Cet entretien a été réalisé à l’occasion de la réédition, en un seul volume, de la série des Cosmopolitiques, publiés en 7 tomes en 1997.
Il s’agit de revenir sur plusieurs points particulièrement saillant qui fondent l’originalité de la pensée d’Isabelle Stengers qui propose, dans le contexte de la guerre des sciences, de redéfinir les sciences en termes de pratiques. Cette redéfinition oblige à mieux décrire la nature spécifique de la pratique scientifique et à l’inscrire dans une écologique des pratiques, en dialogue avec les autres pratiques sociales. Stengers en appelle à un «parlement cosmopolitique», en s’inspirant notamment du parlement des choses de Bruno Latour. Elle développe également la figure du «diplomate», qui sera reprise ensuite par Bruno Latour et enfin le philosophe Baptiste Morizot.
La série des Cosmopolitiques, 27 ans après, est encore plus profondément dans notre actualité intellectuelle qu’à cette époque. La relire aujourd’hui, avec le concept de terrestre en horizon, permet de mieux saisir les intuitions et la pensée d’Isabelle Stengers. Le tome 7 particulièrement est à lire attentivement, tant il fournit les arguments afin de devenir terrestre. Son titre, « Pour en finir avec la tolérance », est en soi un programme. L’enjeu est de prendre en égale considération non seulement les points de vue mais les pratiques, et donc tous les modes d’existence, tout ce qui est le plus important pour chacune des entités humaines et non-humaines. Les cosmopolitiques fondent des obligations qui ne hiérarchisent pas entre faits scientifiques, qui imposent leur savoir, et croyances populaires, dénigrées au nom de ce savoir objectif. La question, nouvellement formulée, est celle de ce à quoi l’on tient au maximum au risque de perdre son existence.
Au moment de la catastrophe écologique que nous vivons, au moment de l’émergence de la figure du terrestre, l’enjeu de la série des Cosmopolitiques est central. Elle est au cœur de notre problème massif, car il s’agit des sciences, mais non pas de mieux penser les sciences, qui était le projet de l’épistémologie, mais de mieux faire penser les sciences. Et elle apporte des concepts : cosmopolitique, faitiche, diplomatie, parlement, écologie des pratiques, question de l’émergence, obligations. Ils ne se laissent pas définir simplement car ils engagent des pratiques nouvelles qui sont loin d’être encore stabilisées. Ce ne sont pas des concepts explicatifs mais des concepts agissants. Ils sont inventés pour agir et faire agir. Leur obsession est d’apprendre à se présenter sans réduire l’autre, car la grande question qui préside à leur élaboration est dotée d’une ambition rendue obligatoire désormais : « comment et à quel prix les pratiques modernes, qui ont mis à jour les microbes et les électrons, les pratiques techniques, qui créent un autre ordre de savoirs, et les pratiques non-modernes, qui font intervenir des êtres surnaturels, pourraient coexister en paix ? »