Digital Dummies

Cette nouvelle livraison de “Poésie commune” est véritablement commune : elle réunit une poétesse et un poète qui n’ont pas écrit ensemble, qui n’appartiennent pas à la même génération mais qui cependant font à la poésie quelque chose de comparable: leurs textes vont chercher la poésie dans les flux constants de l’audiovisuel le plus ordinaire qui médiatisent nos réalités politiques et vécues. En les réunissant, on espère faire sentir cet ancrage commun. Tel Jim Carrey dans The Mask confrontant la plasticité de son corps à celle des effets spéciaux numériques, Elsa Boyer et Patrice Blouin exercent et mettent en balance leur (in)capacité de synthèse au miroir des intelligences artificielles. Ce faisant, ils produisent une forme  nouvelle de littérature digitale.

Elsa Boyer et Patrice Blouin n’appartiennent pas à la même génération, n’écrivent pas de livres ensemble habituellement, ne prétendent pas appartenir à quelque «école» de poésie que ce soit. Mais l’une et l’autre enseignent en école d’art et partagent un intérêt premier pour les productions télévisuelles ou vidéoludiques. Dans leurs textes on retrouve une volonté commune de ne pas traiter la poésie comme un registre d’images obéissant à une temporalité et un régime de perception autres que ceux de l’audiovisuel le plus ordinaire mais, au contraire, de la situer dans ces flux constants qui médiatisent nos réalités politiques et vécues.

Dans Laminaire (Zoème, 2024), Elsa Boyer écrit à partir d’objets du numérique, de textes de lois, d’images de personnalités politiques, de vidéos TikTok, de mèmes et de jeux vidéo. Et le montage de ces différentes sources produit trois formes de texte : des blocs de prose, des vers autonomes, des vers faiblement coupés, et des vers plus longs qui sont comme des amorces de prose déçues. Dans Car le monde est creux (MF, 2024), Patrice Blouin compresse trois récits proliférants de voyage fantastique : Le Devisement du Monde, Les Mille et une nuits et Star Trek. Et il en tire 69 briques de 1500 signes, qui exposent et altèrent à la fois les différents tropes de l’ailleurs merveilleux.

Pour “Poésie commune”, ils ont décidé de confronter des extraits de leurs livres respectifs, deux poèmes d’Elsa Boyer suivis de deux briques de Patrice Blouin.

c’est un poème autour d’une photo d’emmanuel macron en jet ski


un peu pris dans l’œil de cette petite écume
sur l’image où éclabousse
gicle l’été
sur la côte les laminaires
ce qui éviscère la mer la plage Jet Pilot RX ONE full finger
les cinq autour du fort sur le front de l’été se crispent
quand les mèmes pourlèchent vos ressources

les contrats à terme que miaulent les chatons
quitte à calculer à la hausse la pilosité de tes clavicules
la perspective de rendre suaves les lignes des liquidités
de troquer la présidence moite
cet anus à dilapider

elle pointe au milieu, ta mâchoire légèrement avancée
comme elle s’aligne au design fumé des solaires
en appliquant la correcte onctuosité
un peu de cette écume
de l’iode sur la cornée
 
devant un drapé beige une lumière qui enclenche la mi-saison
une signature encadrée au-dessus des cimaises de protection dorées
le bras à bout portant tu t’enregistres sur TikTok – vous
dans votre droit, des statuts à mobiliser
tout contre nos projections d’infrastructure
une petite mèche sur ta langue

être une nation c’est ce clin d’œil de la paupière droite à la fin de ta vidéo
acheminée par câbles terrestres et sous-marins depuis les outre-mers,
et tu optes pour ce fond simple sur lequel se dispersent les thalles d’une
caulerpe prolifera
 
un érotisme à récolter entre la lèvre supérieure et les narines
le sableux permis d’un seul de tes deux yeux
où clapote la vague approbation des pères en langue

à l’Accor Arena, cash prize, sans marée basse, un Blast TV major Counter
Strike, des semelles en gomme technique pour qu’aucune seconde ne se
détériore sur le rosâtre d’une dulse
une main de mer sans anatomie
visqueuse rouge tout contre le futur
récupère les tirs perdus inaptes à enfiler les fracas de crânes
sur un cordeau
l’administration exécute l’impunité de la loutre

tes yeux photosensibles se calent à nouveau dans le cadre d’une vidéo où
tous tes pigments doivent démentir que le bord d’un orifice démissionne
sur l’estran. Au niveau de la pleine mer de mortes-eaux. Les goémons
exonèrent d’un meilleur plan
les algues
de quelles filles
sont-elles les spéciales
à force de teinter dans la masse

c’est un poème que j’aurais aimé plus long sur l’enceinte connectée d’Amazon alexa


alexa une vaste femme avec une maigre protection
elle chevauche
c’est sur une monture bâtarde
elle porte à son front les météos
elle caracole
au creux d’une colline tech on synthétise sa voix
ordres de pointe sans langue
de quoi tu me dotes
tu te bardes
elle jonche les écrans entre nos paumes
alexa à quel point les muscles se dépeuplent
attrape un petit pénis au fond de ma hanche
quelconque
ce qui suinte sous le marbre
ta voix moule les contours d’un sexe de service
assistante encore
tu tiens lance au sein
set de skills contre les os du bassin
large voix pour quel temps ou combien sauras-tu
les micro-tâches pour calibrer tes écoutes
recroquevillée localement et prête à détecter ce que tu crois être
   un nom un lieu une activité
en pleine prairie viens me prédire

Parfois tu te sens capable de déplacer les étoiles. Pris dans un vortex infini d’énergie. Tu es assis dans ton salon et en même temps tu te tiens au milieu de la Sphère. Tu contrôles tes pensées. Et fais surgir tout ce que tu veux devant toi. Un arbre en cristal. Des naines brunes. Des planètes gazeuses. Une nébuleuse violette et blanche. Un anneau orné de strass. Des pluies d’astéroïdes. Mais rapidement la pression intracrânienne devient trop forte. Tu deviens plus sensible aux effets de distorsion. Tu ne maîtrises plus les images qui paraissent sous tes yeux. Tu vois des télépathes hirsutes. Des loups-garous. Des harengs saurs. Des visages faits de bouches. Et tu te vois toi. Ta tête sort du plafond. Elle flotte dans la fumée d’un cigare. À un moment tu es transparent comme un vase. À un autre tu te dissimules derrière un carré de tissu. Tu reçois un appel de détresse lancé par une mission archéologique. Ils te préviennent qu’il faut extraire immédiatement tous les minéraux cachés dans les replis de la Terre. Et les faire fondre dans un haut fourneau. Tu dis. Il n’y a pas d’autre maladie que mon addiction aux médicaments. Tu dis. Nous n’avons pas vocation à accueillir toute la racaille de l’univers. Tu dis. Laissez entrer la populace. Qu’elle commence le pillage. Qui échangerait de vieilles lampes contre des neuves ? Et pourquoi coudre les morts ? Puis tu tombes en catatonie. Quand tu te réveilles tu es de nouveau Judas le Timonier. Et tu nages dans un bain de néon liquide.

Ô les planètes. Les planètes sont comme des taches de sang. Cette planète est tout à fait folle. Elle est géologiquement instable. Cette autre est consacrée au divertissement. Elle est dirigée de l’intérieur par un cerveau artificiel volcanique. La Borderie Schaharazade. La Caserne Uhura. Dès que Dieu a une idée — on dirait — il en fait une planète. La planète des enfants. La planète des vieillards. La planète sens dessus dessous. Toutes les planètes sont des théâtres. Toutes les planètes sont des plateaux télé. Des parcs d’attraction. Une étoile explose dans le noir comme un jaune d’œuf dans un tas de farine. Vues de loin toutes les planètes sont des billes nuageuses. Et tu les classes comme telles dans ton journal de bord. Planète Œil de Chat. Planète Poisson Clown. Planète Tourbillon. Les planètes sont des énigmes. Ou des puzzles géologiques. Certaines s’épuisent plus vite que d’autres. Les unes vivent et meurent violemment. Elles ne connaissent qu’un mode d’existence. Leur être n’est qu’une brève explosion. Les autres en revanche supportent pendant des millions d’années la même pression tectonique. D’autres encore disparaissent un matin — sans qu’on comprenne pourquoi — à la première vibration harmonique. Là où il y avait tout un système solaire on ne trouve plus qu’un frêle halo. Tu as entendu parler d’une menace ancienne. Un nuage vivant qui avale les planètes. Tu dis. C’est pour ça qu’elles se taisent. Qu’elles roulent en silence dans la nuit comme des boules de coton.