Le divertissement est-il un plaisir coupable ? Y a-t-il une contradiction entre être très engagé politiquement et adorer des produits culturels a priori totalement étrangers à cet engagement, voire qui véhiculent des valeurs contraires aux nôtres ? Si c’est le cas, je dois avoir une sacrée couche de faute à expier, vu les heures que je passe à regarder des vidéos sur internet depuis au moins 10 ans !
Mais Benjamin Patinaud, lui, est catégorique : il n’y a pas de mal à aimer ce qu’on aime. C’est tout le sens de la chaîne YouTube qu’il produit depuis 2015, en collaboration avec Kate (alias « La Petite voix ») : Bolchegeek. Sur cette chaîne, il analyse des phénomènes de culture populaire au filtre d’auteurs et de théories de gauche – et parfois aussi l’inverse… Mais pas besoin d’une intro de quinze lignes pour comprendre ça : il suffit de capter le nom de la chaîne, non ? Et ce nom correspond bien au contenu de la chaîne : ça cite du Gandalf et du Rabelais avec le même aplomb, ça fait résonner Gramsci avec le gameplay de Darkest Dungeon, ça imagine un Hollywood communiste, etc.
Par contre, autant vous prévenir tout de suite, et sur ce point Benjamin est tout aussi catégorique, l’idée n’est pas de tirer ces contenus vers la gauche, pour faire croire qu’ils seraient en fait et au fond de notre bord. Aimer quelque chose juste parce qu’on est d’accord ou que ça nous donne raison, c’est pas son truc. Pas son truc non plus de dire que quelque chose est de gauche pour justifier de s’y intéresser. Ce qui n’empêche pas d’essayer de comprendre les choses au travers de filtres eux-mêmes de gauche – bien au contraire !
Pour lui, l’analyse marxiste et les théories de gauche sont des manières de comprendre le monde, de le penser, de se l’approprier peut-être. Ça reste une démarche matérialiste plus qu’idéaliste. Il y a des choses qu’on aime parce que ça fait partie de notre culture, et on va faire l’effort de les penser à travers des grilles de lectures que nous propose la pensée de gauche parce qu’on les croit pertinentes – ni plus, ni moins.
Je crois que la grande force de cette démarche, c’est de réussir à faire jaillir un sous-texte politique dans un produit culturel, alors que ses producteurs n’en ont pas conscience eux-mêmes (voire, peut-être, le renieraient). C’est aussi une occasion de créer des échos entre des choses qui n’avaient a priori pas été pensées pour résonner ensemble et pourraient même sembler contradictoires. Expliquer le contrat social et la théorie de la monnaie avec, d’un côté, Graeber, Friot et John Wick, et, de l’autre, une série de films bagarre-boum-boum assez musclés et très premier degré, avouez que c’est audacieux, a priori.
La chaîne crée des liens entre un contenu culturel auquel on est plus ou moins obligé d’être confronté, parce que sa diffusion est massive et le plus souvent mondialisée, et une culture de gauche qui a forcément du mal à se faire une place dans ce monde (puisqu’elle lui résiste). Pourtant, on ne va pas se mentir : tout militant anticapitaliste radical qu’on soit, on a forcément, un jour, vu un blockbuster, écouté le disque d’une major, regardé un match de coupe du monde de foot ou de e-sport, pensé offrir un cadeau à sa moitié le 14 février… et aimé ça ! La culture populaire est en grande partie une culture de masse, de nature industrielle, qui, qu’on le veuille ou non, et quelle que soit la relation qu’on entretient avec elle, fonde un imaginaire collectif, un monde commun auquel on appartient. Voilà pourquoi je trouve particulièrement intéressant, dans le travail de Bolchegeek, l’effort pour réunir des affects politiques et des affects esthétiques qui ont plutôt tendance à se faire la gueule mutuellement.
Le tout est d’ailleurs réalisé dans un format lui-même divertissant. La pensée politique, et parfois scientifique, donne pour ainsi dire la substance de l’analyse, mais le ton et la forme sont très peu académiques. C’est pas parce qu’on pense politique, voire théorique, qu’on doit rester très sérieux, pour ne pas dire un peu chiant… On peut très bien dire des trucs profonds avec un minimum de complexité et de décomplexion à la fois ! Ici pas de théorie théoricienne, mais une lecture personnelle, et même affective, de phénomènes culturels populaires de masse.
Vaste programme, donc, pour une chaîne aux plus de 165K abonnés – et aussi pour cet article, il faut bien l’avouer ! Parce que, mine de rien, ça en fait des choses à redécortiquer : pas moins de 66 vidéos ont été postées sur la chaine, d’une durée allant de quelques minutes à 2 heures. Sans compter toutes celles produites désormais tous les mois dans la chronique POPulaire pour le journal L’Humanité, dont Benjamin Patinaud est devenu collaborateur régulier depuis septembre 2022, et les chroniques « Copor.ate » qu’il s’est mis à animer pour Blast avec le Fils de Pub depuis le mois de novembre 2024.
Je m’appuierai non seulement sur mes connaissances de spectateur assidu de la chaîne, mais aussi sur un petit entretien passé avec Benjamin (car, oui, à partir de maintenant ce sera « Benjamin » : nom-plus-nom-de-famille ça risque de finir par faire lourd, vu le nombre de fois que je le mentionne), pour essayer de vous proposer ici analyses, synthèses, ouvertures, perspectives… tout ce qu’on attend d’un article brillant dans une revue sérieuse, pas vrai ? Mais notez, avant qu’on commence, que les réflexions qui suivent résultent d’un joyeux mashup entre les idées de Benjamin et l’interprétation que j’en ai faites avant et après notre entretien. Ce sera peut-être un peu le bazar pour savoir qui pense quoi et d’où viennent les idées, mais, avec un peu de chance, ça inspirera quelques lectrices, qui pourront se les réapproprier à leur tour. Et c’est ce qui compte vraiment, non ?
Ah oui, je dois vous dire aussi: vous l’avez peut-être remarqué, mais je me genre moi-même et genre les collectifs humains dont je parle, selon une règle simple, mais qu’il faut retenir : quand le substantif dont le terme est dérivé est féminin (par exemple « la lecture »), je mets le terme dérivé au féminin (« les lectrices »); quand il est au masculin (« spectacle »), je le mets au masculin (« spectateur »), sauf si bien sûr il y a de bonnes raisons de maintenir le féminin (par exemple si je ne parle que d’une personne qui regarde un spectacle et que je sais que cette personne se genre elle-même au féminin). Mais vous verrez, on s’y fait vite. Allez on y va?
Au commencement…
En me replongeant dans ce contenu, que je suis presque depuis ses débuts, je me suis dit que la chaîne avait fait un sacré petit bonhomme de chemin. Commençons par tracer un bref historique, afin de planter le décor. Quand j’ai commencé à regarder, il y a une petite dizaine d’années, il y avait plein de pastiches. Ferdinand de Chaussure nous apprenait des mots, interprété par une authentique chaussure du pied gauche.
On se retrouvait dans une cave, pistolets à eau pour faire les guns, fondu au noir au moment où la bagarre se lance en son off, parce qu’on ne peut décemment pas la filmer telle quelle pour sauvegarder la subtilité de la mise en scène… et puis non zut on va quand même la filmer parce qu’on va pas se priver d’une bonne scène de bagarre !
C’était cheapos, à une époque où, il faut quand même le dire, pas mal de contenus, même beaucoup plus connus, faisaient aussi assez bricolés. C’était l’époque où YouTube était encore assez imprégné de productions vernaculairesG. HERNANDEZ LOPEZ, « Du vernaculaire comme genre cinématographique », Interface, no 44, p. 125 144, 2020., où on barbotait allègrement dans des formats semi-amateurs, voire amateurs tout court, et quand les gens lançaient une chaîne, très peu avaient vraiment l’idée d’en faire un métier d’ici la fin de l’année. Malgré le manque de moyens, et même grâce à lui, il y avait déjà dans tout ça quelque chose pour moi d’attachant. Ce sincère intérêt pour des produits culturels enfantin…
… ou pour des esthétiques de masculinité abusives.
Les thématiques et les problématiques perdurent, mais si vous ne regardez que les vidéos récentes, vous retrouverez très peu des éléments de mise en scène qui, à l’époque, faisaient pour moi la patte de cette chaîne.
Le format change parce que le Web change, me dit Benjamin. On ne retrouve plus aujourd’hui les mêmes formes d’écritures que celles qui étaient en usage à l’époque. Par exemple, les interlocuteurs hors-champ, auxquels s’adressent les vidéastes, disparaissent, après avoir été ce qui se faisait de mieux en termes de narration et de mise en scène. De fait, à l’époque, La Petite Voix, interprétée par Kate, était un personnage récurrent, central même, qui donnait la réplique à Benjamin avec de vraies interactions, avant qu’il adopte la forme du monologue plus conforme à l’époque où nous nous trouvons. Maintenant La Petite Voix n’est plus vraiment un personnage, elle n’est plus nommée et ne s’adresse plus qu’aux spectateurs lorsqu’elle lit des citations.
Le genre de dialogues qu’elle et Benjamin entretenait était de fait une forme d’écriture très présente et utilisée par plusieurs chaines qui restent encore des classiques de l’époque, comme Karim Debbach, maintenant un peu désuète et sous représentée.
La chaîne est aussi prise dans un mouvement plus général de « dévernacularisation » de YouTube G. HERNANDEZ LOPEZ, op.cit.. Les contenus profondément amateurs laissent de plus en plus de place à de formats plus pensés et mieux produits, l’activité de production de vidéo pour YouTube se professionnalisant et se structurant de plus en plus.
Dans le même temps, le Web suscite une demande orientée désormais spécifiquement vers certains formats. Il y a eu l’explosion de la vulgarisation, chacune y allant de son champ scientifique de prédilection pour partager en vidéo sa passion et ses connaissances. Moi d’ailleurs, avec mon parcours plutôt artistique, j’ai plongé grâce à cette mode dans des disciplines qui me fascinaient depuis l’enfance, mais dont ma scolarité m’avait éloigné : mathématiques (Micmaths), physique (Epenser1), ou même linguistique (Linguisticae)…
Et pour les disciplines plus artistiques, politiques ou créatives, on a vu le paysage passer globalement de la review vers l‘essai, passage déjà en germe dans certaines émissions plus anciennesOn peut citer Chroma, une des séries d’émission cinéma les plus emblématiques du YouTube français, et qui, encore aujourd’hui, plus de 8 ans après sa sortie, continue à faire de nombreuses vues et fait même l’objet de reuploads par des utilisateurs de YouTube fans de l’émission.. Mais vous avez peut-être besoin que je vous précise un peu le sens de ces termes ? Alors voici. Dans un format review, il s’agit de diffuser un contenu, par extrait ou dans son ensemble, et de le commenter sur un mode de critique assez classique. Beaucoup d’émissions de cinéma, par exemple, empruntaient à l’époque à ce format (citons entre tant d’autres le Fossoyeur du film). Le format essai, quant à lui, relève plus du développement d’une thèse problématisée qui dépasse la plupart du temps les objets sur lesquels elle s’appuie. Il se base sur un texte argumentatif, qui prend pour support souvent plusieurs objets ou fragments d’objets qui servent d’arguments ou d’illustration mais ne sont ni exposés dans leur globalité, ni critiqués pour eux-mêmes. Le face cam est emblématique de ce genre, et se suffit souvent à lui même. De fait il n’y a pas toujours d’images additionnelles ou alors de manière assez résiduelle. L’essai reprend finalement un format assez classique dans le monde de l’écrit, mais qui, en passant sur une plateforme comme YouTube, s’adapte à un autre mode de production et de réception : il acquiert des propriétés particulières et se modifie du fait des différences de médium (de l’écriture à la vidéo), du mode de diffusion (confidentiel ou massif), ou des hiérarchies de style, les vidéos YouTube relevant plutôt d’un sous-genre culturel, doté de ses propres codes.
Cette évolution très rapide continue. Benjamin me dit que, peut-être, d’ici quelque temps, le public ne suivra plus ce qu’ils font sur Bolchegeek, que les gens se mettront à aimer autre chose, que la chaîne devra soit se transformer, soit passer de mode. C’est la loi du Web.
L’époque classique de Bolchegeek : essai filmique, found footage et plaisir de l’image
Un jour précis, la chaîne est passée d’une petite communauté sympa de quelques milliers de spectateurs réguliers, à une, voire plusieurs centaines de milliers de vues à chaque publication. Ce jour est le 28 février 2019. Ce jour-là, Bolchegeek partage une vidéo sur Miyazaki qui connaît un succès inattendu et instantané.
Cet épisode vient interroger le regard français sur le manga et la hiérarchie qu’on y fait entre le bon grain de l’auteur, l’artiste incontesté Miyazaki, et l’ivraie des japoniaiseries. Il rappelle que papi Mymy est bien moins innocent qu’on voudrait que le soient nos enfants, et tient a priori plus du stakhanoviste bolchevik au couteau entre les dents que du gentil père castor.
La vidéo traite du regard occidental un peu béat et exotisant sur ces productions, qui pousse à juger les produits culturels japonais au filtre de la relation qu’ils sont supposés entretenir à Miyazaki…
… et de la façon dont il peut être employé comme outil de distinction social. Elle aborde aussi la vision de la modernité de l’auteur, entre désespoir écologique, menant à une forme de misanthropie, et amour de la technique et des solidarités non seulement des humains entre eux mais aussi avec les êtres qui composent leur monde. Mais surtout elle propose d’aborder de manière résolument matérialiste le travail de Miyazaki.
On y parle de ses modes de production, des conditions matérielles d’existence de ses films, de la dimension artisanale que défend Ghibli, studio fondé à la suite d’une grève dans les grands studios de son époque, et son désir de rendre de l’autonomie et des conditions de travail acceptables aux travailleurs, dans une entreprise menée par et pour les créateurs, avec tout un héritage marxiste. Et de conclure en appelant non pas à reproduire la recette bêtement, mais à s’en inspirer pour imaginer un cinéma autre mais tout aussi riche.
Le succès de la vidéo pourrait tenir à une plaisante facétie de l’algorithme, qui aurait aléatoirement valorisé cette vidéo auprès du public.
Le duo qui tient la chaîne mettra plusieurs mois à ressortir une vidéo du même format (ce qui, de son propre aveu, est la pire chose à faire quand on cherche un tant soit peu de succès). Mais il le fait quand même : ce sera « Le Syndrome Magnéto», et ce sera un énorme succès, confirmant le changement d’échelle de diffusion de la chaîne.
L’idée phare de la vidéo est que les méchants de l’histoire le sont bien souvent plus en raison de leur radicalité politique et des moyens d’action qu’ils mobilisent, que parce qu’ils ont de mauvaises raisons de faire ce qu’ils font. Ils ouvrent par là tout un espace de représentation à des idéologies qui complique la classique structure manichéenne qu’on peut prêter à ces films et permettent de multiplier les possibilités d’identification au sein d’un récit (plutôt que de produire une bonne vieille catharsis en les punissant par exemple).
La vidéo est encore un succès. Sa thèse est si emblématique qu’elle deviendra d’ailleurs celle d’un livre que Benjamin fait éditer au Diable VauvertB. PATINAUD, Le Syndrôme Magnéto, Vauvert, Le Diable Vauvert, 2023.. C’est celle qui est le plus souvent associée à son travail, d’ailleurs si vous avez entendu parlé de Bolchegeek avant de lire cet article, c’est sûrement à travers l’exposition de cette thèse.
À l’époque, l’essai commence déjà à se structurer en tant que genre aux Etats-UnisPour citer un des seuls exemples que je connaisse, vous pouvez vous rapporter à la chaine de ContraPoints. Il y a en a certainement des centaines d’autres… Désolée, je suis très nulle en YouTube US…. Mais, pour la petite équipe de Bolchegeek, le fait qu’il existe une catégorie qui permette de définir ses vidéos est encore loin d’être une évidence. C’est vrai que je l’ai moi-même entendu assez tard revendiquer son appartenance à ce genre, et, sur le coup, ça m’avait frappé d’évidence. Je connais très mal le YouTube US, alors je n’avais pas trop vu venir le concept. Je n’y avais pas vraiment pensé auparavant. Mais le mot « essai » correspondait parfaitement aux vidéos de Bolchegeek. Quand je parlais de la chaîne à des personnes qui ne la connaissaient pas, je me contentais de dire que « c’était pas vraiment de la vulgarisation ». Benjamin souligne que, désormais, la plupart des personnes commencent leur activité de vidéaste en connaissant le genre qu’elles veulent produire et en maîtrisant les codes, justement parce qu’il y a des précédents, et que, depuis, on a réussi à définir des genres. Eux non. La chaîne a tâtonné. Le format essai, ils l’ont capté en voyant ce qui se faisait de semblable à leur contenu par ailleurs. En gros tout s’est théorisé a posteriori, d’où aussi peut être une évolution de la chaîne un peu erratique.
Le format de Bolchegeek reste quand même assez expérimental dans son genre, avec cet effet mashup de plein de sources, contenus, images… Ce côté mashup est d’ailleurs un des fils rouges de la chaîne, avec, dès les premières vidéos, des titres comme Princesses Disney, Féminisme et T-Rex (d’ailleurs, la première que j’ai vue, je crois), ou Bas Ass, Violence et Doudous. Faire se croiser des références, c’est vraiment la patte de Bolchegeek, à mes yeux : ça traduit l’idée qu’on est à l’intersection de cultures diverses, contradictoires, foisonnantes… que chacun de nous est ce point de croisement, ce nœud entre plein d’images, de sons, d’histoires, de mots, d’idées… Cette démarche reste très présente dans les sujets du format devenu classique pour la chaîne, entre théorie, références culturelles plus ou moins légitimes, et mélange des niveaux de langage :
Je vous ai déjà cité : Gramsci et Darkest Dungeon …
… mais aussi expliquer le GTA RPZ par le théâtre d’impro …
… ou encore … mais je ne vais pas vous faire la liste de toutes les vidéos ! C’est le concept général de la chaîne, vous l’avez compris .
Des répliques de films, des slogans publicitaires, des bouts de sketchs, bref des contenus qu’on connaît plus ou moins par cœur : si la démonstration fait sens, bien souvent, c’est parce qu’elle parle de choses qu’on connaît. Ce mashup permet de mettre en perspective les contenus au moyen d’autres contenus. Cela tient à ce qu’on s’appuie sur des tropes, qui apparaissent à la fois dans les objets de réflexion et dans les outils argumentatifs qu’on utilise au sein de la démonstration. La multiplication des images, des références, fait prendre conscience assez facilement du fait que chaque mini-séquence est une variation sur une idée, un motif, un trope : même si, a priori, une pub, un sketch français des années 90 ou une conférence, semblent avoir peu de liens, ils s’appuient en fait sur la même idée vague, par exemple celle de « méchant », qui les connecte.
Ces tropes sont précisément ce que les vidéos s’appliquent à mettre en évidence dans les contenus. L’écriture audiovisuelle du montage permet de construire ce type de rapport aux matériaux travaillés, dans lesquels ce sont les matériaux eux-mêmes qui se rendent intelligible. C’est sans doute parce qu’elle a perçu la richesse de cette démarche, que l’équipe qui fait Bolchegeek a progressivement abandonné les trucs très expérimentaux, style gosses mal grandis qui s’amusent entre potes à reproduire les trucs qu’on adore avec les moyens du bord…
… au profit de la citation par le remontage, avec une écriture visuelle finalement plus proche du found footage un peu barré que de la mise en scène pastiche. Les vidéos s’appuient maintenant plus sur un montage précis et foisonnant de plein de matériaux qu’elles font se croiser, que sur la reproduction amateur de ces séquences.
C’est une des raisons qui fait que Bolchegeek reste une des rares chaînes que j’aime vraiment regarder. Et quand je dis regarder, c’est par opposition à écouter. Parce que des vidéos, j’en dévore encore quotidiennement, de toutes sortes, avec grand plaisir. Mais dans les contenus qui me passionnent en ce moment, la plupart se consomment sur le téléphone en mode radio, sur un trajet, en faisant à manger, ou de la couture un peu précise. La dimension visuelle, même si elle peut avoir son intérêt – par exemple pour incarner la personne qui parle, ou comme support d’un commentaire (principe des fameuse « reviews ») – n’est pas toujours le point fort de certaines vidéos, au sens où elle ne participe pas vraiment au sens véhiculé. Sur Bolchegeek, si. Il y a plein de détails visuels, d’extraits de films, de BD, de jeux, de pubs… Ce sont des illustrations qui soutiennent le propos de la vidéo, certes, mais pas seulement : ils fonctionnent aussi comme support d’analyses, ils font avancer le propos, y donnent un contrepoint, voire le mettent en perspective en nous rappelant que ce qu’on écoute a déjà été dit, pensé ou éprouvé différemment, ailleurs, selon un autre agencement. Ça me fait penser à ces BD situationnistes, qui lançaient des appels à la révolution en utilisant des planches qui avaient été produites en masse sans aucun rapport véritable avec le propos politique, mais qui devenaient des véhicules d’affects pour un message qui en était lui-même bien chargé, malgré sa lourdeur théorique. Pour moi une des meilleurs adaptation cinéma de ce concept reste l’incontournable Grand Détournement (https://www.youtube.com/watch?v=l44WKAtZLjI&t=3s), largement cité par Bolchegeek.
Dans le cas des situ, il y avait un enjeu propagandiste un peu plus bourrin, mais ça crée le même effet de reconnaissance, de mise en résonance, et ça fait percuter qu’il y a moins de contradiction, plus de continuité entre les choses qu’on ne le croit.
Et puis, c’est de la matière quoi, pas seulement des abstractions ! On voit des choses, elles sont montées, y a du rythme, des personnages, des couleurs… bref, c’est filmique ! Ce found footage foutraque, très attrayant, permet de regoûter du bout des lèvres aux plaisirs que procurent les œuvres citées. Il y a tous ces produits des mass média auxquels on a été confronté, dont on est imprégné… c’est un avantage de travailler avec ce genre d’objets : ce qu’on en montre est presque automatiquement stylé et accueillant. Les références des mass médias, on les a tellement entendues et vues, que quand on les retrouve même des dizaines d’années plus tard, elles nous font un effet d’évidence, sur lequel l’écriture de Bolchegeek joue avec beaucoup d’adresse, pour construire son efficacité argumentative tout en restant attachant.
Pour une cinéphile, parfois un peu paresseuse comme moi, il y a quelque chose de très réconfortant à pouvoir retrouver les sensations des images que je connais bien, et de les voir mises en regard de plein d’autres que je ne connaissais pas et qui me donnent envie d’aller creuser. J’ai découvert sur la chaîne plusieurs films qui sont devenus désormais mes films préférés. En tête de liste : Flesh and Blood, que j’ai découvert à travers l’épisode de novembre 2020, Le Meilleur film médiéval de tous les temps.
Flesh and Blood, c’est le premier film que Verhoven a réalisé aux États-Unis, où tu te demandes s’il avait vraiment compris le concept d’Hollywood, et surtout qui a accepté de financer un truc aussi border, en se disant que ça valait la peine de faire traverser l’Atlantique à ce réalisateur… Je vous jure : ce film est une hérésie au royaume du manichéisme et de la bonne morale qu’est Hollywood, un truc où tu regardes des gens se refiler la peste et se violer collectivement et tu es censé ressentir la même affection pour les personnages que ce à quoi le spectacle hollywoodien t’a habitué. Je l’ai littéralement regardé en boucle (deux fois d’un coup le premier jour, puis tous les jours pendant trois quatre jours, et maintenant 2-3 fois par an pour me maintenir, pire que la posologie d’un traitement de fond en magnésium et vitamine B6). Regardez donc d’abord la vidéo de Bolchegeek, puis le film de Verhoeven, ou l’inverse – et je serai content, parce que moi aussi j’aurai partagé mon goût pour une œuvre en parlant de l’art qu’a une personne de partager son goût pour des œuvres ! Non et puis regardez la vidéo de Bolchegeek vraiment, lsurtout si vous vous intéressez rapport entre réalisme historique et cinéma, entre science et imaginaire et les dynamiques qui peuvent exister entre disciplines artistiques et recherche.
En tout cas, vous aurez compris : Bolchegeek fait voir des choses en en montrant d’autres. Alors, quand je regarde des vidéos de la chaîne, je lâche mes collages, tissages ou tâches ménagères, je m’assoie confortablement avec mon tricot (je tricote sans regarder mes mains, alors ça va), un goûter et si possible une amie qui suit la chaîne aussi, pour en discuter juste après ou sortir aléatoirement pendant le visionnage des « Mmmh ah oui » ou des « Ah je connaissais pas… » « Non ! tu connaissais pas ça ? Mais t’as raté ta vie! », etc. C’est un peu un vrai moment « film le dimanche ». Quand les épisodes sont un peu courts, et que j’ai du temps devant moi, par nostalgie, j’avoue, j’en re-regarde parfois un autre, du bon vieux temps. Parce qu’à force de suivre la chaîne, ses vidéos deviennent un peu comme les objets culturels dont elle parle : des souvenirs à la fois agréables et qu’on a envie de remettre en perspective à partir de l’endroit où on est quelques années plus tard. Revoir les choses au prisme de ce qu’elles nous ont appris et de ce qu’on en a digéré entretemps, confronter les souvenirs qu’on en a à ce qu’on en comprend aujourd’hui et avec toutes ces autres choses vues, lues, comprises depuis. Le mashup continue… dans ta tête !
La rançon de la gloire : travailler à plusieurs pour en faire plus (et mieux)
En même temps qu’émerge la conscience du genre auquel les vidéos qu’ils produisent se rattachent, émerge, me dit Benjamin, la prise de conscience de l’importance de construire une ligne éditoriale. Réussir à s’imposer une rigueur dans le format et dans la qualité de production et d’écriture, demande finalement plus de travail. Le format se stabilise et se construit nettement, la chaîne passe d’un hobby à une activité professionnelle à temps partiel, puis à temps plein. Kate, qui s’est prise au jeu à force d’incarner La Petite voix, ce personnage invisible devenu voix de livres cités, l’accompagne dans l’aventure en assurant la production. Coup de chance, elle est administratrice de formation et se déplace de plus en plus vers la production vidéo et particulièrement web. Mais faire grossir la chaîne demande d’y passer de plus en plus de temps. Par ailleurs, des activités annexes se développent (les vidéos pour L’Huma, le livre, maintenant Blast…). Benjamin concède que, pour continuer à faire vivre son contenu, il faut déléguer certaines activités.
Les personnes qui commencent sur Internet, le font souvent avec un matériel léger, dans un décor de chambre à coucher ou de bureau un peu pimpé, et surtout sans équipe. On peut assez facilement faire une vidéo de façon autonome, mais alors on apprend 17 métiers en même temps. C’est un syndrome assez répandu dans YouTube, mais en fait sûrement dans l’apprentissage de la vidéo en amateur en général, et dans des milieux peu rémunérateurs, où il est difficile de monter une équipe. Dans mon parcours de vidéaste autodidacte, j’ai connu exactement les mêmes écueils. On en vient à savoir faire un peu de tout, mais sans être pointu sur tout, et parfois même sur rien. Certes, à la fin, on fait des vidéos, mais il est difficile dans ces conditions de dépasser son propre amateurisme dans chaque domaine, et, selon les formats qu’on produit, c’est plus ou moins visible… Benjamin confie que ça l’emmerde, de devoir tout faire. S’il adore le montage, il est, de son propre aveu, nul en image et en son, et ça n’a pas l’air de lui plaire plus que ça. Alors, désormais, les tout petits budgets qu’ils réussissent à se dégager par le biais du soutien financier des « partipeuses » leur permettent de rémunérer des techniciens en participant financièrement à la chaîne par le biais de sa plateforme tipeee.
Il y a par exemple Fils de Pub qui s’occupe de l’image pour les plans face cam, Ace Modey qui monte toutes les vidéos faites pour L’Huma, Quineapple, animatrice twitch pour Arte sur l’émission Jour de playhttps://www.twitch.tv/artefr/video/2254390012?category=19829&filter=all, qui est la monteuse pour les contenus qui parlent de jeux vidéo… La fois où je m’étais rendu compte de ce genre de délégation/collaboration c’était pour la vidéo sur American Nightmare où le Coin du Bis fait carrément une incursion au montage pour un point technique d’histoire du cinéma, recontextualisant le propos de la vidéo.
Ça m’avait marquée, parce que pour moi le Coin du Bis c’est vraiment le genre de chaîne de cinéphile super pointu, qui t’explique de manière limpide le moindre sous-courant de genres déjà super obscurs, en citant la sortie de chaque film au mois près, contextualisant tous les enjeux de production et d’exploitation. Il parle de films que, d’ailleurs, j’aurais personnellement beaucoup de paresse à chercher et regarder en entier et en nombre, mais que les analyses de la chaîne me permettent de découvrir et de comprendre, en même temps que des courants aussi marginaux et fascinants que la nunsploitation par exemple https://www.youtube.com/watch?v=rnw0h4Nx2f8. J’étais alors frappée par la pertinence de faire appel à un vidéaste si érudit pour monter des vidéos mashup, s’appuyant sur une manne d’extraits de films de toutes époques. Car le genre de montage dont je vous parlais un peu plus tôt, où la rencontre de plusieurs extraits fait apparaître et comprendre les liens entre les choses, ça s’appuie immanquablement sur une connaissance fine et précise d’un matériau vaste, substance d’une culture populaire aux fragments presque infinis.
Benjamin insiste particulièrement sur la vidéo sur Freestate of Jones, « Le Film qui voulait nous sauver »https://www.youtube.com/watch?v=eX9EupgU1SE, où le Coin du Bis a apporté une bonne partie des très nombreuses références de la vidéo, et je retrouve en effet sa patte dans le traitement de la Blaxploitation.
Cette part du montage qui est censé en principe illustrer le propos de la vidéo, l’appuyer sur des images de films qui permettent de le contextualiser et le référencer, est bien une vraie étape d’écriture, puisque ces références apportent leurs propres problématiques, réclament un certain angle d’analyse, sont chargées de leur propres données historiques… La façon dont le montage les comprend et les agence influence immanquablement l’écriture visuelle, mais aussi textuelle, de la vidéo. En fait, c’est la même chose pour chaque monteur qui amène son expertise, participe à l’écriture du contenu et place sa pointe d’humour personnelle, dans la façon même de faire se rencontrer les images entre elles. Benjamin confie que le montage lui manque quand même, et que parfois il se garde le plaisir de monter une vidéo lui-même… Je le comprends : le montage à quelque chose de grisant et le mélange de found footage et texte démonstratif doit être particulièrement excitant.
En tout cas, les collaboratrices de Bolchegeek ont toutes leur propre chaîne, toutes savent faire des vidéos, mais avec chacune son point fort technique ou thématique. Le noyau dur de la chaîne reste bien sûr Benjamin et Kate, le reste de l’équipe n’est pas vraiment constitué en tant que tel et n’intervient que par moment. Ça m’évoque un esprit assez mutuelliste proudhonnienhttps://www.youtube.com/watch?v=Lf7AdLPAiN8&t=288s… J’avoue que, dans mon fond anarchiste, ça me fait un peu d’émotion de me dire que des personnes explorent ce genre de relations de travail et de production. Benjamin me partage d’ailleurs son désir de structurer cette organisation, trouver des locaux et aller vers une coopérative de production. Le chemin reste à faire et plein de choses à inventer, au sein de cette économie YouTube encore jeune et instable.
YouTube Spaghetti
Mais bien sûr, tout cela ne se passe pas dans le ciel des idées, ni dans les relations horizontales entre groupes affinitaires : ça se passe sur une plateforme qui a généré 50 milliards de revenus sur le 12 derniers mois et qui appartient à une des plus grosses structures capitalistiques de tous les temps – j’ai nommé YouTube.
Pour évoquer le rapport à YouTube, Benjamin me parle de techno-féodalisme. Les vidéastes sont des entrepreneurs qui détiennent une partie de leurs moyens de production et les louent à la plateforme. De fait, ils ne sont pas salariés, mais YouTube reste le gros capitaliste au-dessus de tous. Quand je lui évoque rapidement l’idée que, dans cette structuration professionnelle, un des grands absents semble être les syndicats, Benjamin recadre tout de suite le débat.
Il y a bien une démarche corporatiste, où certaines personnes se structurent pour défendre le secteur, le légitimer et avoir accès à une reconnaissance institutionnelle au niveau des lois et des aides d’Etat. On peut citer par exemple les subventions du CNC qui financent de nos jours pas mal d’émissions en ligne. C’est un truc demandé et obtenu par gens qui se sont bagarré pour faire valoir que ce qui se passe sur internet et réclament d’être financé publiquement autant que le 7e art. Par contre, s’il fallait se syndiquer, ce serait compliqué. Les gens qui bossent sur YouTube ont des statuts et des intérêts très variés et contradictoires. Entre les boites de production, les grosses figures du YouTube game, les techniciens, les créatrices qui tentent de percer, et bien d’autres, il y a une myriade de personnes qui ne voient pas la plateforme du même œil et sont pris dans des rapports de force, voire de domination, entre elles. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. Qui se syndiquerait avec qui ? Quel sont intérêts communs que tout le monde aurait face à la plateforme comme telle ? Est-ce que des gros vidéastes auraient intérêt à défendre les graphistes et les monteurs ? Ça voudrait dire quoi de monter un syndicat contre YouTube ? Pas sûr que les grosses structures de productions en soient : pour elles YouTube est un partenaire. Alors, tu vas faire syndicat avec seulement les vidéastes semi-précaires et super-amateurs ? Mais du coup t’as quoi comme poids ? YouTube s’en tape, s’il n’y a pas les gros.
Ce bordel mélangeant différentes strates de rapport de classes, travailleurs techniciens, auteurs-créateurs, productions capitalistes, ce mélange d’auto-entrepreneuriat, salariat, propriété intellectuelle, avec YouTube en métapropriétaire des moyens de diffusions (ce qui, dans le cas d’un travail médiatique comme la vidéo, a son importance dans le système de production en lui-même). Tout ça me fait penser au Manifeste Hacker de Mackenzie WarkM. WARK, Un Manifeste hacker, Criticalsecret, 2006. Disponible en ligne sur: https://doc.lagout.org/Others/Un%20Manifeste%20Hacker.pdf. Sa proposition principale était de différencier un nouveau mode de production et d’appropriation faisant suite au capitalisme et qu’elle appelle levectorialisme. Promis, je vous la fais courte, c’est pas totalement le sujet, mais c’est trop passionnant pour que je résiste à l’envie d’en partager un peu, et puis je crois que c’est vraiment éclairant sur notre sujet quand même. Pour la faire rapide, l’auteure distingue trois phases dans l’histoire de l’exploitation : le pastoralismecomme appropriation des terres ; le capitalisme comme appropriation des moyens matériels de productions – jusqu’ici on est dans une ligne droite marxiste, mais elle fait suivre ce dernier stade par un troisième – ; le vectorialisme comme appropriation de l’abstraction qui produit les choses, appropriation des informations et de leurs moyens de production, propagation et application. Dans une économie post-fordiste, où l’information devient la marchandise par excellence et la capacité à produire de la connaissance supplante la bonne vieille force de travail des ouvriers, cette dématérialisation de la production mène, non pas seulement à une transformation du capitalisme, mais à l’avènement d’un nouveau rapport de classe, avec de nouvelles formes de propriété (la propriété intellectuelle en particulier), et donc de nouveaux antagonismes de classes face à l’appropriation de cette part abstraite du monde qui de fait désapproprie les producteurs. Les personnes qui produisent de la pensée, qu’elles soient artistiques ou techniques, les ingénieurs ou les auteurs, les scientifiques ou les population indigènes détenant la connaissance de leur environnement, toutes les personnes, qui produisent une abstraction capable de relever du champ de la propriété intellectuelle, forment une sorte de nouveau prolétariat, les hackers, et nourrissent la plus-value que les vectorialistes se font sur leur travail intellectuel. Ce qui me paraît particulièrement intéressant dans le lien que je vois entre MacKenzie Wark et ce que raconte Benjamin sur la très difficile structuration syndicale, les différences d’intérêts complètement contradictoires entre les acteurs du secteur, et ce marécage difficilement démêlable des statuts professionnels et interactions que chacun a avec tout le monde, vient surement du fait que YouTube n’est pas un capitalisme comme les autres. YouTube, c’est pas l’usine avec la division du travail qu’on connaît déjà. Les boites de prod, elles, sont plus sur ce modèle d’un capitalisme relativement identifiable. YouTube serait vectorialiste, rebattant les cartes des antagonismes de classes, sans pour autant supplanter le modèle capitaliste qui coexiste. Comme si ça ne faisait que rajouter de la complexité aux types d’interactions qui se jouent dans un rapport de lutte de classes, à présent en plusieurs dimensions.
En tout cas, Benjamin insiste sur la relation de subordination qui existe entre les créatrices et la plateforme. Il n’aime pas le discours qui vante un web libérateur et émancipateur en toutes choses. Sans nier ce que ce qu’internet apporte d’indépendance et d’accessibilité, il tempère le truc en rappelant par exemple comment on peut vite devenir esclave de l’algorithme. Si certaines personnes voient la possibilité de produire des vidéos sur internet comme un Eldorado, le créateur de Bolchegeek voit plutôt ça comme la ruée vers l’or, avec quelques personnes qui réussissent à s’enrichir très rapidement et à gagner du pouvoir, mais plein de gens qui meurent de froid dans la neige et qui ne découvriront pas même une paillette. Il y a selon lui un gros biais du survivant chez ceux qui réussissent. Et même pour eux, même s’ils ont de fait beaucoup plus pouvoir que d’autres, la liberté n’est jamais totale, toujours subordonnée.
On discute alors de sa collab avec l’Huma. Avant, il y avait un peu deux camps qui se regardaient en chien de faïence. D’un côté, les médias traditionnels qui n’aimaient pas le YouTube, de façon assez snob et méfiante, et, de l’autre, les gens d’Internet portant le discours « on va les écraser, on est le futur ». Peu à peu des ponts vertueux ont malgré tout pu se construire. De côté des médias traditionnels, on va vers une reconnaissance du savoir-faire qui existent sur la toile, la créativité des formats et un élargissement de public. En somme des personnes qui se sont formées en dehors de chemins médiatiques habituels, peuvent aider ces médias tradis à occuper un terrain qu’elles ont participé à façonner. En contrepartie, les créatrices contractées par ces organes de presse ont accès à une plus grande stabilité économique et à plus de moyens. C’est vrai que ça doit faire du bien de se sortir du Klondike à un moment. Benjamin admet devenir en partie dépendant de la ligne éditoriale du journal, mais c’est contrebalancé par moins de dépendance envers la plate-forme, les vues, la pub… Si t’es dépendant de plein de choses à la fois, t’es moins dépendant de chacune individuellement…
Je suis pas venue ici pour souffrir, ok?
Si je parle de tout ça, c’est non seulement parce que ça me paraît important de profiter de l’occasion de parler d’une chaîne en particulier, pour lancer quelques pistes de réflexion sur la structuration économique de l’activité de production des vidéos YouTube, mais aussi parce que finalement c’est un peu une thématique de Bolchegeek. En effet, Benjamin nous rabâche souvent, en bon marxo, qu’un produit culturel est le résultat de ses conditions matérielles de production. On ne pouvait donc pas faire l’impasse sur la question des siennes !
Maintenant qu’on a fait notre petit détour par la vaste question du YouTube avec un grand Y, revenons-en à notre Bolchegeek.
Benjamin interroge ses propres conditions de production, plus ou moins en ces termes : pourquoi on fait ce qu’on fait, et pourquoi c’est reçu et approprié comme ça l’est ? Pour lui, ce qui définit culture pop, ça peut être aussi qui la produit. Le Web permet l’émergence d’un système de production, de fabrication et de diffusion de contenu à bas coût. Un peu comme a pu l’être l’imprimerie en un autre temps. Pas besoin d’avoir une industrie médiatique derrière soi, de dépenser des millions, d’être du sérail et de profiter de la cooptation, afin d’obtenir une place suffisamment importante pour accéder à l’expression publique. D’où, d’ailleurs, un grand sentiment de liberté qui porte certaines personnes, qui voient dans Internet la possibilité d’exister tout simplement, de s’exprimer et de se partager au monde, quand le reste du monde médiatique leur est tout bonnement condamné. Pas besoin de démontrer pendant des heures que la prise de parole publique des médias plus traditionnels et industrialisés, laisse largement la place à certaines catégories sociales, en en excluant quasi-totalement d’autres, que ce soit en sélectionnant les personnes qui accèdent à cette parole ou les thématiques abordées. Peut-être que la dévernacularisation du web aboutira à une industrialisation reléguant les petits créateurs de contenus à des marges presque invisibles. Peut-être que les structurations marchandes, entrepreneuriales et capitalistiques du web auront peu à peu raison de cette situation. Mais, pour l’instant, ce grand western qu’est Internet reste accessible à d’autres catégories sociales que la très haute bourgeoisie. Pour Benjamin, le web produit de la culture pop, justement parce que les gens peuvent se l’approprier sans payer le coût de la légitimité. Alors, ces gens parlent ce qui les concernent, de de leur culture à eux.
Quand il parle des universitaires, Benjamin note une tendance, presque un besoin, de légitimer la culture pop en la comparant à autre chose. Les X-men seraient intéressants parce qu’ils permettent de faire référence aux droits civiques par exemple, alors que la raison pour laquelle elle est largement appréciée par son public de masse tient avant tout au fait qu’elle montre des gens avec des pouvoirs qui font la bagarre en collants, vont dans l’espace, etc. Pour le vidéaste, pas besoin d’être profond pour être légitime. Bien sûr que tu peux faire des ponts ! Les œuvres populaires sont aussi les fruits de notre vaste société, et non pas produites sous cloches. Mais il ne faudrait pas perdre de vue leurs valeurs intrinsèques, le plaisir spécifique qu’on a à les consommer et qui ne vient pas obligatoirement du fait qu’elles sont super philosophiques.
Mais il ne faudrait pas perdre de vue leurs valeurs intrinsèques, le plaisir spécifique qu’on a à les consommer, qui ne vient pas obligatoirement du fait qu’elles sont super philosophiques. Cela dit, la chaîne elle-même propose plein de ponts avec la pensée académique : les emprunts de concepts à certaines traditions théoriques, les références explicites à certains ouvrages, ou le format essai en lui-même, qui a un côté « dissertation ». Les sciences humaines et sociales semblent bien faire partie du pack théorique de Bolchegeek, avec différents courants en théorie politique, marxismes, pensées post-coloniales, décoloniales, etc. La chaîne propose souvent une rencontre entre d’autres appropriation de ce courant de pensée ayant cours sur la toile, qu’elle met en résonance par le montage avec leurs propres échos dans tous ces fragments de culture populaire.
Elle propose aussi une posture qui me paraît particulièrement intéressante en se penchant non seulement sur les œuvres, mais aussi sur leur réception.
Les intentions des producteurs et les conditions de production sont aussi importantes, dans ce qui fait une œuvre, que sa réception et les conditions tout aussi matérielles du contexte culturel dans lequel elles sont consommées et digérées. Il y a une sorte de responsabilité des spectateurs vis-à-vis des produits culturels, qu’ils participent à façonner en les regardant et en les interprétant. Oui cette responsabilité est en partie individuelle: faire des recherches, se renseigner sur les contextes de production et les intentions des auteurs peut aider à saisir pas mal de choses. Mais on n’appelle pas sa chaîne Bolchegeek pour s’en tenir là. Cette responsabilité de spectateur est aussi collective, elle tient à nos déterminismes sociaux et, comme tout bon déterminisme, c’est en en prenant consciences qu’on peut les politiser et essayer de les dépasser. Le travail de la chaîne s’inscrit, il me semble, de manière fine, dans ce maillage même que son analyse permet de rendre intelligible. Consommer des produits culturels participe à façonner le monde social, autant que ces produits sont façonnés par lui. Se rendre capable de penser les objets qu’on consomme et notre propre réception permet de politiser à la fois ces objets et la relation qu’on entretient à eux, et peut être d’agir sur eux. Et finalement c’est en partie ce que fait la chaîne: donner des outils de réflexion sur les œuvres, outils qui peuvent servir, sur un plan individuel, à transformer notre rapport esthétique, mais qui ont aussi une fonction qu’on peut dire d’éducation populaire, au sens où ils permettent d’apprendre collectivement à penser ce qu’on regarde et comment on le regarde. En englobant la question de la réception dans son analyse des phénomènes culturels, l’émission se place - très subtilement vraiment, peut-être même que c’est moi qui extrapole… - comme un moteur des relations qu’on lie collectivement à travers les œuvres et qui semblent si importantes pour les saisir.
Ce qui nous lie et ce qui nous anime
Benjamin a tendance à tirer contre son camp et reste paradoxalement assez critique du fait de prendre l’analyse culturelle comme un alpha et oméga de la transformation sociale. Le repli sur des guéguerres culturelles, c’est pour lui quelque chose de dommageable. Contrairement à ce que pense une certaine extrême-droite, ce n’est pas parce qu’il y a plus de personnages noirs et trois drapeaux LGBT cachés dans les Disney qu’un « grand remplacement » est en cours et qu’on va bientôt interdire l’hétérosexualité. La chasse aux symboliques politiques n’a pas beaucoup plus de sens de l’autre côté de la barricade. Peut-être un biais issu de son passé de militant, admet-il : la transformation sociale ne se fait pas en regardant des films et en trouvant ça de gauche ; ça se fait dans les orgas, dans le concret, en tractant le matin, en se tapant des AG et en organisant des piquets de grève, bref en faisant des trucs a priori moins marrants que de produire des vidéos sur internet.
Cette réflexion, il se l’applique bien sûr à lui-même – conscient que son contenu relève lui aussi de la catégorie de divertissement. Cela n’est pas en soi dépréciatif, puisque, vous l’aurez compris, on n’est pas ici du genre à dévaloriser ce qui divertit. Captiver, faire rire les gens, les occuper avec des choses pas trop toxiques et cons, c’est déjà pas mal. La chaîne ne forme pas l’avant garde du prolétariat, ok, mais ça n’est pas pour ça qu’elle n’a aucun intérêt : faut juste s’hydrater avec l’effet politique qu’elle peut avoir en comparaison d’un travail de terrain.
En revanche, si la chaîne fait quelque chose, c’est de créer des relations inattendues entre des personnes et des contenus théoriques qu’elles ne connaissaient pas, entre ces personnes et d’autres personnes, en constituant autour d’elle une petite communauté, en permettant en somme de mettre en partage des choses qui ne sont pas mises en partage ailleurs.
Personnellement, je pense que la dimension affective qui se développe dans le divertissement est quelque chose de puissant qu’on retrouve aussi dans nos engagements politiques. Par exemple quand je vais en manif, le moment où on frappe dans les mains avant de les lever au ciel pour clamer « sciamo tutti antifascisti », ça fait partie des raisons qui me font battre le pavé, justement parce que je trouve ça beau et cool, que je me sens bien en le faisant. C’est peut-être mon côté supporter de foot frustré : juste claquer des mains avec la foule, ça me fout un peu la chair de poule. Le fait d’éplucher les patates d’une cantine populaire en parlant avec des camarades des films qu’on aime ou qu’on aime pas, de ce qu’on en comprend et de ce qu’on en retire, fait partie des choses qui nous amènerons à devenir amies, à revenir à la prochaine tambouille, à faire vivre le collectif militant. Quelqu’un qui me dit qu’il aime pas Mad Max : Fury Road parce qu’il y a pas de scénario, mais qui est quand même réceptif à mon interminable blabla sur à quel point c’est un des plus grands films de tous les temps (et puis écoféministe validable sur toute la ligne), et qui en contrepoint va me conseiller plein de films post-apo petit-budget plus moins moisis, mais qui valent vraiment la peine… je te jure, je retourne militer quand tu veux avec cette personne, ne serait-ce que pour rediscuter de ce qu’on en a pensé.
Et vous savez, après un collage d’affiche un peu tendu, alors que les flics t’ont mis une amende, ça fait du bien de parler cinéma. Je vais pas faire semblant d’aimer le rap plus ou moins commercial qui tourne dans les milieux de gauche et de m’y connaître à mort : en vrai, je suis une bille. Mais je sais le plaisir que c’est de connaître les paroles, de les scander en même temps que d’autres personnes, de se reconnaître en l’autre à travers le fait qu’on connaît les mêmes morceaux et qu’on partage un moment de plaisir en les écoutant. C’est pas ma meilleure came, mais ça me fait plaisir de voir des camarades chiller sur leur rap. Même si pour moi Booba ou JuL c’est carrément capitaliste et misogyne, je crois bien volontiers qu’il y a des trucs qui m’échappent, puisque, de fait, je ne les écoute même pas. Et, puis comme nous l’a appris Bolchegeek, on peut faire la part des choses et retirer ce qui nous intéresse d’un contenu avec lequel on est en partie en désaccord, voire s’approprier ces contenus de manière elle même contradictoire.
Ça s’articule de fait avec cette idée qu’on a pas à s’attacher aux œuvres pour défendre une équipe, parce que ça représenterait tout bien comme il faut penser. Ces grilles de lectures me paraissent particulièrement intéressantes pour politiser à la fois les objets et les rapports affectifs qu’on entretient à eux. Oui le monde est plus compliqué qu’une basique dichotomie manichéenne et ce serait dommage de penser que les produits culturels, même les plus commerciaux, ne sont pas capables de nous placer face à nos contradictions et de nous permettre de les ressentir et les réfléchir.
Les affects qui circulent dans les productions culturelles propres aux milieux militants et dans le fait qu’on partage une culture commune avec ses camarades, même si ça n’a rien de politique à la base, fait partie du lien social qui nous porte à travers des engagements parfois durs à soutenir. Certains imaginaires peuvent largement nous amener à nous engager. Alors oui, encore une fois, faut s’hydrater avec le fait que les objets culturels sont la quintessence de la politique, mais peut-être qu’il faut aussi se pencher sur la façon dont ils participent au-delà d’eux-mêmes à une mise en action de certaines idées, non pas par la profondeur de leur contenu, mais par l’efficacité du lien social qu’ils créent.
Finalement…
Je peux donc désormais répondre à la question que je posais au début – et vous voyez que j’ai rempli le contrat social de la dissertation, de l’essai ou de l’article, en revenant à la problématique de départ après un long développement ! Juste passer un bon moment, ça n’existe sûrement pas vraiment : le plaisir qu’on prend à profiter d’un divertissement est de toute façon lié à la façon dont nos affects nous connectent au monde. Aimer quelque chose, c’est être un lien entre elles et d’autres choses encore, d’autres contenus, d’autres pratiques sociales, d’autres personnes.
Ce que j’ai appris de plus précieux, je crois, en regardant Bolchegeek, c’est cette capacité à faire confiance au plaisir que je prends face à un contenu de divertissement, au plaisir que je prends à y prendre du plaisir. Non seulement ça a une valeur en soi, mais en plus, si on ne cède pas à la culpabilité, on se rend mieux compte de ce qu’elle nous apporte. Même si de l’extérieur le contenu qu’on consomme a l’air complètement naze et mérite d’être sévèrement critiqué, en vrai, si on aime ça, c’est bien pour quelque chose.
Et surtout, quoi qu’il en soit par ailleurs, ça participe à nous mettre en lien avec le reste du monde et avec les autres. Or, sans lien, ta vie politique, il ne va pas en rester grand-chose, tu ne penses pas ?…
Je crois que si la chaîne Bolchegeek m’a appris quelque chose que j’ai vraiment envie de réinvestir dans cette chronique, c’est de faire confiance au fait que j’aime regarder des vidéos sur internet. J’aime y passer du temps parce que ces contenus ont ces je-ne-sais-quoi qui m’accrochent. Ce sont ces je-ne-sais-quoi qu’il faut aller chercher, tenter de comprendre, parce qu’en le faisant on arrive immanquablement à saisir quelque chose d’intéressant, à concrétiser des liens, jusque-là abstraits, entre différents pans de nos expériences à la fois personnelles et collectives.
J’aime regarder des vidéos sur internet et du coup j’y passe un temps de ouf. Alors c’est pas pour dire qu’il faut absolument rentabiliser tout ce temps et trouver une manière super intelligente de réinvestir l’expérience dans quelque chose de productif et transcendant comme un article dans une revue généraliste lue par plein de gens intelligents. Glandouiller plusieurs heures par jour devant du contenu en ligne me nourrirait parfaitement, même si je ne m’étais pas mise à écrire cette longue pavasse d’article. Ne serait-ce que le bien-être et la détente que ça peut apporter à quelqu’un, ça compte. Mais, à force, on acquiert une expertise…
Finalement, cet apprentissage m’aura même amené à me lancer dans une chronique du nom de Partage d’écran, parce qu’après avoir dévoré tant de contenus vidéo, quel plaisir moins coupable pouvais-je trouver que de rendre hommage à tout ce contenu qui m’a fait grandir, de partager ce que j’en ai compris, ce qu’il est possible d’en retirer, et de multiplier les liens qui peuvent nous attacher les uns aux autres à travers ces vidéos ? Plaisir qui sera, je l’espère, lui aussi, partagé.