Ce que nous font les êtres du théâtre
L’analyse d’un spectacle ne consiste plus seulement, dans les études théâtrales actuelles, à interpréter la façon dont sont agencés des signes dans un espace scénique. Elle doit aussi tenir compte de ce que les êtres auxquels un spectacle donne vie font à un public. À autrui comme à soi. S’appuyant sur le principe ethnographique énoncé par Marcel Mauss, selon lequel l’observateur fait toujours partie de l’observation, Jean-Marc Leveratto rappelle que le ou la spécialiste en arts du spectacle est tout aussi bien un.e observateur.ice scientifique qu’un.e spectateur.ice ordinaireJean-Marc Leveratto, « L’exercice du plaisir. Expérience cinématographique et techniques du corps. Ce que nous font les films », FEMIS École Nationale Supérieure Louis Lumière, 2018, Paris, France. ffhal-03601751f. Au sein du laboratoire CREAT (Université de Lorraine) auquel appartient Jean-Marc Leveratto et qu’il a contribué à fonder, théâtre et cinéma sont considérés comme des spectacles.. Les spécialistes en arts de la scène en effet n’échappent pas au pouvoir affectif et sensoriel des spectacles observés, et le plaisir (ou le déplaisir) qui en résulte fait aussi nécessairement partie des matériaux de son interprétation.
C’est de cette attention aux effets du spectacle sur soi, contre la prise en compte dans l’analyse esthétique du seul travail de l’artiste, que le philosophe Étienne Souriau témoignait à l’occasion d’une discussion dans un colloque autour des rapports entre théâtre et collectivité :
Évidemment, si on me présente un univers qui contrarie mes propres convictions préalables, je suis assez bon spectateur pour dire : « Jouez votre pièce, Messieurs, je réserve mon opinion. » Mais si je suis empoigné et si j’arrive à un certain moment, tout simplement, à vivre ça…, eh bien, je me sens sorti de là un peu transformé, transformé à mon corps défendant et avec résistance. Je comprends très bien les gens qui ont pu se trouver convertis à un autre univers par la présence éclatante de cet univers dans une œuvre de théâtre. Il y a un dynamisme propre de l’œuvre qui s’impose à moi. […] Je me demande si le fait trouble qui se passe réellement ne comporte pas, non pas une existence consentie par moi, mais une existence qui s’affirme, qui éclate à l’esprit, que je ne suis pas libre de refuser. J’y ai d’abord consenti sous toutes réserves, mais à la fin, c’est vrai pour moi. Il y a une valeur intrinsèque de l’univers de l’œuvre que, philosophe, je peux appeler une certaine cohérence : c’est plus que ça, c’est une certaine puissance de rayonnementÉtienne Souriau, « Discussion de la présentation d’Henri Gouhier, “De la communion au théâtre” », in Théâtre et collectivité. Communications présentées par André Villiers, Paris, Flammarion, 1953, p. 26. Les passages en gras sont soulignés par moi..
Le spectacle est le lieu d’une mise en relation avec des êtres qui pour certains auraient le pouvoir non pas seulement de nous affecter, mais de nous transformer (de nous convertir même, selon le vocabulaire religieux de Souriau). Mais il arrive parfois qu’apparaissent, avec ces derniers, d’autres êtres, ceux dont le spectacle n’aura pas vraiment programmé la manifestation et qui débordent (pour le dire dans les termes de Grégory Delaplace décrivant la puissance d’agir particulière des fantômesGrégory Delaplace, La voix des fantômes. Quand débordent les morts, Paris, Seuil, 2024.), le seul « univers de l’œuvre ». Ainsi les êtres invisibles de chaque spectacteur.ice, des êtres qui parfois ne demandaient qu’à apparaître un peu plus et que les êtres du spectacle auront convoqués durant la représentation, ou bien des êtres qui apparaissent après coup, dans le rayonnement diffus de la performance, et qui nous re-saisissent de façon imprévue.
C’est de cette triple expérience que peut offrir un spectacle – de plaisir (ou de déplaisir), de mise en relation avec des invisibles (inconnus, lointains ou familiers) et de leur pouvoir de saisissement voire de conversion – que je voudrais parler dans cette chronique et que certaines formes scéniques nous imposent presque de prendre en compte dans l’interprétation.
Un spectacle: Le Réveil de Pippo Delbono.
Vous allez parfois au théâtre sans bien savoir ce que vous allez voir, de façon presque accidentelle, simplement parce qu’on vous a conseillé tel ou tel spectacle, parce qu’on vous a offert une place, voire parce que vous avez eu des places gratuites. Ou bien parce que le nom de l’artiste est connu, que vous cherchez depuis longtemps à le voir mais l’avez manqué pour des raisons contingentes, et qu’il n’y aura que cinq représentations en France de son dernier spectacle : vous vous précipitez alors pour prendre une place, sans trop vous attarder toutefois sur le descriptif car vous craignez de gâcher le plaisir, l’événement de la rencontre, en multipliant, même si vous ne le voulez pas, projections et attentes. C’est ce qui m’est arrivé, quand je décidai d’aller voir le dernier spectacle de Pippo Delbono, Il Risveglio (Le Réveil) au théâtre du Rond-Point à Paris en octobre dernier.
Le spectacle tardait à commencer, et il se trouve que j’étais bizarrement sous l’emprise d’une tristesse irrépressible. J’en reconnus la raison (l’approche d’une date clef, l’anniversaire de la mort d’un être aimé) au moment où les lumières commençaient de s’éteindre.
L’entrée dans un monde auparavant invisible n’est pas toujours de l’ordre du basculement. Parfois le passage du monde réel au monde dramatique se fait sans vertige. Il ressemble bien plutôt alors à une immersion tranquille, qui aura simplement intensifié des affects situés à la surface, à fleur de peau.
Pippo Delbono entre seul sur la scène, joue un peu avec le public en parlant en français, rappelant la proximité entre la France et l’Italie. La simplicité de son arrivée établit d’emblée un contact chaleureux avec le public. Elle me fait l’effet d’un apaisement. Mais de cela je n’avais pas conscience sur le moment : sans doute les deux instances de la chercheuse-spectatrice dialoguent-elles dans l’après de la représentation et redonnent-elles alors forme à l’expérience vécue. Pouvoir rétroactif du spectacle.
C’est d’emblée la mélancolie que suscitait la vidéo d’une chanteuse de variété italienne. Pippo Delbono se moque avec douceur de nous qui, en France, ne la connaissons pas. Seront projetés des fragments vidéo de concert de rock des années 1970, entrecoupés de poèmes écrits et lus par le metteur en scène, papier à la main, et par la musique d’un violoncelle que joue un musicien sur la scène. Tout s’enchaîne sans heurt. L’agencement de ces matériaux hétérogènes repose sur le fil conducteur biographique et surtout sur les affects de son auteur, ainsi que sur la musique de l’instrument à cordes.
Pippo Delbono en vient progressivement à décrire sa rencontre avec Bobo (Vincenzo Cannavacciuolo), un homme analphabète et sourd-muet qui a passé quarante années dans un asile. Cet homme, Bobo, qui a joué dans ses pièces et ses films depuis 1995, est mort en 2019. Pippo Delbono nous apprend qu’il a vécu avec Bobo depuis leur rencontre, et que, si c’est lui qui a fait sortir Bobo de l’asile psychiatrique, c’est aussi lui que cette rencontre en réalité a sauvé. Il raconte une autre rencontre, entre Bobo et la grande chorégraphe Pina Bausch. Une actrice viendra alors danser sur la scène comme Pina, et Pippo imitera Bobo imitant Pina. Le rejeu de la danse de Pina Bausch est le souvenir d’une collaboration théâtrale avec un acteur qui était aussi un compagnon de vie. Ce moment, citation du travail collaboratif entre les trois êtres, rappelle à quel point le théâtre et la vie ici sont liés. Ce sont des histoires personnelles, façonnées par la pratique théâtrale, qui fournissent la matière dramatique. Si la scénographie, avec l’au-delà figuré par le fond de scène abstrait, rappelle celle de Robert Wilson et de Romeo Castellucci, il n’y a rien de spectaculaire ni de grandiose dans ce spectacle qui donne vie, comme malgré lui, au rêve illusionniste, caractéristique du théâtre moderne, de l’authenticité.
Les événements mondiaux viennent faire écho à la perte personnelle. Pippo Delbono évoque l’épidémie de Covid, et résonnent sur la scène, avec la puissance saisissante de la forme onomastique, les noms de l’Ukraine et de la Palestine. Se confondent alors l’intime et le politique, le personnel et le mondial. On ne sait plus qui on pleure. Il n’y a pourtant rien de pathétique dans ce spectacle – mais peut-être étais-je déjà bien trop sous l’emprise du pathos juste avant la représentation pour le voir. Le spectacle agissait comme une consolation. La vidéo des concerts des Who, parmi d’autres groupes de rock, les souvenirs des spectacles de Pina Bausch, la force corporelle et l’aisance de Pippo Delbono, s’ils figurent les restes d’un monde juste avant la transition (avant la conscience de la mutation climatique, avant la guerre, avant l’épidémie, avant la mort de Bobo), réinjectent aussi douceur et joie dans cet espace dramatique endeuillé. Apparaissent aussi les restes du comportement masculin machiste et agressif dénaturalisé depuis le mouvement me too, quand Pippo Delbono, présentant sa troupe, parle du corps des actrices (de celle, par exemple, qui ne fait pas son âge) et met une main aux fesses de l’une d’entre elles. On ne sait pas bien si le metteur en scène joue, s’il s’est oublié, s’il agit ainsi sans vouloir en prendre conscience, s’il s’agit de la mise en scène réflexive d’un comportement dépassé, trop connu dans le milieu du théâtre, et dont on souhaite la disparition, s’il s’agit d’exagérer l’authenticité du spectacle ou de réveiller le public en suscitant chez lui des affects négatifs, pour le sortir de son attendrissement, de son aveuglement. Par sa grossièreté et par la réflexion qu’elle engage sur sa signification et sur ses ressentis (ai-je envie d’oublier ce que je viens de voir, d’y réfléchir ou de me mettre en colère ? dois-je replacer le geste dans le contexte fictionnel du spectacle ?), l’action introduit une étrange secousse dans le continuum de ce qui se constitue progressivement non plus seulement comme un hommage, mais comme une cérémonie funéraire.
On verse en effet sur la scène du sable et on forme des petits talus, sur lesquels on plantera simplement une croix. Les gestes effectués n’ont rien de cérémonieux. Les actions sont exposées en tant que gestes de réparation. L’esthétique de l’intime, caractéristique des formes ultracontemporainesEn témoigne le colloque Petite histoire, grande histoire, organisé par Oriane Maubert et Guillaume Sintès à Strasbourg les 16, 17 et 18 octobre dernier. Le colloque était consacré à l’articulation de l’histoire intime et collective à partir de l’archive et du document., sert à figurer le macrocosme plus large dans lequel la vie personnelle est prise. La forme de vie alternative par le théâtre choisie par Pippo Delbono est rejouée au théâtre. Façon de refaire de celui-ci un lieu de réparation, de réactiver les pouvoirs de libération psychique et corporelle qu’il semble avoir eus pour Pippo Delbono depuis sa rencontre avec Bobo.
RencontresSignalons, sur la puissance de la rencontre, l’ouvrage de Dominiq Jenvrey, L’Effiction. Essai de rencontrologie, Grenoble, UGA Éditions, 2022.
L’immersion dans cet univers de deuil et de joie mêlés était facilitée dans mon cas par l’expérience tout à fait contingente, immédiatement avant le spectacle, des effets de l’absence d’un existant et du désir de consolation. Le théâtre rencontrait simplement la vie. Mais de cet accident naissait une expérience trouble qui me faisait confondre et mettre sur le même plan des entités devenant progressivement indistinctes, ou analogues : qui, qu’est-ce que je finis par pleurer ? Le mort que je pleurais déjà avant la représentation, la mort d’un être dont je viens d’apprendre l’existence et avec lui ces morts à la présence fragile, ces êtres lointains, appartenant au cortège des invisibles qui apparaissent durant la représentation ? On peut aussi bien passer à côté du spectacle, et n’avoir rencontré aucun être de ce théâtre : « Je n’ai pas de mot pour exprimer ce vide. Pourquoi monter un spectacle quand on n’a rien à dire ? », écrit une spectatrice pourtant amatrice du travail du metteur en scène, sur un site de réservationhttps://www.theatreonline.com/Spectacle/Pippo-Delbono-Il-risveglio/86691. Effectivement le spectacle ne dit pas grand-chose. Il consiste à faire exister, par le rejeu d’une rencontre avec un être désormais disparu, des êtres dont la présence est précaire, et qui pourtant continuent de nous saisir.
Quoique le théâtre soit peuplé d’exemples de telles rencontres entre les vivants et les morts, quoique de nombreuses pièces mettent en scène des apparitions et leurs effets cognitifs et sensoriels, un exemple non théâtral (mais quasi théâtralSi l’épopée est chantée par un aède agi par le savoir de la muse, c’est-à-dire à la troisième personne, toutefois le glissement d’une parole directe à une autre, dans les dialogues, se prête par moments à une énonciation de type théâtral. Notons au passage que la tragédie grecque n’est pas née miraculeusement de nulle part mais résulte de l’hybridation de formes poétiques, musicales et gestuelles préexistantes, dont l’épopée homérique, ainsi que l’avait montré John Herington dans Poetry intro drama. Early Tragedy and the Greek Poetic Tradition, Berkeley, University of California Press, 1985.) issu de la poésie grecque illustre de façon saisissante la façon dont la présentification verbale d’un mort peut activer chez l’autre la présence d’autres êtres invisibles (et même, en l’occurrence, modifier les relations intersubjectives).
Dans le chant XXIV de l’Iliade, les divinités amènent Achille à accepter de rencontrer le roi Priam dont il a tué le fils, Hector. Fou de rage après la mort de son ami Patrocle, Achille refusait en effet de restituer le corps d’Hector qu’il outrage en l’attachant à son char pour le faire traîner sur le sol. Apollon interviendra pour limiter la souillure en couvrant le corps d’Hector avec son égide d’or et éviter que sa peau soit arrachéeHomère, Iliade, XXIV, v. 14-21, trad. Pierre Judet de La Combe in Hélène Monsacré (dir.), Tout Homère, Paris, Albin Michel-Belles Lettres, 2019.. Priam, mené par Hermès le messager et conducteur des mortels jusqu’au camp grec, vient près d’Achille et, en position de suppliant, l’implore de lui rendre le cadavre de son fils. La supplication de Priam repose sur l’activation du souvenir du père d’Achille :
Respecte les dieux, Achille, et de moi aie pitié
en te souvenant de ton père. Digne de pitié, je le suis davantage,
et j’ai osé ce que n’a fait aucun des mortels qui vont sur la terre,
tendre la main vers la bouche de l’homme qui a tué ses enfants.
Il dit cela et leva chez Achille le désir de pleurer sur son père.
Lui touchant la main, avec douceur il écarta le vieil homme.
Tous deux se souvenaient, l’un d’Hector tueur d’hommes,
et il pleurait continûment, roulé devant les pieds d’Achille,
tandis qu’Achille pleurait son père, et à d’autres moments aussi
Patrocle. Leurs gémissements s’étaient levés dans la maisonIbid., v. 503-512..
La peine de Priam pleurant son fils défunt devient l’occasion pour Achille de pleurer et son père, vivant mais absent, et Patrocle, définitivement perdu (du moins jusqu’à ce qu’Achille, condamné à mourir malgré sa parenté divine, le retrouve, pourrait-on imaginer, dans l’au-delà infernal). Les négociations seront néanmoins complexes ensuite, une fois le temps des larmes achevé, pour que Priam récupère le corps d’Hector et organise les funérailles qui lui sont dues, car la colère d’Achille n’est jamais loin et Priam lui-même, roi endeuillé, pourrait aussi s’irriter. Les funérailles d’Hector sur lesquelles se clôt le dernier chant de l’Iliade marquent la fin de la colère d’Achille, qui inaugurait le poème.
La présence sur la scène du corps de Pippo Delbono évoquant son ami défunt a aussi le pouvoir de charrier des invisibles, en particulier ces existants particuliers que sont les morts. Comme chez Homère, le rite (ici les gestes et les rites funéraires ou modelés sur les pratiques funéraires) forme, avec la transformation d’affects (le désir de quitter la tristesse comme Priam et comme Achille quitte la colère, de passer de l’affliction au réveil), la matière de la performance théâtrale. À la différence du chant de l’aède, la performance de Pippo Delbono n’est pas représentée dans un contexte rituel, et ne sert pas à instaurer « une relation de réciprocité qui lie ceux qui l’écoutent entre eux et avec les dieuxAinsi que le décrit Manon Brouillet dans le résumé de sa thèse sur les dieux dans les chants homériques : Manon Brouillet, Des chants en partage : l’épopée homérique comme expérience religieuse, thèse de doctorat d’histoire dirigée par Pierre Judet de La Combe, Paris, EHESS, soutenue en 2016.». Mais elle assemble, grâce à la transformation d’un fantôme en personnage scénique, une audience avec des morts.
La transformation du fantôme d’un compagnon de vie et de scène en personnage scénique
Dans une vidéo finale, Bobo apparait en grand sur l’écran, souriant et dansant. Pippo Delbono déjà depuis un moment l’imite. Il continue à reproduire sans les achever tout à fait les gestes de son ami : début du réveil que la performance semble chercher désespérément à produire, mais ce réveil paraît tâtonnant, car les gestes, simplement esquissés, peuvent tout aussi bien être le signe d’un épuisement, d’une difficulté à reprendre le cours de la vie. J’ai beau savoir qu’il s’agissait d’une vidéo, quand j’y repense (ou plutôt quand l’image s’impose à moi), Bobo sort de la surface de l’écran à la façon d’un hologramme pour se déplacer, s’implanter dans le même espace que Pippo Delbono, au-dessus de lui, en plus grand. Sa présence est cristallisée dans une image qu’il faudrait qualifier de revenante, une image mentale capable de flotter dans un espace qui a fini par déborder celui de la scène et me hante désormais, non sans une certaine douceur.
La performance théâtrale érige Bobo en être de théâtre. Elle mythifie un être ordinaire. Elle transforme un invisible en un personnage scénique, dont la présence dessinera les contours de spectres ou actualisera la présence d’autres invisibles. Elle l’instaure sur un autre « plan d’existenceSelon l’expression de David Lapoujade commentant la philosophie esthétique d’Étienne Souriau dans «Étienne Souriau. Une philosophie des existences moindres» in Didier Debaise (dir.), Philosophie des possessions, Dijon, Les presses du réel, 2011, p. 169. », entre le fantôme et le personnage scénique imaginaire – en tant que personnage théâtral de fantôme peut-être. On peut imaginer que les habitué.es des spectacles de Pippo Delbono, qui ont vu Bobo sur la scène et qui ont déjà assisté à la mise en scène de leur rencontre dans d’autres représentations, sont eux-mêmes amené.es à tisser à partir de leurs expériences une nouvelle relation avec cet être rencontré au théâtre à plusieurs reprises, appartenant désormais au grand cortège des invisibles. Il y a peut-être eu transformation des rapports entre cet acteur devenu véritable personnage scénique, embrassant pour ainsi dire son corps dramatique, et une communauté de spectateur.ices.
Construite comme un rituel, la performance s’empare du pouvoir du rite funéraire à transformer un mort en sujetC’est là l’idée que développe Grégory Delaplace dans La voix des fantômes (op. cit.) à propos des dispositifs funéraires, qui feraient des morts des sujets, et dans le sillage de ses travaux de séminaire avec Vincent Gossaert sur les métapersonnes comme sujets, à l’EPHE., ici pour parfaire les traits du personnage scénique que Bobo semblait en fait être déjà devenu de son vivant, jusqu’à lui donner un nouveau mode d’existence, celui de l’être de théâtre, à mi-chemin entre l’être imaginaire et le fantôme, ou bien, pour reprendre les catégories de Bruno Latour, entre l’être de la fiction et l’être de la métamorphoseBruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2013.. Elle nous conduit à rapprocher les expériences de saisissement et de conversion que les êtres de théâtre provoquent, ces expériences que décrivait Souriau cité au début de ces pages, avec les expériences de possession qu’imposent les morts.