À la veille des échéances décisives de ce week-end, on pardonnera peut-être à une voix venue de l’autre côté de l’Atlantique, et plus précisément du Brésil, de partager une conviction, fondée sur une expérience : la victoire de l’extrême droite néofasciste en France ne constituerait pas seulement un fait électoral.
Partout où l’extrême droite a remporté des élections législatives, il n’y a plus eu d’alternance au pouvoir, au sens où nous entendions ce mot auparavant. Ce n’est pas seulement que l’extrême droite généralement n’accepte plus les résultats électoraux défavorables, comme en témoignent l’attaque du Capitole à Washington ou celle de la Place des Trois Pouvoirs à Brasilia. Il n’y a pas d’alternance car, lorsque l’extrême droite gagne enfin les élections générales, elle ne cesse d’être le pouvoir central, c’est-à-dire le pouvoir qui va recomposer l’agenda politique et, surtout, produire une transformation profonde de la société civile. Ce n’est donc pas une élection qui est en train de se jouer ces jours-ci ; c’est une transformation continue et irréversible de la structure sociale.
Lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir, le camp progressiste aime s’imaginer comme une «force de résistance». Mais l’extrême droite a appris que le temps joue en sa faveur et que la «résistance» est déjà une forme lente de défaite. Une force qui «résiste» est une force guidée par une autre force, active, qui tente d’apporter un changement, se retirant là où elle sent une résistance plus organisée, mais revenant dans un deuxième, troisième, quatrième temps. Elle a attendu longtemps ; elle sait prendre son temps. Ce qu’elle vise n’est pas une conquête électorale ; c’est une transformation radicale. La force active produit ainsi une dynamique continue de mobilisation et de lutte permanente jusqu’au moment où l’on réagit de moins en moins.
Il est important de comprendre enfin que l’extrême droite est une force révolutionnaire. Même s’il est pénible d’accepter d’utiliser un tel vocabulaire pour décrire sa logique, c’est malheureusement le mot juste. Elle opère une transformation révolutionnaire progressive des gens, même s’il s’agit d’une révolution conservatrice et suicidaire. L’engagement de ses électeurs devient de plus en plus organique, pendant que son discours devient, pour une grande partie de la population, de plus en plus un acte performatif qui remodèle les comportements. Ainsi, même lorsque l’extrême droite quitte le pouvoir, elle continue à gouverner.
Au moment où Bolsonaro a gagné les élections au Brésil, il est devenu évident que l’extrême droite n’avait pas de projet de gouvernement. Non à cause d’une quelconque incompétence managériale. Elle n’avait pas de projet de gouvernement parce qu’elle avait quelque chose de plus grand à l’esprit, à savoir un véritable projet de société. Ses premières actions ont été, et ce n’est pas un hasard, contre les universités, les écoles et le domaine de la culture. Nous avons même assisté à une descente de forces de police lourdement armées à l’Université de São Paulo, sous prétexte d’arrêter un étudiant qui aurait consommé de la pornographie infantile. L’intimidation était évidente, tout comme la tentative d’associer la pédophilie à l’environnement universitaire, dans une mobilisation claire de la panique sociale. Le premier discours de Jair Bolsonaro en tant que président (notez bien : son premier discours) invitait les étudiants à filmer des professeurs qui prétendument les «endoctrinaient».
Mais le fait que les universités, les écoles, les musées et les centres culturels soient devenus des espaces de combat privilégiés est à prendre au pied de la lettre. La lutte est rigoureusement pédagogique, au sens où elle passe par la reproduction matérielle des subjectivités, la recomposition radicale des circuits sociaux des affects, la reconstruction du passé, la militarisation des modes de vie. Car l’extrême droite, contrairement à la gauche actuelle, sait très bien ce qu’est une bataille idéologique et une lutte pour l’hégémonie. Elle a lu Gramsci, on le sait. Cette lutte pour l’hégémonie idéologique est motivée par la conquête du pouvoir central, mais elle se poursuit même lorsque l’extrême droite est ensuite momentanément écartée du pouvoir.
Nous pourrions nous demander d’où vient la force de l’extrême droite. À mon avis, de nombreux collègues ont fait fausse route en essayant de comprendre l’adhésion à l’extrême droite à partir des supposés déficits cognitifs de ses électeurs (fake news, discours simplistes) ou de leurs déficits psychologiques (ressentiment, haine, frustration, etc.). Je crains que, politiquement, de telles descriptions ne soient inoffensives et ne servent qu’à nous assurer narcissiquement quant à notre supposée supériorité morale et intellectuelle.
Afin d’éviter de regarder l’extrême droite à travers le prisme du mensonge, de la tromperie et de l’immoralité, il faudrait peut-être se demander ce qu’elle dit vraiment – c’est-à-dire ce qu’elle transmet de vérité. Où se trouve son noyau de vérité ? Où se trouve le point où celles et ceux qui la représentent tombent le masque et disent simplement la vérité ? Car il est fort probable que ce point fournisse à ses électeurs le seul diagnostic social véritablement réaliste. Il consiste à dire entre les lignes : les crises du système capitaliste ne peuvent plus être gérées à l’intérieur du système capitaliste lui-même; cependant, il n’y a pas d’alternative possible ; donc, il ne reste qu’à sauver une partie de la société et à laisser périr le reste, soit en l’expulsant en dehors de « nos » frontières, soit en le laissant sombrer dans la misère absolue, soit en le soumettant à une spoliation maximale par l’augmentation exponentielle des violences policières et de la précarisation économiques des vies.
La conviction qu’il lui est encore possible de faire partie de cette portion de la société qui sera sauvée (et qui doit l’être) est ce qui mobilise la partie de la population qui adhère aujourd’hui à l’extrême droite. Que ce soit par la préférence nationale, par le discours de l’esprit d’entreprise ou de labeur («celui qui travaille dur sera sauvé»), ou dans d’autres cas par le discours religieux des élus (dont l’évangélisme au Brésil est le modèle évidemment, mais dont une variante de laïcité à la française est peut-être une expression aussi), il s’agit toujours de la division entre ceux qui seront sauvés et ceux qui seront sacrifiés. Pour brutal qu’il soit, ce discours a sa cohérence, surtout à un moment où la gauche ne croit pas vraiment qu’un changement de structure soit possible, puisqu’elle ne cherche jamais à le réaliser lorsqu’elle est au gouvernement. Notre appel à la solidarité est donc profondément abstrait et, pour de larges couches de la population, tout simplement faux. C’est de notre fausseté que l’extrême droite tire sa véritable force.
On ne peut donc qu’espérer que « barrage » sera fait à l’extrême-droite ce dimanche en France. Mais on doit aussi espérer que l’alerte sera suffisamment forte pour que les esprits cessent de se bercer de propos condescendants et se mettent en capacité d’énoncer, à leur tour, une vérité.