Le 8 mars 2024, « la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » a été inscrite dans la Constitution françaiseComme le souligne Maud Royer, « la plupart des rédactions des différentes propositions de loi garantissaient le droit à l’IVG pour toute ‘personne’, [mais] des député·es comme Aurore Bergé et les sénateurs du groupe Les Républicains ont œuvré pour que le texte finalement adopté mentionne à la place ‘les femmes’, prenant ainsi le risque d’exclure les hommes trans du droit à l’IVG ». Maud Royer, Le Lobby transphobe, Paris, Textuel, 2024, p. 41.. La France est ainsi le premier et le seul pays au monde à avoir explicitement érigé l’IVG en liberté constitutionnelle. La date de promulgation de la loi était symbolique, choisie pour coïncider avec la Journée internationale des droits des femmes, et l’événement a été marqué par le président de la République lors d’une cérémonie qui s’est déroulée place Vendôme à Paris. Des politicien·nes, des militant·es, des célébrités et des membres du public étaient présent·es ; l’atmosphère était à la fois solennelle et triomphale.
La cérémonie s’est ouverte sur une courte vidéo, dans laquelle des images d’archives retraçant la campagne pour la légalisation de l’avortement en France au début des années 70 cèdent progressivement la place à un clip du président Emmanuel Macron en 2023, annonçant son intention de constitutionnaliser le droit à l’avortement. Ce processus de constitutionnalisation se présente donc comme la prochaine et peut-être dernière étape de l’histoire de la libération des femmes telle qu’elle s’est développée en France depuis le milieu du XXe siècle. Alors que la cérémonie se poursuit, les écrans sur scène affichent des portraits de femmes françaises célèbres, dont Olympe de Gouges, Louise Michel, Joséphine Baker et Simone de Beauvoir.
Devant ces images, le chef de l’État a prononcé son discours, positionnant la France comme un leader mondial dans la lutte pour les droits des femmes.
« Les reculs de notre époque – y compris dans les plus grandes démocraties, y compris chez nos voisins en Europe – ont fait [de cette loi constitutionnelle] une nécessité et une urgence ».
Annonçant son engagement à faire inscrire le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il poursuit :
« Au-delà de l’Europe, nous nous battrons pour que ce droit devienne universel […], nous mènerons ce combat pour toutes les femmes […] qui ont risqué et risquent encore leur vie dans leur pays, femmes des pays où ce droit n’existe pas, femmes encore soumises au bon plaisir des hommes pour étudier, s’habiller, choisir leurs vies, leurs amours, leurs destins. »
Cette cérémonie n’est pas
« la fin de l’histoire, c’est le début d’un combat […] nous retrouverons le repos que lorsque cette promesse [du droit à l’IVG] sera tenue partout dans le monde ».
On se souviendra du 8 mars 2024, déclare le président, comme
« le jour où la France a été grande, parce qu’elle a voulu l’être pour toutes les femmes, universellement (…) Marianne, notre Marianne, est cette femme libre, qui tous nous représente et nous oblige. »
Ce discours soulève des questions importantes sur la relation entre l’avortement, l’identité nationale et le féminisme. Les inégalités structurelles continuent de conditionner l’accès à l’avortement en France, où le délai légal est relativement bas, à savoir quatorze semaines (alors que, pour comparaison, il est de vingt-quatre au Royaume-Uni, et qu’il n’en y a pas au Canada)Note éditoriale avec accord de l’autrice : Si court que semble le délai de l’IVG en France, il est déjà un progrès très récent puisque c’est la Loi du 2 mars 2022 visant à renforcer le droit à l’avortement qui allonge ce délai de 12 à 14 semaines de grossesse et que cet allongement a été présenté comme la mesure phare de cette loi. Les résistances venaient notamment du milieu médical, les moyens devant être employés ne pouvant plus être au-delà de 12 semaines la simple « aspiration » du foetus, mais requérant au préalable d’en broyer les os in utéro pour pouvoir ensuite l’aspirer, ce qui pour les médecins aussi peut être difficile à vivre et augmente d’un cran le niveau d’acceptation et d’engagement requis subjectivement.. Pourtant Macron présente l’avortement comme un acquis social en France et relègue le mouvement français pour le droit à l’avortement dans l’histoire ; il place plutôt la France dans un rôle héroïque de défenseur de l’accès à l’avortement dans le monde entier. L’avortement est ici mobilisé comme vecteur de l’exceptionnalisme national. Le discours de Macron établit la différence entre la France et les États-Unis, où le droit à l’avortement a été progressivement restreint depuis l’abrogation de Roe v. Wade en juin 2022La comparaison aux États-Unis reste implicite dans le discours présidentiel du 8 mars 2024, mais l’abrogation de Roe v. Wade a été explicitement invoqué comme l’élément déclencheur de l’amendement constitutionnel proposé à l’origine à l’Assemblée nationale., ainsi que les pays européens dotés de lois restrictives en matière d’avortement, notamment Malte et la Pologne. En outre, Macron distingue la France d’un groupe imaginaire de pays « au-delà de l’Europe » où les hommes dictent toujours les choix des femmes : il construit la nation française par sa différence avec cet autre implicitement racialisé. La constitutionnalisation de l’IVG se présente ici en des termes qui à la fois affirment la position exceptionnelle de la France en tant que nation des « droits de l’homme » et renforcent la nécessité perçue de sa projection continue à l’étrangerFrançoise Vergès, The Wombs of Women: Race, Capital, Feminism, Durham, NC, Duke University Press, 2020, p. 7; Gino Raymond, France Since the Liberation: Between Exceptionalism and Convergence, London, Routledge, 2024, p. 3..
En outre, le discours du président implique une certaine temporalité selon laquelle la situation des femmes françaises est plus avancée, plus développée, que celle des « femmes encore soumises » dans leur propre pays. Les femmes en France sont émancipées, suggère-t-il, symbolisées par « Marianne, notre Marianne […] cette femme libre ». À travers la figure de Marianne, le droit à l’avortement est encore plus étroitement lié à l’identité nationale française, et ce changement constitutionnel se présente comme une confirmation du statut de la France en tant que république éclairée et laïque. L’avortement est ici absorbé dans la même logique que celle utilisée pour justifier l’interdiction du voile en France en 2010, à laquelle Macron fait implicitement allusion en se référant à d’autres pays où les femmes sont « encore soumises au bon plaisir des hommes pour […] s’habiller ». Ce qui est ironique, vu que l’interdiction du voile est précisément une injonction sur ce que portent les femmes ; mais l’interdiction du voile et la constitutionnalisation de l’IVG sont toutes les deux utilisées pour forger une association entre la France, la modernité et le progrèsCette association est intrinsèque à la postcolonialité française : voir Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante, traduit de l’anglais par Sylvie Durastanti, Paris, Flammarion, 2006..
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Pour un·e lecteur·rice venant du monde anglophone, et surtout des États-Unis, il est sans doute surprenant de voir le droit à l’IVG célébré de cette manière, comme une source de fierté nationale. Aux États-Unis, c’est la position anti-avortement qui est plus souvent liée au nationalisme : comme le disait Lauren Berlant, le fœtus sert « d’indice des droits naturels/nationaux » aux États-Unis, et la femme qui avorte est en conséquence présentée par les personnes anti-avortement comme une menace pour les rôles traditionnels des hommes et des femmes, comme pour l’avenir de la nationLauren Berlant, The Queen of America Goes to Washington City: Essays on Sex and Citizenship, Durham, NC, Duke University Press, 1997, p. 104. Ma traduction.. Au Royaume-Uni et en Australie, la droite a également co-articulé le sentiment anti-avortement avec les craintes concernant le déclin démographique et l’avenir nationalErica Millar, Happy Abortions: Our Bodies in the Era of Choice, London, Zed Books, 2017, pp. 221–24.. Il est vrai qu’en France aussi le sentiment anti-avortement circule de concert avec les idées d’extrême droite : la théorie complotiste du « grand remplacement » considère que la population française blanche est progressivement remplacée par des immigré·es, et ses adeptes diabolisent la contraception et l’avortement dans la mesure où ils ont un impact sur le taux de fécondité des femmes blanches. Le point de départ du discours sur l’avortement en France est néanmoins assez libéral, en raison notamment de la laïcité. 82% des adultes en France pensent que l’avortement devrait être légal, contre 55% aux États-Unis, 68% en Australie et 71% au Royaume-UniSelon une enquête Ipsos réalisée en 2023 auprès de 23348 adultes dans 29 pays. Jamie Stinson, « Global Views on Abortion », Ipsos, 2023, <https://www.ipsos.com/en-uk/global-views-abortion-2023>.. Même le Rassemblement national préfère ne pas prendre position sur l’avortement : le RN a abandonné sa politique de re-criminalisation en 2002, et, en 2024, 46 sur 88 député·es RN, dont Marine Le Pen, ont voté en faveur de l’inscription de l’IVG dans la Constitution française. D’un côté, il est révélateur de l’étendue du consensus en faveur du droit à l’IVG en France que des représentant·es de son principal parti d’extrême droite ont voté pour cette loi (dans le cadre de leur programme de « dédiabolisation », bien sûr). De l’autre côté, ceci révèle l’inefficacité du changement constitutionnel : s’il arrivait au pouvoir, le RN pourrait bien restreindre l’accès à l’IVG par d’autres façons, par exemple en réduisant le délai légal ou en rendant l’avortement inéligible au remboursement par la Sécurité sociale.
Il y a en effet des raisons de douter de l’impact de la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 dans la pratique. Le gouvernement Macron s’est engagé à maintenir le statu quo libéral sur la question du droit à l’IVG en France, mais ses choix, ses politiques et sa rhétorique trahissent simultanément une inquiétude au sujet de la natalité et de la reproduction de la nation française. Moins de deux mois avant la constitutionnalisation de l’IVG, Macron a annoncé un programme de « réarmement démographique » destiné à augmenter la natalité en France, en baisse depuis dix ans et qui a chuté de près de 7% entre 2022–23Sylvain Papon, « Bilan démographique 2023 », Insee, 2024, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/7750004>.. Rédigé dans le langage militariste du « réarmement », ce plan comprend des tests de fertilité pour les personnes âgées de 25 ans, qui devraient être remboursables par la Sécurité sociale. « On veut créer un effet signal pour dire aux jeunes ‘ne vous posez pas la question à 35 ans’ », a déclaré un représentant du gouvernementMarie Gréco, « Bilan de fertilité à 25 ans : “Il ne faut pas tomber dans une logique pro-nataliste culpabilisante” », Libération, 2024, <https://www.liberation.fr/societe/bilan-de-fertilite-a-25-ans-il-ne-faut-pas-tomber-dans-une-logique-pro-nataliste-culpabilisante-20240122_HKH7V3ICOBGLXPENZYB7QFBF5I/>.. Comme l’affirme Rokhaya Diallo, ce plan définit les taux de natalité en termes de responsabilité individuelle et de biologie, au lieu d’examiner les conditions structurelles (telles que le climat ou la précarité) qui déterminent la capacité des gens à avoir les enfants qu’ils désirentRokhaya Diallo, « Macron wants more French babies – but his meddling fertility plan isn’t the answer », The Guardian, 2024, <https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/feb/09/france-emmanuel-macron-babies-women-fertility>.. En outre, il est troublant de constater que la vision nataliste de Macron ne s’étend pas à Mayotte, où le taux de natalité a récemment atteint un niveau record. À Mayotte, dont la population est majoritairement noire, une agence régionale de santé a déclaré en 2023 qu’elle proposerait des stérilisations aux jeunes femmes pour lutter contre la croissance démographique. Ceci nous rappelle sinistrement l’histoire de la violence reproductive dans l’empire français, et notamment les avortements et stérilisations forcés qui ont eu lieu à La Réunion dans les années 60 et 70Vergès, The Wombs of Women.. De plus, en février 2025, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi qui restreint le droit du sol à Mayotte en durcissant les conditions d’obtention de la nationalité française pour les enfants qui y sont nés. Il en ressort un double standard qui révèle une préoccupation nationaliste pour les taux comparatifs de reproduction des citoyens « souhaitables » et « non souhaitables », ce qui correspond aussi à la logique suprématiste blanche selon laquelle « les ‘étrangers’ (non blancs) sont souvent considérés comme excessivement reproductifs, [alors que] les femmes blanches sont souvent réprimandées pour leur faible taux de féconditéMillar, Happy Abortions, pp. 221–22, 233. Ma traduction. ». Bien que dans ce cas, les citoyen·nes de Mayotte ne soient pas des « étrangers », et que leur traitement révèle la colonialité persistante de la façon dont la France traite ses départements d’outre-mer.
On aurait pu s’attendre à ce que le plan nationaliste et nataliste de « réarmement démographique » s’accompagne d’une restriction, plutôt que d’un renforcement, du droit à l’IVG. Au cours du vingtième siècle, les gouvernements français successifs ont restreint l’accès à l’avortement dans le cadre des efforts visant à augmenter la croissance démographiqueJean-Yves le Naour et Catherine Valenti, Histoire de l’avortement : XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003.. Cependant, en 2024, les projets gouvernementaux visant à augmenter le taux de natalité et à sécuriser l’accès à l’IVG ont été annoncés presque simultanément : le gouvernement a réussi à se positionner comme étant à la fois pro-choix et pro-nataliste. Cécile Simmons parle d’un « double jeu dangereux » qui donne l’impression que les droits des femmes sont garantis tout en enhardissant les acteur·trices de la lutte contre l’avortementCécile Simmons, « Emmanuel Macron is playing a dangerous game with abortion rights in France », The Guardian, 2024, <https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/jan/28/emmanuel-macron-abortion-france-president-natalist-far-right-laws>. Ma traduction.. À tout le moins, le pro-natalisme du gouvernement français jette un doute sur l’impact de la modification constitutionnelle dans la pratique : cette nouvelle loi confirme symboliquement le statut de la France en tant que république éclairée et laïque, mais elle ne protège ni n’allonge le délai légal, et le gouvernement a simultanément affirmé la valeur positive de la procréation. On assiste donc à une montée de changements politiques autour de la reproduction, et il en émerge une position apparemment contradictoire de la part de l’État français, c’est-à-dire : pro-choix et pro-nataliste mais préoccupé par la croissance démographique lorsqu’elle se produit en conséquence de l’immigration ou dans la France d’outre-mer.
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Malgré le fait que le président de la République se présente comme un défenseur des droits des femmes, la liberté de reproduction, y compris l’accès à l’IVG, n’est pas respectée de manière égale en France. Une personne sur quatre doit quitter son département pour avorter, et parmi celles qui avortent dans un établissement de santé, plus de la moitié doivent attendre plus de sept jours pour obtenir un rendez-vousJulie Desrousseaux, « En France, une inégalité d’accès croissante », La Déferlante, n° 13, 2024, p. 70 ; Le Planning familial, « Premier baromètre sur l’accès à l’avortement en France », 2024, p. 8, <https://www.planning-familial.org/sites/default/files/2024-09/Dossier%20de%20presse%20-%20barometre%20IVG%20-%20Planning%20familial%20-%2026092024_0.pdf>.. Entre 2007 et 2017, 43 sur un total de 624 centres pratiquant l’avortement ont fermé en France hexagonaleDesrousseaux, « En France, une inégalité d’accès croissante », p. 70.. Véronique Sehier rapporte que « dans les Hauts-de-France, seul un centre d’IVG sur deux pratique actuellement des interruptions de grossesse jusqu’à la fin de la quatorzième semaine, comme le prévoit pourtant la loicitée par Rozenn Le Carboulec, « Comment les cathos réactionnaires s’infiltrent dans les sphères de pouvoir », La Déferlante, 2024, <https://mailchi.mp/revueladeferlante/comment-les-cathos-reacs-sinfiltrent-dans-les-spheres-de-pouvoir?e=fae6821edd>. ». Selon le Planning familial, une personne sur deux n’obtient pas d’arrêt de travail pour avorter, et l’accès à l’avortement est encore plus difficile pour celles qui habitent en zone rurale et pour les immigré·es n’ayant pas la nationalité françaiseLe Planning familial, « Premier baromètre sur l’accès à l’avortement en France », pp. 9, 6.. Une étude menée par l’anthropologue Mounia El Kotni et l’association fable-Lab montre également que les femmes « allophones », surtout les femmes migrantes et celles en situation de précarité, font face à des obstacles pour accéder aux soins de santé, et que les soins qu’elles reçoivent sont souvent de qualité inférieureMounia El Kotni, « Accès aux soins des femmes : vers une médiation linguistique en santé », fable-Lab, 2024, <https://etudes.fable-lab.com/acces-aux-soins-des-femmes-vers-une-mediation-linguistique-en-sante>.. Les recherches de la sociologue Julie Ancian sur le phénomène de l’infanticide confirment que l’accès à l’avortement, ainsi qu’aux services de planning familial et à la contraception efficace, n’est pas garanti ni égal en FranceJulie Ancian, Les Violences inaudibles : Récits d’infanticides, Paris, Seuil, 2022..
Dans les départements et régions d’outre-mer (DROM), le taux d’avortement est globalement deux fois plus élevé qu’en France métropolitaine. Bien entendu, le taux varie d’une région à l’autre : en 2023, la Guyane avait le taux le plus élevé, avec 48,9 avortements pour 1000 femmes âgées de 15 à 49 ans, tandis que Mayotte, avec 19,4, était plus proche de la moyenne de la France métropolitaine qui se situe à 16,3Annick Vilain, Jeanne Fresson et Camille Lauden, « La hausse des IVG réalisées hors établissement de santé se poursuit en 2023 », Drees études et résultats, n° 1311, 2024, p. 5, <https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2024-09/ER1311.pdf>.. Les chercheurs et chercheuses hésitent à donner des raisons claires à cet écart, mais on peut supposer que les gens sont plus susceptibles d’avorter là où il y a un manque d’accès à la contraception, une infrastructure de soins de santé insuffisante et/ou une précarité socio-économique généralisée. Les conditions matérielles sont un facteur déterminant dans la décision de poursuivre ou d’interrompre une grossesseMarie Mathieu et Laurine Thizy, Sociologie de l’avortement, Paris, La Découverte, 2023, p. 47., et le taux de pauvreté en outre-mer est deux à quatre fois plus élevé que dans l’HexagoneLudovic Audoux et Pascal Prévot, « La grande pauvreté bien plus fréquente et beaucoup plus intense dans les DOM », Insee Focus, n° 270, 2022, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/6459395>.. De plus, comme le délai d’avortement en France reste fixé à 14 semaines, un petit nombre de personnes sont obligées de se rendre à l’étranger pour se faire avorter après ce délaiMarie Mathieu et Sophie Avarguez, « Les avortements en délai dépassé : Derrière le stigmate, le travail abortif des femmes », Sociétés contemporaines, vol. 130, n° 2, 2023, pp. 69–100.. Cela n’est possible que pour celleux qui ont les moyens et le passeport pour le faire, et c’est encore plus difficile dans les DROM car les déplacements à l’étranger (ou même dans un autre département) sont plus chers, plus longs et plus compliqués sur le plan logistiqueMathieu et Thizy, Sociologie de l’avortement, p. 61.. Ainsi, malgré les termes triomphalistes de l’annonce de la constitutionnalisation de l’IVG en 2024, et contrairement à une idée répandue, les inégalités structurelles et la variabilité de l’offre continuent de conditionner l’accès à l’avortement en France, y compris en outre-mer.
Pour réaliser la liberté reproductive et corporelle partout dans la France, la constitutionnalisation de la « liberté […] d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » ne suffit donc pas. Dans les années 90 aux États-Unis, en réponse à l’accent mis par le mouvement féministe dominant sur le droit de la femme dite libre de choisir d’interrompre une grossesse, un groupe de militantes féministes noires ont fondé le mouvement pour la « justice reproductive ». Elles expliquaient que l’accent féministe sur la liberté et le choix masque les façons dont la pauvreté, le racisme, le sexisme et d’autres systèmes de pouvoir (souvent soutenus par l’action gouvernementale) entravent nombre de décisions autour de la procréationDorothy Roberts, Killing the Black Body: Race, Reproduction, and the Meaning of Liberty, New York, Pantheon Books, 1997, p. 297.. En outre, ces féministes critiquaient l’accent mis par des féministes blanches sur le droit à l’avortement en tant que tel, qui occulte les besoins plus larges des femmes pauvres et racisées, et ignore comment l’avortement et la stérilisation ont servis à stigmatiser, contrôler et maltraiter les personnes jugées « indésirables ». Comme alternative, ces militantes féministes noires (dont Loretta Ross et Mable Thomas ; elles formeraient plus tard le collectif « SisterSong ») ont formulé le principe de la justice reproductive, qui s’articule autour de trois aspects : le droit de ne pas avoir un enfant, le droit d’avoir un enfant, et le droit d’élever des enfants dans un environnement sûr et sainLoretta Ross et Rickie Solinger, Reproductive Justice: An Introduction, Oakland, CA, University of California Press, 2017, p. 9.. Ce mouvement montre clairement que la justice sociale, raciale et reproductive doit être pensée ensemble, et élargit la lutte féministe en prenant en compte les voix des plus marginalisé·es.
Il existe en France une disparité importante entre l’idée, avalisée par l’État, que les femmes ont un droit sûr et sans entrave de choisir, et la réalité de l’inégalité d’accès aux soins reproductifs dont l’IVG. La justice reproductive offre aux féministes un langage pour mettre au jour et pour combattre cette disparité. Un héritier de la lutte pour la dépénalisation de l’avortement des années 70, l’association Choisir la cause des femmes fonctionne encore aujourd’hui comme une organisation de défense des droits des femmes, et adopte une approche radicale et inclusive qui ressemble à la justice reproductive. Choisir a publié une réponse astucieuse et émouvante à l’amendement constitutionnel de mars 2024, et comme iels le disent, la lutte continue. « Toutes les femmes dans tous les territoires de la France et quelles que soient leurs conditions d’existence doivent avoir maintenant un accès effectif à l’IVG.Choisir la cause des femmes, « Inscription de l’IVG dans la Constitution : Choisir rend hommage à Marie-Claire Chevalier », 2024, <https://www.choisirlacausedesfemmes.org/2024/03/07/inscription-de-l-ivg-dans-la-constitution-choisir-rend-hommage-%C3%A0-marie-claire-chevalier/>. »