La parution en septembre de Qui a peur du genre ? fait figure d’événement. Pour la première fois depuis vingt ans et la parution de Défaire le genre, Judith Butler remet la question du genre au centre d’un livre. Iel observe que les réflexions sur le genre ont aujourd’hui une dimension mondialeJ. Butler, Qui a peur du genre ?, Ch. Jaquet (trad.), Paris, Flammarion, 2024, p.11., ce qui donne à ce nouvel ouvrage une dimension elle-même mondiale. Cependant, Butler prévient dès son introduction : il ne s’agira pas ici de défendre la théorie mise en place depuis Trouble dans le genre (1990), ni de fournir de nouvelles thèses sur la question. En effet, Qui a peur du genre ? est un livre qui a vocation à intervenir directement dans le débat contemporain en partant du constat suivant : il existe aujourd’hui une pensée réactionnaire qui a pris le genre, c’est-à-dire l’ensemble des études de genre dans leur grande diversité et tout ce qui, de près ou de (très) loin, semble s’y rapporter, comme bouc émissaire. Celle-ci a opposé au trouble dans le genre la peur du genre, peur qui s’est muée en haine. Cette haine est légitimée par la thèse selon laquelle c’est le genre qui serait par essence haineux ; la haine réactionnaire ne serait qu’une défense face aux attaques du genre contre le monde existant.
L’objectif de Qui a peur du genre ? est dès lors de repartir des attaques contemporaines contre le genre, et de montrer avec pédagogie comment elles déforment les pensées féministes et queer jusqu’à les unifier avec confusion. Les réponses apportées par Butler relèvent d’une urgence réelle, car les attaques contre le genre mettent un grand nombre de personnes en danger, et risquent de conduire à « anéantir tous ceux qui veulent seulement vivre et respirer librement »bid., p.44..
Le fantasme du genre : Histoire de plus d’un titre
Le titre Qui a peur du genre ? est sans doute familier à plus d’un.e lecteur.ice français.e. En effet, en janvier 2023 avait lieu le colloque « Qui a peur de la déconstruction ? » à la Sorbonne et à l’ENS de la rue d’Ulm ; cinq ans plus tôt Bruno Perreau, que Butler remercie à la fin de son livre, publiait Qui a peur de la théorie queer ?. Ces trois questions, références à la pièce Qui a peur de Virginia Woolf ?, visent à chaque fois à répondre aux attaques contre les théories du genre. L’événement de 2023 était une réponse aux attaques du colloque « Après la déconstruction », qui entendait dénoncer l’existence d’une « secte culturelle internationale d’extrême-gauche »J.-B. Fressoz, « « Le colloque en Sorbonne adoubé par Jean-Michel Blanquer était à mille lieues des conventions universitaires » », Le Monde.fr, 19 janvier 2022 (en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/19/le-colloque-de-la-sorbonne-adoube-par-jean-michel-blanquer-etait-a-mille-lieues-des-conventions-universitaires_6110055_3232.html ; consulté le 18 octobre 2024). Le livre de Perreau répondait aux attaques contre la théorie queer dans le contexte du Mariage pour tous. Dans le cas de Judith Butler, il s’agit de s’opposer aux attaques portées à la théorie du genre à une échelle mondiale. Contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, la question « qui » ne doit pas mener à l’identification de responsables de ces attaques, comme l’indiquait déjà Perreau :
« Il s’agit donc d’un « qui » sans autre sujet que des incarnations fugaces, parcellaires et traversées de contradictions. » B. Perreau, Qui a peur de la théorie queer ?, Paris, Sciences Po Les Presses, 2018, p.8.
La référence à Qui a peur de Virginia Woolf ? a bien plutôt pour but de s’inspirer de la manière dont, dans la pièce de théâtre, la fiction et le fantasme dirigent les actions des personnages. Or, les attaques contre la théorie queer et les études de genre sont elles aussi le lieu de fantasmes, « fantasmes épistémologiques transnationaux »Ibid., p.8. chez Perreau. Dans Qui a peur du genre ?, Butler reprend à son compte l’entreprise de ce dernier, et conclut son introduction par cette question :
« quelle sorte de fantasme le genre est-il devenu, et quelles sont les craintes, les peurs et les haines qu’il rassemble et qu’il mobilise ? »J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.55.
Pour Perreau comme pour Butler, il ne s’agit pas de s’opposer à de simples idées, mais de constater que celles-ci « guident les interactions sociales et donnent aux institutions leur capacité d’agir »B. Perreau, Qui a peur de la théorie queer ?, op. cit., p.8. chez Perreau, donnent lieu à un fantasme « doué d’une puissance destructrice »J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.11. pour Butler.
Dans Qui a peur du genre ?, Butler reprend ainsi le constat de Perreau et ses objectifs stratégiques, mais ne s’appuie cependant pas sur la même conceptualisation du fantasme. Perreau, étudiant un contexte plutôt franco-états-unien que mondial, s’appuyait sur la penseuse des études de genre Joan W. Scott dans le but de penser le fantasme, sa production et sa reproductionB. Perreau, Qui a peur de la théorie queer ?, op. cit, p.24.. De son côté, Butler se réfère au psychanalyste Jean Laplanche, de manière à définir le fantasme anti-genre comme le lieu de l’élaboration d’une scène fantasmatique mondiale. Iel en déduit que
« [le fantasme] n’est donc pas juste une création de l’esprit, une rêverie subliminale, mais une organisation du désir et de l’anxiété qui suit certaines règles structurelles et organisationnelles, lesquelles puisent à un contenu en même temps conscient et inconscient. »J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.19.
Là où le théoricien français s’appuyait sur une autrice états-unienne, Butler reprend donc un auteur françaisOn note que Joan W. Scott utilisait déjà Laplanche pour conceptualiser le fantasme. J. W. Scott, Théorie critique de l’histoire, C. Servan-Schreiber (trad.), Paris, Fayard, 2009, p.136-138.. L’histoire des échanges transatlantiques, qui ont fortement contribué au développement des études de genreF. Cusset, French theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003, p.158-167. semble ainsi connaître un nouveau chapitre au moment de la conceptualisation du fantasme à l’origine de la haine du genre.
Quelles sont les caractéristiques de ce fantasme ? Butler distingue trois points saillants de cette construction. Le premier est l’absence de lecture rigoureuse des études de genre. Il conduit au second, l’unification monolithique de pensées très diverses sous un seul nom, le genre, quitte à associer des pensées opposées. Enfin, le genre désormais unifié est investi de toutes les peurs et les craintes imaginables, elles-mêmes souvent contradictoires, de manière à en faire « un monolithe à l’influence et la puissance terrifiantes » Ibid., p.10..
Le but est ainsi de faire passer le genre pour une immense vague de haine prête à déferler sur le monde ; la haine que l’on pourra opposer au genre n’en sera alors plus vraiment une, puisqu’elle ne sera qu’un processus de défense face à une attaque monstrueuse. La haine du genre se présente ainsi comme une haine de la haine. Elle est d’autant plus efficace qu’elle est avant tout fantasmée :
« Le caractère contradictoire du fantasme lui permet de contenir toutes les craintes et les peurs que l’idéologie anti-genre juge bon de mobiliser pour arriver à ses fins, sans jamais avoir besoin d’en former un tout cohérent. »Ibid., p.27.
Dans l’introduction comme dans la conclusion de l’ouvrage, ce triple processus est défini par Butler comme proprement fasciste, le fascisme nommant ici les passions qui rendent possible un régime autoritaireIbid, p.373-374.. La haine du genre conduit à plus d’autoritarisme contre les femmes et tous.tes les membres de la communauté LGBTQIA+, au sens où leur vie seraient rendues moins vivables, et ce à l’échelle mondiale.
Une haine mondiale
Qui a peur du genre ? se propose d’étudier différentes attaques contre le genre dans le monde. Si ses développements les plus longs portent sur les États-Unis et la Grande-Bretagne, Butler cite tout de même un grand nombre de chercheur.euse.s qui analysent des contextes différents.
Cette étude mondiale est annoncée dès le titre du premier chapitre, « La scène mondiale ». Dans ce chapitre comme dans le deuxième, Butler s’intéresse au rôle du Vatican dans la haine du genre. Iel considère en effet qu’il est le premier à avoir contribué à ce fantasme :
« L’idée que le genre est une idéologie dangereuse est apparue dans les années 1990, quand le Conseil pontifical pour la famille affirma que le « genre » constituait une menace pour la famille et pour l’autorité biblique. »Ibid., p.57.
Butler étudie de nombreux discours du Vatican, dont ceux du pape François qui avait comparé les défenseurs du genre aux « dictateurs du siècle dernier » en 2015. Iel s’intéresse également à un certain nombre de prêtres catholiques ou évangélistes et pointe ainsi le rôle de la « droite religieuse », quelle que soit sa religion, qui « s’efforce, pour sa part, d’étendre sa propre liberté, définie comme une liberté religieuse, et qui est, en substance, une liberté de discriminer »Ibid., p.101.. En tentant de protéger le monde contre un genre supposément haineux, la droite religieuse ne fait qu’augmenter la précarité des membres de la communauté LGBTQIA+, comme Butler le montre notamment à travers l’exemple de l’Ouganda, où les associations représentant les minorités sexuelles ont peu à peu été interdites, notamment en raison de l’influence de groupes religieux états-uniens Ibid., p.84-91..
La caractéristique la plus remarquable de cette haine du genre est qu’elle s’appuie sur un fantasme consistant à projeter sur le genre des dangers existant au sein de l’Église, notamment catholique, et de la famille hétérosexuelle. Ainsi, on fait de l’éducation sexuelle par les études de genre un lieu de danger pédophile, alors que le Vatican a lui-même été inattentif, parfois négligeantVoir par exemple Ibid., p.128., au moment de traiter certaines affaires de pédocriminalité :
« Peu importe que le mouvement gay et lesbien lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants, et que c’est l’Église catholique qui risque la banqueroute en raison des réparations qu’elle doit payer aux enfants auxquels elle fait subir des violences depuis plusieurs dizaines d’années. »Ibid., p.123.
Butler rappelle ainsi qu’en France, entre 1950 et 2020, on estime à 330000 le nombre de mineurs victimes d’abus sexuels de la part de membres de l’Église. De même, la parentalité queer conduirait au risque de l’inceste d’après le Vatican, alors que ce danger est également présent dans la famille hétérosexuelleIbid., p.123.. Il y a donc reprise de peurs réelles, et projection de ces peurs dans l’espace monolithique du genre, de manière à justifier la haine à son encontre.
À la lecture de ces deux premiers chapitres, on remarque que le concept de « droite religieuse », s’il permet à Butler de mettre en relation des discours semblables de haine du genre, court le risque de lae mener à perdre en nuance, en mélangeant
« le cas du Vatican, de l’ Église orthodoxe russe, de diverses Églises chrétiennes en Asie de l’Est et en Afrique, et de la politique familiale islamique d’Erdoğan. »Ibid., p.94.
Cette liste un peu rapide pourrait conduire la droite religieuse à répondre que Butler effectue iel-même des rapprochements hâtifs et une unification de mouvements différents, en un mot qu’iel fantasme la droite religieuse. Cette difficulté aurait peut-être pu être atténuée par un propos plus détaillé ; néanmoins, l’efficacité de l’ouvrage tient justement au fait qu’il identifie des marques de haine du genre qui traversent un grand nombre de discours religieux, aussi différents soient-ils, quitte parfois à ne pas mentionner ces différences.
Après cette étude des discours religieux, Butler s’intéresse à la politique états-unienne et souligne la mise en danger des personnes transgenres par les lois votées dans nombre d’États, et iel porte son attention sur les discours TERFTrans-Exclusionary Radical Feminist, courant supposément féministe qui exclut les femmes trans des luttes qu’il mène. en Grande-Bretagne, aux effets semblables.
Sexe/genre, nature/culture : le concept de genre et ses évolutions chez Butler
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à la haine du genre à travers l’étude de concepts précis : ceux de sexe, de race, de nature et de culture. Ils nous permettent en creux d’observer l’évolution de la pensée du genre de Butler. Dès l’introduction, on trouvait le genre associé à deux notions phares de la conceptualisation du genre par Butler dans les années 1990. Butler reprend la conception itérative du genre, dont les premières bases étaient posées dans Trouble dans le genre, et exprime à nouveau l’idée selon laquelle l’itération n’est pas une simple répétition du même, et peut par conséquent donner lieu à « des interruptions et des contestations » Ibid., p.47.. Iel mobilise également le concept d’interpellationIbid., p.24-25, voir également p.47-49., repris à Althusser depuis La Vie psychique du pouvoir (1997), dans le but de caractériser le rapport des sujets au pouvoir.
Les chapitres sur les rapports entre sexe et genre font en revanche montre d’une prise de distance vis-à-vis des idées des années 1990. Là où Trouble dans le genre semblait parfois dissoudre la notion de sexe biologique dans celle de genreOn citera par exemple « Si l’on mettait en cause le caractère immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle « sexe » est une construction culturelle au même titre que le genre ; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux. », J. Butler, Trouble dans le genre, Cynthia Kraus (trad.), Paris, La Découverte, 2006, p.69., ou du moins faire du sexe une forme du genre, Qui a peur du genre ? met l’accent sur l’interaction entre le sexe et le genre en s’appuyant notamment sur les travaux d’Anne Fausto-Sterling J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.272-273.. Cette inflexion est soulignée lorsque Butler revient sur les rapports entre nature et culture. Iel admet ouvertement une dévaluation trop importante du concept de nature dans les travaux des années 1990. Butler considère que son travail et celui d’autres chercheur.euse.s de sa génération
« ont été amenés à comprendre la nature précisément comme ce qui devait être dépassé pour qu’une action et un sens proprement humains apparaissent dans le monde. Nous étions dans l’erreur. » Ibid., p.296.
L’idée d’une place plus juste accordée au concept de nature, déjà présente dans les ouvrages récents de Butler, lui permet notamment de saisir la question environnementale. C’était par exemple le cas dans son livre précédent, Dans quel monde vivons-nous ?, publié en 2023 et qui portait sur la pandémie du Covid-19La part donnée à la nature peut par exemple être observée dans : « Si la vie dépend de l’air que nous nous passons entre nous, et d’une nourriture et d’un abri issus des ressources de la nature et du travail humain, alors la destruction climatique met en avant les nécessités de cette vie autrement que la pandémie. » J. Butler, Dans quel monde vivons-nous ? : Phénoménologie de la pandémie, C. Jacquet (trad.), Paris, Flammarion, 2023, p.60.. Dans Qui a peur du genre ?, il s’agit d’encourager les travaux sur le genre prenant en compte les considérations biologiques sans les considérer comme des faits culturels parmi d’autres, ce qui conduit également à mieux considérer les enjeux climatiquesVoir par exemple J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.259-260..
Enfin, dans l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, Butler lie la question du genre à la question du colonialisme et du racisme, suivant en cela une direction prise autour de 2001« Sans constituer un tournant à proprement parler, les textes de Butler rédigés après le 11 septembre 2001 […] semblent poser la question de la mélancolie raciale dans des scènes de violence politique qui ne sont pas uniquement abordées à partir d’un appareillage théorique féministe explicite. » H. Bentouhami, Judith Butler : Race, genre et mélancolie, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, note 9 p.98.. Iel s’inscrit en faux contre l’idée selon laquelle les théories du genre et leur remise en cause de la binarité seraient par essence occidentales, et constitueraient une forme d’impérialisme épistémologique sur les pays non-occidentaux, comme a pu le suggérer le pape François. Butler rappelle en effet qu’avant la colonisation de nombreux peuples ne pensaient pas le genre de manière binaire. C’est par exemple ce que montrent les travaux de Maria Lugones sur les peuples indigènes d’AmériqueM. Lugones, « The Coloniality of Gender », dans W. Harcourt (éd.), The Palgrave Handbook of Gender and Development: Critical Engagements in Feminist Theory and Practice, London, Palgrave Macmillan, 2016, p. 13-33, cité in J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.314-316., ou ceux d’Ifi Amadiune sur le NigeriaI. Amadiume, Male daughters, female husbands: gender and sex in an African society, Londres, Zed Books, 2015, cité in Ibid., p.319-320.. D’où la conclusion suivante :
« c’est la binarité de genre qui a été et qui est imposée encore aujourd’hui par les pouvoirs coloniaux et racistes et par leurs représentants, et non pas l’inverse. »Ibid. p.313.
La seconde partie du livre, tout en mettant en lumière des réponses à la haine du genre, offre ainsi des éléments de reprise et d’approfondissement de la théorie butlerienne du genre.
Trouble dans la traduction : de quoi Judith Butler est-iel le nom ?
Reste désormais à trouver des armes plus précises permettant de lutter contre la haine du genre et la mise en danger des femmes et des personnes LGBTQIA+ à laquelle elle donne lieu. C’est précisément l’entreprise de la fin de Qui a peur du genre ?. Ces armes sont au nombre de trois : l’alliance entre communautés, la construction de contre-imaginaires afin de créer d’autres fantasmes que ceux de la haine du genre, et le développement d’une pensée de la traductionIbid., p.346.. Le dernier chapitre du livre porte spécifiquement sur ce dernier point. Butler met l’accent sur la nécessité d’une réflexion à propos de la traduction dans un contexte où le genre est devenu une question mondiale. Celle-ci doit permettre de « développer une épistémologie multilingue »Ibid., p.329.. Butler pose notamment la question de la traduction du mot « genre », et propose de mettre en lumière les mots semblables qui existent déjà dans plusieurs langues, plutôt que de chercher à imposer de l’extérieur le même mot à toutes les cultures.
Un autre mot qui semble poser question est en réalité un nom propre. Il s’agit du nom de Butler. Butler remarquait déjà en 2007 que son nom était devenu un symbole des études de genre« En un sens, « Joan Scott » et « Judith Butler » sont devenues des noms, des références dont ces structures avaient besoin pour fonder leur légitimité. » J. Butler, É. Fassin et J. W. Scott, « Pour ne pas en finir avec le « genre »… Table ronde », Sociétés & Représentations, vol. 24, no 2, Éditions de la Sorbonne, 2007, p. 285-306.. Pour cette raison, il a souvent été attaqué par la haine du genre, comme Perreau le constatait déjà dans Qui a peur de la théorie queer ? :
« Pourquoi font-ils.elles de Judith Butler le symbole d’une théorie qu’ils.elles affirment combattre ? »B. Perreau, Qui a peur de la théorie queer ?, op. cit., p.109.
Dans ce dernier chapitre, Butler revient sur les attaques que son nom a subies, et explique in fine qu’en écrivant ce livre, il s’agissait autant de répondre aux attaques sur le genre que de comprendre « comment son propre nom peut être transformé en figure fantasmatique et méconnaissable » J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.339.. Se demander qui a peur du genre, c’est donc également se demander qui a peur de Judith Butler, comme le remarque judicieusement Patrice ManiglierP. Maniglier, « Mais qui a peur de Judith Butler ? », Libération, 19 septembre 2024 (en ligne : https://www.liberation.fr/culture/livres/mais-qui-a-peur-de-judith-butler-20240919_7H4HEE4CS5BIBGTMFCELEVEOSQ/ ; consulté le 18 octobre 2024).. C’est également lutter contre les déformations autour de son nom, créer en quelque sorte un contre-imaginaire à propos de Butler, qui affirme dans ce livre vouloir mieux représenter qui iel estJ. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.339.. Il faut bien noter que cette représentation plus juste ne semble pas pouvoir avoir lieu sans un questionnement autour de la manière de genrer Butler iel-même. Butler recommande l’usage du pronom « iel » à son propos, mais accepte également le pronom « elle » en français. On peut ainsi regretter que la française ne mentionne pas la position de Butler à ce sujet, et ne mette pas non plus en avant les raisons pour lesquelles le pronom « elle » a été retenu. Cette réflexion est particulièrement importante puisque c’est précisément au moment où Butler parle d’iel-même que la traduction française fait le choix de continuer de genrer Butler au féminin :
« J’ai moi-même été représentée [sic], dans la propagande du mouvement idéologique anti-genre, en diablesse, en sorcière, en trans, en Juive aux trait exorbités. »J. Butler, Qui a peur du genre ?, op. cit., p.339. Voir également « je me suis efforcée » p.371.
On pourrait également questionner le choix de cette traduction de ne pas utiliser l’inclusif, en particulier lorsqu’il s’agit de mentionner les victimes de la haine du genre, « tous ceux qui veulent seulement vivre et respirer librement »Ibid., p.44., associées en un masculin pluriel assez peu représentatif des « femmes, […] personnes transgenres et non binaires », « gays et lesbiennes »Ibid., p.18. que Butler identifie comme les premières personnes touchées par la haine du genre. La traduction du titre du chapitre, « trouble de la traduction », est elle-même minée par une équivoque, puisqu’elle donne l’impression que le titre est un écho à Trouble dans le genre, alors que Butler utilise en réalité deux termes différents, Gender Trouble et « Disturbance of Translation ». Si on y ajoute l’absence d’explication quant au choix de ne pas utiliser l’inclusif et celui de genrer Butler au féminin, alors on est en droit de se demander si la traduction française ne court pas justement le risque d’entretenir un certain trouble. Ces difficultés, qui soulignent la nécessité de nous questionner avec toujours plus de précision sur nos choix de traduction, ne font que renforcer la thèse de Butler :
« La traduction, en réalité, est la condition de possibilité de la théorie du genre dans un cadre mondial. »Ibid., p.332.
Qui a peur du genre ?, après avoir longuement analysé les discours fantasmatiques sur le genre à l’origine de la haine à son encontre, puis dégagé des pistes de réflexion, en vient pour conclure à rappeler l’urgence de la situation. Combattre les fantasmes haineux sur le genre, c’est faire face aux passions fascistes qui se développent et tendent à rendre invivables nombre de vies. Contre le monde autoritaire qui vient, il est dès lors urgent d’établir le fantasme nouveau d’un « monde dans lequel le genre et le désir seront au cœur et même au fondement de ce que nous entendons par la liberté et par l’égalité »Ibid., p.377.. Un monde dans lequel, nécessairement, il faudrait mieux connaître les théories du genre dans leurs diversités et leurs alliances avec d’autres. Un monde également dans lequel on saurait un peu mieux de quoi Judith Butler est le nom.