Du genre moderne, les Jeux olympiques ?

Les JO de Paris 2024 constitueront les premiers jeux strictement paritaires de l’histoire. Le CIO ne prétend-il pas que «les Jeux Olympiques sont devenus l’événement sportif le plus important et le plus égalitaire du monde»? La sociologue Annabelle Caprais montre ici que, sur les questions de genre, la réalité est plus complexe. Elle revient non seulement sur le poids de l’histoire (notamment les discours historiques de Pierre de Coubertin contre les femmes sportives), mais aussi sur des problématiques contemporaines, telles que les équipes mixtes ou les tests de féminité.

Les Jeux olympiques (JO) de Paris 2024 constitueront les premiers jeux strictement paritaires de l’histoire. Cette évolution se situe dans la droite ligne de la volonté politique affichée par le Comité International Olympique (CIO), qui se donne pour objectif de « faire des Jeux olympiques l’une des plateformes mondiales les plus efficaces pour promouvoir l’égalité des genres, l’inclusion et la diversitéhttps://olympics.com/cio/egalite-des-genres/objectifs. ». À cette fin, le chef de file du mouvement olympique développe par ailleurs de nouveaux formats de compétition en instaurant des épreuves dites « mixtes », notamment en athlétisme, en voile et en skeet. Ces changements sont présentés par le CIO comme un signe d’innovation et de modernité, avec des avancées sur le plan de l’égalité de genre. Cependant, si les Jeux olympiques sont désormais paritaires et « mixtes », peut-on dire qu’ils défont pour autant les normes de genre ?

Pour répondre à cette question, un rapide détour par l’histoire du sport au prisme du genre s’avère utile. Il permet de rappeler qu’en dépit de la volonté de nombreuses sportives, les dirigeants masculins du mouvement olympique ont longtemps interdit aux femmes de participer aux épreuves olympiques. Si aujourd’hui l’institution semble plus ouverte et réflexive sur son passé, la parité tant promue et mise en lumière par les organisations olympiques participe à voiler une réalité plus complexe et loin d’être inclusive.

La participation des femmes aux JO : une ouverture sous contraintes.

Le CIO a longtemps œuvré de façon active contre l’inclusion des femmes aux Jeux olympiques. Lors de la première édition, à Athènes en 1896, aucune participante n’est autorisée à prendre part aux épreuves. Si, lors de l’édition suivante à Paris en 1900, certaines femmes font leur apparition, elles ne représentaient que 22 concurrentes sur 997 athlètes engagé·es. La participation des femmes aux JO reste donc, dans un premier temps, très partielle, et elle ne se fait que dans les disciplines sportives de tradition aristocratique, c’est-à-dire des loisirs pratiqués par la haute bourgeoisie lors de mondanités (tennis, voile, golf, équitation, croquet).

Le baron Pierre de Coubertin, rénovateur des Jeux olympiques, constitue le parangon des résistances du monde sportif de l’époque envers la pratique sportive des femmes. Ses discours en la matière, rares mais explicites, font souvent office d’exemples. Il conçoit les Jeux olympiques comme « l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle avec l’internationalisme pour base, la loyauté pour moyen, l’art pour cadre et l’applaudissement féminin pour récompensePierre de Coubertin, la Revue olympique N° 79, juillet 1912, p. 109-111.. »

Les interdictions formelles faites aux femmes en matière de pratique sportive s’appuient néanmoins sur des arguments de plusieurs naturesOttogalli, C. (2004). Quand le Club Alpin Français écrit au féminin (1874-1919). Amnis. Revue d’études des sociétés et cultures contemporaines Europe/Amérique, (en ligne).. En dépit des velléités des sportivesCastan-Vicente, F., Bohuon, A., & Pallesi, L. (2021). « Ni de seins, ni de règlement » L’athlète Violette Morris ou le procès de l’identité sexuée de l’entre-deux-guerres. 20 & 21. Revue d’histoire, (4), 87-105., les médecins, suivant une logique hygiéniste, considèrent que le sport représente des efforts excessifs pouvant nuire à la fonction de maternité à laquelle les femmes sont réduites.

« De par son anatomie spéciale, la femme est incapable des efforts que comporte tout sport (…) Il semble oiseux d’insister sur ce point qu’un sport n’est point un jeu de femmeDr Héricourt, « La femme dans le sport moderne », Revue des deux mondes, 1900.. »

Les moralisateurs, quant à eux, rejettent le dévoilement des corps permis par le vêtement sportif, estimant qu’il pervertit les mœurs. Enfin, les conservateurs envisagent le sport comme une pratique sociale qui participe à la virilisation des femmes et les éloignent du foyer. En s’adonnant à des exercices considérés comme virils, les sportives ne seraient plus totalement des femmes.

« II n’est point d’être plus odieux que ce que l’on appelle la femme sportive, celle qui est préoccupée comme nous et presque autant que nous de faire de la marche, du tennis, de l’escrime, du cheval et qui a tant de choses sportives inscrites dans le programme de son existence journalière qu’elle ne trouverait plus le temps de donner à téter à son gosse si elle n’avait point aidé la providence à ne pas lui en donner et qu’elle ne trouve pas davantage celui de songer aux soins de son intérieur et à la décence de sa tenueHenri Desgranges, 1904, cité dans Pécout C., Birot L. (2008). La culture sportive mondaine à la Belle Époque : facteur du développement des stations balnéaires du Calvados. In : Annales de Normandie, n°1-2, 135-146..»

La prégnance des normes médicales, sociales et de genre explique ainsi que l’ouverture des épreuves olympiques ne se soit faite que de façon très progressive et prioritairement dans les disciplines respectant et reproduisant les codes de la féminité. En effet, les épreuves qui remettent en cause l’ordre de genre, c’est-à-dire faisant appel à des pratiques corporelles et des compétences socialement connotées comme masculines (le soulèvement de poids lourds, le plaquage, la puissance, la force, l’agressivité) ne connaîtront qu’une intégration tardive au programme olympique de la catégorie « femmes », à l’instar du lancer de marteau et l’haltérophilie respectivement entrés en 2004.

Pour autant, la pratique sportive des femmes se développe de façon considérable dès le début du xxe siècle. Dans les années 1910, elles pratiquent des disciplines comme le footballPrudhomme-Poncet, L. (2003). Histoire du football féminin au xxème siècle. Paris : L’Harmattan., le rugby, le basket-ball ou encore le cyclisme au sein de sociétés sportives féminines.

L’équipe de rugby des Postes, Télégraphes et Télécommunications (PTT) de Paris en 1929. Photographie issue du « Carnet de la Comtesse », Musée du basket.

D’origine modeste, la nantaise Alice MilliatCarpentier, F. (2019). Alice Milliat et le premier « sport féminin » dans l’entre-deux-guerres. 20 & 21. Revue d’histoire, 142, 93-107. (1884-1957) constitue l’une des chevilles ouvrières du développement de la pratique de tous les sports pour les femmes. Dans le courant des préceptes féministes, elle œuvre pour l’accès des femmes aux postes de direction des clubs féminins et réserve des postes aux femmesCastan-Vicente, F., Bohuon, A., Henaff-Pineau, P., & Chanavat, N. (2019). Les pionnières françaises du sport international des femmes: Alice Milliat et Marie-Thérèse Eyquem, entre tutelle médicale et non-mixité militante ?. Staps, 125(3), 31-47.. Devenue présidente de la Fédération des Sociétés Françaises des Sports Féminins (FSFSF) en 1919, cette dirigeante sportive fonde deux ans plus tard la Fédération Sportive Féminine Internationale (FSFI). Face au refus du CIO et de son président, Pierre de Coubertin, d’intégrer des épreuves d’athlétisme pour les femmes aux Jeux olympiques, elle organise des Jeux mondiaux féminins, qui se tiendront tous les 4 ans de 1922 à 1934Voir à ce titre, l’exposition « Les premiers « jeux olympiques féminin » de Paris 1922 » organisée par le comité d’histoire de la ville de paris. https://storymaps.arcgis.com/stories/f8dcc0930863489fa30dc34558cb10de.

Photographie de la cérémonie d’ouverture des premiers Jeux olympiques féminins (1922, stade Pershing, Paris).

Ces manifestations connaîtront un développement croissant à chaque édition. Elles montrent que loin d’être passives, certaines sportives transgressent l’ordre social et luttent pour leur inclusion, et ce, dès les premiers JO. Le combat de figures sportives et féministes, telles qu’Alice Milliat, est aujourd’hui en passe d’être réhabilité, notamment grâce au travail récent d’historiennes du sport et à l’action d’associationsPar exemple, la fondation Alice Milliat.. Il reste pour autant beaucoup à étudier sur l’histoire du sport pratiqué par les femmes. À cet endroit se matérialise une deuxième forme de violence envers les premières sportives. Après avoir été interdites ou empêchées de pratiquer, l’histoire du sport participe à leur invisibilisation.

Au cours du xxe siècle, les interdictions formelles envers la pratique des femmes sont peu à peu abandonnées par le CIO. Elles semblent aujourd’hui d’un autre âge ; à tel point que l’on pourrait oublier qu’elles datent pourtant d’hier. En 1972, les hommes représentaient toujours 79,3% des participant·es aux JO, et la boxe pratiquée par les femmes n’a été introduite qu’aux JO de Londres en 2012.

La mixité n’est pas synonyme d’égalité.

Maintenant que l’ensemble des compétitions olympiques est ouvert aux femmes, le CIO présente l’introduction d’épreuves « mixtes » comme une forme de modernité et un gage d’avancées notables en matière d’égalité de genre. Il est cependant à noter que de telles épreuves existent depuis plus de 100 ans. Dès l’entrée des femmes aux Jeux olympiques, à Paris en 1900, les compétitions de voile étaient « mixtes ». Le patinage artistique ou encore l’équitation, comprennent depuis de longue date des épreuves qui ne comportent pas de catégorie hommes/femmes. Plus encore, le CIO a œuvré pour dé-mixer des épreuves qui ont remis en cause la supériorité sportive des hommes sur les femmes. L’épreuve olympique de skeet, l’une des épreuves du tir sportif, est ainsi restée mixte jusqu’à ce qu’elle soit remportée par la chinoise Zhang Shan en 1992 devant deux hommes.

Shan Zhang portée par les médaillés d'argent et de bronze, aux Jeux Olympiques de Barcelone, en 1992.
Photographie de XU Haifeng.

Ensuite, la notion de « mixité » recouvre des acceptions très variées. Utilisé pour décrire une situation où hommes et femmes pratiquent séparément, le terme peut tout aussi bien désigner leur confrontation physique directe sur une même aire de jeu. En l’occurrence, certaines nouvelles épreuves introduites aux JO répondent de la première acception. Pour exemple, l’épreuve de judo par équipes apparue aux JO de Tokyo (2021) a été qualifiée de « mixte » alors qu’elle ne consiste qu’à une alternance de combats entre hommes puis entre femmes. Dans cette configuration la confrontation directe n’existe pas et les perspectives de collaborations entre hommes et femmes d’une même équipe restent très réduites.

Notamment légitimé par l’infériorité physique présumée des femmes, ce modèle d’organisation sportive semble par ailleurs façonné par des logiques hétéronormatives. En effet, dans le cas de la luge double aux JO d’hiver, le CIO s’est soucié, en 2018, de « la connotation sexuelle que pourrait prendre l’affaireL’Équipe, 8 février 2018. » en raison de la position des lugeur·euses, « le plus léger des équipiers étant allongé sur l’autre ». Ainsi, malgré des évolutions récentes, les formes de mixité promues demeurent le plus souvent organisées de manière à ce que femmes et hommes ne s’affrontent pas directement ou qu’iels ne collaborent pas physiquement de trop près.

Une politique paritaire et mixte… mais toujours excluante.

Enfin, les Jeux olympiques sont présentés par le CIO comme une plateforme mondiale de l’inclusion et l’égalité des genres, mais certaines minorités de genre sont toujours exclues des épreuves olympiques (en particulier les femmes trans et les personnes intersexes). Si cette exclusion n’est pas systématique, elle est néanmoins prégnante pour les personnes qui les vivent. L’athlète française Halba Diouf s’est ainsi vue récemment interdite de pratiquer sa discipline au-delà du niveau départemental par la Fédération Française d’Athlétisme (FFA), laissant par la même s’envoler ses espoirs de participation olympiques.

Suite à un travail de concertation, le CIO a publié en 2021, son nouveau « cadre pour l’équité, l’inclusion et la non-discrimination sur la base de l’identité sexuelle et l’intersexuation ». Ce dernier indique que « tout un chacun, indépendamment de son identité sexuelle, expression et/ou intersexuation, devrait être en mesure de pratiquer un sport en toute sécurité, mais sans préjugé ». Cette nouvelle réglementation laisse cependant à chaque fédération sportive internationale le soin d’édicter les règles de participation aux épreuves qui leur incombe. Si ce cadre se veut plus inclusif, il s’est paradoxalement traduit par un durcissement des politiques d’exclusion envers les personnes intersexes et transBohuon, A., & Pallesi, L. (2023). « Ne plus se laisser prendre à leurs Jeux. Transidentité et intersexuation versus la bicatégorisation sexuée. » Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, (158), 61-75..

Les fédérations sportives, et notamment la fédération internationale d’athlétisme, ont institutionnalisé de tests visant à contrôler le sexe des sportivesBohuon, A., (2012). Le Test de féminité dans les compétitions sportives. Une histoire classée X ?, Paris, éditions IXe.. Cette procédure ne connaît pas d’équivalent chez les hommes. Elle s’est d’abord matérialisée par des tests visuels gynécologiques, puis chromosomiques, et prend désormais la forme d’un contrôle hormonal. La variété des indicateurs utilisés, les changements successifs de seuils (10 nmol puis 2,5 nmol de testostérone par litre de sang) au-delà duquel les individus ne sont pas considérés comme des femmes, et la faiblesse des preuves scientifiques sur lesquels ces derniers s’appuient montrent l’incohérence et l’inutilité des politiques visant à caractériser les « vraies femmes ».

Ainsi, derrière la parité du nombre d’athlètes, les institutions sportives reproduisent de nouvelles formes d’exclusions, formulées sur la base d’arguments toujours renouvelés, mais s’inspirant des interdictions passées. La catégorisation des individus, ici sexuée (femme/homme), reste pensée comme un dispositif permettant de garantir une « compétition équitable » entre les concurrent·es – une ambition qui relève pourtant du mythe. Une taille très importante, des fibres musculaires exceptionnelles, une capacité pulmonaire et respiratoire en dehors des standards ne constituent-elles pas des avantages injustes et disproportionnés ?

Concluons donc que, même si le CIO ne détient pas le monopole de l’organisation du sport et qu’à ce titre, il ne constitue pas le seul responsable de l’ensemble des inégalités persistantes dans le mouvement sportif évoquées ici, il ne peut décemment pas énoncer que « Les Jeux Olympiques sont devenus l’événement sportif le plus important et le plus égalitaire du mondehttps://olympics.com/cio/egalite-des-genres/egalite-des-genres-a-travers-le-temps ». L’intégration des minorités de genre au programme des JO constitue une histoire de luttes, commencée au tournant du xxe siècle - et encore bien loin d’être achevée.

Contributeur·ices

Jim Schrub et Mathieu Watrelot