Écran Carbone

Et si l’histoire du cinéma était une histoire d’énergies fossiles ? Ce found footage percutant de Gabriel Bortzmeyer pour sa chronique Cinécologies explore le lien entre le 7e art, le pétrole et les imaginaires de domination, de la pellicule à la pétromasculinité. Une plongée fascinante là où la magie du cinéma rencontre la matière visqueuse.

Ce film est parti d’un constat banal, fait à la pompe : le pétrole est partout dans nos vies sans être nulle part palpable. Son emprise n’a d’égale que son évanescence sensible. Notre « pétroculture », comme dit Imre SzemanImre Szeman, On Petrocultures. Globalization, Culture and Energy, Morgantown, West Virginia University Press, 2019., camoufle la masse noirâtre et visqueuse qui en conditionne les rêves d’abondance. Cela explique que, cherchant des films pétroliers, je me sois heurté à la rareté, tout comme à une forme de pudeur esthétique entourant ce « blobjet » pestiféréVoir Reza Negarestani, Cyclonopedia. Complicity with Anonymous Materials, Melbourne, re.press, 2008. Le blobjet, échappant au statut objectal, ne peut être saisi ; dans les rêveries démonologiques de Negarestani, il est par ailleurs maudit, lépreux, conspirateur et corrupteur, telle une quintessence de la souillure.. La naphte est trop sale pour être filmée sans réserve ; elle fait planer une telle malédiction sur l’image que bien peu l’auront approchée de front avec leur caméra. Cela alors même que le cinéma transpire le pétrole à chaque plan, dans son éloge de la motorisation, dans les produits dérivés qu’il promeut ou dans ses élans pyrotechniques. Le plus carboné des arts, il est aussi celui qui aura le plus véhiculé un idéalisme énergétique sublimant les combustibles afin d’en conjurer la souillure. L’histoire du septième art, de ce point de vue, ressemble à celle d’une station d’épuration filtrant et épurant le sang noir du siècle.

Ce film enquête sur cette asepsie. Il a tiré sa matière d’une vingtaine de fictions et de quelques documentaires consacrés au pétrole ou à ses raffinements. Son montage collectionne ce que l’on pourrait appeler des carbogrammes, des frayages de notre inconscient énergétique jusqu’aux images du monde. En les faisant résonner, on peut peut-être comprendre les ressorts d’une aversion figurative qui, en même temps, alimente bien des fascinations.