Peu d’œuvres parviennent à figurer une nature autonome et infiniment diverse.
Scavenger’s Reign, c’est-à-dire Le Règne des charognards, y parvient de façon étonnante.
Série d’animation pour adolescents et adultes, il s’agit de la première réalisation d’envergure de Charles Huettner et Joe Bennett, qui en avaient esquissé le principe sous la forme de courtes vidéos en ligne. Pour l’instant passée presque inaperçue, cette œuvre cristallise toute une imagerie contemporaine d’une vie décentrée de l’humanité superprédatrice, intéressée plutôt par toute une phytosociologie, des niches et des réseaux trophiques où cohabitent parasites et commensaux. À nos représentations habituelles de la prédation, d’un état de nature hiérarchisé par les rôles du prédateur et de la proie, elle substitue le tableau d’un monde gouverné par la symbiose: chaque organisme y est l’hôte d’un autre, et l’autre d’un hôte.
C’est une nature tout aussi violente, une nature de charognes et de charognards, que Scavenger’s Reign arrive pourtant à nous faire voir avec une sorte de douceur paradoxale, à mesure qu’elle y neutralise toute intention. Dans cette nature, rien ne veut. Il n’y a pas de projet, de plan. La vie n’y est ni bonne ni mauvaise; elle est, elle devient. Dénuée de valeur, elle est peuplée de formes qui se développent, se séparent, deviennent hétérospécifiques, pour mieux repasser l’une dans l’autre et se confondre à nouveau.
Dans Scavenger’s Reign, une poignée d’êtres humains ont échoué sur une gigantesque planète étrangère, qui grouille de ces formes de vie dangereuses. Les personnages y font vite l’épreuve d’un environnement radicalement indifférent à leurs intérêts, et même à leurs individualités.
À l’œil d’un amateur de science-fiction et de bande dessinée, par son dessin, clair, soigneusement détouré quoiqu’envahi de champignons, de mousses, de monstres et de paysages à la végétation épaisse et exubérante, la série évoquera immédiatement deux œuvres devenues majeures de l’imaginaire contemporain. On pense au premier long métrage de Hayao Miyazaki, Nausicaä de la vallée du vent, qui date du début des années 1980, et au Monde d’Edena de Mœbius, série de bandes dessinées parfois ésotériques, sorties un peu plus tard. (on pourrait ajouter Aldébaran, du Brésilien Leo)
Dans de nombreuses illustrations de jeunes artistes actuels, proches de l’esthétique de Scavenger’s Reign, l’inspiration de Nausicaä et d’Edena est évidente. Sous la forme de la fable ou du mythe, on y retrouve en effet la description d’une nature à la fois originelle et postapocalyptique, édénique et infernale, préhumaine et posthumaine, dont les formes auraient évolué, produisant une profusion de systèmes vivants échappant à toutes les classifications, se diffusant par pollinisation et par parasitisme. On pourrait presque parler d’une « esthétique du spore »: des paysages d’arbres et de champignons géants, d’animaux hétéroclites, de cadavres en décomposition, de bêtes opportunistes, envahis de petits points, d’une brume permanente de pollen. L’illustratrice Linnea Sterte (avec In-Humus), la peintre et dessinatrice Laura Zuccheri (dans l’épopée de fantasy Les Épées de verre) participent de ces figurations contemporaines d’écosystèmes chimériques à la Miyazaki ou à la Mœbius, baignant dans une atmosphère de germination permanente.
On y découvre des tableaux le plus souvent dénués de figures humaines mais peuplés de formes minérales ou filamenteuses, de chimères inattendues, de fantaisies exobiologiques s’organisant dans des sociétés étranges, de mycobiontes, d’algues et d’organismes pluricellulaires mêlés à des ascomycètes…
Dans le champ théorique, l’intérêt renouvelé à la fois pour la question de la vie inorganique, notamment cristalline, les limbes du vivant — dans Infravies de Thomas Heams —, la « Renaissance psychédélique » et la fascination pour les champignons, la question de l’individualité végétale, par exemple chez Ellen Clarke…, tout cela participe incontestablement à ce redécoupage de la nature en milieux, en communautés et en colonies, où l’individualisation animale n’est plus assurée. Elle est plutôt négociée, de niveau d’organisation en niveau d’organisation. Avec fascination et peur, la conscience individuelle humaine se projette alors dans une nature fourmillante dont elle ne serait qu’un moment éphémère.
Scavenger’s Reign hérite de ces représentations à la fois théoriques et esthétiques. On pourrait presque dire que la série s’en fait la charognarde, qu’elle fait son festin de toute ces images éparses dans la culture contemporaine d’« esprit fongique », de blobs, de mousse visqueuse « intelligente », de forêts « pensantes » et qu’elle les radicalise. Avec le plus grand soin elle décrit durant douze épisodes de vingt-six minutes une nature ultra-vivante, débordant toute science, absolument inaccessible à la compréhension humaine.
Rescapés de l’accident du vaisseau Déméter, un navire transportant des colons, quatre humains et un robot servent moins de héros que d’individus, plongés dans un environnement qui ne reconnaît pas l’individualité.
Ces quelques êtres humains vont lutter désespérément pour préserver le sens de la limite, de la distinction de leur corps et de leur esprit, pour ne pas se fondre dans la masse grouillante de vie du système planétaire. Il y a Azi, pleine de ressources, directe, active et efficace, flanquée du robot Levi, programmé pour la protéger; Sam, l’ancien capitaine du Déméter, et Ursula, une jeune femme sensible et prudente, formant tous les deux un très beau couple qui hésite jusqu’au bout entre l’amour et la relation filiale; enfin Kamen, un homme trop humain, personnage dostoievskïen, déchiré par le tourment, la rage, la jalousie et la culpabilité, qui importe sur la planète tous ses affects. Il en résulte un étonnant mélange, lorsqu’une créature, à mi-chemin entre le crapaud et le panda, qui en soumet d’autres par la nourriture noirâtre qu’elle leur procure, en vient à avaler et à assimiler cette boule de ressentiment, de colère, de détestation de soi qu’est Kamen. Alors, dans un environnement qui n’était ni bon ni mauvais, s’exprime un mal inédit, une forme de vie animée par une conscience humaine séparée, enragée et coupable. C’est elle qui devient le principal antagoniste de la série.
Jusqu’au bout, pourtant, les créateurs de Scavenger’s Reign parviennent à tenir le pari de représenter une nature sans valeur transcendante, qui est ce qu’elle est, qui fonctionne par enchaînement — d’une inventivité sidérante — de pollinisation, de bourgeonnement, d’association en micro-sociétés d’organismes mimétiques; à chaque pas, les individus humains tombent sur une forme mystérieuse dont ils comprennent peu à peu le rôle dans un piège dont ils se retrouveront bientôt prisonniers.
Graphiquement, le répertoire d’espèces et de genres, d’organismes et de biotopes inconnus semble inépuisable. Xénobiologistes de génie, les deux auteurs ont travaillé à fabriquer un monde d’une singulière étrangeté, qui renvoie le décorum de la planète Pandora, dans Avatar de James Cameron, au statut de banal décalque de la faune et de la flore terrestres, bien pauvre au regard des possibilités de composition stupéfiantes révélés par Scavenger’s Reign.
Dans ce rêve ou ce cauchemar de Naturphilosopher assoupi, la “Nature naturante”, source de productivité infinie, fabrique donc des formes sans mécanisme, qui à la fois s’individuent et se décomposent, se recomposent les unes dans les autres, révèlent dans leur aspect éphémère une facette du kaléidoscope d’une même puissance, ici la biomasse d’une planète extraterrestre. À mi-série, d’autres êtres humains s’aventurent sur la planète, en provenance d’une sorte de secte; certains s’y perdront. Celles et ceux qui vivront auront accepté de faire partie de la vie.
Le premier à y parvenir est le robot, « Levi ». Inoubliable figure délicate et curieuse qui rappelle le robot jardinier de l’île volante de Laputa, dans Le Château dans le ciel de Miyazaki, Levi commence par admettre qu’« il ne sait pas ce qui se passe ». Cette intelligence artificielle se découvre une finitude à mesure qu’elle se laisse coloniser par des mousses, des lichens, des fibres qui se mélangent avec ses circuits, ses axones artificiels. Reconstruite par l’environnement, cette machine végétale devient le premier hybride de la série, promesse d’une forme de vie symbiotique sur laquelle s’achève le récit — avant de laisser la porte ouverte à une saison 2 et au transport du pollen de cette nouvelle vie hybridée sur d’autres planètes.
Parce que Levi reconnaît qu’il ne comprend pas, mais se laisse comprendre par la planète, il vit, il devient une forme vivante. Tous les personnages ne se laissent pas faire aussi facilement, et on peut voir en Azi, Sam, Ursula et Kamen différentes façons et différents degrés de résistance de l’individualité consciente à l’abandon à la puissance de transformation de la vie. Tant qu’ils résistent, ils se considèrent comme la proie d’une nature hostile, de superprédateurs effrayants; quelques-uns tiennent à l’intégrité de leur corps et de leur esprit, protestent jusqu’à la mort, râlent contre cette « putain de planète », d’autres cèdent peu à peu… Certaines, en particulier Azi et Ursula, s’efforcent de ne pas lâcher leur individualité tout en intégrant la grande diversité hétérogène, tout le temps en mouvement, de cette drôle de vie charognarde.
Et c’est avec cette question qu’on sort du « règne » annoncé des charognards: comment admettre l’interaction et la dépendance mutuelle des organismes dont on fait partie, sans lui opposer l’individu comme un absolu? Et comment faire résister l’intégrité individuelle d’un corps et d’un esprit aux assauts d’un environnement vorace? Tout au long de l’odyssée des personnages de Scavenger’s Reign, on cherche à tâtons avec eux une voie humaine entre l’enfer d’un parasitisme universel et l’idéal d’une commensalité cosmique.