Étranger, qui peut savoir ce que ce mot veut dire ? (Camus, Carnets, mars 1940)
J’ai tenté précédemment de traiter la violente brouille de Camus et Sartre, en 1952, comme un « reste » des années 1950 – la modernité ne se sédimentant pas seulement en résidus matériels toxiques, mais déposant aussi dans les esprits des scories intellectuelles qui ne le sont pas moins. Je proposais, autour de la question du communisme d’abord, qui noue la querelle, puis de la guerre d’Algérie, qui la fait plus déchirante encore, un autre mode de coexistence avec ce « reste » que celui de la répétition compulsive de l’antagonisme à laquelle nous sommes habitués : hériter du conflit sans se sentir sommé d’y prendre parti, s’autoriser à explorer les enjeux de la relation en vérité inextricable de ces deux hommes de façon à comprendre comment, à deux, ils sont le visage de leur temps – ou du moins un de ses visages –, et ainsi, peut-être, rendre cette relation plus éclairante pour notre aujourd’hui que ne l’est ce « match » dont la sempiternelle reprise conjugue les couleurs sépia de la nostalgie et la stérile culture du clashMes articles précédents figurent dans les numéros 2 et 3 des Temps qui Restent..
La Nausée, L’Étranger
Puisqu’il s’agit d’écrivains et donc d’écriture, il sera question ici, dans un troisième temps, d’un texte intimement lié à la fois à l’Algérie et à la relation de Sartre et Camus, L’Étranger, et de l’histoire de ses lectures jusqu’à aujourd’hui. Car L’Étranger est la matrice du rapport des deux hommes, dans ses dissonances et malentendus, et dans les proximités qui le rendent indissoluble. Remontons donc à sa sortie, en 1942, et même, en deçà, à l’année 1938, celle de la parution de La Nausée. Camus et Sartre, avant leur rencontre effective, en juin 1943, à la générale des Mouches, s’étaient connus par leurs écrits, et entre-commentés. En octobre 1938, depuis l’autre rive de la Méditerranée – il ne quitte l’Algérie qu’en 1941 – Camus publie un compte-rendu de La Nausée dans Alger républicainCamus, « La Nausée par Jean-Paul Sartre », repris dans Sartre, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 794. En mars 1939, il rédige pour le même journal une recension du Mur. ; quant à Sartre, en février 1943, il donne aux Cahiers du Sud un long article sur L’ÉtrangerSartre, « Explication de L’Étranger », repris dans Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 92 et sq..
Que voit Camus dans La Nausée ? Antoine Roquentin « analyse sa présence au monde, le fait qu’il remue ses doigts et mange à heure fixe » ; au fond de tous les comportements dont est tissée sa vie, il ne trouve qu’ « absurdité fondamentale ». C’est là, commente Camus, un sentiment commun à toute une génération – la sienne et celle de Sartre –, mais que ce dernier exprime avec une sûreté, une lucidité, une vigueur, elles, hors du commun. La réticence du jeune auteur qu’est alors Camus, cherchant sa voie et sa voixCamus a 25 ans ; c’est tout récemment qu’il a pris en charge la chronique d’Alger républicain intitulée « Le Salon de lecture » ; l’obligeant au contact avec l’actualité littéraire, cette chronique est formatrice de son rapport à l’écriture. C’est alors qu’il prend conscience des défauts du roman qu’il essaie d’écrire, La Mort heureuse (publié à titre posthume), et de ce qu’il comporte de bavardage. « La véritable œuvre d’art est celle qui dit moins », note-t-il, à cette époque, dans ses carnets (Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 862)., a trait à la façon dont Sartre articule dans son roman fiction et philosophie. « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque de son prix », écrivait Proust dans Le Temps retrouvé. Camus pense de même ; il ne conteste pas qu’un grand roman soit toujours aussi une philosophie ; mais il soutient, comme Proust, que la « marque » de la théorie doit y avoir été effacée, que la philosophie doit y être inapparente, tout entière passée en « images ». La façon dont Sartre, dans La Nausée, coud l’exposition de concepts et l’élément romanesque lui semble trop visible et trop grossière : parce que les deux visages du livre ne fusionnent pas, la théorie y fait tort à la vie.
Camus n’est pas seul à faire ce genre de remarqueVoir le dossier de presse de La Nausée dans Sartre, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1701 et sq. Notamment le compte-rendu d’E. Buenzod dans La Gazette de Lausanne : « M. J.-P. Sartre est davantage un philosophe qu’un romancier […]. » ; et M. Arland dans La NRF : « Un roman ? À vrai dire il faudrait plutôt parler d’un essai, d’une satire, d’une méditation philosophique. ». Sartre lui-même, dans son journal de guerre, évoque non sans inquiétude la réaction d’un lecteur pour qui « La Nausée pue le professeur de philosophieSartre, Carnets de la drôle de guerre, dans « Les Mots » et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 292 ». Le livre fut écrit en partie à Berlin, en même temps que Sartre, en 1933-1934, découvrait et étudiait Husserl ; et il est vrai que la présence de « l’intentionnalité » y est tout sauf discrète. Quand Sartre à son tour entreprend une critique de L’Étranger (critique dont le titre même, « Explication de L’Étranger », a quelque chose de très professoral), il confirme d’une certaine façon le penchant théoriciste qu’on lui reproche et qu’il se reproche : il « explique » le roman à partir du Mythe de Sisyphe.
Pourtant, l’impact immédiat du livre de Camus, Sartre le reconnaît d’emblée et avec faveur, vient de ce qu’il ne veut pas porter de thèses ni imposer d’idées, qu’il fait partie des œuvres qui prétendent « valoir par elles-mêmes et ne rien prouver(note : Sartre, « Explication de L’Étranger », art. cit., p. 92.) ». Mais, précise aussitôt Sartre, cette « gratuité » de L’Étranger a pour contrepartie que son personnage central, Meursault, est « ambigu ». Pourquoi cette ambiguïté lui semble-t-elle devoir être levée, « expliquée » ? En 1945, dans « La nationalisation de la littérature », contre l’inclination des critiques à traiter les écrivains comme des « biens nationaux » et leurs productions avec une pompe digne « tout à la fois, […] d’un banquet d’anciens combattants et du Salon de l’Automobile », il leur intimera de comprendre ceci que le roman est « l’entreprise hasardeuse d’un homme seul », qu’il « est neuf, inconnu, sans importance » et « qu’il faut y entrer sans guide »Sartre, « La nationalisation de la littérature », Situations, II. Littérature et engagement, Paris, Gallimard, [1948] 1999, p. 42.. En 1943, il s’empresse en revanche de prendre un guide, Camus lui-même, qui aurait donné dans Le Mythe de Sisyphe, un « commentaire exact » de son roman, qui aurait édifié là une « théorie du roman absurde ». Cela serait-il le cas (ce qui n’est pas sûr), il n’en reste pas moins que Camus a pris soin de séparer les deux registres, romanesque et philosophique, pour éviter entre eux le type de couture qui caractérise à ses yeux La Nausée ; L’Étranger peut donc – et sans doute doit – être lu de façon autonome ; et si « l’explication » de Sartre a une force, ce n’est pas quand elle met en évidence les parallèles entre L’Étranger et Sisyphe qui lui paraissent donner la « clé » du roman et dissiper son « secret », mais quand elle entre dans l’élucidation des procédés langagiers dont est tissé le livre – notamment l’usage du passé composé, qui, faisant éclater la transitivité du verbe, mue chaque phrase en un îlot de présent pur, juxtaposé sans fil de continuité à d’autres présents, et produit ainsi une intense sensation de décousu, de non-sens, bref, d’« absurde ».
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Parce que, pour beaucoup d’entre nous, L’Étranger est une lecture d’adolescence éventuellement lointaine, peut-être faut-il ici un rappel minimal de l’intrigue de ce bref roman à la fois limpide et incroyablement résistant à l’interprétation – quatre-vingts ans de commentaires n’ont pas réussi à l’épuiser. Meursault, le narrateur, qui raconte à la première personne, est un modeste employé de bureau au port d’Alger. Il enterre sa mère, qui habitait un hospice de la région de Tipasa. Le lendemain de son retour à Alger, il se baigne avec une jeune femme, Marie, et va avec elle voir un film comique ; elle devient sa maîtresse ce soir-là. Il fait amitié avec un voisin de palier, Raymond Sintès, qui prétend être magasinier mais se révèle plutôt être souteneur, pris dans une embrouille avec une « Mauresque » (une de ses « filles ») et avec le frère de celle-ci. Raymond et Meursault, avec Marie, vont passer un dimanche à la plage, invités par un ami du premier, qui y possède un cabanon. Les suivent là-bas le frère de la « Mauresque » et un autre « Arabe ». Une rixe a lieu – trois Français contre deux « Arabes ». Lors du dernier épisode de cette rixe – qui en comporte trois –, sur la plage caniculaire, Meursault, seul à seul avec un des « Arabes », le « descend » d’un coup de revolver (le revolver de Raymond), sans mobile apparent, ou seulement parce qu’étendu sur le sable, l’« Arabe » a sorti un couteau que le soleil a paré d’un éclat menaçant ; Meursault tire encore quatre coups sur le corps inerte.
Le meurtre coupe le livre en deux. Sa deuxième partie, consacrée à l’emprisonnement de Meursault, à l’instruction, au procès, au verdict qui le voue à la peine capitale, repasse, mais sur un autre mode discursif, par les circonstances relatées dans la première partie : là, les événements, tels que relatés par Meursault, se suivaient sans logique apparente, au petit bonheur la chance et dans le désordre des jours, ici, Meursault (narrateur encore) s’aperçoit qu’ils sont interprétés par autrui comme ayant préfiguré implacablement son destin de condamné à la guillotine, et, à la lumière de la mort, devient capable de réfléchir sur ce qu’aura été sa vie. Dans les dernières pages, l’aumônier de la prison harcèle Meursault de ses bons offices ; ce dernier n’a jamais fait la moindre place à Dieu dans sa vie, ce n’est pas quand elle se raccourcit vertigineusement qu’il va Lui en donner davantage ; quittant pour la première fois sa bizarre neutralité, il est saisi d’une violente colère, éjecte l’importun et, revenant sur son passé, s’approuve en tous points : « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. » C’est peut-être alors, durant ces derniers jours, dans sa cellule, avant l’exécution, qu’il écrit, rétrospectivement et par anamnèse, le journal que nous avions cru rédigé au présent et au fil de la plume à partir du télégramme annonçant la mort de « maman ».
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L’exégèse de L’Étranger, définie à gros traits, se distribue en deux versants : l’un, métaphysique, voit dans le roman une réflexion sur la condition humaine et son « absurdité » foncière. L’autre, à teneur politique, insiste sur son ancrage socio-historique, colonial. Du premier versant, nous avons tous eu, je crois, l’un ou l’autre aperçu, ne fût-ce qu’au lycée : Meursault, figure tragique et intransigeante, solitaire altier voué au face à face avec l’Existence, avec le Soleil, avec la Mort, avec son Destin. Je ne m’y attarderai pas. Je m’appesantirai plutôt sur les lectures politiques.
Quant à l’interprétation « métaphysique », on voit clairement ce qu’elle doit à Sartre, à son détour par Le Mythe de Sisyphe, à son insistance sur la « passion de l’absurde », sur « l’absurdité de la condition humaine » qui en sont selon lui « l’unique sujetSartre, « Explication de L’Étranger », art.cit., p. 96, p. 97. ». Pourtant, ce n’est pas tant ce pan du commentaire qui se réclame de Sartre que le pan politique. Sinueux cheminement des idées, redistribution des héritages intellectuels en fonction de l’enchevêtrement de questions politiques irrésolues qui noue le rapport franco-algérien : le commentaire « métaphysique » s’est autonomisé, est devenu dominant, et n’est pas enclin à se réclamer d’un héritage sartrien, précisément parce que Sartre, désormais, est lu à travers ses engagements anticolonialistes, pas nécessairement bienvenus du point de vue de cette exégèse-là. C’est semblablement (mais à l’inverse) à la lumière des engagements sartriens de la fin des années 1950 que le commentaire « politique » se réclame de lui… en oubliant le plus souvent que, dans la prolixe « Explication de L’Étranger », Sartre ne se préoccupe nullement de l’ « indigène » anonyme abattu par Meursault ni n’évoque la question coloniale, au nom de laquelle ces lectures ultérieures du livre, jusque dans notre présent, rejouent sa querelle avec Camus au désavantage de ce dernierAinsi, par exemple, Lamria Chetouani, évoquant une certaine critique centrée sur l’enracinement algérien de L’Étranger, inscrit cette grille de lecture dans la suite de l’« Explication » de 1943. Voir L. Chetouani, « L’Étranger d’Albert Camus. Une lecture à l’envers du stéréotype arabe », Mots, n° 30, Images arabes en langue française, 1992, p. 36 ; https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1992_num_30_1_1679.
« La grande mode rancuneuse de se trouver trop bien pour le monde »
En 1943, dans la France occupée, au moment où Sartre écrit sur L’Étranger, on comprend que la question coloniale ne le préoccupe pas : l’urgence était autre. Mais transportons-nous quelque dix ans plus tard. Dans les années 1950, et plus précisément entre 1954 et 1955, soit deux ou trois ans après son irrémédiable brouille avec Camus et au début de ce qu’on appelait alors les « événements d’Algérie », Sartre jette sur le papier des notes autobiographiquesPubliées sous le titre global de « Retour sur les Carnets de la drôle de guerre » dans Sartre, « Les Mots » et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 907-955.. Par elles, il s’engage dans une réflexion sur sa « conversion » à la politique (motif de la querelle des deux hommes) et dans le très long chantier qui allait, quelque dix ans plus tard, s’achever par Les Mots. Il y revient sur le journal qu’il avait tenu durant la « drôle de guerre », pour mieux se comprendre – d’un bouleversement mondial l’autre – dans cette « drôle de paix » qu’est la guerre froide ; il y réfléchit aussi sur ses écrits antérieurs et sur sa relation à Camus, en comparant La Nausée et L’Étranger.
J’ai écrit La Nausée au moment où jetait ses derniers feux la grande mode rancuneuse de se trouver trop bien pour le monde. Et L’Étranger qui ressemble à La Nausée me paraît justement la continuation et la fin de cette tendancePubliées sous le titre global de « Retour sur les Carnets de la drôle de guerre » dans Sartre, « Les Mots » et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 907-955..
Un aperçu seulement, incomplet, de ces ressemblances entre L’Étranger et La Nausée que remarque Sartre et qui sont en effet nombreuses. De part et d’autre un héros (ou anti-héros) qu’on nous présente comme quelconque : à l’épigraphe célinienne de La Nausée, « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu » fait écho le sous-titre un temps envisagé de L’Étranger, « un homme comme les autresVoir la présentation de L’Étranger par R. Quillot, dans Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1916. ». Roquentin et Meursault sont des célibataires et des solitaires. Des « n’importe qui » peut-être, mais se distinguant pourtant du commun des mortels par une lucidité sans concession, qui, les mettant à distance de la communication intersubjective et de l’usage normal du langage, désintègre les conventions et bienséances de la vie sociale et fait d’eux les solitaires qu’ils sont. Méprisant hiérarchies et rôles, ils sont dépourvus d’ambition, notamment intellectuelle : Roquentin abandonne son travail d’historien (la rédaction de la biographie d’un diplomate-aventurier du XVIIIe siècle), Meursault a abandonné ses études et refuse de quitter un emploi algérois médiocre pour prendre, à Paris, une place qui lui offrirait plus de possibilités. Il écrivent cependant, tenant le journal d’une existence plutôt terne. Leur sensibilité aiguë à l’inanité des jours les rend allergiques à l’insatiable désir humain de sens, d’ordre, de téléologie : c’est Roquentin rejetant le temps du récit, où tout semble nécessaire, préfiguré dès la première phrase – alors que, « quand on vit, il n’arrive rien. […] Les jours s’ajoutent aux jours, sans rime ni raisonSartre, La Nausée, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 49. » –, c’est l’étonnement de Meursault lorsque dans son réquisitoire le procureur donne à l’hétéroclite succession de hasards l’ayant mené au crime l’apparence d’une implacable préméditation.
Quand, en dépit de ces similitudes, Sartre tente, toujours dans ces notes, de se démarquer de Camus, pas plus qu’en 1943 il ne pense à incriminer l’éventuelle teneur politique coloniale de L’Étranger. En ce mitan des années 1950, séquence pour lui d’intense politisation, c’est plus étonnant. Mais son engagement anticolonialiste est encore embryonnaire, c’est le rapprochement avec le PC qui l’occupe alors pleinement. Sans doute, eu égard à ce rapprochement, estime-t-il La Nausée et L’Étranger également indigents au plan politique, et que les deux livres se satisfont à bon compte d’un superficiel rejet des mœurs et de l’idéologie bourgeoisesC’est non sans regret qu’il écrit, plus loin dans ses notes : « Émotion quand La Nausée a plu au New Yorker. Et regret : La Nausée : apolitique. Et l’on dit que c’est le mieux. » (« Retour sur les Carnets de la drôle de guerre », art. cit., p. 950).. Pour asseoir leur différence, il recourt en tout cas à un argument philosophique plus que politique :
Camus explique à Dieu que ça n’est pas bien ce qu’il a fait là. L’homme [pour lui] a encore des droits […]. Mais moi j’étais tout autre: je voulais décrire ce qui était avant de donner des règles. De me donner des règles. La Nausée n’a jamais passé à mes yeux pour un blâme au Créateur. C’était la découverte philosophique de la pâte du mondeIbid., p. 908..
« Camus explique à Dieu que ce n’est pas bien ce qu’il a fait là », c’est un écho de la colérique « Réponse à Albert Camus » de 1952 : « Un enfant mourait, vous accusiez l’absurdité du monde et ce Dieu sourd et aveugle que vous aviez créé pour pouvoir lui cracher à la face(note : Sartre, « Réponse à Albert Camus », Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p.118.) ». La Nausée, selon Sartre, n’a rien à voir avec un tel « blâme au Créateur », elle est dévoilement de la « pâte du monde » – soit, pour lui, le sens de la phénoménologie et de l’ « intentionnalité » telles qu’il les a découvertes chez Husserl : « Toute conscience est conscience de quelque choseSartre, « Une idée fondamentale de Husserl : l’intentionnalité », Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 31. ». Et c’est bien en effet la version sartrienne de l’intentionnalité que l’on trouve dans le tête-à-tête de Roquentin avec la fameuse racine de marronnier, qui incarne la « pâte du monde » et le non-sens de l’existence : « J’étais la racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle – puisque j’en avais conscience – et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elleSartre, La Nausée, op. cit., p. 155.. »
Lorsque, plus tard, s’affermira l’engagement de Sartre pour l’indépendance de l’Algérie – à partir de 1957 et plus encore en 1959-1960 –, il ne reviendra pas sur L’Étranger : quand il s’en prendra à Camus sur la question algérienne, c’est avec des interventions de presse de ce dernier qu’il polémiquera.
L’Étranger, lectures politiques
Indépendamment de Sartre, les aspects politiques du roman ont été évoqués précocement par la critique anglo-saxonne – l’Empire britannique se décolonise avant la France. Ainsi, en 1946 déjà – l’Inde sera indépendante l’année suivante –, Cyril Connolly, préfacier de l’édition anglaise, ancre résolument L’Étranger dans son contexte algérien, faisant remarquer des thèmes dont, aujourd’hui encore, se nourrissent les débats suscités par ce texte : ce n’est pas seulement la victime de Meursault qui est oubliée par son procès, écrit-il, c’est aussi la prostituée « mauresque » dont l’ « Arabe » abattu, son frère, défendait l’honneur ; deux « indigènes » à qui Camus refuse la dignité du nom propre ; et la jeune femme, au contraire de Marie, la maîtresse de Meursault, ne sera pas appelée à témoigner au tribunal. Ces mots de Connolly sont une ouverture vers le destin ultérieur du livre, qui deviendra matière de postcolonial studies aussi bien que de gender studies« On the other hand it is a failure of sensibility on the part of Camus that the other sufferer of his story, the Moorish girl whose lovers beats her up and whose brother is killed why trying to avenge her, is totally forgotten. She too may have been “privileged” to love life just as much, so may her murdered brother, for they too were “foreigners” to the Colonial System, and a great deal besides. » (Cyril Connolly, « Introduction » [1946], dans Camus, The Outsider, Harmondsworth, Penguin Books, 1961, p. 9). Voir également Alice Kaplan, En quête de L’Étranger, Paris, Gallimard, 2016, p. 227 et sq.. En France, pour une lecture apparentée, il faudra attendre 1961 et le livre de Pierre Nora, Les Français d’Algérie :
Ce tête-à-tête, un dimanche, sur la plage écrasée de soleil, quand « le ciel qui s’ouvre sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu » libère une agressivité latente, apparente beaucoup moins le héros au Roquentin de La Nausée qu’à tout Français en Algérie. Et la condamnation à mort que Camus inflige pour finir à Meursault, loin d’évoquer on ne sait quel procès kafkaïen, devient alors l’aveu troublant d’une culpabilité historique et prend les allures d’une anticipationPierre Nora, Les Français d’Algérie, Paris, Christian Bourgois, [1961] 2012, p. 209..
En 1959 cependant, Jean Sénac, ce poète franco-algérien au destin tragique que j’ai évoqué précédemment, proche de Camus dans ses débuts, ensuite, du fait de son propre engagement sans réserve pour l’Indépendance, séparé de lui avec difficulté et dans la douleur, écrivait une critique de L’Étranger, restée longtemps inédite :
Je pense que toute approche de L’Étranger […] doit tenir compte de ce fait sociologique ou historique sur lequel Camus donne, sans même en avoir pris conscience (les conversations que j’ai eues avec lui à ce sujet ne laissaient pas le moindre doute) un aperçu d’une déchirante netteté. Alors que tous les personnages […] sont nommés ou pour le moins situés dans leur contexte social et quotidien, « les Arabes » constituent une masse anonyme, « l’Arabe » est là, indéfini, avec son couteau, prêt à bondir. […] Au fond, Meursault n’a pas plus de remords qu’un cow-boy qui abat un Indien. À ce niveau socio-historique, son comportement s’explique parfaitement et son « innocence » n’est pas plus monstrueuse que celle d’un pionnier du Far-WestCe texte fut publié quarante ans après sa rédaction : Jean Sénac, Pour une terre possible, 1999, éditions Marsa, p. 216-225 ; repris dans la revue Algérie littérature action, nos 182-185, Camus, cet Étranger de plus en plus familier, 2014, p. 54-55..
Roman-western, donc, ou du moins southern. Mais, en France, c’est à partir des années 1980 que se met véritablement en place le versant politique du commentaire de L’Étranger. Ces années sont aussi, et c’est bien sûr dialectiquement lié, celles où commence à se mettre en place une consensuelle canonisation de Camus. La grande espérance portée par le communisme s’est éteinte, les forfaits du stalinisme sont désormais bien connus, l’URSS s’effondre peu à peu sur elle-même, la « nouvelle philosophie », sous la bannière de Camus, revendique ce changement d’ère géopolitique comme une mutation dans la pensée française, L’Homme révolté s’en trouve requalifié et Sartre, corrélativement, disqualifié : en même temps que les mots « lutte des classes » et « prolétariat » deviennent imprononçables, ses fameuses « erreurs politiques » – notamment son compagnonnage avec le PCF et ses voyages en URSS –, décontextualisées, le mettent hors-jeu pour longtemps.
Si l’on se propose d’interroger ce renversement massif des années 1980, dont la réévaluation des deux écrivains est un symptôme, et de questionner l’arrière-plan politique du sacre de Camus (et, corrélativement, celui de la disgrâce de Sartre), la question algérienne est évidemment cruciale : sur ce plan les prudences de Camus ne peuvent-elles pas, à leur tour, être vues comme un mode d’errance – qui convenait sans doute trop bien à la France de la guerre d’Algérie et ne fut peut-être pas étrangère au Nobel de 1957 –, tandis que la fougue anticolonialiste de Sartre, si abstraite et parfois excessive qu’elle pût être, s’avéra utile et juste, par la prise de conscience qu’elle contribua à forger en Métropole ?
Dans ces années 1980, la traduction française de L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident d’Edward Saïd, puis, plus tard, celle de Culture et Impérialisme jouèrent un rôle important dans cette réorientation des lectures de Camus. Christiane Chaulet-Achour, ainsi, dit y avoir trouvé la légitimation de ses intuitions de jeune chercheuse travaillant sur Camus et en particulier sur L’Étranger : que le savoir véritable soit par nature apolitique n’allait plus de soi, ni que l’intellectuel doive, par rapport à son champ disciplinaire, faire abstraction de sa situation, de ses convictions, et adopter une posture de supposée objectivité. Elle écrit :
Mon histoire personnelle était, bien entendu, tout à fait différente de celle d’Edward Saïd, mais ce qu’elle avait de commun avec lui était d’être située conjointement des deux côtés de la fracture, celle de « l’impérialisme » et celle de la « résistance »Albert Camus. Le poids de la colonie, Arcidosso, Effigi, 2023 p. 49 et sq (pour la citation, p. 51). Christiane Chaulet-Achour est née en Algérie et a enseigné à l’université d’Alger jusqu’en 1994, puis est partie pour la France. L’« impérialisme », la concernant, est structurel : appartenance de fait, par la naissance, au système colonial ; la « résistance » est familiale : son frère aîné, Pierre Chaulet, médecin, s’engagea aux côtés du FLN, exerçant sa profession auprès des maquisards ; sa sœur Anne-Marie fut également arrêtée et épousera en France Salah Louanchi, un responsable de la Fédération française du FLN. Autre ouvrage de l’auteur sur Camus : Albert Camus, Alger. L’Étranger et autres récits, Biarritz, Atlantica, 1999..
Cette histoire personnelle, divisée entre Algérie natale et France, la porte à inscrire Camus non seulement dans le contexte de la colonie, non seulement dans les tensions qui alors y traversent le champ littéraire et recoupent, sans les recouvrir exactement, les tensions politiques et raciales, mais aussi, apport précieux, dans l’histoire ultérieure, dense et complexe, des lectures et réécritures de son œuvre en Algérie depuis l’Indépendance : voix et regards qui interrogent l’Algérie de Camus depuis plus de 60 ans, de Kateb Yacine à Nedjma Kacimi, de Jean Pélégri ou Emmanuel Roblès à Kamel Daoud. La place (ou non) de Camus dans la « littérature algérienne » est une question à la fois stratégique et évolutive, dont la prise en compte permet d’interroger et de contrebalancer avec pertinence la façon dont l’écrivain est, en France, nationalisé et monumentaliséVoir Tristan Leperlier, « Camus et la “littérature algérienne” : une notion stratégique dans l’espace littéraire francophone », French Politics, Culture & Society, 2017, 35 (3), p. 68-90. Version d’auteur déposée sur HAL..
Tout en m’étant nourrie des travaux de Christiane Chaulet-Achour, je m’en tiendrai ici, en matière de lectures « postcoloniales », à deux cas, que je traiterai ensemble car ils participent d’une même inspiration : le livre d’Yves Ansel, Albert Camus totem et tabou. Politiques de la postérité et, le précédant de beaucoup, celui d’Isabelle Ansel-Lambert, « L’Étranger » de Camus, publié dans une collection pédagogiqueIsabelle Ansel-Lambert, « L’Étranger » de Camus, Paris, éditions Pédagogie Moderne, 1981.Yves Ansel, Albert Camus totem et tabou. Politiques de la postérité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Je laisse temporairement de côté le livre d’Olivier Gloag, Oublier Camus (La Fabrique, 2023) qui fut pour moi le déclencheur de ce retour sur la question Camus/Sartre et qui relève de ce versant « politique » des lectures de Camus. J’y reviendrai pour conclure ce parcours.. Pourquoi ces deux-là ?
D’abord pour leur salubre volonté de dépoussiérer le monument national, de secouer le glacis des interprétations métaphysiques trop convenues : variantes sur la condition humaine, l’amor fati, la nécessité tragique, Meursault martyr de la vérité ou inflexible Candide lâché dans le monde obtus et hargneux des gens de bien, etc. ; ils le font tous deux en se plaçant résolument sur le terrain politique et dans le contexte colonial, et en démontant la scène du meurtre, déshabillée de ses parures métaphysiques, envisagée dans sa littéralité textuelle et dans le prosaïsme de la situation qui s’y trouve décrite : le terme « étranger », outre son sens « noble » et philosophique, a aussi un sens très trivial (celui qui appartient à une autre nation, celui qui n’est pas « chez lui ») et désigne en l’occurrence un pied-noir qui tue un « indigène ».
Ensuite parce que leur argumentation me servira de pierre de touche : par la radicalité, chez les deux auteurs, du parti-pris « politiste », elle me semble déboucher sur un enfermement dans les paramètres de la querelle Camus/Sartre telle qu’elle se lisait au XXe siècle, telle qu’on essaie encore et toujours de nous l’imposer aujourd’hui. Or, comme je l’ai fait déjà sur deux dimensions politiques essentielles de ce conflit (le rapport au communisme d’abord, à la guerre d’Algérie ensuite, c’est-à-dire, plus largement, dans les deux cas, à l’Histoire en train de se faire), on peut, à propos du geste criminel de Meursault, construire une intelligibilité plus multiple que celle qu’ils proposent ; plus multiple et par là même plus équitable, ne nous enjoignant pas une fois de plus de nous réinstaller sur la sempiternelle balançoire Sartre versus Camus, cette fois sous les espèces de l’opposition de la « métaphysique de l’absurde » (commentaire « autorisé » de Camus) et de la « lecture politique » (mise au crédit de Sartre).
« Le seul christ que nous méritions »…
« Le seul christ que nous méritionsCamus, « Préface à l’édition universitaire américaine », Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 216. » : ainsi Camus, en 1955, qualifie-t-il Meursault dans sa préface à l’édition américaine de L’Étranger. Par là il veut signifier l’intraitable fidélité de son personnage à l’éthique qu’il s’est donnée : ne pas mentir, et d’abord ne pas se mentir, par suite ne pas mentir à autrui – c’est-à-dire ne pas lâcher les mots convenus qui communément servent de liant à l’insociable sociabilité, ne jamais dire autre chose ou plus que ce qu’il ressent : ne pas manifester les émois lacrymaux attendus d’un fils devant le cercueil de sa mère alors qu’à l’enterrement il ne sent qu’abrutissement et fatigue, ne pas concéder à Marie, qui la quémande, une déclaration d’amour quand pour elle il n’éprouve que du désir, ne pas exprimer, au juge d’instruction qui l’en presse, des regrets à propos de son acte qui ne lui inspire qu’« un certain ennui », etc.
Aux yeux d’Isabelle Ansel-Lambert (et Yves Ansel, plus tard, lui emboîte le pas), il est difficile de parer de vertus christiques ce type tristement ordinaire qu’est Meursault, pétri des préjugés de son temps, de son milieu, de son monde colonial : racisme à l’égard des Arabes – ils n’ont droit ni au nom propre, ni à la parole, ni, au bout du compte, à l’existence (que l’un d’eux occupe, sur la plage, un coin d’ombre où Meursault aimerait se réfugier pour échapper au feu vertical de midi, et ce dernier le « descend » comme on chasse une mouche importune), misogynie (Meursault estime devoir être solidaire de Raymond qui « a battu jusqu’au sang » la prostituée mauresque, et en règle générale les femmes, hors commerce charnel, l’ennuient). « Le nouveau Christ est un oppresseur et un tueurIsabelle Ansel-Lambert, « L’Étranger » de Camus, op.cit., p. 79. », écrit Isabelle Ansel. Et surtout la vertu cardinale de Meursault selon Camus, son refus obstiné du mensonge, serait fort sujette à caution : il accepte de témoigner pour son « copain » Raymond et de dire à la police, le cas échéant, que la « fille » est en tort – ce dont il ne peut ignorer la fausseté. Meursault, surtout, quand il relate le déroulé des heures fatales à la plage, qui s’achèvent par le crime, se rendrait coupable d’une autre forme de mensonge : le mensonge par omission (« Mentir, c’est aussi simplement taire ce qui estIbid., p. 75. »). Loin que son récit, avec sa dramaturgie solaire, soit sincère, c’est un plaidoyer qui vise à nous persuader de son innocence, construit de façon concertée autour d’une béance. Tout d’abord, pourquoi Meursault, quand il retourne sur la plage, seul, après que la bagarre est terminée, a-t-il en poche le revolver de son « copain » ? Et puis surtout pourquoi et comment a-t-il dégainé, quand, frôlant l’insolation, aveuglé de sueur, après avoir longé toute la plage chauffée à blanc, il s’approche enfin du coin d’ombre et le trouve accaparé par l’ « Arabe » ? Celui-ci certes, a sorti son couteau, qu’allume le soleil – cependant il est étendu sur le sable, « sans bouger », tout pourrait en rester à un affrontement des regards, Meursault n’avait qu’à tourner les talons. Mais tout à coup « la gâchette a cédéCamus, L’Étranger, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 176. » : « C’est entre ces lignes que se situe le mensonge par omission le plus “hénaurme” du roman […] : on ne peut pas […] oublier que Meursault évite soigneusement de nous dire à quel moment il a “dégainé”, tiré son arme, comment il se fait qu’il a le revolver à la main à ce moment précisIsabelle Ansel-Lambert, « L’Étranger » de Camus, op. cit., p. 99. Ce démontage du meurtre est repris par Yves Ansel, Albert Camus totem et tabou, op. cit., p. 161 et sq.. » Par cette béance passerait tout l’impensé du pied-noir, tous ses fantasmes racialistes et violents.
Il est certes bienvenu de questionner, comme le fait Yves Ansel, les « politiques de la postérité » mises en place autour de Camus (pour reprendre le sous-titre de son ouvrage). Il est vrai que la France ne se distingue pas par sa hâte à confesser ses culpabilités coloniales. Que le commentaire de L’Étranger soit (ou ait été longtemps) plus enclin aux envolées métaphysiques qu’aux déchiffrements socio-historiques a certainement à voir avec cet évitementEt Yves Ansel, dans cette perspective, met en accusation la plupart des travaux français sur Camus, massivement coupables à ses yeux de dissimulation des côtés obscurs de l’œuvre et d’hagiographie : « consternante ratatouille sophistique », « ahurissant commentaire », « billevesées critiques », on trouvera dans son livre, adressés à ses collègues, foule de ces qualificatifs très énervés. Voir son chapitre IV, « L’Étranger et les ravages du discours d’escorte », op. cit., p. 123 et sq.. Mais Yves Ansel va plus loin. Il reprend la distinction de Barthes : écrivant, écrivain (l’écrivant utilise le langage à des fins de communication, l’écrivain travaille sur une langue dont il sait l’autonomie et qui lui est fin en soi)Ibid., p. 65.. En tant qu’écrivant, dans son travail de journaliste, Camus est progressiste, il plaide pour un système colonial qui reconnaisse les droits des « indigènes », il clame que « le peuple arabe existe » et que la France a beaucoup à apprendre de ses traditions et de sa haute culture. Dans l’œuvre de l’écrivain, en revanche, selon Yves Ansel, il en va tout autrement : les « Arabes » sont rares, inconsistants et anonymes, des figurants, sans plus – quand ils ne sont pas éliminés par un « Christ » en proie à une insolation qui le rend vindicatif. Et Yves Ansel écrit, avec le martèlement des italiques : « Les fictions, elles, ne mentent pasIbid., p. 68. » ; les fictions, c’est-à-dire l’œuvre de l’écrivain. Si les mots ont un sens, cela implique qu’à ses yeux, le généreux humanisme de l’écrivant, en revanche, « ment » en quelque façon : Camus écrivain ferait « voler en éclats les affirmations du journalisteIbidem. », notamment en créant ce personnage de « Christ » tueur.
Meursault, menteur, raciste et criminel… C’est une démarche déconcertante que de s’en prendre à une créature imaginaire. Que l’on sache, un personnage de roman n’a pas nécessairement pour vocation d’édifier les lecteurs. « La Moraline sévitCamus, Carnets 1935-1948, Œuvres complètes, II, op. cit., p. 951. », notait Camus dans son carnet après lecture de la chronique d’André Rousseaux, le critique du Figaro qui, à la sortie de L’Étranger, traitait Meursault de « déchet moral », « mutilé de tout ce qui fait la valeur de l’hommeCf. Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 418. » (La Nausée valut à Sartre des recensions similaires). La démarche d’Yves Ansel, il va sans dire, est soutenue par des convictions totalement étrangères à celles d’André Rousseaux. Néanmoins, son « politisme », et cette façon de viser par ricochet – quoiqu’il s’en défende« […] c’est Meursault qui assassine (et non Camus !) et c’est Meursault (et non Camus !) qui perd sa mère et console Salamano après la disparition de son chien, et c’est Meursault (et non Camus !) qui fait l’amour avec Marie et se met en colère contre l’aumônier. » (Albert Camus totem et tabou, p. 165) – à travers la créature son créateur (menteur en tant qu’écrivant, comme sa fiction malgré lui le révèle), ce politisme, si respectable que soit son inspiration, me semble tourner au moralisme. À mon sens, la distinction de l’écrivant et de l’écrivain peut, en l’occurrence, être pensée autrement, et L’Étranger, sans qu’en soit niée la portée politique, ne pas être compris comme le retour sauvage d’un inconscient colonial.
On l’a vu, selon Camus, la façon dont Roquentin « analyse sa présence au monde », procède d’un « sentiment […] commun » à toute une génération. Ce sentiment, on peut le nommer déréliction ou délaissement, comme Heidegger, contingence, comme Sartre, ou « absurde », comme Camus lui-même ; il traduit le temps qui échoit à cette génération, temps bouleversé, lourd de menaces, entre traumatismes rémanents de la Grande Guerre et montée anxiogène des totalitarismes. Pris à partie par le monde, convoqués par le tumulte du Dehors, les travailleurs de la culture ne peuvent plus se contenter de paisibles empyrées ; la pensée désormais n’a plus pour tâche de chercher un fondement idéal de la relation de l’homme au monde, mais peut-être d’affronter le fait que celle-ci n’en a pas, de décrire et de diagnostiquer les secousses de ce monde et, si possible, d’y intervenir. S’estompent les frontières séparant théorie et action et, pour répondre du mieux possible à la multiplicité des questions et urgences, la pratique de plusieurs genres d’écriture s’impose. On posa un jour à Sartre la question de ce qu’il souhaiterait, de son œuvre, voir passer à la postérité et il répondit : La Nausée et les Situations. Je ne sais si Camus a fait une réponse similaire ou aurait pu la faire. Mais on peut voir le rapport de ses positions d’écrivant et de son travail d’écrivain durant la gestation de son premier roman comme complémentarité plutôt que contradiction. Camus vit dans un monde « absurde » et – aucune raison de refuser à ce terme un sens politique – absurdement violent ; de ce monde, il donne la texture par le roman et c’est bien parce qu’il l’habite qu’il lui faut « s’engager » comme écrivant.
« Et j’ai eu l’impression bizarre d’être regardé par moi-même »…
Revenons à ce « christ ». Isabelle Ansel et Yves Ansel, et c’est louable, se réclament tous deux, contre les lévitations trop spéculatives de certaines gloses, d’une lecture littérale des textes. Mais dans ce cas, pourquoi « omettre » – je reprends un des mots-clés de leur interprétation de L’Étranger – la fin de la formule qu’ils incriminent tous deux dans cette fameuse préface de Camus à l’édition américaine ? Camus n’écrit pas que Meursault est le Christ, ni un Christ, mais « le seul christ que nous méritionsJe souligne. » – ce qui est très différent. Qu’est-ce à dire ? Qui est ce « nous » tel qu’il ne mérite pas mieux qu’un Meursault ? Sans doute nous qui avons produit un monde d’oppression et d’injustice où il se peut qu’un meurtrier, au lieu de payer pour son acte, soit crucifié par la société pour un mobile aussi aberrant que celui qui l’a conduit à tuer… Meursault, c’est un homme (presque) comme les autres dans le monde objectivement violent qu’est la colonie, l’homme d’un fait divers aussi terrible que, dans ce contexte, terriblement banalAlice Kaplan, dans En quête de « L’Étranger », croit avoir retrouvé, dans Alger républicain, le fait divers qu’a amplifié et dramatisé Camus (rixe il y avait eu, mais pas mort d’homme), ainsi que la trace, le nom (Kaddour Touil) de « l’Arabe », et de sa famille, à laquelle elle a rendu visite ( op. cit, p. 237 et sq). Voir aussi Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, op. cit., p. 313 et sq. ; si le meurtre qu’il commet était fatal, ce n’est peut-être pas tant du fait de l’incandescence du soleil sur la plage qu’en raison des affects de haine, de peur, de vengeance qui tendent ce monde et peuvent y prendre corps à la moindre occasion ; d’une certaine façon, plus son geste est présenté comme réflexe et inepte, plus le système colonial apparaît crûment dans sa cruauté instituéeVoir Renée Quinn, « Le thème racial dans L’Étranger », Revue d’histoire littéraire de la France, novembre-décembre 1969, p. 1009-1013. L’autrice fait remarquer que le premier manuscrit de L’Étranger insistait moins que le manuscrit final sur la chaleur écrasante. On sait aujourd’hui par des correspondances que c’est Malraux, lecteur de la première version à la demande de Pascal Pia, qui, par l’intermédiaire de ce dernier, suggéra à Camus de remanier le chapitre du meurtre dans cette direction « solaire » : cela rendrait, pensait-il, le geste de Meursault plus parlant pour le lecteur. Selon Yves Ansel, qui n’évoque pas l’intervention de Malraux, cette modification aurait eu pour Camus une fonction dissimulatrice de l’enjeu racial. Camus, admirant Malraux, n’était pas enclin à résister à ses conseils, il désirait être publié : n’est-ce pas une explication suffisante pour ces remaniements ?. Meursault, c’est peut-être une image désolée de ce que son créateur aurait pu être si, au contraire de son personnage qui les a abandonnées, il n’avait fait de brillantes études ; s’il n’avait été, dans la seconde moitié des années 1930, ce « libéral », imprégné des valeurs de gauche – de la gauche de son temps et de son rivage, une gauche assimilatrice, réformiste et internationaliste – , s’il n’avait pas été un cadre culturel du Parti communiste algérien, puis un jeune chroniqueur révolté contre l’iniquité de la justice coloniale.
Cette situation en miroir est inscrite dans L’Étranger : comme Hitchcock dans ses films, Camus apparaît au procès de Meursault : celui-ci aperçoit, lors d’une audience, parmi plusieurs journalistes qui paraissent plutôt s’ennuyer, l’un d’eux, « beaucoup plus jeune » qui se démarque de ses confrères, et qui, de ses yeux clairs, l’examine attentivement : « Et j’ai eu l’impression bizarre d’être regardé par moi-mêmeL’Étranger, op. cit., p. 190.. » S’il faut des journalistes attentifs pour chroniquer les procès et, le cas échéant, ferrailler contre l’institution judiciaire coloniale, c’est précisément parce que les Meursault sont légion. Les reportages de Camus sur « La misère en Kabylie » sont connus et souvent invoqués, ils datent de 1939, soit l’année où il commence à travailler à L’Étranger. Ses chroniques judiciaires de la même année le sont moins. Toujours en 1939, Camus chronique, en cassation, l’affaire des « “incendiaires” d’Auribeau », les guillemets dont il encadre le terme « incendiaires » disant clairement le crédit qu’il accorde aux charges qui pèsent sur douze ouvriers agricoles « indigènes », opportunément accusés, au lendemain d’avoir réclamé et obtenu une augmentation de leur salaire de misère, d’avoir mis le feu à des gourbis (« Comment on imagine un crime pour les besoins d’une accusation », titre la première chronique de cette série), et condamnés pour ce « crime » à des années de bagne. La victime de Meursault est anonyme, ces « innocents condamnés au travaux forcés “au nom du peuple français” » (encore des guillemets au sens évident), eux, sont individualisés, nommés, et précisément recensée la composition des familles et le nombre de personnes que la scandaleuse issue du procès précipite dans la pauvreté extrême : « la famille d’Alimi » (huit personnes, dont l’âge et le statut respectifs sont détaillés), et de même pour « Boualeg », « la famille de Bouhali », « Sadouni », « la famille de Fisli Mohammed », « la famille Amar Bettiche », « la famille Sellaoui Salah »Camus, Œuvres complètes, I, p. 738-739.… Le nom, c’est l’inscription concrète de l’injustice de cette justice coloniale, il dit qu’elle a irrémédiablement eu lieu, pour ceux-là qu’a persécutés quelque Meursault mieux loti en biens fonciers que l’avatar romanesque… Qu’il y ait quelque chose de pourri au royaume de la colonie et que son personnage ne soit pas un Christ en gloire, Camus le sait : Meursault, « christ » sans majuscule, qui, de « nous » et de nos crimes, ne se distingue que par un mince index de lucidité, un christ qui ne nous sauvera pas ni ne nous fera nous échapper de ce monde, tout au contraire.
Alors oui, on peut dire, et c’est le propos d’Yves Ansel, que l’humanisme du « bon » colon est forcément une menteuse impasse, comme l’a montré Albert Memmi – mais il importe de préciser que c’est bien après la parution de L’Étranger, en 1957, en pleine guerre donc, bien après aussi les reportages et chroniques d’Alger républicain, que celui-ci a écrit son « Portrait du colonisateur de bonne volontéAlbert Memmi, « Portrait du colonisateur de bonne volonté », Les Temps Modernes, n° 134, avril 1957, p. 1449-1474, repris dans Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, « Folio », 2002. Il ne fait guère de doute que Memmi, dans son portrait, vise Camus. Voir Yves Ansel, Albert Camus totem et tabou, op. cit., p. 51. » ; et il convient sans doute de ne pas céder trop vite aux facilités de l’illusion rétrospective en faisant rétroagir les certitudes animant ces écrits (ainsi que ceux de Sartre, qui datent des mêmes années et sont de la même veine) pour accuser Camus de ne pas les avoir saisies quinze ou vingt ans plus tôt. Ce dernier, en 1958 – près, donc, de Memmi et du corpus des textes sartriens ayant trait à l’Algérie – écrit, dans l’ « Avant-propos » de Chroniques algériennes : « Le temps des colonialismes est fini, il faut le savoir seulement et en tirer les conséquencesCamus, Chroniques algériennes, Œuvres complètes, IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 302.. »
Sartre n’était pas seulement un « écrivant » maniant l’assommoir polémique (comme dans la « Préface aux Damnés de la terre » ou autres articles sur la question algérienne), mais aussi un écrivain s’enfonçant dans le touffu des problématiques. Il a beaucoup réfléchi, dans Critique de la raison dialectique, sur la question du non-savoir inévitablement inhérent à la liberté pratique pour autant qu’elle est prise, et elle l’est toujours, dans des configurations « pratico-inertes » (indémêlables hybrides de libre pratique, de réification matérielle, d’intériorisation de cette réification sous forme de valeurs). Il parle ainsi, non sans empathie, de l’anarchosyndicalisme du XIXe siècle, de ses meneurs qui se recrutent dans une élite ouvrière hautement qualifiée – qualification requise par la matérialité de l’outillage industriel d’alors – ; de leur orgueil professionnel « profondément respectable », de leur lutte paternaliste et humaniste pour l’émancipation du sous-prolétariat qui, voué à les décharger des tâches non qualifiées, travaille sous leurs ordres ; il parle aussi des limites de cette action – si sincère qu’elle soit – limites pour eux insaisissables – et donc indépassables – puisqu’ils les sont, puisqu’elles sont ce qui les fait être eux-mêmes : élite orgueilleuse de son savoir-faire, structurant hiérarchiquement le prolétariat par son existence même, et ce jusque dans ses efforts pour « élever » les plus misérables des ouvriers. Comment se défaire de soi, « comment cette classe eût-elle pu lutter pour un autre prolétariat qu’elle-même ? » Ce que dit Sartre pourrait, mutatis mutandis, être transposé au progressiste qu’est Camus, pris, durant les années 1930, dans un système colonial qui se réfracte, chez lui (et chez les libéraux), en valeurs de gauche humanistes. Comment aurait-il pu lutter pour et par une autre gauche que la sienne, celle qui l’a fait et par laquelle il s’est fait, jacobine et, par rapport aux « indigènes », assimilatrice ? Sartre, pour désigner ces limites de la liberté pratique – « cette impossibilité d’aller plus loin, de comprendre davantage » –, d’autant plus redoutables que transparentes et donc invisibles puisqu’elles se confondent avec cette liberté même, a une belle expression : elle sont « comme un mur d’airain dans la transluciditéSartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985, p. 353. ».
Que, s’agissant de « tirer les conséquence » de cette fin du colonialisme qu’il entérine en 1958, Camus soit resté attaché à ses actions anciennes et aux valeurs qui les régissaient, qu’il ait eu du mal à se dépêtrer de son passé et de ses racines, certainement – ses pairs de Métropole ne connaissaient pas ce genre de difficultés. Ces réflexions de Critique de la raison dialectique ont du moins la grande vertu de nous préserver d’une posture univoquement et naïvement accusatoire : quand il nous arrivera de diagnostiquer « impensés » ou « taches aveugles » dans la pensée ou l’action de tel ou tel, nous saurons que nous portons ce diagnostic à partir de nos murs d’airain invisibles et que, dans un avenir autre que celui que dessine le périmètre de notre cage, il paraîtra peut-être aussi inadapté qu’à nous, aujourd’hui, le paternalisme de l’anarchosyndicalisme ou le réformisme humaniste du « colon de bonne volonté » : « Pour nous le sens éclate : il mesure nos différences et nous le comprenons aussi à partir de nos murs invisibles, c’est-à-dire que nous avons une compréhension de toute limite pétrifiée des relations humaines à partir de la limite invisible qui réifie les nôtresIbid., p. 354.. »
Par ailleurs, on peut bien détecter un « impensé » politique, on ne peut pas faire que Camus ne pense pas, et que ce ne soit pas, dans L’Étranger, en tant qu’écrivain qu’il pense. La question politique telle qu’il l’y perçoit est inextricablement liée à des questions d’écriture, d’ambition littéraire, de stratégie éditoriale, à une imprégnation par l’intelligence et la culture du temps et à la manière de se situer par rapport à celles-ci. L’Étranger est le produit d’une quête intellectuelle composite, dont, sans être exhaustive, je vais tenter de donner un aperçu, afin d’esquisser le dispositif de lecture à plusieurs entrées que j’ai annoncé. Il faudrait évoquer, en fait de tendances littéraires, les caractéristiques de « l’École d’Alger », groupe informel d’écrivains rassemblé autour de l’éditeur Edmond Charlot, auquel se rattachent Camus, Jean Pélégri, Emmanuel Roblès, Gabriel Audisio, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, et ce qui la distingue de « l’algérianisme » de ses prédécesseurs. Les écrivains « algériens » de langue française se situant de fait en périphérie de la littérature française, deux grandes orientations s’offrent à eux : soit la « dissimilation » – c’est le choix de l’algérianisme –, la revendication positive de la marginalité, l’assomption du régionalisme, la défense, contre la Métropole, d’une supposée « autochtonie » des colons, une littérature à coloration ouvertement raciale, qui va de pair avec une esthétique truculente et non dépourvue d’exotisme ; soit l’assimilation – le choix de l’École d’Alger –, et, contre le racisme des aînés et leur littérature coloniale haute en couleur, un universalisme assimilateur, qui porte ces jeunes gens à s’ouvrir aux écrivains « arabes » et dirige leur ambition vers Paris. Cette dualité tant politique que littéraire, ici trop grossièrement dessinée, se complique de rémanences de l’algérianisme dans l’École d’Alger – et du rôle paradoxal que, par son autonomisation à l’égard de la Métropole, joua ce même algérianisme dans la nationalisation de la littérature algérienne après l’Indépendance. Je n’ai aucune qualité pour en traiter, d’autres l’ont fait excellemmentJe renvoie sur cette question à l’article très informé de Tristan Leperlier, déjà cité, et que j’ai suivi ici : « Camus et la “littérature algérienne”. Une notion stratégique dans l’espace littéraire francophone » ; voir aussi Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus, Alger : « L’Étranger » et autres récits, op. cit., notamment, pour ce qui reste des thèmes algérianistes chez Camus, p. 73.. Je m’en tiendrai à ce fil Camus/Sartre que j’essaie de tirer sur un mode autre que celui de l’antagonisme, et mentionnerai deux traits culturels qu’ils me semblent partager et qui participent à mon sens de la conception de L’Étranger : la phénoménologie, l’importance du roman policier.
Le moment phénoménologique
On s’en souvient, Sartre distinguait La Nausée de L’Étranger par une portée phénoménologique – révélation de la « pâte du monde » – selon lui absente chez Camus. On peut comprendre qu’en ces années 1940-1950, Camus et Sartre, sans parler de leur différend politique, aient éprouvé, au plan philosophique, le besoin de marquer leur différence, Camus clamant n’être pas existentialisteCamus, « Non, je ne suis pas existentialiste… » (interview), Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 655 et sq., Sartre, donc, revendiquant l’importance de la phénoménologie comme une dimension qui lui serait propre. Cependant « la pâte du monde » n’est-elle pas tout autant révélée dans L’Étranger ? L’ambition phénoménologique n’est-elle pas un trait d’époque, tout aussi présent chez Camus ? Trait d’époque, trait enveloppant, trait constitutif d’un « moment », au sens qu’a donné Frédéric Worms à ce terme : à savoir, caractéristique de telle période de temps, une cohérence surgie par rupture d’avec ce qui, du fait même de cette rupture, devient le « moment » précédent, cohérence consistant en l’entrelacement serré et tendu d’œuvres et d’auteurs qui partagent enjeux et problèmes tout en y répondant de façon éventuellement divergenteCf. Frédéric Worms, La philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, « Folio », 2010, p. 9 et sq..
Trait d’époque, adapté à cette époque bouleversée et à sa nouvelle donne historique. Sartre, pendant la drôle de guerre, réfléchit sur le devenir de son rapport à Husserl, qu’il avait découvert avant-guerre. Au prisme du bouleversement mondial, cette pensée lui apparaît désormais comme une « géniale synthèse universitaireSartre, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 467. » – trop universitaire – qui, par ses reliquats d’idéalisme et son ambition épistémologique, ne lui semble pas convenir pleinement au temps de bruit et de fureur qu’il lui faut vivre. Il ne l’abandonne pas, mais la repense. « Toute conscience est conscience de quelque chose » : cet énoncé de l’intentionnalité dont Sartre fait grand cas dans l’article déjà cité sur l’« idée fondamentale de Husserl » ne se réfère plus pour lui à une subjectivité transcendantale adossée à une analyse eidétique ; arraché à sa teneur d’intellectualité, il substitue l’intuition d’existence à l’intuition d’essence et écrase la corrélation noético-noématique sur l’âpreté du réel. L’Être et le Néant – paru un an après L’Étranger – est sous-titré Essai d’ontologie phénoménologique. La phénoménologie est désormais entée sur l’existence, tout est affaire d’être. Ce qui est en jeu, c’est la façon dont la conscience ne se fait être qu’en révélant l’être du monde qui lui préexiste et la déborde – en dehors de cela ou en elle-même, elle n’est rien. Et c’est par là, par cette teneur ontologique, qu’elle peut répondre à ce qui, dans les lectures unilatéralement politiques de Camus, relève du déchiffrement des intentions de l’auteur, de ce qu’il voulait, savait, souhaitait, entendait dissimuler, trahissait contre son gré, etc. Est-ce vraiment important, si c’est dans son être que la conscience est révélatrice de monde ?
Or ce refus de l’intériorité, cette façon dont la conscience, comme l’encre par le buvard, est bue par le monde qu’elle manifeste, interprétation sartrienne de la phénoménologie husserlienne, ne caractérise-t-elle pas, justement, l’ « étranger » – même si Camus ne l’a pas théorisé ? Sartre, dans son « Explication de L’Étranger », soutient que Meursault « est construit pour fournir une illustration concertée des théories contenues dans Le Mythe de SisypheSartre, « Explication de L’Étranger », art.cit., p. 99. ». On pourrait tout autant le voir comme le personnage phénoménologique par excellence. La cohérence de Meursault tient à ce qu’il ne juge jamais ce qui lui arrive, ni ne juge ses juges : il rencontre le monde et l’accueille sans lui infliger de convictions, appréciations, idées, façons de penser et de voir. À la fois vide et compact, aspiré par l’absoluité successive de ses perceptions, il pratique en somme naturellement l’épochè, ne se rendant qu’à une évidence puisée dans des expériences où les choses sont présentes en elles-mêmes. Les mots mêmes auxquels recourt Sartre dans son article sur l’intentionnalité sont bien proches de ceux qui décrivent le corps à corps de Meursault avec ses entours, que ce soit en chemin vers l’inhumation de sa mère, ou sur cette plage de plein midi où basculera sa vie : on peut dire de la subjectivité de ce personnage, peu encline à l’introspection et radicalement ouverte aux sollicitations extérieures, comme Sartre l’écrit de la conscience intentionnelle, qu’elle « n’a pas de “dedans”, [qu’elle] n’est rien que le dehors d’elle-même », qu’elle est « jetée » « dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude », « sur la route, au milieu des menaces » et « sous une aveuglante lumièreSartre, « Une idée fondamentale de Husserl : l’intentionnalité », art. cit., p. 30-31. Alain Robbe-Grillet, dans Le Miroir qui revient, a remarqué cette parenté de Meursault et de la conscience husserlienne telle que la comprend Sartre : « C’est […] Sartre […], dans un bref essai écrit vers la même époque, qui nous explique, pour illustrer la pensée de Husserl, que si nous nous introduisions par mégarde dans une telle conscience, nous en serions aussitôt expulsés avec fracas, en plein soleil au milieu de la route, dans la poussière sèche du monde, sous l’aveuglante lumière […]. La poussière sèche et l’aveuglante lumière, c’est là sans aucun doute l’univers physico-métaphysique de Meursault. […] Et la force du livre provient tout d’abord de cette présence stupéfiante du monde à travers la parole d’un narrateur absent de soi. » (Paris, Minuit, 1984, p. 167). »
De Mersault à Meursault, de la psychologie à la phénoménologie
La genèse de L’Étranger me semble confirmer cette hypothèse phénoménologique. Avant son premier roman publié, Camus s’était livré à une première tentative romanesque, La Mort heureuse, écrite en 1936-1938 et puis abandonnée. Certains éléments de ce coup d’essai – anecdotiques, thématiques ou structurels –, se retrouvent dans L’Étranger (et d’abord, à une lettre près, le patronyme du personnage principal, Mersault). Mais non sans avoir subi une puissante métamorphose. La Mort heureuse est un roman autobiographique et psychologique, une sorte de roman d’apprentissage qui puise, quasiment sans filtre, dans la vie de l’écrivain en herbe : l’avide appétit de bonheur, la pauvreté qui y fait obstacle, l’angoisse de la maladie et la hantise de la mort, les amitiés. Les péripéties du livre – fleuries et parfois ampoulées – se déroulent entre Français, jeune gens intelligents, sensibles et diserts, mirant leurs âmes dans la délicatesse de leurs conversations, sur les hauteurs d’Alger qui pourraient presque être celles d’une ville de la rive européenne de la Méditerranée (on n’entraperçoit des « Arabes » qu’en deux occasions fugitives et non signifiantes, des acrobates et des paysans à dos d’âne, à peine des éléments du décor). Mersault, comme le fera son successeur Meursault, commet un meurtre – mais ce n’est pas un crime « absurde », il vise très prosaïquement et cyniquement à s’emparer de la fortune de sa victime (elle aussi européenne).
De Mersault à Meursault, d’un crime l’autre, la métamorphose est précisément d’ordre phénoménologique ; par le biais de son personnage Camus, qu’il l’ait voulu ou non, révèle maintenant la « pâte du monde », de son monde solaire et méditerranéen, oui, mais aussi colonial et violent, où un meurtre peut n’avoir pas d’autre motif que l’appartenance de la victime à la communauté ethnique opprimée, celle du meurtrier à la minorité dominante, et d’autre déclencheur qu’une impatience ou un malaise physique. Les « Arabes », absents du monde de Mersault, sont bel et bien présents dans celui de Meursault (sur la plage, en prison), et le rapport des deux communautés, matériel, politique, passionnel, est rendu dans sa complexité sensible du point de vue d’un petit Blanc : elles se frôlent en permanence sans se mélanger, se toisent ou s’évitent, entre indifférence, ignorance, attirance, défi, peur, menace, violence toujours prête à éclater. C’est là, écrivait en 1961 Pierre Nora à propos de L’Étranger, « l’exact reflet du sentiment vécu de la présence française en AlgériePierre Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 208-209. Voir aussi Agnès Spiquel, « Albert Camus parle des Arabes », Travaux de littérature, vol. XXIII, Adirel, 2010, également accessible en ligne : https://max-marchand-mouloud-feraoun.fr/articles/albert-camus-parle-des-arabes ». Si l’on prend au sérieux la teneur phénoménologique du propos – manifester la texture concrète d’un monde –, il s’agit d’une description, non, comme on le croit souvent, d’une justification… Que « l’Arabe » abattu sur la plage n’ait pas de nom, cela est dû à ceci que Meursault, qui raconte à la première personne, ne connaît pas sa victime, qu’il appartient à un monde où il n’a pas à la connaître et où la « légitime défense préventiveSartre met ces mots dans la bouche de Frantz, le héros des Séquestrés d’Altona, pièce d’ailleurs intimement liée à la guerre d’Algérie – elle date de 1959 (Les Séquestrés d’Altona, dans Sartre, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 993). » est la règle tacite.
Dans la seconde partie du livre, celle qui a trait au procès, Camus imagine pour Meursault une sentence de mort parfaitement invraisemblable en la circonstance (dans une perspective réaliste, la justice de la colonie ne se serait pas inquiétée de cette négligeable rixe). On a spéculé sur cette invraisemblance : aveu de culpabilité du colon, restauration fantasmatique d’une égalité entre le Français et « l’Arabe » ? ou, à l’inverse, injustifiable volonté de disculper un coupable – l’institution judiciaire étant présentée par Camus comme largement grotesque, et, au fil des débats au tribunal, la sympathie du lecteur allant à Meursault, figure paradoxale de « meurtrier innocentVoir René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », Critiques dans un souterrain, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 137-176. » ? Camus avait donné à lire le manuscrit de L’Étranger à son mentor Jean Grenier. Celui-ci lui écrivit avoir été gêné par la trop forte influence de Kafka dans la seconde partie. Camus lui répondit qu’il ne pensait pas traiter le procès au niveau symbolique, à la manière de Kafka, mais rendre compte de l’« intensité » de son expérience vécue de chroniqueur judiciaireA. Camus, J. Grenier, Correspondance, 1932-1960, Paris, Gallimard, 1981, p. 53.. C’est en chroniquant l’affaire de l’assassinat du muphti d’Alger que Camus assista à la scène grandguignolesque où un juge de la République, le juge Vaillant – qui sera tué en mai 1945 lors du soulèvement de Sétif –, agite un crucifix sous le nez du prévenu Akacha, comme le fait, face à Meursault, son juge d’instruction« M. Vaillant s’explique sur le Christ qu’il montre à l’inculpé. Il a dit à Akacha : “Si tu es religieux, nous pouvons nous comprendre, je suis un chrétien. Et je crois en Dieu. J’ai là une image qui m’aide lorsque je me tourne vers elle”. Et en la lui montrant il dit à Akacha : “Lorsque tu crois en Dieu, comment peux-tu avoir tué un homme religieux […] ?” Akacha prend la parole et déclare : “Non, j’ai dit, je ne crois pas en Dieu. Il est trop vieux. Il faut le changer”. » (Œuvres complètes, I, op. cit., p. 701-702) ; pour la transposition de l’épisode dans L’Étranger, ibid., p. 180 et sq.. La « Chose même » de la phénoménologie n’étant pas la chose au sens positiviste du terme (Sache / Ding), l’invraisemblance du verdict ne fait pas obstacle à la vocation de monstration du roman : en écrivant l’absurdité de cette « justice » coloniale, c’est encore la « pâte du monde » que révèle Camus plus qu’il ne dépeint une abstraite condition humaine. Dans la futilité des motifs de la condamnation, dans le biais politique et le prurit idéologico-moralisant qui empêchent le tribunal de rendre un verdict portant sur le fait jugé, c’est encore d’une situation en miroir qu’il s’agit : Meursault, ce coupable condamné pour ce qui en lui n’est pas coupable, est le reflet inversé des innocents accusés et parfois condamnés pour des délits ou crimes qu’ils n’ont pas commis lors de procès chroniqués par Camus – celui, déjà évoqué, des « incendiaires » d’Auribeau, l’affaire Hodent, celle de l’assassinat du muphti d’AlgerPour l’affaire Hodent, voir Camus, Œuvres complètes, I, op.cit., p. 611-628 ; pour celle de l’assassinat du muphti d’Alger, ibid., p. 669-718..
« L’Arabe » et « le Grec »
Deuxième piste, deuxième voie d’entrée dans la composition de L’Étranger : le roman policier américain et sa vogue en France dans l’entre-deux-guerres. Cet engouement n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ce que j’ai appelé « moment phénoménologique » : par lui aussi, il s’agit d’être en prise sur la rugosité de l’existence, « sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, choses parmi les choses, homme parmi les hommes » (comme l’écrit Sartre à propos de Husserl)Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », art. cit., p. 32..
Beauvoir, dans La Force de l’âge, note l’influence de Dashiell Hammet sur son premier roman publié, L’Invitée Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 392.. Quand Sartre lui donna à lire le manuscrit de La Nausée (intitulé alors Melancholia), elle le trouva trop philosophique et guindé ; elle le convainquit de lui donner figure de roman policier et d’y instiller du suspense : Roquentin, dans l’angoissante Bouville, mène l’enquête jusqu’à découvrir le coupable de son mal-être, la contingenceVoir Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1981, p. 253. Sur le roman policier, p. 252-254.. Alice Kaplan, à propos de cette mode du roman policier, cite un des premiers traducteurs américains de Camus, Justin O’Brien, qui, ayant séjourné à Paris juste avant-guerre, notait en 1940 que les Français cultivés n’y causent que de littérature américaine et « “se demandent pourquoi ils sont sans nouvelles de James M. Cain depuis la parution de Le Facteur sonne toujours deux fois”Alice Kaplan, En quête de « L’Étranger », op. cit., p. 281.. »
Camus avait été marqué par ce livre (paru en français en 1936) et admet, sans la détailler, son influence sur L’Étranger. J’en résume l’intrigue. Frank Chambers, un de ces hobos sans feu ni lieu de la Grande Dépression, arpente les États-Unis, faisant halte au gré de petits boulots et expédients divers. Il échoue, sur une route californienne, dans une gargote station-service dont le patron (« le Grec ») l’embauche comme mécano. Frank et la femme du Grec, Cora, nouent aussitôt une liaison, et leur passion charnelle les mène, à l’instigation de Cora, à planifier l’assassinat du gêneur. Pour le supprimer, ils doivent s’y prendre à deux fois, en deux épisodes distincts et par des techniques différentes (la seconde, couronnée de succès, est un faux accident de voiture). On assiste au procès, les amants sont suspectés, mais les preuves manquent, et leur avocat les tire d’affaire moyennant une sordide transaction entre compagnies d’assurance. Cora et Frank reprennent la gargote, la modernisent, les affaires marchent bien. Cependant cette vie trop rangée et matrimoniale pèse à Frank. Dégradation de la relation amoureuse, disputes, aigreur, il tente à deux reprises de reprendre son vagabondage. Mais il n’arrive pas à quitter Cora, lui revient et apprend qu’elle attend un enfant de lui. Prêt à commencer une nouvelle vie, il l’emmène à la plage pour fêter leurs retrouvailles. Dans l’eau, elle se sent mal. Craignant pour elle et pour l’enfant qu’elle porte, il l’emmène à l’hôpital en hâte, roule trop vite, et, sur une route escarpée semblable à celle où ils ont tué le Grec en simulant un accident de voiture, ils ont réellement un accident : Cora est tuée sur le coup. Le District Attorney, insatisfait de l’enquête sur la mort du Grec et du verdict précédent, persuadé de la culpabilité de Frank, cette fois ne le rate pas, et il est condamné à mort.
Si des éléments narratifs clairement diffèrent dans les deux livres (crime prémédité et « utile » dans le roman de James M. Cain versus meurtre « absurde » dans celui de Camus), nombreuses sont les similitudes.
Frank, le narrateur, raconte à la première personne, son langage, comme celui de Meursault, est simple, direct, son lexique pauvre, son rapport à soi et sa réflexivité minimalistes. Ce que nous lisons, nous le comprenons dans les dernières pages, est une confession écrite depuis la prison où il attend la pendaison.
Le crime, comme celui commis par Meursault quand il revient sur la plage, ne se produit pas d’un coup, mais, je l’ai dit, en deux foisTout comme le procès, lui aussi réitérée, et la condamnation, que le District Attorney obtient après un premier ratage. D’où le titre..
Le racisme est omniprésent. Si le Grec a bien un nom (Nick Papadakis), les amants ne l’emploient jamais entre eux et ne le désignent que par son origine méditerranéenne, qui se traduit selon Cora par de déplaisants traits physiques. Son mari lui répugne parce qu’il est « graisseux » et « pue », et, dès son premier échange avec Frank, elle précise s’appeler Smith de son nom de jeune fille : « J’ai des cheveux noirs et j’ai un peu l’air d’être mexicaine, mais je suis aussi blanche que vous. Si vous voulez que ça colle ici, tâchez de ne pas oublier celaJames M. Cain, Le Facteur sonne toujours deux fois, Paris, Gallimard, « Folio policier », 2021, p. 13.. » Et, plus loin, quand ils sont amants : « Je ne peux tout de même pas avoir un gosse grec et graisseux ! Si j’ai un enfant, il sera de toiIbid., p. 51.. » La désignation du mari par la « race » plutôt que par le nom propre est lancinante dans le livre, et Camus, qui en a sûrement saisi l’efficacité, s’en empare parce qu’elle lui permet de rendre la tension raciale évidente sans rien en dire. L’anonymat de « l’Arabe » prend une autre dimension, moins ingénue que celle qui souvent lui est reprochée…
Le verdict final, comme ce sera le cas dans L’Étranger, est inadéquat, ne correspondant pas au fait jugé.
Et surtout, les sauts dans le récit, ces blancs qu’Isabelle Ansel et Yves Ansel nomment « omissions » et voient comme des pièces à conviction textuelles où piéger l’auteur (du crime et du roman), ces sauts existent chez James M. Cain : ce sont des procédés littéraires destinés à tendre et accélérer la narration. Par exemple, entre Cora et Frank, le crime se décide à demi-mot, rien n’est explicite :
— Il n’y a que ça qui compte, Frank, rien que ça… Toi et moi… Mais ne parle plus de la route, tu entends…
— Tu dois sortir de l’enfer, pas possible autrement !
— Alors, ça va. Embrasse-moi. Sur la bouche.
Je l’ai embrassée. Ses yeux brillaient comme deux étoiles bleues. C’était comme si on était à l’égliseIbid., p. 26..
Camus reprend le procédé, non seulement pour le moment où Meursault dégaine le revolver, mais encore quant à son arrestation : rien n’est dit et, sans transition, l’on passe de la plage où « la gâchette a cédé » aux interrogatoires et à la prison. S’est-il rendu à la police, a-t-il été appréhendé, on ne sait.
On pourrait certainement trouver encore d’autres voies d’entrée dans L’Étranger. Je m’en tiens là, celles que j’ai brièvement évoquées suffisent sans doute à compliquer une lecture univoquement « politiste » : l’anonymat de « l’Arabe », ce n’est pas ou en tout cas pas seulement un réflexe colonial, il participe aussi, contre le régionalisme picaresque des algérianistes, d’une esthétique volontairement dépouillée ; il vise également, approche phénoménologique, à décrire la texture du monde tel que le vit et le voit le pied-noir ; il est encore, concourant à l’efficacité de cette description, un « truc » de polar bien dans l’air du temps.
« L’escargot caché dans la pierre », épilogue
Quoi qu’il en soit, ce condensé d’indécidabilité qu’est L’Étranger, cette prose à la fois transparente et secrète – « mystère en pleine lumière », dit Sartre à un autre propos – n’ont pas seulement suscité une surabondance de gloses, mais aussi maintes réécritures romanesques, où le crime de Meursault, malaxé, trituré, se prolonge et se déplace, se rejoue, se renverse, où les protagonistes du drame échangent leurs rôles, où les mondes se culbutent, où l’avenir dénoue le passé… Il faut reconnaître à ce petit livre d’être une boîte à outils privilégiée pour penser la sanglante histoire franco-algérienne.
Je terminerai par un exemple de cette postérité romanesque. On pense aussitôt au livre de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquêteArles, Actes Sud, 2013; Paris, Gallimard, « Folio », 2023. ; bien sûr, et j’y viendrai, dans le prochain et dernier article de cette série, en même temps qu’à l’ouvrage d’Olivier Gloag, Oublier Camus. Mais c’est un autre roman, moins connu, publié un an après l’Indépendance, que je vais évoquer ici : Le Maboul, de Jean PélégriJean Pélégri, Le Maboul, Paris, Gallimard, 1963. Pour un panorama ample de ces postérités, voir Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus, le poids de la colonie, op. cit., chapitres II et III.. Comme chez Kamel Daoud, le protagoniste principal en est un « Arabe ». Kamel Daoud se rapporte à Camus frontalement ; Jean Pélégri le prend de biais, et, dit-il, sans y avoir pensé ; mais sans non plus nier sa présence :
Comme on ne sait jamais ce qu’il en est des influences et des réminiscences – ni du chemin qu’elles font en vous –, il se peut donc qu’obscurément, et par toutes sortes de détours, Camus soit présent… De toute façon, je crois qu’il vaut mieux ce chemin que celui de l’idolâtrie. On ne se débat en profondeur contre quelqu’un que si on l’aime et que s’il vous a marquéPropos de Jean Pélégri cités par Christiane Chaulet-Achour, « Jean Pélégri réédité : le paysage natal, source et repère de l’écriture », Diacritik, 18 novembre 2020..
Jean Pélégri est, dans la colonie, un contemporain de Camus – plus jeune de quelques années. Autre situation : fils d’un fermier de la Mitidja, cet arrière-pays que Camus connaissait à peine. C’est l’enfance rurale versus l’enfance citadine, la plaine et les montagnes versus la capitale et le littoral ; c’est aussi, du même coup, un autre mode de coexistence des communautés, un autre usage des langues et de la langue. Le père Pélégri avait le sens de la justice, son fils grandit avec les enfants des travailleurs de la ferme et des environs :
Enfants, nous étions ensemble, Kabyles, Arabes, Espagnols, un ou deux Français, des gosses très mêlés. Nous parlions différentes langues selon le moment et selon les sujets. Pour tout ce qui concernait l’agriculture […] c’était plutôt les mots français. Avec parfois un accent qui faisait dériver le mot, ce qui m’a donné l’habitude d’un langage varié et non pas uniforme ou académique. Au contraire, pour les fruits, nous employions souvent des mots arabes […] h’abb el melouk. Nous nous répétions le mot en mangeant la cerise dans l’arbre, et cela donnait une autre saveurIbid..
Cette enfance pluriethnique à la ferme et cette langue elle aussi mélangée, drue et terrienne, se retrouvent dans Le Maboul. Tout l’opposé de l’écriture limpide de L’Étranger, et de ce Meursault qui de l’autre communauté ignore tout. Ici, le narrateur, « le maboul », c’est Slimane. Gardien de nuit de la ferme, il vient de la haute montagne, la montagne de cailloux où rien ne pousse. Au colon, m’sieur André, il doit un travail, un jardin à piocher, une maison, l’art de greffer les arbres, un fusil, et même la vie – le colon la lui a sauvée en une occasion, mais qu’on n’aille pas imaginer un roman mièvre et sentimental. M’sieur André lui a aussi donné une pierre, ramassée dans les vignes ; elle a été cassée en deux par une machine agricole, et ses deux moitiés s’ajointent parfaitement ; quand on les sépare, on découvre, lové en son cœur, un fossile d’escargot. Cet escargot est vieux de plus de mille ans, d’avant les Français et peut-être même d’avant les Arabes, a dit le colon.
Meursault, simple révélateur du monde, n’avait pas d’intériorité. Mais, parce que français, parce que du côté des dominants, sa manière de n’en pas avoir pouvait être une, d’où son impitoyable cohérence : « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. » Slimane, lui, qui révèle l’impossible cohabitation, est multiple dans sa façon de n’être pas « soi » : il est « l’Arabe » habitué à faire profil bas, expert en camouflage, qui, comme certains animaux, sait jouer au caillou ou au bois mort, il est Sidi Slimane, le seigneur épique et onirique, avec son fusil, son burnous et son cheval blancs, et d’autres Slimane encore. Dans le long monologue intérieur qu’est le livre, remémoration zigzagante dont le sens se dégage peu à peu, il raconte, au soir de sa vie (fin des années 1950 ou début de la décennie suivante), comment il a couru pendant quarante ans derrière des bribes de « lui-même » qu’il tente de recoudre ; comment il court aussi derrière le sens d’un événement, écho d’autres événements – au moins deux, mais peut-être de beaucoup d’autres, aussi anciens que l’escargot : Slimane a tué. Dans cette quête, l’escargot joue un rôle d’oracle : Slimane attend de lui qu’il lui dise comment se réajointer, telle la pierre, autour d’un cœur signifiant, comment comprendre la raison de son crime – pourquoi il a tué « mais pas pour des raisons à lui » –, comment trouver « le vrai commencement qui explique toutLe Maboul, op. cit., p. 29.. »
Dans la ferme, m’sieur Georges, le fils du colon, et Saïd, le neveu de Slimane, ont grandi ensemble, « collègues », mais qui toujours se cherchaient, se défiaient, cache toi ou j’t’enlève l’œil, disait l’un à l’autre ou l’autre à l’un en tirant sur l’élastique de sa catapulte, et il lâchait l’élastique, et le caillou cognait l’arbre, et ça continuait, rituellement, jusqu’à ce que jaillisse l’insulte : « Enc… ! » et que ce soit la mêlée ; alors, dit Slimane « Faut que tu viennes pour les arracher l’un de l’autre, comme tu fais avec deux buissons mélangés qui veulent pas se séparer les branches. Tu tapes un, tu tires l’autre. À la fin tu arrives… À ce moment ils sont encore les gosses : tu peux Ibid., op. cit., p. 234.. » Dans les étranges conjugaisons de sa mémoire de dépossédé, le maboul, se débattant entre les fragments épars de son identité, s’adresse à lui-même tantôt à la deuxième personne, tantôt à la troisième. Contrairement à Meursault, il ignore le « je », la clarté du cogito – fût-il phénoménologique.
Un jour m’sieur Georges et Saïd, quand ils n’étaient plus des gosses, mais des jeunes hommes, sont allés trop loin. C’est ici qu’il est impossible de ne pas entendre un rappel – et aussi un contrepoint – du crime de Meursault. Se rejoue le duel du revolver et du couteau, du Français froissé dans son autorité et de l’Arabe qui lui a volé quelque chose – ici une grappe de raisins –, qui, pris la main dans le sac, refuse d’avoir peur du revolver, de s’en aller, et qui continue à regarder le Français avec « la méchanceté-couteau qui vient sur la figure » :
Les Arabes, quand il en voient un [un revolver] – et des fois l’idée seule ça suffit – tout de suite ils ont la grande peur. Comme le Français, pareil, quand il voit le couteau et qu’il se sent d’avance, va savoir pourquoi, comme le mouton qu’on va égorger pour la Fête. Chacun, dans l’fond, il doit savoir que le couteau, des fois, ça commande l’Arabe, et le revolver le FrançaisIbid., p. 86..
Slimane, depuis le figuier où il a grimpé pour la cueillette, voit tout sans être vu : la bagarre, les adversaires qu’il ne peut plus séparer parce qu’ils ne sont plus des gosses, Saïd à terre, qui a pris un coup de poing et saigne du nez, mais continue à défier son adversaire d’un regard-couteau (« l’idée seule ça suffit ») et étire tranquillement les jambes comme s’il voulait faire la sieste – Saïd qui, lui, sait dire « Je » et devoir s’opposer au colon. M’sieur Georges a tiré deux coups de revolver, sur Saïd étendu – étendu comme « l’Arabe » de Meursault. Ensuite il va jeter le corps dans le puits désaffecté. Slimane, en mode caillou ou bois mort, ne dit rien, « les choses qui doivent s’accomplir, vaut mieux pas les avoir vues ».
C’est un début. Mais, autre début de l’histoire, il y a aussi Lakdhar, le fils de Slimane, qui s’est battu en France pendant la guerre (la Seconde), et qui, de retour au pays, est tué sans raison par des soldats français. Et encore les soldats français qui arrêtent Slimane pour une étoffe qu’il porte dans son panier, avec le sac de farine – ignorant qu’elle est aux couleurs de la future Algérie, il ne se savait pas en tort. Il y a également, dans la montagne, les maquisards qui, parce qu’il a des cartouches et, dit-on, un fusil, prennent Slimane pour un des leurs et ne cessent de répéter que le jour va venir (le jour de quoi ?). Et partout le désordre indéchiffrable d’un monde qui est en train de finir. M’sieur Georges, qui veut commander seul, chasse son père de la grande maison, le reléguant dans une petite habitation des temps pionniers de l’exploitation. M’sieur André, qui n’a plus personne à qui se confier que son vieux gardien de nuit, vient le retrouver tous les jours en cachette de son fils, conversations affectueuses mais aussi dialogue de sourds : « Les Français […], les Arabes, y a l’partage. Et pourtant pas moyen qu’ils se comprennent… Ils se parlent, bien sûr, mais pas pour de bon. Du raisin, du nuage, des tomates – là, d’accord, ils parlent. Mais pour le reste – rien. Même avec m’sieur AndréIbid. p. 119.. »
Au fil de ces conversations quotidiennes, de plus en plus routinières, mélancoliques et décharnées, Slimane entend le commandement de l’escargot : m’sieur André doit mourir sur sa terre, avant que son monde ne finisse tout à fait. Un jour, à l’heure habituelle, il attend le vieux colon avec le fusil et, quand le bruissement des roseaux annonce son arrivée, il tire deux coups, « pour le remercier ». C’était le fils. Malentendu – comme dans la pièce de Camus ainsi intitulée. Slimane a tué m’sieur Georges qu’il avait toutes les raisons de tuer et que, justement pour cela, il ne pensait pas à tuer, ne s’intéressant pas à ces raisons trop humaines, cherchant les raisons profondes, celles de l’escargot. Ce meurtre qui le laisse désemparé lui vaut les louanges des nouvelles autorités – les Français sont partis, m’sieur Georges était connu pour avoir soutenu l’armée française et les « ultras ».
Slimane trouvera le moyen de raconter son histoire, d’expliquer à autrui ce qui s’est passé, de parler de l’escargot au cœur de la pierre, qui pour lui rejoint le croissant et l’étoile au centre de cette étoffe qu’il sait désormais être un drapeau.
Si l’on accepte d’inscrire ce grand roman de la décolonisation qu’est Le Maboul dans la postérité littéraire de L’Étranger et de le voir comme une « lecture » de Camus, on conviendra peut-être de la profondeur de cette lecture ; comparés à elle, le tout-métaphysique de la lecture par « l’absurde » ou les procès en « impensé colonial » paraissent bien pauvres. Et la fécondité apparemment intarissable du court roman de Camus fait sans doute partie des raisons pour lesquelles, selon Kamel Daoud, l’Algérie, un jour, devrait consentir à l’héritage et à « rapatrier les cendres de Camus » :
Un homme qui a posé la question au monde et dont on réduit la réponse à un extrait de naissance. Triste histoire d’un mythe. Misère des deux bords qui repoussent ou se disputent cet enfant du mauvais couple. […] Un jour, on l’espère, Camus nous reviendra […] Et nous sortirons tellement vivants d’accepter nos morts que notre terre se réconciliera avec nous, et nous vivrons plus longtemps que le FLN et la France et la guerre et les histoires de couple. […] Les cendres de Camus nous sont essentielles malgré ce que l’on dit. Il est le lieu de la guérison car le lieu du malaise, lui comme ce pan de l’histoire qui est nous, malgré nous. Ses cendres sont notre feu. Cet homme obsède encore si fort que son étrange phrase de L’Étranger vaut pour lui plus que pour son personnage : Hier Camus est mort, ou peut-être aujourd’hui. On ne sait plus. Il faut pourtant savoir et cesserKamel Daoud, « Rapatrier les cendres de Camus », Le Quotidien d’Oran, 11 novembre 2013, repris dans Mes Indépendances, Arles, Actes Sud, 2017, p. 283..
« Cesser »… Cesser quoi ? Dans ses chroniques du Quotidien d’Oran, Kamel Daoud, d’une plume joueuse et percutante, emportée par la vitesse des jours, est coutumier de ces ellipses et rythmes brisés, qui contraignent le lecteur à prolonger son propos. Cesser enfin la guerre entre France et Algérie, entre Algérie et France, cette guerre qui encore actuellement secoue les deux pays, faite d’ « escalades », de visas refusés, d’agressives « OQTF » et autres coups de menton d’un Ministre de l’Intérieur ; de renvois réciproqués de personnel diplomatique ; cette guerre dont aujourd’hui est l’otage un écrivain franco-algérien emprisonné pour des mots dont on peine à croire qu’ils constituent l’ « atteinte à la sûreté de l’État » invoquée par Alger à l’appui de son incarcération. Autrement dit, décoloniser, après l’Algérie, l’histoire de la relation franco-algérienne, comme l’écrit Sid Ahmed Semiane, préfacier du recueil des chroniques de Kamel Daoud, la laver de ses mauvaises mémoires, de ses crispations réflexes et rancies : « L’histoire est un héritage à préserver et à revendiquer en tant que tel, pas un pénitencier à fortifierSid Ahmed Semiane, « Le fugitif », dans Kamel Daoud, Mes Indépendances, op. cit., p. 14. ». Cesser, corrélativement, la guerre entre Camus et Sartre, eux-mêmes otages de papier de ces tensions irrésolues. Ne pas cesser, en revanche, de creuser le trouble où nous plongent leurs œuvres, ne pas cesser d’être pris par le ressac qui nous conduit tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre, sans que nous puissions « trancher », sans qu’il le faille. Si ces deux morts sont vivants et nous hantent, c’est parce qu’ils ne sont pas le jouet de courants idéologiques, ni de simples marionnettes que nous pourrions agiter à notre guise dans le théâtre d’ombres en quoi consistent les représentations que nations et groupes se font de leurs propres identités et conflits ; c’est parce qu’ils sont des écrivains et que « cela sert tout de même » – ainsi disait Sartre à la fin des Mots. Les œuvres véritables (tel L’Étranger) ont une force et ne se laissent pas réduire. C’est par là que la complexité de la relation franco-algérienne trouve refuge, absolument, dans celles de Camus et de Sartre, et non parce que l’un d’eux aurait « tort » et l’autre « raison » du point de vue algérien ou français. Cessons, oui, d’écraser cette complexité, consentons à ce ressac, à ce va-et-vient d’un bord à l’autre, entre les rives de la Méditerranée, la vie et la mort, la mémoire et l’oubli, le passé et ses futurs.