Si les écologies autoritaires ne sont pas nouvelles, elles gagnent du terrainStephen Brain et Viktor Pal (dir.), Environmentalism under authoritarian regimes. Myth, Propaganda and reality, Londres, Routledge, 2019 (l’ouvrage est divisé en deux parties : l’une sur les régimes de gauche ; la seconde sur ceux de droite) ; Steve Hess, Authoritian Landscape. Popular Mobilization and the Institutional Sources of Resilience in Nondemocracies, New York, Springer, 2013 (porte sur toute une série d’études de cas : la Chine, les Philippines, Taiwan, Kazakhstan). Depuis les années 1970 et 1980 en effet, on connaît les accointances entre le mouvement de l’écologie profonde (deep ecology) et sa critique de l’industrialisation qui rappellent les relations troubles établies entre eugénisme, racisme et protection de l’environnement dès la fin du XIXe siècleDans The coming Authoritarian Ecology, Londres, Wiley, 2018, Fabrice Flipo analyse le basculement du centrisme à l’eco-facisme. L’écofascisme peut renvoyer aussi bien à une conception autoritaire de mise en place de mesures coercitives qu’à un nationalisme vert qui lie préservation d’une nature patrimonialisée et identité nationale, en « écologisant » l’attachement au sol. Ces tendances sont d’autant plus dangereuses qu’elles s’opposent à d’autres reprises de la notion de territoire dans la pensée écologique du terrestre. En s’installant sur le même terrain, les pensées du terrestre ne sont pas neutres mais visent à proposer une nouvelle philosophie du sol détachée de cet héritage réactionnaire. Peut-être est-il temps de réouvrir le dossier en montrant que l’écofascisme ne se limitait pas au seul concept d’enracinement mais proposait une vision du monde naturel plus large et plus complexe vis-à-vis desquelles les pensées terrestres sont également appelées à se positionner. Cet article voudrait plaider pour un recours à l’histoire des sciences et à l’histoire environnementale dans ce débat.
Paradoxalement, alors que le régime nazi a depuis longtemps inspiré les approches environnementales, peu de recherches avaient contribué directement à l’histoire du fascisme italienFranz Uekötter, « Green Nazis? Reassessing the Environmental History of Nazi Germany », German Studies review, mai 2007, vol. 30, n°2, p. 267-287.. L’ouvrage Mussolini’s Nature de Marco Armiero, Roberta Biasillo et Wilko Graf von Hardenberg vient combler opportunément cette lacuneMarco Armiero, Roberta Biasillo, Wilko Graf von Hardenberg, Mussolini’s Nature. An Environemental History of Italian Fascism, Calbrdige, MIT Press, 2022.. Il s’inscrit dans les renouvellements de l’histoire environnementale de l’Italie depuis quelques décennies. Emmenée par Marco Armiero, qui avait été un des pionniers dans les années 1990 à développer cette approche à travers ses travaux sur les relations entre les montagnes et la culture nationale ou sur l’immigration italienne aux Etats-Unis, toute une génération de jeunes historien(e)s italiens ont cherché à s’affranchir du thème de la vulnérabilité qui a marqué l’histoire environnementale de l’Italie, longtemps centrée sur une histoire du paysage ou une histoire du risqueGabriella Corona, A Short Environmental History of Italy: Variety and Vulnerability, Liverpool, Loverpool University Press, 2017 ; Giacomo Parrinello . Fault Lines. Earthquakes and Urbanism in Modern Italy, Londres, Berghahn Books, 2016, en particulier le chapitre 2 couvrant la période 1880-1908.. Arrêtons-nous ici sur trois exemples significatifs de ce déplacement historiographique.
Le premier s’appuie sur la thèse de Zoe Lauri qui explore les origines naturalistes du fascisme en étudiant le lien entre nationalisme et nature en Italie, en montrant comment la conception et l’exploitation de la nature ont contribué à légitimer l’unification politique. En se focalisant sur des figures scientifiques comme Antonio Stoppani et Filippo Parlatore, elle met en évidence les tensions entre différentes visions de la nature : une logique d’exploitation tournée vers l’industrialisation et une approche conservationniste tournée vers la protection de la nature. Elle pointe ainsi une ambivalence entre les revendications de modernisation et la célébration d’une nature idéalisée loin de la barbarie de la civilisation urbaine.
Le second se concentre sur l’ouvrage Mussolini’s Nature, complété par les travaux de Tiago Saravia, qui explore l’écologie politique du fascisme italien, mettant en évidence la tension entre exaltation de la ruralité et modernisation technico-industrielle. Le régime célèbre le retour à la terre tout en menant des projets extractivistes et nationalistes. Loin d’un simple discours de conservation, le fascisme intègre la nature dans son projet biopolitique, manipulant le vivant à des fins idéologiques. Ce projet révèle une modernité alternative, où l’environnement est mis au service d’une « nation organique ».
Enfin, le troisième se tourne vers les travaux d’Angelo Caglioti qui analysent le rôle des sciences du climat et de la météorologie dans l’expansion coloniale italienne. L’historien souligne les relations entre projets environnementaux et idéologies raciales, inscrivant le fascisme dans une vision technopolitique qui cherche à contrôler et exploiter la nature tout autant que les populations. Il éclaire la convergence entre ingénierie environnementale et racialisation, affirmant que l’écofascisme plonge ses racines aussi bien dans les projets coloniaux que dans les politiques eugénistes.
Du patriotisme naturaliste à l’empire informel : les origines libérales de l’écofascisme italien
Bataille des récits s’il en est, les spécialistes de l’histoire du fascisme ont pris l’habitude d’interroger les origines du mouvement, multipliant les recherches sur les responsabilités des régimes libéraux dans sa mise en place dans les années 1920. À la suite de William Cronon, on sait que l’histoire environnementale se fonde sur une concurrence des récits. La proximité entre les mouvements conservationistes du XIXe siècle et les forces politiques conservatrices ont souvent été signalées, mais l’histoire italienne offre un véritable laboratoire pour saisir l’histoire politique de la nature en Italie aux XIXe et XXe siècles. Dans une thèse récente, Zoe Lauri propose d’explorer les origines de ce rapport nationaliste à la nature italienne. L’argument central de l’enquête est le suivant :
dans le contexte de la construction de la nation après l’unification italienne, les diverses conceptualisations et utilisations de la nature italienne ont contribué à légitimer l’unification politique de la péninsule, tant au niveau local qu’au niveau internationalZoe Lauri, « The Nature of the Risorgimento. Science, Environment and Nation-Building in Nineteenth-Century Italy », PhD, European University Institute, 2024, p. 6..
La thèse de Lauri, centrée sur les sciences naturelles, place la construction sociale et culturelle de la nature italienne au cœur de ses préoccupations. L’enquête suit par exemple une grande figure de la géologie italienne, Antonio Stoppani. Elle replace son travail au cœur d’une bataille idéologique entre les patriotes séculiers et les courants conservateurs, bataille qui se noue autour de la question des origines géologiques de la Terre. Elle montre toute l’ambiguïté d’une politique de la nature encore très attachée aux principes de l’Ancien régime : un apprivoisement d’une nature perçue comme hostile et menaçante, nourri par une vision sentimentale inspirée de la littérature de Dante et de la cosmologie humboldtienne. La thèse met en lumière l’émergence, dès les années 1870-1880, d’une réflexion sur la nécessité de développer des sciences environnementales dans le cadre d’une nouvelle culture civique, particulièrement visible dans l’intégration des savoirs vernaculaires en botanique. Elle illustre aussi combien les enjeux scientifiques sont étroitement liés aux enjeux économiques. Par exemple, la Sardaigne se présente comme un front pionnier, marqué par une intense exploitation minière, où fleurit un imaginaire de l’eldorado, équivalent du golden rush américain. L’enquête souligne l’existence d’une dynamique de colonisation intérieure et suggère un parallèle avec les expéditions scientifiques italiennes menées à travers le monde à la recherche de nouveaux territoires à coloniser. Zoe Lauri rejoint les analyses de Lucy Riall sur l’idée d’un empire informel composé par la diaspora italienneLucy Riall, « Offshore Nation: Italians ‘Overseas’ in the Nineteenth-Century World », Storica, vol. 28, n. 83/84, 2022, p. 9-51 et surtout « Hidden Spaces of Empire: Italian Colonists in Nineteenth-Century Peru », Past & Present, vol. 254, no. 1, 2022, p. 193–233..
Au cœur de la thèse de Zoe Lauri, il y a la notion de ressource naturelle. Les débats mettent en évidence une tension entre l’épuisement des ressources locales et la recherche de ressources extérieures (pour le pétrole par exemple). C’est cette représentation de la rareté des ressources naturelles dans le contexte de l’Italie fin de siècle qui pousse à la mise en place d’une législation protectrice ou d’un meilleur contrôle. Les naturalistes italiens n’épousent pas, semble-t-il, une vision libérale qui voudrait que la nature se caractérise par l’abondance infinie, par la marchandisation, et fournissent plutôt des arguments à des approches politiquement et économiques plus traditionnelles. Pour eux, il s’agit de tisser autour de la nature une mobilisation nationale qui s’illustre dans la perception collective d’une nature menacée de disparition, mais aussi d’un socle naturel qui transcende les disparités régionales et en même temps les justifie. À travers différentes grandes figures scientifiques, et notamment celle de Filippo Parlatore, Lauri montre bien le souci de patrimonialisation de la nature dans la réalisation d’une flore italienne. Au Museum de Florence comme au Central Herbarium (‘Erbario Centrale Italicum’), Filippo Parlatore va créer un lieu de centralisation de l’information botanique. Or, dans les discours qui accompagnent cet inventaire du monde naturel, les accents patriotiques parlent en faveur d’une vision politique de ces entreprises scientifiques.
Cette recherche repose sur une grande ambition : faire l’histoire environnementale des sciences du Risorgimento (unification italienne) et montrer les liens denses et complexes entre sciences, politiques et construction nationale dans le contexte italiendémarche qui n’est pas sans évoquer le livre de Mark Fiege, The Republic of Nature. An Environmental history of the United States, Washington University Press, 2012 ; ou celui de Caroline Ford, Natural Interests. The Contest over Environment in Modern France, Cambridge, Harvard University Press, 2016.. Mais, Zoe Lauri ne se contente pas d’une histoire institutionnelle ou d’une histoire des disciplines scientifiques. Elle entreprend une histoire conflictuelle de l’environnement, pour reprendre la formule d’Alice Ingold, en signalant les controverses et les tensions entre différentes écologies rivales dans la seconde moitié du XIXe siècle, de l’écologie conservatrice et aristocratique à l’écologie socialiste en passant par la tradition libérale. On peut se demander si la science éloigne les Italiens de la nature autant qu’elle les en rapproche. La façon dont la nature est construite – séparée de l’homme, autonome, comme un paysage vierge – permet aux élites politiques d’intervenir dans un monde qui semble inhabité en le transformant en un espace récréatif que célèbrent les clubs alpins par exemple. L’écologie patriotique italienne reste attachée à la ruralité mais soutient les pratiques de rationalisation de la gestion forestière ou du mouvement modernisateur de l’agronomieMartino Lorenzo Fagnani, The Development of Agriculture Science in Northen Italy in the Late Eighteenth and Early Nineteenth Century, Basington, Palgrave, 2023.. Bien sûr, ces propositions n’emportent pas toujours l’adhésion. Il y a eu des résistances dans les campagnes, mais aussi chez les ingénieurs hydrographes, qui s’opposent à ce divorce entre la nature et la science, comme en témoigne la mise en place d’associations locales et de syndicats ruraux pour gérer la distribution de l’eauAlice Ingold, La nature associée. Histoire et politiques de la nature. De la question sociale à la question environnementale, Dossier d’habilitation à diriger des recherches, Ecole Normale Supérieure, 2024.. Cette dimension rurale et naturaliste se veut une pierre de touche à la fois entre un processus de patrimonialisation de la nature et un processus de modernisation de la nature. La dimension culturelle apparaît aussi à travers l’analyse des préoccupations éducatives : pour faire triompher cette économie politique de la nature italienne, il faut intéresser les masses et pas simplement les élites.
Mais, comme on vient de le voir, l’écologie libérale ne se limite pas au royaume de l’Italie sous la forme d’un processus de colonisation intérieure en Sicile ou en SardaigneSur ce thème, voir le livre d’Alexander Etkind, Internal Colonization. Russia’s Imperial Experience, Cambridge, Polity Press, 2011.. L’historien Gilberto Mazzoli souligne, de son côté, l’existence d’une véritable diplomatie agricole mise en place par le gouvernement italien entre 1895 et 1916Gilberto Mazzoli, Portable Natures: Environmental Visions, Urban Practices, Migratory Flows. Agriculture and the Italian Experience in North American Cities, 1880-1940, PhD, European University Institute, 2023.. Ce projet incarne l’ambition des élites italiennes de développer une influence globale en utilisant les ressorts d’un empire informel avant que les ambitions coloniales ne se concrétisentLucy Riall, “Hidden Spaces of Empire: Italian colonists in Nineteenth Century Peru”, Past and Present 25 (2022): 193–233; Lucy Riall, “Offshore Nation: Italians ‘Overseas’ in the Nineteenth- Century World,” Storica, 28, no. 83/84 (2022), p. 9–51.. La création de colonies rurales italiennes dans les États du Sud des États-Unis vise aussi bien à résoudre la crise de l’immigration urbaine qu’à remplacer les populations serviles après l’abrogation de l’esclavage et l’exode rural en direction des villes industrielles du nordGilberto Mazzoli, « Climates of Migration: Science, Race, and Agricultural Diplomacy between Italy and the United States, 1895–1916 », History of Intellectual Culture 3/2024: Experimental Spaces: Knowledge Production and its Environments in the Long Nineteenth Century, dirigé par Charlotte A. Lerg, Johan Östling, Jana Weiß, Anne Kwaschik et Claudia Roesch, Berlin, Boston, De Gruyter Oldenbourg, 2024, p. 205-226, en particulier p. 206.. Dans ce cadre, la création à Florence de l’Istituto Agricolo Coloniale Italiano en 1907 obéit à la volonté de préparer les migrants à devenir des agents d’une politique agricole, à les « acclimater » au climat du Sud des Etats-Unis. En étroite relation avec les autorités américaines, les experts de l’Institut visitent les régions où l’on pourrait envisager de possibles implantations (la Californie un temps, puis la Géorgie, la Caroline, la Virginie, le Texas, l’Arkansas), cherchant à trouver des climats similaires aux régions italiennes de départ. Pour les propriétaires des plantations sudistes, l’arrivée des Italiens revêtait une double fonction : repeupler les États du sud d’une population blanche et suppléer à un déficit de main d’œuvre. Il s’agit bien alors de comprendre le processus d’acclimatation humaine dans une perspective raciale, conforme à une politique eugénisteWilliam Max Nelson, Enlightenment biopolitics. A History of Race, Eugenics and the Making of Citizens, Chicago, Chicago University Press, 2024.. Cette attention portée à ces projets de colonisation agricole qui mobilisent les agronomes et aux réflexions des autorités administratives, liant gestion des migrants et questions raciales, s’inscrit dans des écologies politiques qui préparent le terrain à l’écologie fasciste.
La nature du fascisme
L’objectif de l’ouvrage collectif Mussolini’s Nature est plus direct car il s’agit non pas de couvrir l’ensemble des problématiques de l’histoire environnementale italienne, mais de se s’interroger sur le naturalisme du régime fasciste. Il y a une asymétrie entre l’abondante historiographie concernant l’Allemagne nazi et le peu d’études sur l’Italie fascisteA commencer par le livre classique de Jeff Herf, Reactionary Modernism. Technology, culture and Politics in Weimar and the Third Reich, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Pourtant, le régime fasciste est fondé sur un discours de régénération de la nature. Toutefois, ce dernier est débordé par une vision paradoxale qui, d’un côté, célèbre, dans une vision romantique, le retour à la terre et à l’agriculture contre la barbarie de la civilisation urbaine et, de l’autre, s’appuie sur des projets de modernisation fondés sur la technique (travaux de canalisation des fleuves par exempleAlice Ingold, Négocier la ville. Projet urbain, société et fascisme à Milan, Paris, Editions de l’EHESS, 2003.). Illustration de cette tension, cette période voit à la fois la création des parcs nationaux comme mesure de sanctuarisation d’espaces naturels au détriment de l’exploitation forestière par exemple, mais aussi la poursuite d’un vaste plan d’élimination des animaux nuisibles de ces mêmes espaces. Ainsi, le ruralisme fasciste ne s’oppose pas à un volontarisme modernisateur.
Mais plutôt que de faire une histoire environnementale de l’Italie fasciste en général, les auteurs « ont préféré travailler sur les écologies politiques du fascisme, ou sur les pratiques et les récits par lesquels le régime a construit une écologie fasciste dans son discours et sur le terrain »Marco Armiero, Roberta Biasillo, Wilko Graf von Hardenberg, Mussolini’s Nature…, op. cit., p. 4.. En passant de l’environnementalisme à l’écologie politique, ils entendent donner à voir des instruments, des discours, des dispositifs institutionnels spécifiques au régime fasciste :
La prémisse est que - comme l’écrit David Harvey - tout projet sociopolitique est aussi un projet écologique. Il ne s’agit pas d’étudier l’impact du fascisme sur l’environnement naturel, car cette approche reproduirait et renforcerait une prétendue dichotomie entre nature et société. Notre propos est de déchiffrer la ‘nature du fascisme’ et d’entrer dans les processus par lesquels le régime a produit sa propre écologie politique, son propre discours et sa propre pratique de la natureIbid, p. 6..
Cette précaution conceptuelle n’est pas anecdotique car elle vise moins à analyser les rapports à la nature des Italiens dans son ensemble pendant la période fasciste que l’écologie politique fasciste, sa contribution parfois contradictoire à une refonte écologique de l’Italie contemporaine. Pour la caractériser, le livre propose d’examiner la constitution d’un discours fasciste qui associe l’histoire et la nature. Dans la rhétorique fasciste, le corps - et en particulier le corps de Mussolini - était à l’intersection de la race, de l’environnement et de la culture, véritable lien entre le passé et le présent, l’individu et la nation. Au-delà de cette dimension, l’enquête explore les projets emblématiques de l’écologie mussolinienne, à savoir la récupération des terres de l’Agro Pontino et la Bataille du blé. Les auteurs pointent le fait que la thématique de la mise en valeur de la terre et celle de la race sont toujours liées dans ces projets. Enfin, le livre s’intéresse au discours politique de l’autarcie fasciste à partir d’un angle nouveau, celui de l’histoire de l’énergie. En étudiant la construction des barrages, qui visent à rendre l’Italie indépendante en matière d’énergie hydroélectrique, mais aussi la création de générateurs de gaz de bois, les auteurs soulignent que le projet d’une autonomie énergétique fasciste n’a pas produit une pensée écologiste ou une culture de la décroissance avant l’heure, mais au contraire s’inscrit dans les logiques extractivistes. L’examen des politiques de conservation complète cet arsenal de mesures par la création de parcs nationaux et la mise en place d’une police forestière, mais aussi d’une politique touristique qui reprend à son compte la rhétorique patriotique du Bello paese du XIXe siècle.
La nature du fascisme ne se limite pas à ces discours, elle s’appuie sur un puissant mouvement scientifique comme le rappelle un autre livre. Dans Fascist Pigs, Tiago Saravia entreprend de défricher la biopolitique fasciste en étudiant « la fabrication et la culture d’animaux et de plantes incarnant le fascisme ». Son livre « détaille comment les organismes technoscientifiques conçus pour nourrir la communauté nationale envisagée par les fascistes sont devenus des éléments importants dans l’institutionnalisation et l’expansion des régimes de Mussolini, Salazar et Hitler ». Pour lui, « il ne s’agit pas de remplacer les humains par des non-humains dans les explications des changements historiques, mais d’étendre la notion de biopolitique et de suggérer que nous devons sérieusement intégrer ces derniers dans l’histoire pour pouvoir comprendre comment les collectifs sociaux sont nés et comment ils ont évolué »Les trois citations renvoient à Tiago Saraiva, Fascist Pigs: Technoscientific Organisms and the History of Fascism, Cambridge Mass., MIT Press, 2016, p. 2.. Tiago Saravia élargit l’enquête sur la biopolitique en incluant les plantes et les animaux. Il s’agit bien de reconnaître dans le projet fasciste de transformation de la nature, une « modernité alternative » :
Dans cette vision du fascisme en tant que modernisme, le fascisme est bien plus qu’une version radicalisée du conservatisme démodé ; il s’agit d’une expérience sociale moderniste globale dont le but est d’inventer une nouvelle communauté nationale. Les fascistes n’étaient pas des réactionnaires qui s’efforçaient de figer l’histoire ; ils étaient des expérimentateurs radicaux de conformations politiquesIbid., p.5.
En scrutant la mise en place de politiques agricoles, il est possible de montrer combien l’alimentation a joué un rôle dans la promotion d’une « nation organique ». L’auteur propose ainsi de relire « la nation biologique par l’alimentation plutôt que par la race » en soulignant que l’alimentation est un élément central du projet de colonisation. L’enquête révèle aussi comment le motif du retour à la terre s’accompagne paradoxalement d’une invention biotechnologique avec l’introduction d’une nouvelle variété de blé. L’agriculture est au cœur d’un projet modernisateur où les technosciences sont essentielles, plaçant au cœur de leur idéologie la manipulation du vivant.
Le climat du fascisme dans l’empire colonial italien
Encouragé par les recherches en histoire environnementale des empires qui pointent les effets des dérèglements écologiques introduits par les États coloniaux de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècleRichard Grove, Green Imperialism: Colonial Expansion, Tropical Island Edens, and the Origins of Environmentalism, 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; David Arnold et Guha Ramachandra (dir.), Nature, Culture, Imperialism: Essays on the Environmental History of South Asia, Delhi & New York, Oxford University Press, 1995 ; Donald Worster, Rivers of Empire: Water, Aridity, and the Growth of the American West, Oxford & New York, Oxford University, 1992 ; John Robert McNeill, Mosquito Empires: Ecology and War in the Greater Caribbean, 1620-1914, New York, Cambridge University Press, 2010 ; Diana K. Davis et Edmund Burke (dir.), Environmental Imaginaries of the Middle East and North Africa, Athens, Ohio University Press, 2011 ; Sam White, The Climate of Rebellion in the Early Modern Ottoman Empire, New York, Cambridge University Press, 2011 ; Mike Davis, Late Victorian Holocausts: El Niño Famines and the Making of the Third World, London & New York, Verso, 2001., Angelo Caglioti s’attèle à étudier les sciences environnementales de la période du fascisme, en déplaçant son attention de la métropole aux colonies italiennes de Libye et d’ÉrythréeAngelo Caglioti, « Science and Fascism, or Fascist Science? Meteorology in Fascist Italy » in Giulia Albanese (dir.), Rethinking the History of Italian Fascism, Routledge, New York, 2022, p. 155-179.. Dans sa thèse sur le « Climat du fascisme », il reconstruit l’histoire environnementale du colonialisme italien en Libye et dans la Corne de l’Afrique du point de vue des experts coloniaux italiens et des sciences du climat (météorologie, hydrologie)Angelo Caglioti, « Meteorological Imperialism: Climate Science, environment and Empire in Liberal and Fascist Italy (1870-1940) », PhD, Université de Berkeley, 2017.. Il s’intéresse particulièrement à la montée de l’impérialisme fasciste au XXe siècle en lien avec ces savoirs scientifiques. Comme Zoe Lauri, l’auteur consacre une partie de sa recherche aux projets environnementalistes des libéraux et souligne leur continuité avec les politiques fascistes de la nature. Mais il fait remarquer leur fragilité car elles reposent sur des individualités, tel le gouverneur de la Libye Fernandino Martini qui avait encouragé l’installation des compagnies de production de coton ou d’exploitation des mines en même temps que la mise en place du service météorologique. Avec son départ en 1907, ces infrastructures entrent en crise (financement, personnel, missions).
Si pour Lauri, la période de la fin du XIXe siècle constitue un point final de son enquête, pour Caglioti, elle constitue la phase préparatoire de la formulation d’un écofascisme, reprenant la thèse des origines libérales du fascisme italien. Il s’oppose ainsi à la thèse de la table rase proposée par Tiago Saravia dans son histoire comparée de l’agriculture des régimes fascistes et de leurs rapports aux empiresTiago Saraiva, Fascist Pigs: Technoscientific Organisms and the History of Fascism, Cambridge, MIT Press, 2016.. Il est vrai que la politique environnementale du fascisme italien s’inscrit dans le prolongement de la période précédente, même si la disparition des archives du Bureau central de Météorologie témoigne d’une liquidation du projet impérial et libéral qui n’a pas survécu à son promoteur et directeur, Luigi Palazzo. La transformation de la météorologie en une science moderne par le régime fasciste dans le contexte colonial italien rend possible les prévisions nécessaires à l’usage de l’aviation militaire. Le projet colonial construit une continuité entre la météorologie du XIXe siècle et la météorologie moderne en faisant des nouvelles colonies des laboratoires d’expérimentation. Caglioti met l’accent sur la recherche météorologique comme « infrastructure » qui sert de cadre de référence aux autres savoirs. Caglioti adopte le concept de « régimes techno-politiques » pour examiner les arrangements spécifiques entretenus entre les sciences, l’environnement et le fascisme visant à réglementer, gouverner et exploiter la nature. Cependant, pour lui,
qualifier le fascisme de « régime techno-politique » est plus qu’un simple jeu de mots avec le mot « régime ». Sans utiliser ce concept, le fascisme prétendait offrir une alternative radicale au libéralisme dans sa manière d’organiser la société et la nature. Au cœur du projet fasciste de « modernité alternative » plaçant la collectivité avant l’individu, la volonté politique avant les contraintes économiques et la gestion de l’État avant les intérêts capitalistes individuels, il y avait une approche « intégrale » ou intégrée coordonnant le monde naturel et social par des moyens autoritairesIbid., p. XVIII..
L’histoire environnementale permet ainsi de faire ressortir cette idéologie de crise qui concerne la disponibilité ou le manque de ressources naturelles. Fidèle à une conception rare et limitée des ressources naturelles, le fascisme orchestre une lutte pour les espaces et les ressources avec des puissances rivales : « comme l’a montré Adam Tooze dans le cas de l’Allemagne nazie, l’économie politique du fascisme était un jeu à somme nulle dans lequel gagner des ressources signifiait les conquérir sur d’autres, et non les produire à nouveauIbid., p. XIX. ». Or, la technopolitique fasciste reposait sur l’action de l’État dans son effort pour mobiliser militairement les sociétés civiles, organiser rationnellement l’activité scientifique et planifier la colonisation. Le plus surprenant est qu’il ne reste plus grand-chose de ce grand dessein. L’enquête de Caglioti repose en effet sur une découverte accidentelle, celle des archives abandonnées du service central météorologique. La volonté d’oublier ces archives est révélatrice d’une forme d’agnotologie de la nouvelle République italienne, désireuse de tirer un trait sur ce passé.
L’ouvrage est aussi fondé sur les travaux récents de l’histoire coloniale de la période fasciste (Angelo del Boca et Giorgio Rochat) qui ont dénoncé non seulement l’absence d’un intérêt historiographique pour l’empire, voire une forme d’ignorance organisée par les autorités italiennes elles-mêmes qui n’ont pas sauvegarder ces archives. Rappelant que Mussolini avait fait de l’empire un point central de l’idéologie et de la politique fasciste, Caglioti suit la trajectoire du penseur raciste Alfredo Niceforo (1876-1960) qui va jouer un grand rôle dans le développement des sciences coloniales dans la corne de l’Afrique. Il soutient que la « particularité de la voie italienne vers l’eugénisme était son ‘orientalisme interne’, causé par la pauvreté et le retard perçu du sud de l’ItalieAngelo Caglioti, « Race, Statistics, and Italian’s eugenics: Alfredo Niceforo’s Trajectory from Lombroso to Fascism (1876-1960)”, European History Quaterly, 2017, vol. 47, no. 3, p. 461-489. ». Caglioti retrace l’histoire sociale et intellectuelle du racisme scientifique italien, depuis la transformation de l’école de Lombroso jusqu’à l’« aryanisation » fasciste des Italiens. Plutôt que de chercher les racines des théories raciales dans la tradition de l’antisémitisme italien, Caglioti propose de montrer les liens entre le racisme social exprimé à l’égard des Italiens du sud, le racisme scientifique de la fin du XIXe siècle et l’émergence d’un « eugénisme social ». Cette convergence apparaît avec netteté dans la création de l’État-providence fasciste et la décision de Mussolini de proclamer les Italiens « une race pure » afin de les distinguer des sujets coloniaux et des juifs en 1938Ibid., p. 462. La lecture des lois raciales de 1938 aurait ainsi relégué au second plan cet eugénisme social de longue durée, accréditant la thèse d’une rupture brutale dans l’attitude du régime fasciste à l’égard des juifs. En relocalisant la naissance d’un écofascisme dans l’empire, Caglioti nous propose ainsi de montrer que les projets environnementaux de transformation de la nature impériale et les idéologies racistes ne sont pas séparés. Une même ingénierie matérielle et raciale s’affirme. Arrivée tardivement dans le concert des nations-empires, l’Italie n’a pas attendu d’avoir des colonies pour développer une anthropologie physique, comme l’a bien analysé Lucia Piccioni avec les moulages faciaux conservés au musée de FlorenceLucia Piccioni, « Black Faces in Italian Colonialism: Mobil Essentialism (1936-1943) », C. Belmonte et L. Moure Cecchini (dir.), Modern Italy (Journal of the Association for the Study of Modern Italy), no. 27, 2022, p. 375-396. Ead, « Dupliquer, collecter, hiérarchiser l’humanité. Les moulages faciaux d’après nature du Musée nationale d’anthropologie et d’ethnologie de Florence », S. Sebastiani et S. Loriga (edir.), Passés/Futurs, numéro spéciale consacré à L’Humanité exposée, novembre 2019 ; L. Piccioni et K. Boyer Rossol (dir.), Artefact. Crânes, cerveaux et têtes moulées : penser les collections scientifiques des empires (fin XVIIIe-XXe siècles), 2023, no. 19.
Conclusion
Les récents développements de l’histoire environnementale du fascisme italien permettent de revisiter un récit traditionnel en soulignant différents éléments. D’abord, les effets de continuité entre l’Italie libérale de la fin du XIXe siècle et la période fasciste où l’on retrouve déjà en place un discours de protection de la nature qui vise à la fois à vider les espaces de leurs habitants et à patrimonialiser la nature, mais aussi une attention nouvelle à une nature productive qui passe par le développement de l’agronomie pour nourrir les populations en expansion, comme tout comme un intérêt pour les énergies fossiles allié à des projets extractivistes. Cette continuité est probablement un peu factice car le fascisme naît aussi de la crise liée aux échecs des régimes libéraux à maîtriser ces questions. Ensuite, la seconde leçon de ces recherches porte sur l’approfondissement de l’étude de l’écologie fasciste elle-même qui permet de dépasser les contradictions et les tensions entre un projet modernisateur et une vision romantique de la nature, en mettant en avant une projection impériale où les savants racialistes italiens vont trouver dans les possessions africaines un véritable laboratoire des hiérarchies raciales comme le montre encore de nos jours une visite au musée anthropologique de Florence. Certes, on ne tranchera pas les débats sémantiques sur l’essence d’une écologie spécifiquement fasciste, mais on en mesurera les effets. Ainsi, les annonces agressives de Donald Trump envers l’immigration clandestine, les projets de colonisation du Groenland ou d’annexion du Nord du Mexique, du canal du Panama ou du Canada, forment, avec la relance des politiques extractivistes, un air de déjà-vu.