Le domaine de la vie

Dans Le domaine de la vie, livre dont Hortense Raynal nous livre ici un extrait, l’écriture rejoue la singulière présence au monde d’une ou plusieurs femmes dont le cerveau et la voix sont dits neuroatypiques. Le texte témoigne du permanent décryptage, du rapport fractionné au langage, de l’invention effrénée, des possibles ajustements de celle qui veut faire corps, depuis sa marge, avec le social. Souvenirs, perceptions, informations, mots, visages sont identifiés, pour en démasquer l’implicite, l’incompris, pour les relier selon un mode d’intelligence que l’autrice sort de l’inédit. Au-delà du champ de la neuropsychologie, ce poème rappelle aussi la fragilité des relations à soi et aux autres, et l’apprentissage continuel qu’est une tentative d’adaptation. 


LE DOMAINE DE LA VIE I



Mon monde s’est formé

comme une écorce autour d’un arbre


Le tien comme l’écaille

autour du poisson


J’ai perdu ma lune

c’était la révolution dernière / gérer un visage

Mon soleil est éclatant

mais non, je n’ai plus de lune


ma terre est de passage

et le courage


la journée



comme une année / faire pendule neuve

avec ses quatre saisons / remettre sa peau à l’heure




gamine


je me demandais


comment on faisait pour me reconnaître



visage, je le cherchais






et ton visage / on ne peut pas me traverser

un modèle pour l’univers / je vois les gens qui blablabla

je n’ai pas interagi



j’ai dit des faux pas / code tacites, codes tacites,


j’ai fait des mots gênants / je ne les ai pas






on dit que je suis sans gêne


je ne comprends pas


doit-on être avec gêne ?







LE DOMAINE DE LA VIE II

je n’arrive pas à faire ce truc



à l’adolescence les gens se sont mis / parfaitement naturel pour des gens

à discuter au lieu de jouer

j’ai pas compris / négocier qu’il va falloir se dissoudre

déchiffrer / la dramaturgie des discussions / un peu dans les autres

impossible



comment on alimente une discussion / quelque chose reste enraciné

comme un bébé chien / en moi la racine


cible facile les gens qui se moquent / comment je me présente aux autres / attention à soi

je dois répéter


quand on est enfant c’est simple / j’avais mon authenticité


il suffit de jouer / je l’ai perdue




je suis adulte / quand je vois tel mot


et tous ces enfants qui socialisent / je vois tout ce qui va avec


mieux que moi



Je dois empêcher ça

Comment citer ce texte

Hortense Raynal , « Le domaine de la vie », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/en/numeros/numero-4/le-domaine-de-la-vie