procède plutôt de façon relationnelle, apte à traverser (en italien, on dirait « attraversante »). Lʼincertain, disait Canetti, est le vrai domaine de la pensée : mais il faudrait ajouter toute de suite qu’incertain ne veut pas dire vague, ni complaisant. Plutôt, lʼincertain est le terrain sur lequel on ouvre des chemins nouveaux, des sentiers qui ne sont encore assurés par aucun schéma préalable, par aucun abrégé – néanmoins, ce sont des sentiers qui vont nous mener quelque part.

Si, en général, une façon problématique-problématisante de penser essaye toujours dʼaller au-delà des dichotomies reçues, dans le cas de la notion de territoire ces dichotomies sont avant tout celles entre instinct et stratégie, entre terrain et réseaux, entre clôture et ouverture. En même temps, nous sommes bien conscients quʼil faut passer par ces dichotomies : en effet elles nous sont presque indispensables pour commencer à penser. Dans ce cas, on peut adopter une heuristique qui consiste à utiliser des dichotomies suffisamment bonnes pour que nous puissions bientôt arriver (quam primum fieri potest) à les dépasser. Dans cet exercice (surtout parce quʼil sʼagit de se déplacer entre sciences humaines et sciences naturelles) il y a bien sûr beaucoup de risques à prendre : risques de réductionnisme, de déterminisme, etc. Mais, qui ne risque rien, ne trouve rien ; il faut donc se risquer dans ces territoires…

Lʼessai territorial

Je vous propose donc avant tout dʼimaginer un territoire comme un essai de réponse à des problèmes, des nécessités, des besoins, aussi bien quʼun essai de réponse à des désirs, à des aspirations. Ces besoins et ces désirs que lʼon trouve, que lʼon ressent, que lʼon forme, sont sociaux dans le sens où ils se posent en relation à quelquʼun dʼautre, plus ou moins différent de nous, avec lequel on habite, sur lequel on agit et qui, au bon moment, peut même agir sur nous. Toute lʼaventure territoriale dérive de notre condition « sympatride », comme les biologistes disent des animaux qui partagent une même « patrie ». Le territoire est intégralement une entreprise sociale, en tant quʼil détermine la condition dʼun dedans partagé : même si, comme on le verra bientôt, cʼest nous-mêmes qui faisons les territoires – en les traçant – nous ne détenons toutefois jamais un territoire tout entier, car le territoire, comme le milieu, nous déborde largement. Nous nous situons plutôt dans un territoire qui nous contient. Mais être-dans est toujours être-dans-avec quelquʼun ; en dʼautres termes, le territoire est camaraderie, commensalisme, compagnonnage…

En essayant de qualifier les besoins et les désirs qui nous amènent à faire des territoires, on trouve des besoins de mesure et des désirs dʼexpression. Ce qui remonte à la double question : dʼun coté, lʼaménagement de la coexistence, de l’autre, le témoignage (ou, si vous voulez, le cri) de la vie. En effet, dʼun coté les territoires servent toujours à mesurer une composition sociale. On trouve ici la question de la maîtrise : loi, administration, gouvernance, savoirs techniques ont été développés et déployés en tant quʼoutils de mesure des territoires, comme les historiens de l’État nous l’ont bien montré. Mais il faut absolument dégager lʼidée de territoire de celle dʼun outil de gouvernement tout court, ou dʼun simple attribut de l’État souverain, comme dans la fameuse définition de l’État donnée par Max Weber, par exemple. On ne comprendrait pas grand-chose de la manifestation des territoires dans leur variété sans tenir compte du fait quʼils nous servent aussi fondamentalement pour exprimer des événements sociaux : les gestes (les salutations, les menaces…), les voisinages, les affects et les intimités sont territoriaux, pas seulement au même titre, mais en même temps que les activités de mensuration (ainsi, on prend avant tout les « mesures » de lʼautre).

Si lʼon regarde un territoire comme un essai de réponse à une série de problèmes et de désirs, on voit bien aussi que le territoire ne peut pas être assumé comme un fait naturel que lʼon découvre simplement, une étendue inerte de terre sur laquelle on agit de quelque façon. Tout au contraire, il doit sʼagir avant tout de quelque chose que lʼon fait : un territoire est établi par des actes accomplis dans des milieux qui nous enveloppent, des actes qui sont en relation avec l’existence d’un socius. Faire, effectuer, dans le sens dʼagir. Le mot action dérive du verbe latin ago, -ere – littéralement « mener les bêtes dans les champs » ; et cette étymologie nous révèle les éléments cruciaux de l’action : élément milieu (le champ ou la région où on se trouve ou que lʼon traverse), élément multiplicité dʼêtres (le troupeau de bêtes), élément hétérogénéité entre êtres divers (le rapport berger-troupeau, à travers, par exemple, la question de la délimitation du terrain de pâture, le nómos de la terre…), élément contingence (chaque acte peut toujours échouer, rien ne garantit son succès a priori), élément intériorité (lʼacte territorial détermine la création dʼun dedans, dʼun nouvel horizon à lʼintérieur duquel on se situe, dans lequel on est pris).

Il est vrai que les animaux savent aussi le faire ; les animaux font leurs territoires avec beaucoup de soin, de goût et de finesse, comme les biologistes et les éthologues nous l’ont appris depuis longtemps. Parfois, en découvrant les finesses territoriales des animaux, on peut même en arriver à penser que l’être humain n’est quʼune apparition tardive dans lʼhistoire des territoires. Mais reconnaître que les animaux font aussi des territoires nʼéquivaut pas à soutenir que lʼhomme a une territorialité instinctive immuable. De ce point de vue, si intéressante quʼelle soit, lʼéthologie humaine souffre dʼun très grave réductionnisme. Les équivoques du réductionnisme et du primordialisme peuvent être évités, je crois, si on arrive à comprendre qu’on n’a pas seulement besoin dʼune éthologie du comportement animal et dʼune politologie des organisations humaines, mais surtout dʼune politologie du comportement animal et dʼune véritable éthologie des organisations.

Cela revient à constater que nous avons des problèmes en commun avec les animaux (aménagement de la coexistence et désir de crier la vie, par exemple), même si nous y donnons des réponses différentes. Si on accepte – selon une étymologie pas toute à fait certaine – que le mot territoire a à voir avec le verbe latin terreo, -ere, « effrayer » (la même racine dʼoù vient le mot terreur – ce qui ne veut pas dire que territoire vient de terreur, mais, plutôt, que ces termes ont des ancêtres communs), on comprend mieux que la question du territoire tourne autour de la réalisation dʼun programme de relationnalité entre êtres quʼil faut inscrire dans une matérialité ou, pour mieux dire, dans des matériaux spécifiques capables de lʼexprimer.

Dʼun côté, donc, relation complète, pas simple agression (car ce nʼest qu’occasionnellement que le territoire comporte exclusion et refoulement, le plus souvent il comporte médiation, inclusion, hiérarchisation, etc.) ; de lʼautre, travail complexe sur les matériaux pour les rendre expressifs : « Les problèmes qui intéressent une araignée – a remarqué lʼéthologue Rémy Chauvin – ce sont ceux qui lui sont posés en termes de fils ; pour une abeille il faut quʼils soient en termes de cire ; en termes de branchettes pour un castor, de brindilles pour une fourmi, de carton pour une guêpe ». On peut continuer en ajoutant que lʼêtre humain problématise dʼune façon poly-matiériste : en effet, lʼartisan connaît ses matériaux à travers leur coefficient de pliabilité, leur résistance spécifique aux outils et aux traitements. Comme le dit aussi bien le mathématicien Grothendieck, « il y a la pulsion du contact avec ces matériaux quʼon façonne un à un, avec un soin amoureux, et quʼon ne connaît vraiment que par ce contact aimant ».

Constitutions territoriales

Dans lʼessai territorial, dans cet essai quʼest un territoire, il faut prendre en compte plusieurs niveaux relationnels. En fait, dans chaque territoire on trouve plusieurs activités qui se déroulent en même temps : on trouve, notamment, des possessions, des propriétés, des qualités et des capacités. Ces aspects correspondent à des verbes que le territoire rend possibles : on est (on occupe de lʼespace), on a (on possède en propriété, on détient en tant que « sien »), on exprime (on agit sur des autres et on est agi par eux), on connaît (on sonde, on cherche des repères, on se fait des cartes, on essaie de rendre visibles des donnés).

Même une liste très sommaire de ces activités nous donne une idée de lʼampleur des activités que les territoires rendent possibles. Cela pose aussi la question de la « capacité » des territoires, à savoir, des limites intrinsèques de ressources, d’extraction, du peuplement, de coexistence.

Les territoires ont été souvent décrits à partir du dispositif du « claim », de la demande à travers laquelle un sujet vise à sʼapproprier d’un espace. Du point de vue des niveaux relationnels que lʼon vient dʼintroduire, on voit bien qu’avec lʼinstauration dʼun territoire, il sʼagit en effet de produire une sorte dʼarticulation, ou bien de jointure, entre certaines qualités et certaines propriétés. A travers cette jointure, un ensemble des qualités peut devenir expressif, en se référant à quelquʼun qui possède effectivement ces qualités. Cette jointure correspond à une visibilisation matérielle à lʼintérieur dʼun milieu, en vue de la définition d’une certaine relation sociale. Les territoires sont donc une façon de gérer la multiplicité des qualités qui se manifestent à chaque seuil de diversité, mais qui nʼont pas encore de propriétaire (on peut penser à des qualités comme la beauté, la fragilité, la lenteur, l’inertie…).

Stricto sensu, les qualités ne peuvent pas être hiérarchisées (contrairement à ce que lʼon cherche de plus en plus à faire à notre époque « qualitométrique », où on lance par exemple des slogans vides tels que « mesurer lʼexcellence »…), mais seulement exprimées, car chaque expression renvoie à un style singulier. En faisant converger des qualités avec des propriétés, ce qui émerge est une signature – ce que Simmel, en se référant au paysage, appelait Stimmung (le genius loci des anciens). Chaque territoire implique donc une telle signature, une signalisation : c’est le témoignage dʼun ensemble des qualités qui deviennent propres à quelquʼun. Les territoires sont donc réclamés dans le sens où ils sont signés, mais dʼune signature qui nʼest pas simplement le phénomène dʼun corps ou dʼun individu biologique.

Lʼexpressivité est souvent perçue comme moment déchirant, démesuré. En fait, lʼexpression peut être aussi bien imaginée comme une espèce de phase expérimentale de la mesure territoriale : mesure mesurante plutôt que mesure mesurée. Car la dimension expressive des territoires est étroitement liée au caractère de contingence de lʼaction : puisque rien ne garantit a priori le succès de lʼaction, lʼessai territorial est toujours expérimental. Lʼexcès et la transgression ne sont donc pas simplement négation de la mesure ; en revanche, ils impliquent un écart, une discontinuité entre mesures, une coupure, suspension ou entre-temps, où, dans une sorte de vertige de possibilités, on se demande radicalement : « Quelle mesure ? Pour qui ? A quel prix ? Et pourquoi ? ».

Dès lors que lʼon considère la composition fonctionnelle et expressive dʼun territoire, on est un peu mieux placé pour reconnaître lʼexistence dʼune véritable « constitution » territoriale. Cʼest cela, effectivement, qui correspond à la signature territoriale. Ainsi, la constitution des territoires relève aussi bien du verbe mesurer que du verbe exprimer. Dʼune part, on essaie de mesurer une composition de plusieurs êtres qui se rencontrent, avec leurs distances critiques, leurs transits, leurs croisements, leurs collaborations : dʼici viennent les techniques de la loi, de lʼadministration, de lʼaménagement, de la gestion et, plus généralement, de toute discipline qui vise à exercer une maîtrise. De lʼautre, on vise à exprimer des qualités, des expériences de voisinage, d’intimité, appartenance, identité, nostalgie et, plus généralement, tout ce qui relève de la question de lʼhabiter : être-dans est toujours déjà être-dans-avec. Lʼexistence de la planète en tant qu’oikoumène y joue alors un rôle fondamental : si le territoire nʼest pas une simple parcelle, il serait toutefois impossible de faire des territoires sans la Terre : respiration, nourriture, évolution, et lʼadmirable travail des bactéries.

Zonalité

De cette double tâche constitutive – tâche de mesure et tâche dʼexpression – découle lʼaspect à la fois extensif et intensif de chaque territoire. Faire un territoire, cʼest tracer ou dessiner une frontière, dans le sens précis de limite. Certainement, la territorialisation est une façon dʼarpenter les lieux, ce qui renvoie à tout un ensemble de pratiques et de technologies de marquage (de la borne au cadastre, au SIG…). Mais il ne faudrait pas oublier que la frontière est toujours précédée par un type de milieu spécial et peut-être n’émerge qu’à partir de celui-ci, à partir d’une « zonalité » plus souple et plus vague. En fait, la notion de zone implique la perception dʼune discontinuité qualitative qui nʼest pas encore parfaitement appropriée : pour beaucoup dʼexpérimentateurs territoriaux – on peut penser par exemple à « lʼespèce de brousse, de no manʼs land, qui sʼétendait entre la zone de fortifications et le champ de courses dʼAuteuil » décrite par Michel Leiris dans son essai Le sacré dans la vie quotidienne, ou bien à la zone – bien différente, mais avec d’incroyables ressemblances – de Stalker (et lʼocéan de Solaris nʼest pas complètement différent) chez Andrej Tarkovskij. Bref, il sʼagit de lʼexpérience de lʼintense.

La zone est douée de seuils, dont on sʼaperçoit, même si lʼon ne sait pas trop bien quand ni où on les franchit. Ce sont des seuils dʼapproche, dʼabordage. Dans les milieux zonaux, on sʼaperçoit dʼune atmosphère tout à fait particulière, presque unique. Parfois, elle est « vectorisée », au sens où elle nous amène en profondeur dans un lieu inconnu, un « lieu = x » où se trouvent les sources souvent mystérieuses qui sont à lʼorigine de la puissance quʼon ressent. Rappelons aussi que le vecteur peut se révéler puissant au point dʼengendrer de véritables « points de non-retour » : des Feux, comme les appela Marguerite Yourcenar, ou, comme chez Shakespeare,  le Chêne du Duc dans Le Songe d’une nuit d’été. Ce aspect ne peut pas être réduit à une simple opération de traçage, mais constitue une véritable apparition, un événement, voire un avènement. Dans cette animation de la terre il nʼy a pas de séparation possible entre construction et découverte : que nous fassions nos territoires, cela nʼempêche pas qu’on les parcourt à l’aventure, quʼon les découvre chaque fois à nouveau. Dans les sciences de police du XVIIIème, il y avait une belle expression : « Il faut sonder le territoire ».

Ni fixité ni fermeture ni continuité spatiale

Suivant cette approche, on peut arriver à constater que ni la fixité, ni la fermeture, ni la continuité spatiale ne peuvent être considérées comme des caractères fondateurs des territoires. Cela pour plusieurs raisons.

Au premier niveau, comme le remarquait déjà très bien André Leroi-Gourhan, « la fréquentation du territoire implique lʼexistence de trajets périodiquement parcourus ». Le territoire est donc une question de parcours, circulations, trajectoires, de mobilités. Se déplacer, se croiser, etc., ce ne sont pas des exceptions, mais plutôt les actes qui donnent consistance au territoire. Les trajets internes à un territoire sont aussi les lignes de coupure qui, potentiellement, vont constituer des nouvelles frontières, des nouvelles visions et formations territoriales.

Au deuxième niveau, quoique la fermeture soit une tendance spatiale diffuse, son aboutissement nʼamène pas à la réalisation la plus parfaite dʼun territoire mais, bien au contraire, à sa destruction. Vers la fin du XVIIIème siècle, Fichte théorisait l’État économique clos, mais si on considère lʼhistoire du capitalisme, on voit que cʼest plutôt lʼoscillation entre ouverture et clôture qui caractérise les territoires économico-politiques, où les politiques protectionnistes et les politiques concurrentielles se succèdent sans répit : les territoires sont des rythmes.

Au troisième niveau, plus radicalement, chaque territoire comporte une mobilité interne. La continuité territoriale nʼest pas nécessairement une continuité spatiale : on considère lʼexemple de la Torah en tant que territoire mobile des juifs. On échappera ainsi au « piège territorial » qui consiste à établir une équivalence entre territoire et localisme. On dirait plutôt quʼau cœur des actes territoriaux il y a des éléments distincts qui sont pris dans un ensemble. Ce qui se joue est une « fixation » spécifique : et, même dans le cas où cette prise nʼest réalisée que pour une courte période de temps – quel est le temps propre dʼune embrassade ? – le territoire peut persister par résonance, par écho de la phrase initiale. La pensée dite « magique » connaît déjà bien cet effet territorial dans la forme de la « loi de contact » ; et, en poussant cette idée, on peut arriver à penser chaque groupe humain en tant que formation territoriale et en tant que production de territorialisations. En tout cas, on nʼa pas affaire à un simple accrochage, ce qui présupposerait la passivité du support, mais plutôt à la mise en résonance réciproque des éléments constitutifs : activation et réactivité sont les véritables composants de la mobilité territoriale intrinsèque.

Nous ne vivons pas à lʼépoque de la fin des territoires, nous vivons plutôt à lʼâge de leur démultiplication. Loin de se contenter de lʼéquation entre territoire et État, la production territoriale contemporaine est techniquement et expressivement diversifiée, morcelée, stratifiée, croisée, parfois dʼune façon excessive, lourde à gérer – territorialisation de foules, retour des foules un siècle après le grand débat sur les foules de la fin du xixe siècle. Pour arriver à une compréhension plus adéquate de nos territoires contemporains et de leurs conséquences sur notre mode dʼexistence, il faudra les sonder en suivant leur enfilade, en décrivant leurs renversements, en captant tous leurs mélanges topologiques.

Surtout, on aura besoin de prendre soin de nos territoires, sur plusieurs échelles et dans des dimensions différentes, ces territoires quʼon a aussi démesurément remplis dans une époque dʼabondance des moyens qui est vraisemblablement terminée. Une territoriologie en tant que science des territoires ne peut que commencer par la constatation que « les territoires vivent » : et la vie des territoires nʼest ni une vie organique ni une vie organisationnelle. Pour comprendre cette vie des territoires nous aurons besoin d’un nouveau vocabulaire…

Bibliographie

BRIGHENTI, A.M., M. KÄRRHOLM, Animated Lands, Lincoln, University of Nebraska Press, 2020. 

CANETTI, E., Le territoire de l’homme, Paris, Albin Michel, 1978.

CHAUVIN, R., LʼÉthologie, Paris, Presses universitaires de France, 1975.

DEBORD, G., « Théorie de la dérive » (1956), Œuvres, Paris, Gallimard, 2006.

LEIRIS, M., « Le sacré dans la vie quotidienne » (1938), in Denis Hollier (dir.), Le Collège de sociologie, 1937-1939, Paris, Gallimard, 1995.

LEROI-GOURHAN, A., Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.

SHAKESPEARE, W., « A Midsummer Nightʼs Dream » (1594), in The Complete Works, Clarendon, Oxford, 1988.

SIMMEL, G., « The Philosophy of Landscape » (1913), Theory, Culture & Society, vol. 24, n.7-8, 2007, p. 20-29.

TARKOVSKIJ, A., Stalker, film, Dom Kino, Moscou, 1979.

WEBER, M., « Politik als Beruf » (1919), Gesammelte Politische Schriften, Tübingen, Mohr, 1988.

YOURCENAR, M., Feux (1936), Paris, Gallimard, 1993.

Contributeur·ices

Édité par Mathieu Watrelot