« Le queer a-t-il tué le camp ? » voilà une étrange question que me posaient en 2021 les éditeurs de la revue MonstreUne première version de cet article a été originellement rédigée pour un numéro de la revue Monstre qui n’a jamais vu le jour. Je remercie Les temps qui restent de le publier aujourd’hui.. Gardons cette formulation, déplions-la. Elle suppose une opposition violente, mortelle, entre deux stratégies, « le » queer et « le » camp. C’est cette violence de l’opposition qui surprend. Après tout, le camp n’est-il pas une esthétique historiquement liée à certains milieux interlopes, comportements cryptés et mode de lecture queerGeorges Chauncey, Gay New York. Gender, Urban Culture, and the Gay Male World, 1890-1940, New York, Basic Books, 2019 (1994), p. 271sq. ? Comment comprendre, alors, qu’on puisse formuler la question ainsi ?
À lire les spécialistes comme l’historien Georges Chauncey et l’anthropologue Esther Newton, le camp constituait d’abord une stratégie esthético-politique très locale, répondant à une situation sociopolitique spécifique qui est celle de la stigmatisation et du mépris (de soi) auxquels étaient confrontés les hommes gais au début et au milieu du XXe siècle aux États-Unis et en EuropeEsther Newton, Mother camp. Female Impersonators in America, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1979, p. 105.. L’humour acide des spectacles drag dont parle Newton, ou bien les sous-entendus mobilisés par les hommes gais que mentionne Chauncey sont autant de stratégies adaptées à une situation sociale et politique précise. Or, celle-ci a bien changé depuis le milieu du XXe et d’autres stratégies se sont succédées pour faire face au stigmate de la queerness qui n’impliquaient plus le double-entendre, le cryptage et l’agressivité propres à l’humour camp : la revendication d’une fierté gaie, la déconstruction des identités, les alliances queer, la multiplication d’identités de genre et sexuelles alternatives à l’hétérosexualité, ou bien encore les tentatives d’intégration (normalisante) au monde straight. Or, si le camp est une réponse stratégique à une situation sociopolitique donnée, la transformation de cette situation n’implique-t-elle pas le dépassement du camp comme une stratégie désuète et inadaptée ? Si le queer désigne le déplacement vers d’autres stratégies à la fois politiques et esthétiques comme, par exemple, la dénaturalisation et la multiplication des identités de genre et la construction d’alliances qui échappent aux catégories de l’identité, alors le queer pourrait bien être l’héritier parricide du camp.
Pourtant, malgré ces transformations, deux éléments laissent à penser que le camp n’est pas tout à fait caduc.
D’un côté, il ne faudrait pas exagérer l’ampleur des transformations de la situation sociopolitique des hommes gays. Ceux-ci sont encore l’objet de nombreuses violences, et la honte reste un spectre qui plane sur euxCamille Desombre / Matthieu Foucher, « Les gays sont un genre à part et finalement toujours minoritaires au sens politique du terme. », Frustration Magazine, URL : https://www.frustrationmagazine.fr/entretien-militant-gay/.. D’autre part, si la situation sociopolitique des minorités sexuelles a en général sans doute évolué, elle n’en est pas moins chargée de conflits divers, des conflits que l’humour camp pourrait peut-être prendre en charge. L’enjeu actuel des stratégies de résistance contre la normalisation gay, le passage des gays à droite, le racisme dans les milieux queer et l’enjeu de l’articulation entre politiques queer et trans, sont peut-être des tensions où peut venir se placer un camp qui ne soit pas lié seulement aux conflits propres aux hommes gais, mais qui questionne les limites et les impensés de nos milieux queer. J’y reviendrai en évoquant, à la fin de cet article, le travail de la performeuse Naëlle Dariya. Si la stratégie esthético-politique camp n’est pas sclérosée, si elle est capable d’adaptation, alors il faut reprendre la question camp à partir de nos problématiques contemporaines : Quelle est la place du camp dans le contexte de la normalisation gay, des captures nationalistes et capitalistes des subjectivités queer ? Mais aussi, quelle est la place de l’incongruité, de la théâtralité, de l’humour camp dans des politiques queer ? Les politiques fondées sur la reconnaissance de notre vulnérabilité sont-elles incompatibles avec l’usage d’un humour camp parfois agressif et méchant ? Le queer est-il devenu une nouvelle moralité excluant l’immoralité et la destructivité interne au camp ?
Pour répondre à ces questions, je voudrais éviter deux écueils : l’un consisterait à traiter la question sur un plan purement esthétique (celui du sentir), l’autre sur un plan purement stratégique (celui du pouvoir). Queer et camp mobilisent notre capacité à penser les stratégies (de survie) politiques dans leurs rapports aux corps et au sentir, et à penser la manière dont toute esthétique mobilise, relaie, réempuissance (ou, au contraire, épuise et désempuissance) les forces politiques et corporelles. Il faudrait plutôt parler du camp et du queer comme des structurations politiques du sentir et de l’affectivité : ainsi, le camp ne doit-il pas être réduit à une pure esthétique, mais comprend un aspect sociopolitique indéniableJean-Yves Le Talec insiste sur cet aspect socio-politique du camp dans sa critique de Susan Sontag. Voir : Jean Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, La découverte, 2008, p.96sq. ; tandis que la question d’une esthétique queer est posée à nouveaux frais par sa confrontation possible avec le campSur cette question de l’esthétique et de l’art queer, voir par exemple : Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation, Paris, B42, 2019 ; Renate Lorenz, Art queer. Une théorie freak, Paris, B42, 2018. Et puis récemment : Quentin Petit dit Duhal, Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+, Paris, Double Ponctuation, 2024.
Stigmate, vulnérabilité queer et stratégie humoristique
Le problème que je souhaite aborder se pose particulièrement à partir du moment où les représentations, discours et politiques queer se sont réorientées autour de la vulnérabilité et de l’affectivitéIl me semble qu’on peut lier ensemble le « tournant affectif » des théories queer (porté en autres par Eve K. Sedgwick, José Esteban Muñoz, Ann Cvetkovich et Lauren Berlant) et la mise en avant de la notion de vulnérabilité, notamment chez Judith Butler. Il s’agit dans les deux cas d’une tentative de s’affranchir de la domination de la conceptualisation psychanalytique vers la reconnaissance du caractère exposé ou ek-statique des subjectivités corporelles.. Pour les théoriciens queer Sam Bourcier et Jack Halberstam, les théories et milieux queer auraient été l’objet d’une transformation délétère depuis la fin des années 1990, convertissant leur puissance d’agir subversive en une longue plainte triste et épuisante sur la vulnérabilité, les traumatismes et la violence. Du côté théorique, Bourcier voit dans la théorie de la vulnérabilité développée par Judith Butler depuis le début des années 2000Voir, notamment : Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions Amsterdam, 2005. une invitation à « des politiques du disempowerment [qui] dévitalisent le mouvement et les politiques queer en proposant une vision nulle ou victimisante des acteurs minoritaires doublée d’un effacement de leurs ressources micro- ou subculturelles. »Sam Bourcier, Queer zones 3. Identités, culture et politique, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 307. Du côté des milieux queer, Halberstam dénonce « la réémergence d’une rhétorique fondée sur la blessure et le traumatisme qui remodèle toutes les différences sociales en termes d’offenses subies et qui divise les individus d’une même alliance politique selon une échelle de stigmates. »Jack Halberstam, « “Tu me fais violence !” La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », Vacarme, 2015/3 N° 72, p. 32. Son article commence précisément par une référence à l’humour comme enjeu de controverses au sein des milieux queer et dénonce une focalisation outrancière de ceux-ci sur « sur des questions de vocabulaire, d’argot, de représentations satiriques ou ironiques et de sentiments d’avoir été injurié·e ou agressé·e ; des controverses qui ont donné lieu à des débats pas très drôles et ont suscité des velléités d’interdictions, de censure et de changements de nom. »Ibid., p. 29-30. Je souligne.
L’abandon de l’humour comme stratégie et le glissement vers des débats « pas très drôles » sur certaines formes d’humour perçues comme injurieuses (par exemple, l’utilisation du terme « travelo ») sont pour Halberstam le signe d’une transformation dans le rapport à la blessure et au traumatisme. Pour comprendre les transformations du rapport queer à l’humour, et notamment à l’humour camp, il faut en effet prendre en compte la transformation du rapport au stigmate dans la mesure où le camp peut être compris comme une stratégie pour faire avec le stigmate. Concernant la culture camp des années 1920 à New York, et notamment l’humour et la moquerie camp, Georges Chauncey écrit par exemple que « le camp était à la fois un style culturel et une stratégie culturelle, car il aidait les hommes à comprendre, répondre et ébranler les catégories sociales du genre et de la sexualité qui servaient à les marginaliser. »Georges Chauncey, Gay New York, op. cit., p. 290. Parmi ces stratégies, le double-entendre comique était une manière de gérer la double vie entre le monde gay et le monde straight. Si l’humour camp est une stratégie pour faire avec le stigmate, alors il est extrêmement dépendant, à l’intérieur des groupes sociaux, du rapport que les sujets entretiennent avec la blessure, le traumatisme. La focalisation récente des théories et politiques queer sur l’affectivité des corps et la vulnérabilité n’a-t-elle pas tué toute possibilité d’une mobilisation stratégique de l’humour camp ?
D’un côté, si le camp est une esthétique parfois cruelle, une « esthétique de la désaffection »Patrick Mauriès, Second manifeste camp, Paris, Éditions du seuil, 1979, p. 71. et que, de l’autre, le queer a effectivement pris « un tournant affectif » ou « affectiviste » dans son rapport au stigmate, alors on peut dire que le queer et le camp apparaissent aujourd’hui incompatibles. La sur-affectivité queer empêcherait de faire un quelconque usage d’une stratégie esthétique camp qui porte en étendard sa superficialité, son artificialité et sa cruauté. D’un côté, la stratégie esthétique camp consisterait à s’éloigner de l’affect, à le mettre à distance pour le rendre tolérable ; de l’autre, le tournant affectif queer nous inviterait à nous tourner vers l’affect, à nous y plonger et à trouver en lui une force de subversion.
Mais est-il vrai de dire que la superficialité, l’artificialité et la cruauté camp sont désaffectées ? En fait le camp, à travers son humour cruel, sa « désaffection » de surface, et sa volonté d’être au-delà de l’affect ou de se rire de l’affect, peut être pensé comme l’envers de la vulnérabilité. Le camp n’a cessé de proposer des alternatives affectives nouvelles dans le monde straight : le plaisir du double-entendre, le sentiment de puissance que donne le fait d’être en drag, par exemple, sont des affects camp. Le camp peut être pensé comme une stratégie esthétique affective qui insiste sur la jouissance plutôt que sur la vulnérabilité, l’une et l’autre étant deux faces de notre condition d’êtres exposés au mondeIl me semble que c’est précisément cet aspect « jouissif » de l’exposition que la théorie butlerienne de la vulnérabilité a eu tendance à mettre de côté, au profit d’une insistance sur le deuil..
Par exemple, au moment où la vulnérabilité des corps gays s’est manifestée de manière tragique avec l’épidémie de sida, l’humour camp est resté une ressource d’autant plus puissante que les corps étaient exposés à la mort et à la perte. Il en va ainsi, selon Jean-Yves Le Talec, de la stratégie politique de certains groupes comme ACT-UP. Celui-ci considère que la création du triangle rose act-upien constitue une démarche « parfaitement camp en ce qu’elle met en jeu l’incongruité et la théâtralité », notamment « l’incongruité “historique” qui consiste à récupérer un symbole de honte et d’oubli et à l’utiliser comme objet de fierté dans un contexte totalement différent »Jean -Yves Le Talec, Folles de France, op. cit., p. 251.. On peut aussi penser aux stratégies humoristiques déployées autour du sida. Une scène très camp du film musical Zero Patience de John Greyson m’a particulièrement touché. Zero, regardant son sang au microscope, assiste au spectacle de Miss HIV, incarnée par Michael Callen en drag blonde couronnée et robe noire. Tandis qu’elle chante « Raconte l’histoire d’un virus, de l’avidité, de l’ambition et de la fraude ; l’exemple d’une science qui tourne mal. Raconte l’histoire d’amis qui nous manquent, une histoire cruelle et triste », le ridicule contenu dans la scène, qui fait du VIH une drag désuète et sympathique, ne désactive pas l’affect de tristesse, mais le transfigure à travers une sorte de soulagement étrange.
Tendus entre l’horreur et la joie, les affects qui composent la palette des stratégies camp sont ek-statiques : ils font sentir l’exposition des corps ou leur ouverture au dehors, sans la réduire à la vulnérabilité d’un corps qui subit. Perçues ainsi, les stratégies esthétiques camp sont compatibles avec le tournant affectif du queer, parce qu’elles donnent accès à l’envers de la vulnérabilité, c’est-à-dire à l’idée que le corps n’est pas seulement exposé à la destruction et à la mort mais qu’il est également sensible aux affects positifs et empuissançant (et ceci, au cœur même de la destruction).
La moralité queer et la possibilité d’une méchanceté émancipatrice
Si le camp peut être queer, certaines manières de représenter les réalités queer conduisent à ce que la stratégie humoristique camp se trouve étouffée. J’ai déjà évoqué les représentations vulnérabilistes dénoncées par Halberstam qui réduisent les corps queer à la passivité face à la destruction. Mais d’autres types de représentations queer constituent des obstacles pour le développement d’un camp queer, c’est le cas des représentations qui font du queer le domaine de la pureté morale, ce que Travis Edwards appelle la « moralité queer »Travis Edwards, « Morality and Queerness: The emergence of Queer Morality in media », Medium, Septembre 2021, URL : https://adangghost.medium.com/morality-and-queerness-the-emergence-of-queer-morality-in-media-f07826c2600d. L’humour camp permet de questionner tout moralisme queer, et révèle la possibilité d’une éthique queer.
Le camp fut d’abord, au regard des représentations queer, un outil esthético-stratégique de détournement de la censure. La montée des phénomènes de censure aux États-Unis et en Europe de l’Ouest dans les années 1930 a conduit à invisibiliser la représentation de l’homosexualité sous toutes ses formes dans les médias, et notamment dans les films. Le code Hays est paradigmatique de cette époque de backlash. Le principe général (« On ne produira aucun film susceptible de porter atteinte à la morale »), appliqué à la sexualité, interdit la représentation des homosexualités : « On exaltera toujours les liens sacrés du mariage ainsi que de la famille », dit le Code. Dans ce contexte répressif, comme l’explique Le Talec « le langage élaboré du camp, verbal et corporel, et le double entendre fournissent un extraordinaire moyen de contourner toutes ces censures, sur scène et sur les écrans »Jean-Yves Le Talec, Folles de France, op. cit., p. 89.. Dans ce contexte, la stratégie esthétique camp peut être comprise comme un ensemble de codes maîtrisés seulement par les personnes queer et leur permettant de se reconnaître et de se diffuser dans le monde straightGeorges Chauncey, Gay New York, op. cit., p. 288.. Ainsi, le camp permettait de contourner la censure de la morale hétéro.
Or, le contexte est bien différent aujourd’hui. Les interdictions concernant les représentations des homosexualités ont été levées dans la production cinématographique mainstream américaine, et une insistance croissante s’établit à l’égard des représentations positives des personnes queer. Actuellement, notre problème est moins celui de la censure que le problème de la normalisation et de la standardisation des représentations des subjectivités queer. La « moralité queer » est un des phénomènes typiques de cette normalisation. Travis Edwards la définit comme « l’idée que tout ce qui est immédiatement perçu comme queer est “moral” et possède une innocence inhérente ». Dans certaines représentations de la queerness (Edwards prend l’exemple de la série Euphoria), toute ambivalence se trouve effacée pour construire le queer comme bon, bien, gentil, positif. « Queer » devient le nom d’une nouvelle norme morale inquestionnable que devrait viser chaque relation, qu’elle soit amoureuse, amicale ou sexuelle. Par ce mécanisme, toute la violence se trouve magiquement reversée du côté straight, exemptant les milieux et interactions queer de toute critique concernant les mécanismes d’exclusion et de violence qui s’y jouent, notamment en termes de classe et de race. Le queer est alors censé représenter la « réalité » de la sexualité par-delà les fantasmes destructeurs de l’hétéro-patriarcat, le vrai sexe, comme il devrait être : joyeux, épanouissant « baigné dans un excès de calme, de désir euphorique, et de moralité affective. »Travis Edwards, « Morality and Queerness: The emergence of Queer Morality in media », op. cit. Cette prétention de la moralité queer à représenter le réel de la sexualité, et donc l’adhérence supposée entre la représentation et le réel, ne laisse aucune place pour qu’une stratégie camp puisse s’insérer. La moralité queer écrase la représentation sur un premier degré moralisant (queer=bien) qui rend impossible la reconnaissance de l’espace de l’incongruité où se déploie le camp.
Au contraire, le camp suppose un décollement par rapport à l’idée d’une pureté morale. Il naît là où peut s’épanouir une certaine « déviance morale ». Comme l’affirme Esther Newton : « la déviance morale est le lieu de perception de l’incongruité [camp] » tandis que « la déviation des rôles et la manipulation des rôles sont au cœur [de] la théâtralité, seconde propriété du camp. »Esther Newton, Mother Camp, op. cit., p. 207. Ainsi, si le queer se pose comme moralement pur, hors de tout rapport de pouvoir et de toute forme de domination, il est impossible de dégager à partir du queer l’espace de la déviance morale camp, de s’autoriser cette distance avec les normes qui fixent ce qui est bien ou mal. Ainsi, la moralité queer tue la possibilité d’un camp queer.
Alors, pour réouvrir cette possibilité, il faut refaire de la sexualité queer un espace moralement impur parce qu’elle est, comme la sexualité hétérosexuelle, tissée de relations de pouvoir et de domination. Plus largement, il faut aussi se rendre compte de la possibilité d’une méchanceté queer. Les personnes queer et leurs sexualités ne représentent pas une nouvelle norme morale (queer=bien), ni un espace moralement pur et bon qui se trouverait miraculeusement hors du champ des violences. Il n’y a pas d’idéal du queer qui serait une sexualité sans relations de pouvoir. Les théories queer ont insisté sur l’impossibilité de séparer la sexualité et le pouvoir.
L’humour camp, parfois cruel et immoral, permet l’expression de cette méchanceté queer et active les potentialités politiques de critique sociale et de réflexion éthique que contient cette ambivalence morale. L’humour camp peut prendre la forme d’une méchanceté mise au service de la critique sociale et politique, laquelle réouvre la nécessité d’une réflexion éthique et d’un travail normatifÀ propos du travail normatif au sein des milieux queer, voir : Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, Toulouse, Blast, 2023.. C’est en s’extrayant du domaine de la moralité que l’humour camp est politique. Un exemple de cette puissance critique, c’est l’humour mobilisé par la performeuse Naëlle Dariya dans son seule en scène Les cishets à l’anis que j’ai eu la chance de voir lors de la troisième édition du festival Comme nous brûlons en 2019. Dans cette performance, elle incarne une « physio » de club appliquant une politique stricte, bien décrite par ces quelques lignes au début du spectacle :
- (À une personne du public) Bonsoir, je suis désolée, ça va pas être possible ce soir. Passez une bonne soirée !
- Comment ça, pourquoi ? Ah non non non non non non non (en secouant les seins). Bah t’as deux couilles, c’est tellement binaire. Fais-toi greffer un 3e testicule, ça passera la prochaine fois.
- Hey ! Mais je te connais, toi ! T’es trans un jour sur deux il me semble ! Trans le lundi, trans le mercredi, trans le vendredi. Pas de bol c’est jeudi soir ! Reviens demain, bye !!!
- Ah non, non non non non non non non (en secouant les seins de haut en bas) ! Comment ça t’es racisé ? Racisé Polonais 3e génération ? Bah je m’en moque moi, tu ressembles à un blanc, ça ne se verra pas sur mes photos que t’es racisé ! Écoute je te laisse rentrer mais ce soir tu paies plein pot !
On voit que, loin de se représenter dans une posture de « moralité queer », Naëlle Dariya incarne au contraire un personnage moralement ambigu, elle est à la fois agressive, drôle, et redoutée, bref camp. À travers ce personnage, elle suscite un rire « critique » : d’un côté, nous nous reconnaissons et rions de nous ; mais de l’autre, une critique politique (cryptée et ambivalente) perce à travers le rire. La méchanceté camp nous éloigne de l’identification du queer à la bonté et à la moralité et nous permet de saisir la contingence des normes qui structurent nos propres milieux et nos subjectivités. La méchanceté camp en jeu dans le spectacle de Naëlle Dariya suscite un mouvement réflexif de questionnement de nos propres catégories, et ouvre paradoxalement la possibilité d’une réflexion éthique et politique contre les représentations moralisantes. C’est parce que nous pouvons être cruel·les, et que nous en jouissons, que la réflexion éthique queer est possible contre la moralité queer. Le camp permet alors de trouver dans la destructivité des ressources pour repenser et questionner les normes qui persistent dans nos milieux, c’est-à-dire pour réactiver le travail normatif queer.
Mort ou diffractions ?
Au fond, la question de la mort du camp est elle-même une question camp. Comme l’explique Patrick Mauriès dans son Second manifeste camp, c’est « la logique propre du camp que de se dénoncer comme caduc »Patrick Mauriès, Second manifeste camp, op. cit., p. 20.. Il ne cesserait de poser sa propre mort, sa propre caducité, de s’auto-détruire pour renaître ailleurs et sous de nouvelles formes. Mais qu’est-ce qui produit cette dialectique et la haute volatilité du camp ? Si le camp est un outil de critique sociale qui réactive la réflexion éthique, alors il est extrêmement sensible aux transformations des structures socio-politiques. « Stratégie pour une situation », le camp dépend, dans son esthétique même, du jeu des forces dans lequel il cherche à s’insérer. Les transformations de la situation des hommes gays (normalisation, passage à droite, etc.) n’a pas seulement conduit à une transformation du rapport entre camp et identité gay, mais également à un déplacement par lequel le camp vient s’insérer dans des problématiques liées à gestion de l’identité qui ne sont plus seulement celles des hommes gays. Le camp est une pratique qui s’est diffractée en même temps qu’est venue au jour la pluralité des identités et leur complexité.
Il s’est également diffracté parce qu’il devait entrer dans un processus de résistance aux tentatives de captures capitalistes et néo-libérales de son esthétique et de sa sensibilité. Depuis les années 1990, n’ont cessé de se développer des forces de « domestication du camp et d’autres forces queer disruptives »Robert McRuer, Crip Theory. Cultural signs of queerness and disability, New York University Press, 2006, p. 175. dont le camp commercial au cinéma et dans certains programmes de télévision est paradigmatique. Si le camp persiste comme stratégie esthétique de résistance, c’est en se déplaçant lui-même sans cesse. José Esteban Muñoz dans Disidentifications insiste par exemple sur la possibilité non-blanche et féministe du camp en comprenant celui-ci comme une « pratique de désidentification », un « mode de représentation de soi » ou « politique du style », utilisant l’humour pour permettre « d’éviter les scénarii de confrontation directe avec des idéologies phobiques et réactionnaires »José Esteban Muñoz, Disidentifications. Queers of Color and the Performance of Politics, Minneapolis & London, University of Minnesota Press, 1999, p. 119.. À travers les exemples de Ela Troyano et Carmelita Tropicana, Muñoz insiste alors sur la possibilité d’un camp qui ne soit pas associé seulement aux hommes gays blancs, mais un camp féministe et un camp cubain. La destructivité camp dont nous parlions est réinterprétée dans une conception affective du camp comme « pratique de respiration au sein de situations anciennes », « pratiques de suture de différentes vies, de réanimation, à travers la répétition dans la différence ». Une stratégie bien loin de la désaffection et qui produit des effets « d’affirmation communautaire et identitaire »Ibid., p. 128..
Les performances moralement ambivalentes de Naëlle Dariya incarnent aussi cette pratique de l’humour camp comme désidentification. D’un côté, la situation (la porte d’un club) et les catégories mobilisées (trans, racisé, binaire, etc.) produisent des effets de reconnaissance, des bribes identificatoires, pour toute personne ayant traversé les espaces des nuits queer. D’un autre côté, la mobilisation franche et directe de ces catégories, ainsi que la démonstration de leur contingence et de leur précarité, produit un effet de désidentification critique et humoristique. Ici, les catégories à travers lesquelles nous nous pensons n’apparaissent plus comme des catégories « justes », adaptées, mais comme des catégories qui servent à exclure, à faire le tri. Plus tard dans la performance, la performeuse/physio explique par exemple le principe de son calcul pour déterminer qui peut rentrer ou pas dans le club. Juste après, arrive un homme cis qui n’entre que parce qu’il connait AnnieOn peut supposer qu’il s’agit d’une référence humoristique à Anne-Claire ou « Dactylo », Dj et organisatrice de soirées queer importantes à Paris, notamment la Flash Cocotte et La trou aux biches. , la patronne du lieu :
Mais parfois c’est hyper compliqué à évaluer. Exemple, Arno et Momo sont dans un bateau, qui tombe à l’eau ? Bah en fait, comme Momo est arabe, il a + 4 points. Arno est homo = + 4 points mais comme il vient du 16e, on lui retire 6 points. Du coup Momo reste sur le canot et Arno tombe à l’eau. Tu comprends mieux le concept ? Allez vas t’amuser ma poule, passe une bonne soirée !
- Salut, ah non non non non non non non non. Non tu ne rentres pas je te dis. T’es un mec 666, t’es le diable incarné. Les guerres c’est de ta faute ! Les viols c’est toi aussi. La mauvaise météo du jour, c’est toi ! Le réchauffement climatique c’est toi ! Mon brushing raté, c’est toi aussi ! Vous êtes responsable de tous les maux du monde ! Comment ça tu connais Annie ? Annie, la patronne ? hannnn, sur la tête de mère je vais la dénoncer. Donc comme ça, Annie aime les cishets… Bah si tu copines avec la patronne je vais être obligée de te faire rentrer.
La hiérarchie des oppressions prise comme principe de jugement, la même que dénonçait Halberstam, est ici ridiculisée et s’écroule totalement devant une simple référence à l’amitié ou au copinage avec la personne qui possède le pouvoir dans cet espace, la patronne Annie. Ainsi, l’humour cruel de Naëlle Dariya produit une critique des processus de normalisation et de moralisation au sein des milieux queer : il ne s’agit pas d’une critique de l’intersectionnalité en tant qu’épistémologie qui permet d’approcher la logique des oppressions. Il s’agit de critiquer la rigidification d’un principe épistémologique légitime en une règle sociale hiérarchisante, excluante et surtout hypocrite. Car ces processus censés protéger les personnes les plus précarisés au sein de nos milieux laissent en fait intacts les passe-droits et la structure de pouvoir qui les rend possibles.
Le camp de Naëlle Dariya ne vient donc pas s’insérer au niveau du rapport de l’identité gay blanche avec le stigmate, mais elle prend en charge d’autres problématiques queer qui concernent l’identité et l’oppression. À partir de cet exemple, on peut suggérer que le camp, alors que se transformaient les conditions de vie queer et que se développaient les phénomènes de normalisation gay, n’a été tué ni par le « tournant affectif » ni par un quelconque moralisme queer, mais qu’il s’est diffracté pour s’insérer dans les interstices problématiques liées à d’autres identités et d’autres expériences. En vertu de la nature esthétique-stratégique du camp, ce déplacement politique conduit nécessairement à un déplacement esthétique ; d’où une certaine illisibilité de certaines formes de camp au prisme de ce qu’il était et l’illusion d’optique selon laquelle il serait mort.